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Situé au carrefour disciplinaire formé de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychosociologie et du travail social, l’ouvrage de Brzustowski (2001) aborde la question de l’intégration sociale des personnes ayant subi une blessure de la moelle épinière (blessées médullaires), désignées généralement comme personnes handicapées. Au coeur de cette démarche analytique des conditions de « production de la personne handicapée », on trouve aussi une préoccupation pour l’articulation entre le champ sanitaire et celui social. En ce sens, la préoccupation est d’abord française à l’égard d’une articulation qui est, à plus d’un égard, dominée par le premier au détriment du second. La démarche de l’auteur s’appuie sur une approche comparative, France / Québec, au sein de laquelle « l’annonce du handicap » est l’élément clef autour duquel se met en place un « dispositif d’accompagnement qui fait le lien entre un avant et un après ». Il a réalisé des entrevues auprès de personnes blessées médullaires adultes ayant subi une « rupture de trajectoire » personnelle et identitaire de même qu’auprès de professionnels oeuvrant en réadaptation dans les régions de la Bretagne et de Montréal. Il compare ainsi deux approches : l’une, française, axée sur le versant biomédical, puis la rééducation fonctionnelle ; l’autre, québécoise, qui fait une large place à l’accompagnement psychosocial reposant sur un projet individualisé de santé et l’expression du groupe social minoritaire » (p. 19-20). Schématiquement, l’ouvrage comporte six chapitres dont les deux derniers sont consacrés à l’analyse proprement dite des dispositifs de réadaptation français et québécois.

« Qu’est-ce que l’on annonce ? Une déficience, des incapacités ? D’autres habiletés à découvrir ? » (p. 28). C’est précisément autour de ce concept, mais aussi et surtout de cette pratique de l’annonce, que Brzustowski (2001) structure son analyse de ce processus visant à raccorder un avant et un après. Cette dimension est charnière dans la mesure où elle se construit autour de cette « rupture structurante » qui apparaît à un moment donné dans la vie de la personne. Elle est charnière dans la mesure où elle « oblige à la réactivation du lien social dans tous les domaines de la vie quotidienne qui la (personne) concernent et qu’elle devra transposer, terme à terme, de l’institution vers son propre milieu de vie » (p. 33). C’est aussi un foyer dense qui permet d’interroger la pratique médicale et sociale entourant le traitement de la pathologie et l’intégration sociale. L’annonce, c’est aussi l’entrée en jeu d’un ensemble d’acteurs professionnels (psychologue, travailleur social, ergothérapeute, etc.) et sociaux (famille, amis, les pairs, etc.). Ce sont précisément ces pratiques et « modalités d’accompagnement » de ce passage du « statut de malade » à celui de « personne handicapée » qu’il interroge. Il considère que « la construction de l’annonce met en évidence un processus de désignation » (p. 42). Cherchant à dépasser ce qu’il nomme les pôles durs de « l’individu absolu et de la société », il construit « plutôt des zones d’interférence, à la croisée des chemins, persuadés qu’en matière de “réhabilitation” des personnes déficientes, c’est là qu’il convient de commencer […] » (p. 42). Il cherche ainsi à se dégager, à la manière de Élias, « des couples dichotomiques infernaux – corps et esprit, objectivité et subjectivité, individuel et collectif, identité et différence » (p. 42). Il inscrit son travail dans le prolongement des études anthropologiques du corps à l’exemple de celles de David Le Breton.

Ayant établi l’importance de l’annonce comme « analyseur » du traitement social de la différence corporelle, il fait le tour d’horizon théorique du « paysage intellectuel de l’annonce », essentiellement français. Ainsi, il discute des notions centrales de « normalisation », « d’intégration », de « liminarité » et, dans une moindre mesure, de « contrôle social » et propose un angle d’approche du processus de construction de l’annonce. Élaborée à partir des développements et des transformations de la protection sociale notamment autour de la Loi d’orientation de 1975 comme un moment clé de la formation du champ du handicap en France, son analyse s’appuie entre autres sur les travaux de Stiker, l’une des figures de proue de l’étude sociale du handicap, d’Ebersold, de Blanc, de Goffman, de Castel, et emprunte à l’appareil théorique wébérien. Sur la base des critiques récentes de l’idée d’intégration, il dégage les « apports et limites de la thèse de la normalisation » sous-jacents, pour plus d’un observateur, au mouvement en faveur de la participation des personnes handicapées par le développement des politiques sociales. Un processus de « normalisation des comportements sociaux ; et, par conséquent, des modalités d’existence et des aspirations des personnes handicapées » (p. 48) ; un processus visant à « conforter » les bien-portants en procédant à un encadrement de « l’étrangeté ». Un processus qui s’accompagne également d’un étiquetage (labelling) permettant le développement, d’une certaine façon, de « droits catégoriels » qui cohabitent mal à l’intérieur du modèle d’intégration républicaine, c’est-à-dire que l’appartenance est d’abord française avant d’être basée sur l’existence d’une identité minoritaire (sexuelle, ethnique / culturelle, « handicap »). De là le lien étroit entre normalisation et contrôle social des populations comme seule « fonction objective ». Bruzstowski (2001) considère que cette perspective néglige les contributions compensatrices de ces prises en charge (p. 51). Un processus qui « individualise les problématiques et qui catégorise » et permet, en bout de ligne, de mettre à distance, de mettre hors-sujet les personnes prétendument « réintégrées » (p. 53). Dans ce contexte, l’auteur met en doute le rôle du milieu associatif qui se transforme notamment par un laminage des sociabilités traditionnelles au profit de corps de spécialistes traitant précisément de ces problématiques individualisées. Alors que Stiker parle de mort sociale ou d’exclusion du handicapé, il décrit plutôt une situation de liminarité à vie qui est désormais la sienne : « ni inclus, ni exclus », « ni dehors, ni dedans », en quelque sorte « décorporisée » (p. 54). Une part significative de son analyse s’articule autour de ce risque permanent qui pèse en passe de devenir une menace pour l’existence.

Soulignant qu’il existe deux approches possibles pour « l’analyse des conditions d’acquisition d’un statut de “personne handicapée” », soit l’angle de l’instituant (point de vue de l’institution) et celui de l’institué (point de vue des enjeux vitaux pour l’individu), l’auteur privilégie le second, celui du sujet, de la personne, de la personne différente en corps, pourrait-on ajouter. Il recourt de fait à cette notion comme forme de l’altérité, mais qui ne peut se résumer à la seule présence de la déficience. Il s’agit d’un système de relations qui se construit précisément entre le corps d’avant et celui d’après. Dans ce cadre, les approches et les dispositifs d’accompagnement mis en place seront alors déterminants de la construction de cette identité, soit en insistant sur les incapacités (matérialisme cartésien) ou le vitalisme hippocratique qui s’appuie sur les ressources du vivant (p. 67). Dans le même sens, le développement de ce dispositif qui entre en jeu au moment de l’annonce rend compte également de deux modes de prise en charge au sein des politiques sociales. Il s’agit de deux modes idéals-typiques, soit une prise en charge qui s’inscrit au sein d’une politique de défense sociale visant la cohésion à partir du processus d’institutionnalisation qui protège et sécurise ; soit « une prise de risque avec les personnes, à travers des mesures d’accompagnement visant à plus de cohérence, en accord avec leurs propres choix » (p. 65). À l’intérieur de ce dernier mode, le rôle joué par le groupe minoritaire est important dans la mesure où il réalise une critique de la position de liminarité ; ce groupe devient le lieu d’expression de cette critique. Au sein du dispositif, le rôle de l’usager est important comme « acteur » de sa réadaptation.

Dans le troisième chapitre, Brzustowski (2001) dégage le processus de l’annonce des stratégies thérapeutiques en cherchant à répondre à un ensemble de questions allant du où ?, quand ?, jusqu’à pourquoi annonce-t-on ? en passant par le comment ? et qui ? Ainsi, il pénètre le processus social « d’assignation d’une place et d’un itinéraire » aux personnes ayant des déficiences. Il s’agit d’un processus de dichotomisation, puis de recomposition effectué par le travail médical moderne. Dans ce moment caractérisé par l’ensemble des relations qui unissent l’individu à son environnement, l’auteur élabore une typologie des modes de l’annonce oscillant entre deux pôles, soit la rupture avec le passé et le sentiment d’une continuité relative (p. 79). Il dégage ainsi une annonce de type radical, impersonnel ou personnalisé ; la non-annonce (ou annonce non dite) ; et enfin, l’annonce accompagnatrice, déléguée ou concertée (p. 79). Ces différents modes sont discutés dans les trois derniers chapitres à travers la description des expériences française et québécoise et d’entrevues.

Sur fond de transformations historiques de la société française principalement autour du développement de l’appareil sanitaire (à partir de 1860) et de la médecine sociale (1950) jusqu’à la formation du champ du handicap (1970), l’auteur examine l’annonce comme « rite d’introduction dans le dispositif de réadaptation ». Un parallèle plus faible est établi avec les transformations de la situation québécoise, notamment à partir des années soixante jusqu’aux récents développements des années quatre-vingt-dix dans le système de santé et de services sociaux. Dans ce contexte, il analyse le développement et le fonctionnement des dispositifs de réadaptation respectifs en fonction de la pratique de l’annonce. Il observe alors l’établissement de deux approches distinctes de la réadaptation, dont l’une, française, est caractérisée par une orientation essentiellement biomédicale avec le médecin comme figure de proue du dispositif, où les professionnels jouent un rôle complémentaire ; l’autre, québécoise, est caractérisée par une orientation biopsychosociale et interdisciplinaire ayant comme figure de proue du dispositif les professionnels, où le médecin demeure à l’arrière-plan. Une distinction qui se fonde aussi sur l’accent placé par la première sur la réadaptation fonctionnelle alors que la seconde met l’accent plutôt sur la dimension sociale, ce que l’auteur appelle la « réadaptation sociale », ce qui correspond grosso modo aux phases 3 et 4 du processus de réadaptation québécois. Bien que le processus québécois soit caractérisé « formellement » par quatre phases distinctes, cette distinction rend mal toutefois l’approche privilégiée, car on cherche à intervenir simultanément sur l’ensemble de ces dimensions, du moins sont-elles prises en considération. Cette analyse du dispositif s’accompagne également de discussions entourant entre autres les différentes pratiques thérapeutiques en réadaptation des personnes blessées médullaires. Une insistance particulière est également mise sur le rôle des différents acteurs professionnels et de la perception qu’ils ont de leur rôle notamment en termes de fonctionnement d’équipes multidisciplinaires et interdisciplinaires.

Au terme de son analyse, Bruzstowski (2001) dégage deux éléments clés qui sont en fait « deux modes fondamentaux de l’organisation du monde » au sein de ce dispositif structuré autour de l’annonce comme rite d’entrée institutionnel cherchant à raccorder les univers sociaux des sujets. Ces deux modes sont : « la rationalité scientifique, comme entreprise de maîtrise de la nature par l’accumulation du savoir », représentée par l’instance médicale et ses affidés ; « la rationalité managériale, comme art d’aménager l’espace social et la distribution des rôles dans le champ conquis par l’espèce humaine, de manière à assurer une meilleure adéquation entre les ressources et les contraintes de la vie collective » (p. 234). Il insiste davantage sur le rôle d’accompagnateur du sujet afin de lui permettre de passer à travers des turbulences. Cette dimension est importante dans la mesure où l’étude a révélé « les limites de cet effort de rationalisation parti à la conquête des subjectivités », et force est de constater que les « sujets sont bien porteurs et créateurs du sens de leur expérience, que tout projet social à leur égard ne peut qu’être essentiellement accompagnateur » (p. 235). En dépit de certaines faiblesses au plan de l’approche comparative, cet ouvrage marque une contribution significative à la compréhension du traitement social des personnes handicapées au sein des sociétés contemporaines, notamment en choisissant la pratique de l’annonce comme « analyseur fructueux du social ». Il est susceptible d’intéresser bon nombre d’acteurs oeuvrant dans ce domaine et plus particulièrement les travailleurs sociaux dont le rôle est déterminant dans ce processus. Cette dimension est importante à la lumière de la structure des rôles dégagés de deux conceptions différentes, produites de l’observation, qui inscrivent l’annonce soit dans « un registre thérapeutique, soit dans un projet initiateur d’une pédagogie de la libre détermination » (p. 237).