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Introduction

Les répercussions des pratiques bénévoles et leur pouvoir de changement auprès des bénévoles eux-mêmes, de leurs organisations et de leur communauté préoccupent tant les chercheurs que les praticiennes et praticiens à un moment charnière de l’évolution des mouvements communautaires et bénévoles. En effet, la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire (Secrétariat à l’action communautaire autonome, septembre 2001) suscite beaucoup d’espoirs et soulève également beaucoup de doutes quant à l’avenir des groupes et surtout celui de leurs rapports avec l’État. Après l’Année internationale du bénévolat en 2001, on est en droit de s’interroger sur les pratiques bénévoles et leurs retentissements. L’origine de cette réflexion est une recherche (Rouffignat et al., 2001) portant sur les alternatives au dépannage alimentaire concernant des familles avec enfants, dans des groupes que nous appelons « alternatifs ». Ces groupes dont la mission principale est ou n’est pas nécessairement limitée à l’aide alimentaire (centres d’action bénévole, maisons d’hébergement pour femmes en difficulté, centres de femmes, maisons de la famille, groupes d’entraide en santé mentale, groupes d’éducation populaire, etc.) poursuivent leurs interventions au-delà du simple dépannage en organisant des activités qui favorisent l’insertion sociale, et parfois l’insertion professionnelle des personnes, dans une perspective d’empowerment individuel et de développement social et durable.

De nombreuses expérimentations sociales ont été tentées autour de l’aide alimentaire par des groupes populaires et communautaires : cuisines collectives, groupes d’achats, jardins communautaires et collectifs, épiceries sociales ou communautaires, etc. Ces expérimentations ont été qualifiées d’« alternatives » par les intervenants communautaires et publics (Rheault et al., 2000 ; Fréchette, 2000 ; Panet-Raymond, 1997 ; Fédération des Moissons du Québec, 1994). La richesse de ces expériences tient à trois dimensions. D’abord, elles permettent d’aider les personnes à « retomber sur leurs pieds », à retrouver leur autonomie, donc à réduire leur dépendance envers toute forme d’aide y compris l’aide alimentaire. Ensuite, les groupes qui s’engagent dans un tel processus de changement dans leurs interventions remettent en question leurs propres façons de faire tant en ce qui concerne les services offerts que leur vie associative. Ils deviennent ainsi des outils collectifs mieux adaptés aux besoins des personnes qui y ont recours et sont alors mieux à même de favoriser leur réinsertion sociale. Enfin, ces groupes et ces personnes améliorent leur capacité d’intervention dans leur milieu, car, dans leur processus de transformation, ils s’engagent dans des relations d’échanges de services, de pratiques, et d’idées avec d’autres organismes communautaires et populaires. Ils sont aussi en interaction avec des services publics et parapublics dans leurs collectivités locales et régionales et enrichissent ainsi les modes d’intervention des services gouvernementaux. Ainsi, la recherche a permis de dresser un certain nombre de constats qui font ressortir les conditions et facteurs favorables au développement et à l’empowerment des personnes, des groupes et des collectivités. L’un des éléments importants est le passage de la personne vue comme une « cliente » de service et de dépannage à une personne vue comme une « participante » (c’est ainsi que les personnes interviewées préféraient s’appeler) qui se donne de l’espace et du pouvoir et qui prend sa place dans la vie associative du groupe et, éventuellement, dans sa collectivité. Nous verrons que de telles pratiques bénévoles influencent la vie associative des groupes et, à un moindre degré, la vie de la collectivité.

Changement de garde, changement de contexte

Les groupes bénévoles et le bénévolat ont beaucoup évolué depuis le « Bureau des pauvres » en 1688 (Fédération des Centres d’action bénévole du Québec – FCABQ, 2001a) inspiré d’une vision caritative et individualiste. Ils s’inscrivent maintenant dans une mouvance communautaire et s’insèrent dans des regroupements avec les organismes communautaires issus de traditions plus militantes : on pense notamment à la présence de la FCABQ à la Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles (TRPOCB) ; (Lamoureux et al., 2000 ; Bélanger et Lévesque, 1992). Mais les organismes bénévoles sont aussi soumis aux pressions conjoncturelles du financement gouvernemental qui les poussent progressivement vers des pratiques de prestation de services et d’activités d’encadrement et d’insertion des populations les plus marginalisées (Brock, 2001). On pense aux personnes qui doivent faire du bénévolat dans le cadre de programmes d’insertion socioprofessionnelle, aux étudiants du secondaire, de cégep ou d’université qui mettent sur pied des actions ponctuelles d’engagement social, aux personnes condamnées à des mesures compensatoires ou communautaires qui doivent fournir des heures de travail dans des groupes charitables. Ces « bénévoles non volontaires » viennent dénaturer la nature même du geste bénévole qui est fondé sur l’expression de sa liberté la plus personnelle. Le slogan de l’Année internationale du bénévolat, « Parce que j’aime ça », vient nous rappeler un autre élément important du bénévolat : la convivialité. Il faut espérer que le bénévolat soit et demeure une expression libre et agréable. Si ce n’est pas enrichissant et agréable (FCABQ, 2001b ; Ruel, 1987), on ne reste pas, même si la cause nous tient à coeur ; or cet aspect est parfois oublié dans certains groupes au nom de la poursuite de la mission et de la « cause » qui occulte l’importance des relations au quotidien, relations qui sont pourtant à la source de la participation et de la motivation des personnes que l’on veut insérer.

Or les groupes bénévoles et communautaires se heurtent à des difficultés de recrutement auprès de la population. Au Québec, seulement 22 % de la population s’engage volontairement dans ce type d’action (Picard, 1998). Les groupes sont également victimes des nouvelles modalités de leur financement qui est de plus en plus lié à des programmes qui les forcent « à produire » des services et à rendre des comptes démontrant leur efficacité (René et Panet-Raymond, 2001). Par conséquent, des groupes de plus en plus nombreux délaissent carrément le recrutement et l’encadrement de bénévoles, soit issus de leur « clientèle », soit issus de la communauté, (René, et al., 2001) pour se tourner vers une certaine « professionnalisation » de l’encadrement de leurs activités ou vers les formes du bénévolat par conscription. De plus, ces pressions qui poussent à la production de services s’accompagnent d’un discours gouvernemental qui favorise le développement individuel et social, depuis le Sommet sur l’emploi en 1996 : on pense plus particulièrement au Forum national sur le développement social en 1998, à la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire (SACA, 2001) et aux Orientations et stratégies de lutte à la pauvreté (MESS, 2001).

La recherche de l’autonomie dans les groupes d’aide alimentaire

C’est dans ce contexte que les groupes alternatifs au dépannage alimentaire évoluent depuis quelques années. En plus de faire face à une croissance des demandes individuelles de dépannage, ils doivent tenir compte d’un discours, de certains bailleurs de fonds publics et privés (MESS, 2001 ; Centraide du Grand Montréal, 2000) qui préconise de nouvelles formes d’interventions axées sur le développement local sans que celui-ci soit réellement soutenu financièrement. C’est là que le bât blesse ! Notre recherche a donc tenté de comprendre l’effet de ces nouvelles pratiques sociales, de ces nouvelles façons d’agir auprès de personnes en situation critique (en insécurité alimentaire et donc nécessairement en situation de grande pauvreté et d’exclusion sociale). Nous avons tenté d’évaluer ces effets tant sur les personnes elles-mêmes que sur les groupes où elles étaient insérées et sur les collectivités dans lesquelles elles vivaient.

La recherche a été réalisée dans la région métropolitaine de Montréal (Montréal, Laval et une partie de la région des Laurentides) et dans les régions administratives de Québec-Capitale nationale, de Chaudière-Appalaches et de la Montérégie. Elle a été effectuée à l’aide d’un questionnaire individuel autoadministré dans 63 groupes auprès de 313 personnes ayant au moins un enfant mineur vivant avec elles et participant aux activités alimentaires des groupes communautaires offrant des alternatives au dépannage alimentaire. Elle a été menée également auprès de 57 participantes fréquentant 17 groupes dits traditionnels faisant uniquement de la distribution de nourriture (dépannage alimentaire : sacs, soupes populaires, etc.). Cette analyse par questionnaire a été complétée par 18 entrevues individuelles d’environ deux heures sur les différents aspects qualitatifs des informations recueillies. L’analyse des effets sur les participantes, les intervenantes et les organisatrices[1] des groupes communautaires alternatifs a été réalisée dans le cadre de 14 groupes de discussion d’une durée de trois heures tenus dans les quatre régions (trois à Québec et Chaudière-Appalaches, quatre à Montréal et en Montérégie). Ces groupes de discussion ont réuni 81 personnes (24 participantes, 31 intervenantes, 26 administrateurs et administratrices). L’analyse des effets des pratiques alternatives sur la sécurité alimentaire des collectivités a été faite dans le cadre de 10 groupes de discussion d’une durée de trois heures tenus dans les quatre régions (deux à Québec et Chaudière-Appalaches, trois à Montréal et en Montérégie). Ces discussions ont été tenues dans chaque région au palier local et au palier régional. Ils ont permis de réunir 63 personnes provenant des milieux communautaires, de la santé, de l’emploi, du développement local, de l’éducation et du milieu municipal. Nous nous attarderons dans ce texte au processus qui se vit dans les groupes à travers le service et les activités quotidiennes et la vie associative de ces groupes. C’est le cheminement des personnes qui viennent comme « usagères » et qui demeurent dans l’activité pour continuer comme « participantes » dans le groupe.

Au-delà de l’aide, la quête de l’empowerment individuel

Dépendance, réinsertion, autonomie, empowerment : ces mots sont constamment présents dans le discours des actrices qui composent ces groupes d’aide alimentaire. La quête de l’empowerment découle du constat que l’aide alimentaire n’est en aucun cas une solution à long terme aux problèmes qu’éprouvent ces femmes lors de périodes critiques. Il y a donc une volonté de prolonger l’action en s’inspirant du proverbe chinois souvent évoqué dans ces groupes : « Donner un poisson à quelqu’un, c’est le nourrir un jour ; lui apprendre à pêcher, c’est le nourrir toute sa vie. » Donc, au coeur de ces pratiques alternatives, on retrouve une constante recherche de l’empowerment individuel. Quels sont les principaux aspects qui permettent de le mettre en oeuvre auprès de personnes vues traditionnellement comme des « clientes », des « usagères », et que l’on veut insérer dans la société par une transition vers la participation (participantes) puis l’implication citoyenne (bénévoles).

L’empowerment individuel : la perspective des participantes

Le défi est de passer du stade de consommatrices et clientes à celui de participantes, puis de citoyennes à travers une vie associative qui soutient ce passage, en favorisant le développement personnel et social des personnes. C’est le passage du JE au NOUS puis au ENSEMBLE : s’aider soi-même (JE) ; aider les autres seul ; s’aider avec les autres par entraide (NOUS) ; aider les autres collectivement (ENSEMBLE). Les personnes les plus pauvres et les plus isolées arrivent dans des organismes de dépannage alimentaire après un long parcours semé de problèmes de toutes sortes, avec des attentes minimales et des niveaux d’estime très faible. Elles ont souvent perdu leur estime de soi sinon leur dignité, ce qui les rend particulièrement vulnérables (Castel, 1994). Elles viennent chercher de la nourriture, bien sûr, mais d’autres choses aussi sans toujours pouvoir nommer ces autres besoins matériels, sociaux et affectifs. Un travail d’accompagnement fait dans une perspective d’empowerment devient l’approche favorisée dans le soutien de ces personnes afin de réduire leur insécurité alimentaire. Pour atteindre l’objectif d’empowerment individuel, on doit agir sur quatre composantes : favoriser la participation aux activités alimentaires et autres du groupe, développer l’estime de soi, faciliter l’actualisation et le développement des connaissances et des apprentissages techniques et sociaux, développer la conscience collective et critique (Ninacs, 2000).

Figure 1

Le processus d’empowerment individuel

Le processus d’empowerment individuel
Source : Ninacs, 2000.

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Donc les intervenantes et les bénévoles des groupes qui accueillent ces personnes tentent d’assurer la réalisation de ces quatre composantes. C’est un long et patient processus qui ne peut se faire que sur le terrain propice que sont ces groupes ouverts, engagés eux-mêmes dans un processus de renforcement de leurs capacités d’intervention (empowerment communautaire). Les questionnaires individuels, les entrevues en profondeur et les groupes de discussion auxquels ont participé différentes bénévoles et participantes ont permis de faire ressortir certains des facteurs qui favorisent un tel empowerment et ce type d’engagement bénévole chez les participantes. Selon celles-ci, leur passage vers l’empowerment et la citoyenneté est favorisé d’abord par un accueil sans jugement, presque inconditionnel, de ce qu’elles sont, de ce qu’elles pensent, de ce qu’elles peuvent faire selon leurs capacités parfois limitées. Ensuite, c’est l’offre de participer sans contrainte à des activités, au départ à des activités pratiques très simples, élémentaires même, mais qui permettent de faire ressortir certaines de leurs habiletés : servir et nettoyer des tables d’un repas communautaire, faire des sacs de nourriture, accueillir des personnes qui viennent chercher de l’aide.

Moi, c’est surtout l’accueil des gens qui ont besoin de dépannage, l’accueil téléphonique parce que la plupart commence par le téléphone. Moi, c’est ce que j’aime le plus, répondre à l’accueil au téléphone, voir qu’il y a vraiment toutes sortes de personnes qui peuvent se retrouver en besoin alimentaire. Ça peut être des personnes qui étaient à l’aise financièrement et que, tout à coup, il leur arrive un gros imprévu.

Rouffignat et al., 2001 : 170

Le climat chaleureux qui favorise des relations amicales, un milieu de vie, voire un « cocon » protecteur et agréable est aussi un élément fondamental. La convivialité doit aussi tenir compte d’un élément variable qui vient solliciter la patience et la perspicacité des intervenantes et des organismes : il faut respecter la durée et surtout le « timing » nécessaire à une intervention individuelle plus proactive, c’est-à-dire orientée vers l’empowerment.

On s’attache beaucoup aux gens. Ça aide parce que l’on n’a pas tous une famille proche. À un moment donné ça devient comme un genre de famille. Ça devient plus intime. Ça nous encourage. Et puis des fois, ça nous donne un coup de pied dans le cul, en voulant dire je suis pas si pire que ça.

Ibid. : 170

Le soutien des initiatives des participantes prend alors tout son sens : sans jugement mais sans complaisance, dans le respect de l’autonomie des personnes et de leurs choix même « hors normes » ou hors des habitudes de l’organisme :

Elles (les intervenantes) nous (les participantes) poussent à le faire. À faire des téléphones, à appeler ton monde, à embarquer les autres filles. Ils m’aident, ils m’encouragent, me poussent mais c’est ma décision à moi.

Ibid. : 175

Ce qui ressort clairement, c’est l’importance de cette sensibilité et de cette compréhension des personnes et de leurs difficultés, mais aussi de leurs forces et de leurs faiblesses. Les témoignages recueillis auprès des participantes nous révèlent que ce sont des battantes qui se débrouillent tout en étant fragilisées par la vie tant sur le plan matériel, social qu’affectif. La convivialité et le milieu de vie viennent suppléer en quelque sorte aux manques, stimuler l’entraide et développer le réseau social, mais plusieurs savent reconnaître qu’il ne faut pas non plus se complaire dans ce cocon qui peut devenir trop confortable et perpétuer une dépendance des personnes. Les intervenantes doivent savoir reconnaître le besoin de piquer leurs participantes à un moment donné : tout est dans le quand et dans le comment. Les participantes aiment garder le contrôle et l’autonomie de leurs actions. C’est là une composante importante de l’empowerment individuel lorsque le groupe et les intervenantes leur renvoient une marque de reconnaissance qui contribue à accroître leur estime personnelle. Cette dynamique et ces relations de soutien et de stimulation sont aussi une occasion pour amorcer un début de conscience collective et critique dans la vie associative du groupe. Dans ces groupes qui développent des pratiques alternatives cherchant à favoriser l’autonomie des personnes et leur prise en charge individuelle, nous constatons que ce n’est pas tant le respect des techniques de l’empowerment qui fait la différence que le développement d’un climat chaleureux et respectueux, qui crée le sentiment d’appartenance à une communauté, la confiance et le respect mutuel entre les personnes engagées dans ces groupes.

L’empowerment individuel : la perspective des intervenantes

Ce sont les intervenantes qui assurent un tel « passage » des participantes vers l’autonomie. Elles sont les chevilles ouvrières du travail d’empowerment sans nécessairement en connaître tous les tenants et aboutissants théoriques et pratiques. Leurs qualités personnelles passent largement avant leurs qualités professionnelles : savoir écouter, prendre le temps, avoir un sens aigu de l’à-propos, du « timing », c’est-à-dire savoir intervenir au bon moment et de la bonne façon. Les intervenantes des groupes alternatifs ne sont pas nécessairement des diplômées universitaires, mais leur savoir-faire et leur savoir-être sont essentiels pour assurer la qualité de ce travail. L’intervenante est au centre de la culture d’accueil : c’est elle qui dispense un soutien affectif mais sans condescendance ni complaisance. Elle est et demeure une référence pour les personnes : dans bien des cas, c’est vers elle que l’on se tournera longtemps après être sortie du groupe. Mais ce qui distingue le plus ces intervenantes, c’est qu’elles ont développé une vision globale de la problématique de l’insécurité alimentaire et de la pauvreté dans notre société. Elles sont capables de lui redonner sa juste place dans le contexte global de l’insécurité sociale et économique, des politiques sociales et économiques mises de l’avant par les gouvernements. Elles ont cette conscience critique qui leur permet de prendre du recul face aux gestes quotidiens et de les replacer dans une intervention globale auprès de la personne. Pour autant, cet accueil ne doit pas être synonyme de laisser-faire et les intervenantes doivent savoir quand soutenir les initiatives, stimuler, pousser, voire confronter et « piquer comme un maringouin ».

Pour notre dernier projet pour faire le suivi au dépannage, c’est le temps que l’on prend avec les gens qui fait la différence […] Ça c’est une approche. On prend le temps quand on fait un dépannage, c’est dans une structure, c’est différent, là tu vois chez eux c’est plus profond, tu entres un peu dans leur intimité pour ça, tu vas plus vers eux, c’est centré sur eux.

Rouffignat et al., 2001 : 182

Dans les cuisines collectives aussi, on essaie que les gens soient impliqués. Je suis juste là pour superviser et les amener à faire quelque chose. J’appelle ça de la stimulation pour arriver à la motivation, et pour les stimuler, il faut les valoriser, au moindre petit détail, il y en a là qui ont vraiment l’estime de soi à zéro.

Ibid. : 193

Cet accueil ouvert et patient exige que l’on crée des espaces d’expression, de liberté et de créativité (citoyenneté), pour les participantes. Cela demande aussi la capacité de se laisser bousculer par les suggestions même « hors normes » qui poussent parfois à la limite la mission de l’organisme. C’est le prix de cette ouverture qui peut favoriser une réelle démocratie participative : une structure de participation non étouffante où l’autonomie est respectée et peut se manifester librement. Et, comme le disait une intervenante dans une rencontre de formation, cela devient une philosophie qui met vraiment la personne au coeur de l’intervention : « C’est toujours mieux si ça vient d’eux, même si on s’attendait à mieux. »

La volonté d’agir collectivement et le renforcement des groupes

L’empowerment communautaire

Le regard des intervenantes sur leurs interventions et sur la vie associative de leurs groupes est aussi intéressant pour comprendre, de leur point de vue, ce qui favorise l’empowerment individuel des personnes mais aussi le renforcement de l’organisme, ce que nous nommons l’empowerment communautaire. Les mêmes quatre composantes de l’empowerment individuel peuvent être adaptées pour le groupe qui, en se renforçant, devient un lieu qui facilite les « transactions » entre l’individu et la collectivité (René et Panet-Raymond, 2001). L’empowerment communautaire concerne à la fois les pratiques internes aux groupes et leurs actions au sein de leur collectivité territoriale.

Figure 2

Le processus d’empowerment communautaire

Le processus d’empowerment communautaire

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À l’interne, les groupes se renforcent en favorisant la participation accrue de l’ensemble des actrices (« usagères », participantes, membres, bénévoles, intervenantes, administrateurs et administratrices) qui oeuvrent au sein de leurs propres structures. Donc, en accroissant la participation de toutes ces actrices, cela situe le groupe dans une perspective de cheminement vers une prise de décision plus cohésive et une organisation du pouvoir dans un cadre plus démocratique qui favorise une citoyenneté active (Sotomayor, 1999) tant à l’intérieur du groupe (ce que l’on appelle la vie associative) que dans le milieu géographique (la vie citoyenne). Cela tient également à leur dynamique de circulation de l’information à l’intérieur du groupe, à l’ouverture de leurs structures participatives et décisionnelles à toutes les actrices et au partage des responsabilités et des pouvoirs au sein du groupe. À cette participation accrue s’ajoute la volonté de développer la formation tant sur le plan technique que politique. Cela signifie que l’on veut mieux comprendre les problématiques sociales de l’action communautaire et ne pas seulement s’en tenir à la prestation de services. Cela signifie que l’on veut être à la fine pointe de la connaissance des réalités des personnes et du milieu que l’on tente de rejoindre, ainsi que des éléments de conjoncture qui peuvent influencer son organisme. Les groupes innovateurs mettent beaucoup d’accent sur la formation, tant de leurs participantes et bénévoles, que de leurs intervenantes et de leurs administratrices. À terme, cela se traduit par une meilleure capacité du groupe à favoriser l’initiative, l’innovation et la prise de responsabilité par tous les acteurs et actrices. Les idées novatrices, les projets, les nouvelles pratiques, bref « l’oxygène », pour reprendre le terme d’une intervenante, entre dans l’organisme grâce à ce souci constant de formation continue.

Une meilleure connaissance de ses propres capacités par le groupe lui-même est une autre composante de l’empowerment communautaire. Un peu comme l’estime de soi sur le plan individuel, elle est favorisée par la formation : bien se connaître, connaître ses origines, ses objectifs, reconnaître et bien évaluer ses forces et ses limites, c’est un atout pour avoir confiance en soi comme organisme et pour se faire reconnaître comme tel par les autres organismes et par la collectivité dans laquelle on oeuvre. Lorsqu’on se connaît, on se reconnaît et on se fait reconnaître par les autres. On peut ensuite s’ouvrir sur le milieu avec plus d’assurance et développer sa conscience collective et critique de ce milieu. C’est la quatrième composante de l’empowerment communautaire qui permet aux groupes d’établir des liens de collaboration avec d’autres groupes sans crainte de compétition ou de concurrence. C’est en ce sens que ces groupes sont souvent des acteurs importants dans le « réseautage » des groupes locaux. Cela permet en outre d’envisager de mener certaines actions sociopolitiques essentielles pour développer des interventions à long terme sur les causes de la pauvreté et l’exclusion des participantes, qui sont venues chercher du soutien.

À l’externe, l’empowerment communautaire tient à la capacité des groupes d’influer sur leurs collectivités. Cela s’accompagne d’une ouverture et d’une implication dans leurs milieux (participation aux structures de concertation et de collaboration). Ces groupes suscitent chez leurs membres cette ouverture et cette implication dans la collectivité. Enfin, ils visent à développer l’analyse critique du contexte local en reconnaissant les enjeux sociaux, économiques, culturels et politiques relatifs aux besoins de la population et les conditions nécessaires au développement local et social. Ainsi, les interventions des groupes influencent le débat collectif et les pistes de développement dans la collectivité territoriale (Rouffignat et al., 2001 : 16-17).

Agir comme tremplin vers la citoyenneté et le développement social

Cette audace organisationnelle peut aussi se traduire par une ouverture sur les autres groupes du milieu qui favorise, d’une part, des références et des collaborations sur des projets communs, et, d’autre part, des tremplins (ouvertures) pour une implication dans d’autres lieux de la communauté. La perspective d’ouverture des intervenantes, considérant la vie associative comme un tremplin, ressort bien dans leurs propos. « La vie associative, c’est comme une porte d’entrée, c’est un prétexte. C’est un prétexte d’entrée que de vivre avec d’autres dans l’apprentissage de la réalité » (Rouffignat et al., 2001 : 192). « Mais le plus important c’est d’être en lien avec la personne et ne pas avoir peur de l’envoyer dans les autres groupes existants et ne pas la garder dans nos cabanes » (Ibid. : 186).

Ce sont donc des groupes qui ne sont pas refermés sur un corporatisme frileux (« mes activités, ma clientèle, mes subventions ») qui acceptent de référer et de « contaminer » d’autres organismes avec ses participantes et donc de favoriser une ouverture et une référence qui peut devenir concertation et partenariat. Si l’on croit à l’importance de créer un certain milieu de vie et même un « cocon », on tente d’éviter un trop long maintien dans une situation de facilité en poussant les participantes « dans le trafic » de la vie communautaire. Encore une fois, c’est l’art de savoir quand et comment le faire pour que cela ne provoque pas un repli ou un recul. Mais la vision d’empowerment est exigeante tant pour l’individu que pour l’organisme communautaire.

Un autre défi, c’est le type de relations que l’organisme communautaire ou bénévole peut établir avec les services publics et la reconnaissance qu’il peut en tirer. Le processus d’empowerment des personnes peut faire en sorte que le groupe soutienne ces personnes dans leur accès à des services publics, et donc l’amener à la défense de droits individuels et collectifs, ce qui suscite des tensions. Ce faisant, ces groupes provoquent, et peuvent amener les services publics, enfermés dans des « routines » régulées par les règlements et les normes, à voir autrement les pratiques sociales elles-mêmes. C’est encore un apprentissage patient, de part et d’autre, qui est souvent parsemé d’embûches. Mais c’est aussi essentiel pour innover et c’est ce qui rend les groupes aptes à stimuler le développement social et durable de leurs collectivités. Certes les bénévoles entrées par la porte de l’aide sont plus rares à ces niveaux de représentation et de négociation, mais lorsqu’elles sont présentes, bien préparées et soutenues, elles jouent un rôle indéniable dans la sensibilisation des services publics et des décideurs locaux.

Quelques pistes de réflexion

L’approche par type de clientèles ou de problèmes ne parvient plus à contrer les phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale qui affectent la société contemporaine. On doit favoriser « l’intersectorialité », en gestes et non juste en paroles, et les collaborations, pour assurer une continuité et une trajectoire de développement personnel et communautaire qui tiennent compte des aléas de la vie et des besoins propres, qui ne cadrent pas avec des programmes et des réglementations étroites et étouffantes. Les conditions associatives des groupes permettent aux individus de cheminer personnellement et de s’intégrer au milieu ; cela ouvre sur le rôle des organismes alternatifs dans le développement du processus d’empowerment collectif. Dans les groupes d’entraide matérielle comme chez ceux oeuvrant dans l’aide alimentaire, la recherche de la participation des personnes exclues devient pour celles-ci le premier geste conduisant parfois au bénévolat et à l’implication sociale. C’est là sans doute une alternative aux visions charitable et de service que nous proposent d’un côté le modèle caritatif religieux (et nous ne parlons pas ici seulement de l’Église catholique !) et le modèle étatique de gestion de la pauvreté et de conscription de la participation sociale (« workfare » et « learnfare »). Deux modèles que les groupes d’action communautaire autonome rejettent pour des raisons idéologiques. Pour ce faire, il semble que certaines conditions soient présentes dans les groupes d’aide alimentaire que nous avons étudiés (accueil chaleureux des intervenantes, marge de manoeuvre, soutien patient, ouverture sur le milieu, etc.), mais les activités organisées par ces organismes semblent plus tenir de la prestation de services. Il apparaît évident que les personnes voient leurs compétences reconnues par les autres et par l’organisme. Le défi de passer du rôle d’« usagère » à celui de citoyenne demeure toujours difficile à relever (Lamoureux, 1999a). Le défi pour le groupe de passer d’un rôle de pourvoyeur de services d’aide alimentaire à celui d’acteur du développement social durable est grand. L’information et la formation bien dosées et adaptées deviennent les éléments incontournables pour favoriser l’accès et la participation à la vie démocratique, y compris au niveau de la collectivité que l’on entend servir. Participation et bénévolat deviennent alors un peu synonymes dans une perspective de développement et d’empowerment. Celle-ci est au coeur de la vie associative dans un groupe : c’est justement l’apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté dans un microcosme plus convivial et plus cohésif, mais pas nécessairement plus homogène, que le groupe peut constituer un tremplin vers la citoyenneté active.

Cela ramène la question centrale des liens qui doivent s’établir entre les organismes bénévoles et communautaires et l’État (White, 2001). Il est utile de se rappeler le slogan de la campagne de sensibilisation menée par le Comité aviseur à l’action communautaire autonome en 2001 : « […] parce que nous refusons encore et toujours de servir de réservoir de main-d’oeuvre à bon marché pour le désengagement de l’État et de nous substituer à lui dans son rôle et ses responsabilités face à la population québécoise » (Comité aviseur…, 2001). La complémentarité instrumentale au service de l’État a ses limites si elle est à sens unique et heurte les susceptibilités historiques. Les organismes communautaires qui parviennent à rester fidèles à leur mission originelle de transformation des rapports sociaux et des structures sociopolitiques sont ceux qui maintiennent ces espaces pour accueillir de nouveaux membres et qui s’appliquent à assurer cette formation populaire tant sur l’histoire des communautés locales, des organismes eux-mêmes que du mouvement social afin de faire ressortir les acquis et les fondements éthiques de l’action communautaire et bénévole. Encore faut-il que cette formation ne tombe ni dans le dogmatisme ni dans la nostalgie soixante-huitarde (« Dans notre temps… »). Les jeunes intervenants se plaignent autant de ne pas avoir de formation sur les origines, la mission, l’histoire des pratiques et des actions, que du discours parfois prétentieux de militants nostalgiques d’un passé trop souvent mythique. Certains groupes se cantonnent dans une vision de prestation des services ou dans une référence idéologique si étroite qu’ils ne laissent aucun espace d’expression à des personnes qui cherchent une place dans l’organisation. Le bénévolat doit garder cette ouverture sur la diversité ainsi que cet espace de liberté et de convivialité dans les organismes, qui peut devenir un espace de citoyenneté (McAll, 1995). En somme, le défi pour ces groupes consiste à favoriser des ruptures avec une vision étroite de service et à créer des espaces de risque et une ouverture au changement interne, tout en maintenant une certaine continuité avec une vision globale de développement social et durable. C’est un équilibre toujours fragile et difficile à maintenir.