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La problématique et son contexte

Près de 4,3 millions de Canadiens assurent, à titre non professionnel, de l’aide et des soins aux personnes âgées à domicile et, dans 90 % des cas, ces personnes sont des membres de la famille, majoritairement des femmes, appelées proches-aidantes (Keating, 1999). Compte tenu de leur engagement quotidien auprès de leur parent âgé, le plus souvent durant de nombreuses années, ces proches-aidantes constituent, selon plusieurs études (voir Chambers et al., 2004 ; Schulz et Martire, 2004), un groupe vulnérable sur le plan de la santé. Plus précisément, ces études documentent une prévalence élevée de dépression et de détresse psychologique parmi ce groupe. Les aidantes se disent également surchargées et captives et en viennent à devoir restreindre leurs activités sociales et professionnelles (Aneshensel et al., 1995 ; Ducharme, 2006).

Par ailleurs, en raison du contexte pluriethnique grandissant au Québec (Institut de la statistique du Québec, 2002), où près de 7 % de l’immigration totale est constituée de personnes âgées souvent fragiles à leur arrivée, de plus en plus de femmes d’origines diverses contribuent aux soins d’un parent âgé (Guberman et Maheu, 1997). Des études réalisées auprès d’aidantes de différents horizons culturels (Chevalier et Quéniart, 2002 ; Gagnon et al., 2000 ; Guberman et Maheu, 1997 ; Hinton, 2002 ; Navaie-Waliser et al., 2001) soulignent la précarité de leur état de santé physique et psychologique, ainsi qu’une conciliation travail-famille difficile (Guberman et Maheu, 1997).

Les membres des communautés culturelles font moins appel aux services que la population générale (Chevalier et Gravel, 2002) et les aidantes de ces communautés ont tendance, malgré la nécessité de services variés, à utiliser les ressources d’aide uniquement en dernier recours, souvent lorsque l’épuisement les atteint (Clarkson et Eustache, 1997 ; Gorek et al., 2002 ; Guberman et Maheu, 1997 ; Sanchez-Ayendez, 1998). Dans ce contexte, la question de l’offre de services à domicile[3] culturellement sensibles constitue un sujet d’étude d’une grande pertinence sociale qui nous a amenés à mettre à l’essai une démarche méthodologique visant l’implantation d’une approche de négociation dans la perspective de guider la conduite d’études ou la mise en place d’interventions pour une offre de services adaptés aux aidantes de divers groupes culturels.

Parmi les défis que ces aidantes ont à relever, celui d’apprendre à connaître les services disponibles et les procédures d’accès à ces services dans un contexte où la langue de communication est le plus souvent différente de celle de leur milieu d’origine, est de taille (Battaglini et al., 2005 ; Vissandjée et al., 2001 ; Vissandjée et Dupéré, 2000). De surcroît, il semble que ces barrières d’accès s’inscrivent dans un contexte caractérisé par un manque de compréhension du rôle (de l’influence) des valeurs et des habitudes culturelles lors des échanges de services (Brotman, 2003). Comme le souligne Cohen-Émerique (2002), la question de « l’interculturel » ne se limite pas à un simple rapport entre un intervenant et un migrant, mais plutôt entre deux porteurs de culture.

Le manque de compréhension de la culture, selon plusieurs études (voir revue des écrits de Gallagher-Thompson et al., 2000 et de Dilworth-Anderson et al., 2002 ; Legault, 1999 ; Vissandjée et Dupéré, 2000), donne lieu à une incohérence entre les attentes des utilisateurs, en l’occurrence les proches-aidantes, et celles du personnel intervenant qui offre les services. Cette incohérence concerne les caractéristiques jugées importantes, de part et d’autre, pour que les services soient culturellement sensibles, c’est-à-dire pour que les services répondent aux besoins des utilisateurs selon leur profil culturel. De plus, au palier institutionnel et politique, on reconnaît que peu de mesures sont mises en place pour que les services soient culturellement sensibles (Brotman, 2003 ; Rojas-Viger, 2007).

Parmi les quelques solutions proposées, on retrouve, entre autres, le pairage ethnique (matching) où les utilisateurs des services et le personnel sont de même origine. Toutefois, l’efficacité de cette stratégie à connotation « culturaliste » reste à démontrer, surtout qu’elle risque d’induire des perceptions d’identification culturelle prononcée pouvant conduire à une stigmatisation (Gravel et Battaglini, 2000 ; Jézéquel, 2006 ; Vissandjée et Dupéré, 2000). D’autres études (Gallagher-Thompson et al., 2000 ; Morano et Bravo, 2002) se sont limitées à une description de solutions venant soit des utilisateurs, soit du personnel intervenant responsable de l’offre des services. Ces recherches ont mis le plus souvent en évidence des divergences entre les deux groupes. Dans cette perspective, Sitzia et Wood (1997) proposent d’explorer simultanément, au cours d’une même étude, les perspectives des deux groupes d’acteurs afin de proposer des actions communes basées sur la négociation, pour que l’offre de services soit sensible aux deux parties et leur convienne.

L’objectif de notre étude visait ainsi, comme nous l’avons mentionné auparavant, le développement et la mise à l’essai d’une démarche pour la création d’une approche de négociation entre des proches-aidantes d’un parent âgé et le personnel intervenant des services à domicile, en vue de formuler des recommandations partagées par les deux groupes pour que les services soient culturellement sensibles et que des mesures soient mises en place, tant au plan institutionnel que politique. Cet article porte essentiellement sur les éléments conceptuels et méthodologiques de la démarche réalisée en trois phases auprès d’aidantes originaires d’Haïti, à titre de cas traceurs. Cette communauté culturelle, la deuxième plus importante au Québec, a moins recours aux services que la population en général, malgré le nombre d’années depuis l’immigration (Chevalier et Gravel, 2002). Les résultats détaillés obtenus auprès des aidantes haïtiennes ont fait l’objet d’une autre publication (Ducharme et al., sous presse).

Le cadre conceptuel

L’approche de négociation culturelle qui sous-tend notre démarche constitue une adaptation du cadre conceptuel de Hall, Stone et Fiset (1998) illustré à la figure 1. Ce cadre conceptuel, élaboré originalement pour favoriser une pratique de qualité dans le domaine des soins oncologiques, présuppose qu’il est essentiel de parvenir à une zone commune d’entente entre les acteurs directement impliqués dans l’offre de services, soit les bénéficiaires et les prestataires de services.

Quatre éléments clés font partie de l’approche de négociation proposée par Hall et ses collaborateurs (1998). Le premier concerne la vision des proches-aidantes, tandis que la vision du personnel intervenant en constitue le deuxième (voir figure 1). Ces deux visions ont été considérées, dans le cadre de la présente étude, en explorant les attentes et les solutions eu égard à l’offre de services. Cette exploration a plus précisément fait appel aux croyances et valeurs privilégiées par les deux groupes qui sont des déterminants socioculturels importants de l’offre de services (Crozier et Friedberg, 1977). Par ailleurs, à l’instar de plusieurs auteurs (Agar, 1980 ; Boyle, 1994 ; Fetterman, 1998), les visions des acteurs impliqués peuvent être qualifiées de visions émique et étique, soit de perspectives venant de l’intérieur de la culture des détenteurs d’enjeux au coeur même de la question de l’offre de services (en l’occurrence les proches-aidantes) ou venant de personnes extérieures à cette culture (intervenants).

À partir de ces visions singulières, soit de celles des proches-aidantes et des intervenants, un processus de négociation réflexif et participatif, le troisième élément de l’approche retenue, s’engage. Ce processus requiert des discussions concernant les éléments et les actions à prendre en considération pour en arriver à une zone commune d’entente, soit le quatrième élément de l’approche. Cette zone commune fait état des attentes et solutions partagées pour en arriver à une offre de services culturellement sensibles, et ce, sans déstabiliser le système de soins et de services en place. Dans la présente étude, l’adaptation de ce cadre conceptuel a consisté essentiellement à préciser les deux groupes considérés, soit les proches-aidantes (utilisatrices de services) et le personnel intervenant (prestataires de services).

Figure 1

Version adaptée du modèle de négociation d’une zone commune d’entente de Hall et al. (1998)

Version adaptée du modèle de négociation d’une zone commune d’entente de Hall et al. (1998)

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La méthode et les résultats

Un devis de recherche qualitatif à caractère ethnographique a été retenu pour la mise à l’essai de la démarche de négociation. L’étude s’est déroulée en trois phases. En accord avec le cadre conceptuel de l’étude, la première phase a porté sur l’exploration des visions émique et étique, soit de celles des proches-aidantes et du personnel intervenant. Plus précisément, il s’agissait, comme mentionné précédemment, de découvrir les attentes et solutions propres à ces deux groupes. Cette exploration a été réalisée en organisant des groupes de discussion focalisée et des entrevues individuelles. Après l’analyse des résultats de la première phase, nous avons procédé, au cours de la deuxième phase, à la formulation de recommandations communes aux deux groupes et à leur validation à l’aide de l’approche des groupes nominaux, et ce, en vue d’en arriver, comme le propose le cadre de référence de l’étude, à une zone commune d’entente entre le personnel intervenant et les proches-aidantes. L’examen du potentiel d’application de l’approche de négociation a constitué la troisième et dernière phase du processus. La figure 2 illustre ces différentes phases et les sections suivantes apportent plus de détails sur chacune d’elles.

Figure 2

Les trois phases du processus de recherche

Les trois phases du processus de recherche

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Phase 1 : Vision des proches-aidantes et des intervenants : groupes de discussion focalisée et entrevues individuelles

La population cible

La phase 1 (voir figure 2) a consisté à explorer les attentes et les solutions proposées par des aidantes originaires d’Haïti et des membres du personnel intervenant des services de soutien à domicile concernant les services offerts. Les participants ont été recrutés dans deux CLSC de la région de Montréal, de même qu’avec la collaboration d’organismes communautaires impliqués auprès de groupes d’origine haïtienne. Les critères de sélection pour les proches-aidantes étaient les suivants : être née en Haïti et être l’aidante principale, soit offrir de l’aide et des soins d’une façon prépondérante depuis au moins six mois à un parent âgé de 65 ans ou plus (par exemple : mère, père, conjoint) en perte d’autonomie à domicile, et être utilisatrice ou non des services à domicile. Les membres du personnel intervenant devaient être des professionnels (par exemple : travailleurs sociaux, infirmières) ou des non-professionnels (auxiliaires familiales et sociales, AFS) offrant, en CLSC, des services à domicile auprès de personnes âgées. La participation de ces deux groupes devait favoriser une complémentarité de perspectives, le personnel professionnel pouvant se prononcer davantage sur le plan des politiques et des procédures liées à l’offre des services à domicile et les AFS, témoigner de la réalité quotidienne des aidantes concernant les activités de soutien et de soins.

Les participants ont été recrutés au fur et à mesure qu’ils répondaient aux critères de sélection. Comme le recommandent Huberman et Miles (2003), la collecte et l’analyse qualitative des données se sont déroulées simultanément. Ainsi, le nombre de sujets a été déterminé par la saturation des données, soit par la redondance des thèmes issus du discours propre à chacun des groupes (Denzin et Lincoln, 1998). Le nombre de participants à la phase 1 (groupes de discussion focalisée [GF] et entrevues individuelles) se répartissait comme suit : 15 aidantes, 37 membres du personnel intervenant (19 professionnels et 18 AFS).

Les aidantes avaient en moyenne 54,1 ans (ÉT = 8,4) et 14 ans de scolarité (ÉT = 5,0). Elles prenaient soin de leur parent âgé depuis 12 ans en moyenne (ÉT = 8,8) et avaient immigré au Québec depuis 10 ans ou plus. Quatre d’entre elles avaient un revenu familial annuel inférieur à 35 000 $ et pour six d’entre elles, le revenu variait entre 35 000 $ et 60 000 $. Sept des 15 aidantes recevaient des services à domicile. Nous avons ainsi obtenu un double point de vue ; les aidantes pouvaient s’exprimer en tant qu’utilisatrices ou non des services. Quant au personnel intervenant, il comprenait des femmes en grande majorité. La moyenne d’âge était de 41 ans (ÉT = 15, 4) et celle de l’expérience de travail en CLSC, de 8 ans (ÉT = 10,7) ; neuf d’entre eux étaient d’origine haïtienne.

La collecte des données

Comme indiqué à la figure 2, des GF ont été organisés séparément auprès des trois groupes de participants (aidants, personnel intervenant professionnel et AFS), considérant les sous-cultures différentes et le principe d’homogénéité à respecter dans cette procédure de collecte de données (Stewart et Shamdsani, 1990). Pour éviter l’effet de contamination qui peut se produire au sein d’un groupe et pour obtenir des informations qui n’auraient pu être abordées durant les discussions, ou encore pour clarifier des éléments imprécis, des entrevues individuelles auprès des participants répondant aux mêmes critères de sélection et n’ayant pas fait partie des GF ont aussi été réalisées. La majorité des aidantes (12/15) ont préféré être interviewées individuellement à leur domicile vu leur horaire chargé en tant qu’aidante.

Un guide d’entrevue semi-structuré, basé sur le cadre conceptuel de Hall et al. (1998), a été utilisé pour recueillir les données lors des GF et des entrevues. Les questions ont porté sur les attentes face aux services et sur les solutions à proposer (par exemple : « Qu’est-ce qui pourrait être fait pour améliorer les services et comment ? », « Comment votre communauté et les intervenants pourraient-ils contribuer à améliorer l’utilisation des services à domicile dans le contexte actuel ? »). Afin de vérifier la compréhension de ces questions par les aidantes, une validation a été effectuée auprès d’intervenants originaires d’Haïti. De plus, une intervieweuse d’origine haïtienne parlant créole a conduit, en français, les GF et les entrevues auprès des aidantes. Le fait de parler créole a permis d’instaurer un climat de confiance et de clarifier les réponses. La durée des GF (90 à 120 minutes) et celle des entrevues (60 à 90 minutes) a été sensiblement la même pour tous les groupes. Les intervieweurs avaient reçu une formation à l’animation de GF et à la conduite d’entrevues qualitatives. Tout au long de l’étude, les considérations éthiques ont été respectées selon les exigences du comité d’éthique de la recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal.

L’analyse des données

Les verbatims des GF et des entrevues individuelles, enregistrés sur cassettes, ont été retranscrits et codés selon la méthode d’Huberman et Miles (2003) qui consiste à identifier les unités de sens et à leur attribuer un code, tout en considérant les concepts compris dans le cadre conceptuel de Hall (Hall et al., 1998). Deux membres de l’équipe, d’une manière indépendante, ont lu tous les verbatims des GF, de même que ceux des cinq premières entrevues individuelles menées avec les participants. Par la suite, chacun des chercheurs a élaboré une grille de codification, en relevant les énoncés jugés pertinents par rapport aux principaux thèmes de l’étude (attentes et solutions) et à l’identification de sous-thèmes associés. Une validation intersubjective de cette première codification a été réalisée par deux chercheurs et des consensus ont été établis sur cette codification qui, par la suite, a servi à l’analyse de contenu thématique des données subséquentes.

Une analyse des GF et des entrevues a tout d’abord été réalisée afin d’identifier les thèmes récurrents, en considérant séparément chacun des trois groupes de participants et en distinguant les deux modes de collecte de données (figure 2, analyses intragroupes). Par la suite, les thèmes récurrents issus des GF et des entrevues ont été comparés afin de relever les éléments communs et de contraste, et ce, en considérant chacun des groupes (analyses comparatives, GF versus entrevues). Considérant la convergence dans le discours du personnel intervenant professionnel et celui des AFS, ces données ont été regroupées. Une analyse intergroupe (personnel intervenant versus aidantes) a finalement été effectuée afin de relever les points, semblables ou différents, par rapport aux attentes et solutions.

Les résultats

L’analyse des données intergroupes indique que les attentes et les solutions venant des deux groupes de participants (aidantes et personnel intervenant) portaient principalement sur trois thèmes : l’expérience d’utilisation des services, les barrières à l’utilisation des services et les relations aidantes-personnel intervenant. Afin de fournir des éléments pour une compréhension des données plus approfondie, nous avons tenu compte des concepts du cadre de Hall (Hall et al., 1998). L’analyse a particulièrement mis en évidence une convergence quant aux attentes exprimées par l’un et l’autre groupe de participants. Plus précisément, eu égard à l’utilisation des services, les attentes partagées par les deux groupes étaient de soutenir les aidants en tant que clients des services afin de répondre à leurs propres besoins de santé et de contrer leur épuisement, et que les services offerts soient plus sensibles à leur culture et accessibles sur le plan linguistique. Voici des témoignages d’aidantes (A) et d’intervenants (I) :

Parfois, tu es fatiguée et tu as besoin d’un peu d’aide pour faire la relève (A).
Qu’est-ce qu’on est nous, culturellement, comme intervenants ? Qu’est-ce qu’il est, l’autre, dans sa culture ? (I).
Il faut avoir un grand respect de l’autre, de ses habitudes, de ses coutumes. Puis trouver un terrain d’entente (I).

Les attentes communes eu égard aux barrières d’utilisation des services et aux relations entre les deux groupes étaient, respectivement, que les familles soient mieux informées des services disponibles et qu’il y ait un rapprochement dans les relations entre aidantes et intervenants et intervenantes. À cet égard, le discours des deux groupes montre que le soin à la personne âgée constitue le principal point commun, voire le seul, dans les relations entre les aidantes et le personnel intervenant. Par ailleurs, nous avons relevé, tant dans le discours des aidantes que dans celui du personnel intervenant, des zones d’éloignement qui nuisent au rapprochement entre les deux groupes, notamment les attitudes rigides de certains intervenants qui tentent d’imposer leurs façons de faire et la méconnaissance de la culture qui engendre de l’incompréhension de part et d’autre.

Peut-être que des fois, il y a un fossé à cause des différences de culture… Personne ne veut vraiment entendre l’autre (A).
Les intervenants qui veulent imposer leur façon… qui pensent que c’est leur façon de faire qui est correcte (I).
C’est plutôt de prendre du temps ensemble pour apprendre à se connaître. Il ne faut pas prendre pour acquis que ces gens ont la même vision que nous (I).

La question de l’entraide familiale est un exemple de cette méconnaissance. Les intervenants et intervenantes reconnaissent que l’entraide familiale, une valeur culturelle profonde chez les communautés ethnoculturelles, en l’occurrence la communauté haïtienne, expliquerait en partie le fait que les aidants et aidantes utilisent moins les services. Par ailleurs, les aidantes interrogées affirment que cette valeur culturelle tend à changer. Une fois au Québec, les membres de la famille ont de moins en moins de temps à consacrer à la prise en charge de leur parent, compte tenu de leurs obligations de travail et du fait que la cohabitation avec le proche âgé est moins fréquente que dans leur pays d’origine. En outre, les aidantes rapportent qu’elles ne reçoivent pas les services des organismes communautaires ou ne les connaissent pas. Ainsi, les aidantes souhaitent plutôt un partage de responsabilités avec les services de soutien à domicile, ce qui ne signifie pas que la solidarité familiale est moins importante, mais qu’elle prend un autre visage dans un nouveau contexte culturel.

On ne peut pas compter vraiment sur l’aide de la famille parce qu’ils travaillent.[…] On ne peut pas leur en vouloir, on habite un peu loin. […] Je ne vois pas à qui m’adresser parce que la communauté haïtienne, c’est ou bien politique ou bien religieux. À laquelle des deux allons-nous nous adresser (A) ?
Ils vont regarder à l’intérieur de leur famille, de leur communauté. Et quand on arrive, souvent, on est la dernière ligne (I).
Tu as donc beaucoup de personnes qui sont épuisées (I).

En somme, cette incompréhension amène certains intervenants à considérer le fait que la famille préfère donner les soins comme une des barrières à l’utilisation des services, tandis que les aidantes estiment que l’entraide familiale ne doit pas être un prétexte pour leur offrir moins de services. D’autres auteurs ont aussi constaté, dans certaines études effectuées auprès de familles nouvellement arrivées, de tels changements quant à l’entraide familiale et des différences de perceptions entre le personnel intervenant et les aidants (Chiu et Yu, 2001 ; Lan, 2002).

Quant aux solutions proposées, elles témoignent de zones d’entente qui convergent vers un objectif commun, soit celui de rendre les services culturellement plus sensibles. Les deux groupes proposent diverses mesures concernant la barrière de la langue : publicité sur les services disponibles dans la langue d’origine et implication des écoles et des groupes communautaires dans cet effort de publicité. Par ailleurs, certaines mesures sont mises de l’avant par le personnel intervenant, par exemple l’implantation d’équipes ethnoculturelles de quartier et activités de ratissage (outreaching) afin de rejoindre les aidantes. Une formation interculturelle leur apparaît essentielle pour enrichir leur pratique sur le terrain et favoriser le rapprochement interculturel (pour plus de détails, voir Ducharme et al., sous presse).

Eu égard à la nature des échanges, l’analyse indique que les deux groupes partagent l’avis que la barrière de langue constitue l’entrave la plus visible à l’offre de services. Par ailleurs, ils considèrent que la méconnaissance de la culture est aussi une entrave majeure. Se limiter à la mise en place de mesures linguistiques serait une vue réductionniste de la problématique de l’offre de services culturellement sensibles. Selon Brotman (2003) : « You can speak the language without being culturally sensitive » (p. 218).

Phase 2 : La formulation de recommandations et leur validation

L’ensemble des propos sur les attentes et les solutions exprimés par les deux groupes de participants a été catégorisé et résumé sous forme de recommandations. Cette première catégorisation a été examinée et discutée par l’équipe de recherche pour s’assurer que les recommandations reflétaient les attentes et les solutions exprimées par les participants. À la suite d’un consensus, 19 recommandations ont été retenues. Ces recommandations portaient sur sept thèmes : les politiques de soutien aux proches-aidants, le financement des services, la coordination des services, l’amélioration de l’offre des services, l’organisation communautaire, la formation du personnel intervenant et l’information sur les services.

Les recommandations ont été soumises à un processus réflexif et participatif de validation à travers trois groupes nominaux (figure 2) formés à l’aide d’une procédure d’échantillonnage théorique (Strauss et Corbin, 1997), en considérant l’expérience des participants. Deux groupes réunissaient à la fois des aidantes (n = 5) et du personnel intervenant (professionnel/AFS, n = 8) ayant participé à la phase 1. Le troisième groupe comprenait des représentants d’organismes communautaires (n = 5) impliqués dans l’élaboration de politiques et d’actions auprès de communautés culturelles et n’ayant pas préalablement participé au projet. Leur expérience de travail sur le terrain était en moyenne de 13 ans (ÉT = 13,4) et deux d’entre eux étaient d’origine haïtienne.

La collecte et l’analyse des données

Les recommandations ont été validées à l’aide de questions ouvertes. Ces questions avaient pour objectif d’obtenir un consensus sur la clarté et la pertinence des recommandations, sur le choix de cinq recommandations jugées prioritaires et sur les moyens d’appliquer ces recommandations. Deux chercheurs de l’étude ont analysé d’une façon indépendante les données enregistrées au cours des groupes nominaux.

Les résultats

Les participants aux groupes nominaux ont estimé qu’en étant issues de la base, soit des acteurs clés (personnel intervenant et aidantes), plutôt que d’instances politiques et institutionnelles, les recommandations correspondaient étroitement aux situations observées sur le terrain. Certaines recommandations s’adressent aux instances politiques, notamment celle concernant la planification d’une politique de services pour répondre aux besoins propres des proches-aidantes. D’entrée de jeu, les participants ont reconnu que cette recommandation était essentielle pour que les aidantes, un groupe vulnérable, soient considérées comme des clientes des services, plutôt qu’uniquement comme des ressources à utiliser pour le maintien à domicile des personnes âgées. Deux autres recommandations prioritaires portent sur le financement, étant donné que l’amélioration des services nécessite un accroissement des ressources financières comme vient de le reconnaître la Commission gouvernementale sur les conditions de vie des aînés (Gouvernement du Québec, 2008a) et ce, quelles que soient les communautés visées et leur origine ethnique. On recommande également d’assurer un service gratuit d’interprètes.

Les recommandations en matière de coordination des services touchent plus particulièrement les instances institutionnelles et concernent l’arrimage des services par la mise en place de mécanismes de concertation et de coordination entre les établissements et l’assouplissement des règles administratives et bureaucratiques. Afin d’améliorer l’offre de services, les groupes nominaux retiennent, entre autres, la création d’équipes ethnoculturelles de quartier. En matière d’organisation communautaire, ils ont jugé prioritaire une recommandation à caractère proactif, soit celle de favoriser l’intégration des personnes immigrantes par des activités de ratissage et d’offrir des rencontres d’information sur les différents services. Enfin, la formation interculturelle initiale et continue du personnel intervenant pour acquérir ou mettre à jour leurs compétences culturelles (par exemple : croyances, connaissances des processus migratoires et des politiques relatives à l’immigration) figure parmi les recommandations prioritaires. Cette recommandation contribue à rendre l’offre des services culturellement sensible au plan interindividuel, c’est-à-dire entre le personnel intervenant et les aidantes (la liste détaillée des recommandations est disponible en écrivant à la première auteure). En résumé, on peut constater que les recommandations correspondent bien aux attentes et aux solutions proposées par le personnel intervenant et les aidantes lors des GF et des entrevues.

Les participants aux groupes nominaux ont également souligné l’importance de soumettre les recommandations à plusieurs instances politiques (par exemple : ministère de la Santé et des Services sociaux, Centres de services de santé et de services sociaux, municipalités, députés, etc.) afin de les informer de la nécessité d’une politique de soutien aux proches-aidantes, quelle que soit leur origine culturelle. Les participants ont aussi recommandé de diffuser les résultats de l’étude dans les CLSC, les organismes communautaires et les regroupements d’aidants et d’aidantes, afin d’informer non seulement le personnel intervenant et les proches-aidants des moyens à prendre pour améliorer leur pratique quotidienne dans un contexte pluriethnique, mais aussi les instances institutionnelles de la nécessité de soutenir les efforts du personnel intervenant sur le terrain.

En somme, selon les groupes nominaux, l’application de ces recommandations exige des efforts concertés entre les décideurs politiques, les gestionnaires des services, les groupes communautaires, les intervenants et les proches-aidants. Ils sont d’avis que, sans cette synergie, la portée des recommandations risque d’être limitée.

Phase 3 : Le potentiel d’application de l’approche de négociation

Dans un dernier temps, nous avons examiné le potentiel d’application de notre démarche à d’autres communautés culturelles, en considérant deux éléments clés de toute étude basée sur une épistémologie à caractère pragmatique, soit l’éclairage apporté à la problématique étudiée et les retombées qui découlent de l’étude (Denis et Lomas, 2003). Selon cette analyse, la démarche retenue apparaît particulièrement éclairante, en permettant d’identifier simultanément les attentes et les solutions des principaux détenteurs d’enjeux, les aidantes et le personnel intervenant. Nous avons ainsi obtenu un éclairage comportant un double point de vue, lequel constitue la clé de la négociation de zones d’entente selon notre cadre conceptuel (Hall et al.. 1998). Par ailleurs, le fait d’avoir privilégié deux modalités de collecte de données (GF et entrevues) permet de demeurer attentifs aux préférences des participants. Selon les valeurs de la communauté d’appartenance, il se peut que les GF soient moins appropriés pour certains qui craignent de dévoiler leurs perceptions lors d’une rencontre de groupe. D’autres peuvent être réticents à exprimer leurs perceptions au cours d’une entrevue individuelle en face à face.

Quant aux retombées de l’étude, la démarche retenue permet de s’assurer que les solutions proposées respectent les visions singulières des deux groupes. Les propos recueillis au cours des GF et des entrevues ont été déterminants pour la formulation des recommandations. Étant issues des attentes et des solutions exprimées par les deux groupes de participants, les recommandations correspondent de près aux réalités des uns et des autres. De plus, le processus consensuel utilisé pour prioriser ces recommandations offre des arguments probants pour l’implantation de mesures tant sur le plan politique, institutionnel qu’interindividuel (entre proches-aidants et personnel intervenant), afin d’assurer une approche concertée et synergique pour une offre de services culturellement sensibles. Le processus de validation a également favorisé l’émergence d’une conscience d’agir chez les participants de l’étude ; ce processus est apparu comme un catalyseur pour que des actions concrètes soient éventuellement posées en vue d’une amélioration des services offerts à différents groupes ethnoculturels.

Pour conclure, quelques éléments de discussion

En prenant en considération simultanément les perspectives émique et étique, la démarche de négociation culturelle proposée dans cette étude apporte une contribution singulière quant au soutien à apporter aux proches-aidantes de diverses communautés culturelles. Elle permet le partage de paradigmes. Les échanges suscités par le biais de cette démarche portent essentiellement sur les cadres de référence respectifs des acteurs, entre autres, leurs systèmes de valeurs et de croyances, systèmes qui guident les réflexions et les actions, plutôt que de porter sur des éléments factuels (Alonso, 1994).

En bref, cette démarche favorisant la négociation permet de découvrir les attentes et les solutions à cibler pour parvenir à adapter les services en tenant compte des intervenants (culture de la majorité) et des proches-aidants (culture de la minorité). Cette démarche contribue à maximiser les bénéfices en invitant les participants à trouver des solutions dans un esprit de collaboration. Le processus participatif permet d’établir un climat de confiance, une condition préalable à la négociation de compromis acceptables pour tous. Par ailleurs, il importe de noter que le contexte des soins à domicile des aidantes haïtiennes (nos cas traceurs), incluant les responsabilités, les conséquences de la prise en charge et la relation aux services, est très semblable au contexte des soins à domicile des aidants originaires du Québec et à celui de proches-aidantes issues d’autres horizons. À l’instar de Guberman et Maheu (2004), nous relevons que de nombreux phénomènes concernant le caregiving sont « universels » et ne touchent pas un groupe culturel en particulier.

Dans ce contexte, certaines solutions recommandées, comme celles d’établir une politique de soutien aux proches-aidants, d’assurer la compétence interculturelle des intervenants, de mettre sur pied des équipes ethnoculturelles de quartier ou d’organiser des activités de ratissage sur le terrain, sont des exemples de mesures réalistes qui peuvent être implantées, sans nécessairement déstabiliser le système de soins et des services. Par ailleurs, l’implantation de ces mesures exige une concertation entre les différentes instances préoccupées par la question de l’interculturalisme, comme les groupes nominaux l’ont souligné. Les décideurs politiques et les gestionnaires des services ont la responsabilité de soutenir le personnel intervenant dans leurs efforts pour rendre les services plus sensibles à la culture des aidantes. Selon Brotman (2003), devant l’indifférence politique et institutionnelle, de même que l’insuffisance des ressources, le personnel intervenant se sent démuni pour répondre aux exigences d’une offre de services sensibles aux besoins. Les volontés politique et institutionnelle demeurent des leviers essentiels pour améliorer l’offre de services à divers groupes culturels (Rojas-Viger, 2007).

Cette étude comporte toutefois certaines limites. Notre démarche a été réalisée uniquement auprès d’un groupe, en tant que cas traceurs, soit celui des aidantes d’origine haïtienne. La mise à l’essai auprès de membres d’autres communautés culturelles s’impose afin d’identifier des éléments qui pourraient enrichir le cadre conceptuel de l’étude et le processus de recherche retenu lors de cette mise à l’essai. Certes, la réalisation des trois phases de la démarche auprès d’autres communautés culturelles exige du temps et des ressources financières. Par ailleurs, si l’on se réfère aux récents travaux québécois de la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Gouvernement du Québec, 2008b), le moment semble propice pour ce faire, de même que pour implanter certaines recommandations (par exemple : formation du personnel). De plus, les propos tenus par les intervenants et intervenantes au cours de notre étude expriment très peu de réticences à apporter des changements dans la pratique. Bien au contraire, ceux-ci ont démontré une grande ouverture à une approche de négociation, tout en reconnaissant la nécessité de parvenir à des zones d’entente partagées avec les utilisateurs pour que les services soient culturellement sensibles, mais aussi acceptables dans le cadre de leur pratique.

Il importe enfin de souligner qu’au plan macrosystémique, notre approche ne se veut aucunement « culturaliste ». Certains auteurs (voir Markides, 1998) rappellent qu’une approche trop culturaliste contribue à stigmatiser les rapports entre les individus qui font partie de la culture de la majorité et ceux qui font partie d’une culture minoritaire. Plus d’attention doit être accordée aux similarités et aux variations intragroupes plutôt qu’aux différences intergroupes. L’approche que nous proposons s’inscrit ainsi dans le contexte plus large des politiques sociales prévalentes. Au Québec, l’intervention en contexte pluriethnique est fondée sur une logique d’action centrée sur le partage des similarités plutôt que selon une logique de différences (Comité provincial pour la prestation des services de santé et des services sociaux aux personnes issues des communautés culturelles, 2005). Les résultats de notre étude offrent un appui à une démarche de négociation et à sa potentielle transférabilité à différents contextes culturels.