Article body

Introduction

Le concept de proximité est mis de l’avant depuis les années 2000, et qualifie une forme d’intervention, soit « l’intervention ou l’approche de proximité » (Saulnier et al., 2016). Il fait référence à des approches et des pratiques qui ont pour visée le rapprochement, tout en étant une voie alternative à l’organisation d’un système pensé en fonction de problèmes particuliers (Clément et Gélineau, 2009). Ces pratiques font référence à deux dimensions de la proximité, soit une proximité objective — délimitée géographiquement sur un territoire donné — et une proximité subjective, où la relation entre l’intervenant et l’usager est déterminante pour la qualité du service (Laville et Nyssens, 2005). Il s’agit de pratiques qui visent la création de liens sociaux, dans un contexte où ceux-ci sont abîmés, du fait de l’isolement social, du sentiment d’insécurité, voire de conflits entre différents groupes sociaux ou entre les citoyens et les pouvoirs publics (Baillergeau, 2007).

Le travail de proximité présente des avantages indéniables pour joindre une population qui éprouve des difficultés à porter elle-même une demande d’aide, car il consiste à aller vers les personnes désaffiliées, pour réduire la distance qui les sépare des ressources et des services (Aubin et al., 2012). Afin de s’inscrire dans cette approche, la mise en commun d’une variété d’acteurs est nécessaire. En conséquence, l’intervention met à l’avant-plan la porosité des frontières disciplinaires et sectorielles et la mise en commun de compétences, qui ne sont pas réductibles à la simple collaboration entre professionnels et organismes.

Le fait de combiner le logement social à des ressources diversifiées offre ainsi un potentiel additionnel de développement et permet aux résidents d’accéder plus facilement à des services. Le caractère intersectoriel des ressources et leur proximité sont ainsi des « facteurs de conversion » positifs qui démultiplient l’impact que peut avoir une ressource auprès des populations qui en sont tenues ou s’en tiennent à l’écart (Morin et al., 2015). Cette proximité s’inscrit dans une dynamique caractéristique des réseaux locaux d’action (RLA), conceptualisés comme un champ d’action où se rencontrent des acteurs pour négocier les modes de relation et les mécanismes de coopération d’où peuvent émerger des innovations sociales (Klein, 2014). Les RLA, par le biais de comités ou de tables de concertation, cherchent à apporter une solution à une situation problématique, à planifier et à implanter des programmes et services dans une communauté (Andreotti et Mingione, 2013 ; Bilodeau et al., 2014). Ils correspondraient à un nouveau système de protection sociale, orienté vers la responsabilisation des usagers et la mobilisation des acteurs locaux, propre aux pays industrialisés.

Le contexte de recherche

Les Offices municipaux d’habitation offrent une diversité de services en matière de logements sociaux. Dans les grands plans d’habitations à loyer modique (HLM), on compte entre 100 et 300 ménages, qui partagent non seulement un espace de vie commun, mais aussi une réalité socio-économique et des problèmes sociaux similaires (Morin, Lagueux et Demoulin, 2017). Dans ce contexte, la « proximité », un concept qui réfère au milieu de vie, prend tout son sens.

Le quartier Ahuntsic compte trois grands HLM pour familles et personnes seules, pour un total de 358 logements. Les ménages sont composés majoritairement de familles nombreuses et issues de l’immigration dont un peu plus de la moitié est monoparentale. Ainsi, 60 % des résidents ont moins de 26 ans et 79 % des ménages vivent avec moins de 20 000 $ par année. L’isolement, la pauvreté et les conditions de vie précaires font partie de la réalité quotidienne. Par le passé, deux des trois HLM bénéficiaient des services du Centre des jeunes Saint-Sulpice, qui offrait des services de loisirs aux jeunes de 6 à 25 ans dans le but de favoriser la persévérance scolaire et de prévenir la délinquance. Quant au troisième HLM, il bénéficiait de la présence d’un intervenant de milieu grâce à un comité de partenaires du quartier. En 2012, des organisations du quartier ont décidé d’harmoniser les pratiques d’intervention dans ces trois HLM selon le modèle de l’intervention de milieu. Il est alors apparu nécessaire qu’un seul organisme chapeaute les équipes d’intervention. C’est ainsi que l’Entre-Maisons Ahuntsic (EMA) a émergé des structures du Centre des jeunes Saint-Sulpice.

L’EMA se veut un organisme communautaire à but non lucratif dont le mandat est d’intervenir auprès des résidents des HLM, à l’aide d’une équipe de six intervenants, selon deux approches : l’approche globale et l’empowerment (Relais-Femmes, 2009). Dans chaque HLM, un intervenant jeunesse et un intervenant famille travaillent en dyade. Ils accueillent les résidents et les soutiennent dans leurs démarches, tant individuelles que collectives. Ils travaillent également en collaboration avec divers partenaires du quartier.

Afin d’améliorer les interventions et de consolider l’EMA, il a été convenu de réaliser une recherche évaluative du processus de changements de pratiques organisationnelles et professionnelles. Les objectifs étaient de :

  1. Documenter les éléments facilitant et les facteurs contraignant les changements de pratiques organisationnelles et professionnelles ;

  2. Comprendre l’action du RLA ;

  3. Soutenir les changements de pratiques au cours du processus de recherche.

Cet article rapporte les résultats des deux premiers objectifs ainsi que les enjeux soulevés pour l’intervention.

Méthodologie

Nous avons choisi l'approche d’évaluation participative de type développemental proposée par Patton (2011). Elle permet d’évaluer et d’accompagner le développement d’une innovation sociale et de soutenir le déploiement d’interventions complexes et dynamiques (Patton, 2011 ; Rey et al., 2013). Le rôle du chercheur consiste à susciter des réflexions et à fournir des informations en temps réel, afin de soutenir la prise de décision tout au long du processus de changement. Cette pratique d’évaluation s’articule autour de quatre pôles :

  1. Le chercheur aide les utilisateurs à clarifier la théorie ou le modèle d’intervention, à saisir sa nature dynamique, les stratégies et les marqueurs de progrès ;

  2. Le chercheur est attentif aux moments clés de développement de l’intervention, il participe aux réunions, il surveille la dynamique ambiante, les jeux de pouvoir et les apprentissages collectifs. Il traduit les bonnes pratiques en données empiriques qui guideront l’action ;

  3. Le chercheur et les utilisateurs analysent les données, leur donnent un sens, et les intègrent dans les pratiques courantes et les décisions ;

  4. Le chercheur influence et façonne le processus de développement de l’intervention en posant des questions, en animant des rencontres, en fournissant de l’information, en clarifiant les contours de l’intervention au fur et à mesure de son évolution, en faisant des rétroactions et en favorisant la collaboration entre les utilisateurs et toutes les ressources (Gamble, 2008 ; Dozois et al., 2010 ; Patton, 2011 ; Rey et al., 2013).

En cohérence avec l’approche méthodologique retenue, l’équipe de chercheurs a été présente lors des principales étapes de réalisation du changement et s’est investie dans une relation de confiance avec l’équipe d’intervenants et son directeur. Depuis le début de la recherche en 2016 jusqu’à sa fin officielle, en 2018, les chercheurs ont pu documenter in vivo les changements et collaborer au développement du modèle d’intervention, porter un regard réflexif sur le processus et proposer des ajustements en cours de route. L’équipe a ainsi mené plus d’une trentaine de séances d’observation lors des réunions de l’équipe, de la table des partenaires et du conseil d’administration, des activités (BBQ, café-discussion, drop-in), des assemblées générales et d’une activité de planification stratégique. Lors de ces séances d’observation, la chercheure ou son assistante ont pris des notes, notamment sur les sujets de discussion et les enjeux soulevés par l’équipe d’intervenants, sur la qualité des interactions entre l’équipe d’intervenants et les résidents présents aux activités, ainsi que sur les échanges entre les différents partenaires présents. En sus, un groupe de discussion auprès de résidents des trois HLM ainsi que dix entretiens individuels auprès des intervenants, des principaux partenaires et du directeur de l’organisme ont été réalisés. Ce projet a reçu l’approbation éthique du Comité d’éthique à la recherche de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.

Les données collectées ont été analysées grâce à l’analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Les entrevues ont été transcrites et codées à l’aide du logiciel NVivo pour Mac, tandis que les notes d’observation ont été catégorisées selon les thèmes retenus. Ces dernières ont servi à soutenir la réflexion, à favoriser la discussion au sein de l’équipe de recherche et à valider le contenu des entrevues. À la suite de l’analyse, l’équipe a procédé à une séance de travail avec les intervenants et le directeur de l’organisme, afin de présenter les résultats préliminaires et de jouir de leur rétroaction en vue de procéder à des modifications du modèle d’intervention. De plus, des activités de partage et d’utilisation des connaissances ont été faites afin de soutenir les apprentissages durant tout le processus. Des fiches synthèses sur des enjeux identifiés par les intervenants (sur le thème de la concertation, la mobilisation et l’intervention en HLM) et une formation sur l’empowerment ont été réalisées. Finalement, une demi-journée de transfert des connaissances avec les principaux partenaires est prévue.

RÉsultats

Les résultats sont présentés en deux sections : 1) les éléments facilitant et les facteurs contraignant les changements organisationnels et professionnels ; 2) le rôle du réseau d’action local.

Les éléments facilitant et les facteurs contraignant les changements organisationnels et professionnels

Un changement de pratiques

Avant la restructuration en 2015, l’organisme offrait un programme de prévention de la criminalité financé par le ministère de la Sécurité publique. Doté d’une subvention importante, ce programme permettait aux intervenants d’organiser des activités, comme des soupers-discussion et plusieurs sorties, afin que les jeunes vivent une expérience positive hors de leur milieu. L’avènement de l’EMA concorde avec la fin de ce programme. Sa mission est centrée sur une offre d’intervention dont le but est de créer un environnement positif pour les jeunes et leurs familles. On souhaite soutenir les résidents, répondre à leurs besoins, favoriser leur empowerment, les outiller, créer des liens sociaux et travailler avec les partenaires. L’empowerment est alors compris comme étant la capacité des individus à se mobiliser et à se mettre en action, dans une perspective individuelle et communautaire (Ninacs, 2008). Dans ce contexte, les partenaires jouent un rôle essentiel  : « l’Entre-Maisons a été créé de manière à ce que les partenaires soient une composante, pas juste des partenaires à côté qu’on sollicite juste quand il y a une urgence » (intervenant P3). Cependant, comme ont tenu à le rappeler les répondants, la mission actuelle de l’EMA a été proposée par le milieu de l’intervention, par le biais des partenaires de la table de quartier, et non par les résidents. En conséquence, l’organisme doit encore réaliser des actions pour informer et expliquer à ces derniers la nouvelle structure, avant même de penser à développer un sentiment d’appartenance : « Pour eux il n’y a même pas d’organisme […]. Pour les jeunes, ils viennent au Centre des jeunes, mais ce n’est pas le Centre des jeunes Saint-Sulpice, c’est le Centre des jeunes c’est le local pour les jeunes, [et ensuite] il y a l’OMHM, il y a l’Entre-Maisons, puis il y a les partenaires, […] c’est tout ensemble dans la même machine » (intervenant P1). Selon la plupart des répondants, le changement organisationnel fut perçu de manière négative par les résidents, ce qui affecta leur niveau de participation aux activités de l’EMA. Peu à peu, ces derniers s’y sont habitués, bien qu’ils ne perçoivent pas toujours les avantages du changement. Cependant, les partenaires considèrent qu’il est positif et qu’il permettra à terme à l’EMA d’être un leader dans le milieu.

Les répondants rappellent que la manière de réaliser l’intervention de milieu n’est pas encore totalement définie et qu’il reste encore à harmoniser les pratiques d’intervention dans les trois HLM, en les adaptant à chaque milieu pour avoir des interventions et des équipes plus pertinentes. Le but est d’avoir une structure consolidée, à laquelle les résidents des trois HLM se sentent intégrés. Également, il reste à trouver un moyen pour impliquer davantage les comités de locataires, notamment à la table des partenaires. Finalement, afin que l’EMA puisse se positionner davantage comme un acteur de changement, les répondants considèrent que les intervenants devront s’impliquer davantage auprès des résidents et les écouter, afin d’éviter des commentaires de ce type : « on est des extra-terrestres pour eux, ils ne nous comprennent pas ! » (résident P1).

Les approches d’intervention

Les intervenants rencontrés définissent leur rôle professionnel selon les tâches effectuées : être présent quotidiennement dans le local communautaire, se promener sur les terrains des HLM, être présent pour les résidents, les écouter, leur offrir une alternative à la famille ou à l’école. Il est aussi possible d’accompagner les résidents, de les guider dans leurs démarches et de jouer un rôle de facilitateur dans le milieu. L’intervenant doit encadrer, sans imposer des limites trop rigides, et réaliser des activités qui ne semblent pas liées à l’intervention (ex. : jouer aux cartes). L’intervenant n’offre pas des loisirs, mais une présence, ce qui peut faire peur aux jeunes, mais qui peut aussi les rattacher et leur faire dire « elle est là pour moi. Elle est là, puis elle sert à quelque chose dans le milieu, je ne sais pas trop pourquoi encore, mais un jour je vais le savoir puis elle est là » (intervenant, P6). Le rôle de l’intervenant demeure cependant un peu flou : « j’ai eu beaucoup de fois à justement expliquer notre travail aux jeunes, je dois réexpliquer. […] Des fois des jeunes pensent que je surveille, des fois ils pensent que je fais des activités, d’autres pensent que je suis un animateur, etc. » (intervenant P3).

Les intervenants tentent de valoriser les jeunes et de travailler leur confiance en soi : « mon discours c’est que je ne vais pas le faire pour toi, on va le faire ensemble, tu es capable de le faire, […] puis tu vas acquérir quelque chose à la fin, si tu veux faire un souper discussion, je vais dire “ben viens ici on va choisir la date”, maintenant après ça tu ne peux pas dire que tu n’as pas envie d’y aller, tu as fait quelque chose que tu aimes, tu es capable de réaliser des choses que tu as envie de faire » (intervenant, P3).

Dans un tel contexte, l’intégration d’un intervenant exige du temps ; il doit discuter avec les résidents, comprendre leurs réalités, leurs besoins, et se faire apprécier du milieu. Les répondants rapportent que l’intervenant doit avoir une attitude ouverte, être positif et surtout, être tolérant, pour créer des liens. Cela peut aussi être facilité par certaines actions : la mise en place d’activités de groupe et de services, que ce soit avec les jeunes ou les familles ; la distribution du dépliant de l’organisme par les intervenants de porte en porte et finalement, la collaboration avec les partenaires lorsqu’ils offrent des activités dans le milieu (ex. : Magasin Partage ou camp de jour).

Certaines tensions émergent toutefois de ces approches. Par exemple, les intervenants ont à jongler avec un horaire planifié dans le local qui correspond aux besoins du milieu et un horaire souple qui permet une intervention de milieu, davantage informelle et inspirée du travail de rue. Dans le même sens, ils doivent combiner les interventions individuelles qui misent sur l’empowerment des individus, et les activités de groupe ou collectives qui facilitent l’empowerment communautaire et qui feront émerger les forces du milieu.

Le travail en équipe

Les échanges informels en équipe et les échanges sur les interventions lors des réunions sont des sources de soutien importantes et jouent un rôle clé dans le développement professionnel : « les réunions, ou les petits messages d’équipe, ou juste écouter les autres personnes, les intervenants des autres plans, vivre ce qu’ils vivent, donc il y a quand même des liens, donc au final tu arrives à trouver des réponses et des solutions, pour aller dans telle direction » (intervenant P4). On peut discuter d’approches, de thématiques choisies et analyser des cas cliniques, ce qui est particulièrement important quand les interventions sont difficiles. Comme les intervenants ont une formation générale et ne sont pas formés ou outillés pour intervenir dans toutes les situations, notamment les crises suicidaires, le besoin de soutien est d’autant accru et le soutien clinique essentiel. Les échanges entre les employés et le travail en dyade peuvent cependant mener à des co-animations ou des co-interventions qui favorisent une vision partagée de l’intervention et une meilleure cohésion d’équipe. Les formations suivies en équipe et le soutien du directeur viennent également renforcer ce sentiment.

Réseau local d’action, partenariats et concertation

Un rôle de liaison auprès des partenaires

Pour l’EMA, les partenariats sont précieux, car ils permettent de diversifier l’offre de services. Ils facilitent la référence selon les différentes spécialités de chacun, notamment lorsqu’une intervention est en dehors du champ de compétence des intervenants. On dénombre actuellement une douzaine de partenaires communautaires au sein de la table des partenaires et deux principaux partenaires institutionnels, soit le CIUSSS et l’OMHM. Ces derniers ont des rôles particuliers sur les plans organisationnels. Actuellement, l’organisateur communautaire (OC) du CIUSSS joue un rôle dans la coordination de la table des partenaires et met en place des liens entre les guichets d’accès du CIUSSS et l’EMA, tandis que l’OC de l’OMHM joue plutôt des rôles de liaison et de médiation entre les comités de locataires et l’EMA. Pour les organismes communautaires, les partenariats reposent principalement sur des ententes de services qui ont pour but d’offrir davantage d’activités aux résidents, notamment de l’aide aux devoirs et des camps d’été.

Les répondants considèrent que les partenaires soutiennent l’EMA de diverses façons : mobilisation, soutien clinique, demandes de financement, transfert de responsabilités, de services ou de financement. L’objectif de ces partenariats est d’éviter le travail en silo et de collectiviser les problèmes comme les solutions. Les actions des partenaires sont diversifiées : présence dans le milieu, présence à la table des partenaires, références personnalisées, priorisation de la clientèle, accompagnement, soutien, etc. L’EMA, quant à lui, peut faciliter les liens entre les partenaires et les résidents du milieu, notamment en facilitant l’accès physique au milieu, en faisant connaître les partenaires, en déconstruisant certains stéréotypes et préjugés, en mettant en place des mécanismes de référence et finalement, en accompagnant les partenaires et en les soutenant lors de la réalisation de leurs activités dans le milieu.

Les défis du partenariat et des façons pour les surmonter

Si le partenariat permet aux partenaires de mieux comprendre le milieu, il pose plusieurs défis dont le principal est l’harmonisation des modes d’intervention. Afin d’y faire face, les répondants considèrent que les partenaires doivent être choisis en fonction des besoins nommés par les résidents. On propose de commencer tous les partenariats par une rencontre d’échange, puis une autre lorsque les interventions ont commencé, et ce, afin de bien connaître les approches d’intervention de chacun, la vision des interventions réalisées et la compréhension du milieu. Pour qu’un partenariat fonctionne, les intervenants doivent se rencontrer assez souvent pour échanger et développer des liens de confiance. En outre, les collaborations devraient durer dans le temps et reposer sur la confiance.

Le maintien d’une relation professionnelle avec les comités de locataires est aussi un défi. Des rivalités entre les comités de locataires et l’organisme sont possibles, car il y aurait, selon les intervenants rencontrés, une mécompréhension des interventions réalisées par l’EMA de la part des comités. Il est donc important de clarifier les rôles de l’EMA avec chacun des comités et les résidents. Enfin, les répondants rapportent que le partage des locaux est un enjeu auquel l’OC de l’OMHM devrait s’attarder davantage, car la participation des résidents et des comités de locataires au sein de la structure de l’EMA doit être soutenue.

Discussion

Un système de protection sociale basé sur la proximité

Malgré le désir évident de toutes les personnes rencontrées de contribuer à la nouvelle organisation, plusieurs tensions liées aux changements organisationnels et professionnels ont été constatées. Sans conteste, les résultats démontrent que les changements effectués s’inscrivent dans un nouveau système de protection sociale, où la mobilisation des acteurs locaux organisés en réseaux et la responsabilisation des usagers sont mises de l’avant (Andreotti et Mingione, 2013). Il a été démontré que ce système, qui s’organise en réseau sous la forme de comités de partenaires, présente de nets avantages quand il s’agit d’intervenir sur les problèmes complexes vécus par les résidents des HLM. Malgré que ces problèmes n’aient pas de solutions évidentes, plusieurs organisations et individus doivent être mobilisés pour les résoudre (Ferlie et al., 2011). Cependant, la mise en oeuvre d’un tel système demande du temps et peut générer des tensions, ce qui est dû notamment à la complexité des interventions, la difficulté à mobiliser les résidents, les multiples défis du partenariat et les limites dans la capacité de l’organisme à mettre en forme le modèle d’intervention qu’il souhaite.

Le réseau d’action local dans lequel évolue l’EMA se veut à la fois complémentaire aux interventions institutionnelles présentes dans le milieu, mais aussi autonome dans sa structure, ses objectifs et son fonctionnement. Le réseau, qui se déploie à travers l’action des différents organismes dans le milieu, les mécanismes de référence négociés et les ententes de partenariat, permet un meilleur accès aux ressources, tout en étant en concordance avec l’intervention de milieu et les activités de concertation. Selon Andreotti et Mingione (2013), les systèmes de protection sociale locaux devraient être définis par l’ensemble des besoins de la population et des acteurs qui concourent à la régulation et à l’élaboration des services et activités. Leur mise en place serait facilitée par la participation des différents acteurs locaux, des organisations et des groupes sociaux présents sur le territoire. Cette représentation permettrait de développer un système local efficace et capable de contrôler les inégalités sociales et territoriales. Ferlie et al. (2011) insistent sur l’importance de travailler en dehors des frontières propres à chaque organisation afin de favoriser la participation des citoyens et des acteurs locaux dans la co-construction et le déploiement des solutions. À la lumière des résultats, il est possible de considérer que la table des partenaires a permis aux acteurs locaux de disposer d’un tel lieu de régulation et d’élaboration de services. L’EMA s’est cependant défini et déployé sans mettre en place des mécanismes de consultation et de participation des résidents et donc, sans nécessairement émerger des besoins des résidents ni considérer les capacités de la population desservie. Les difficultés liées à l’intégration d’une perspective d’empowerment sont symptomatiques de ce processus et nourrissent les tensions entre les diverses formes d’intervention.

Baillergeau (2007) nous rappelle que l’intervention de proximité suppose de travailler les liens sociaux et d’approcher les personnes à partir de leurs difficultés, mais aussi de leurs aspirations, tout en valorisant leur participation. Minary et al. (2018), quant à eux, considèrent qu’une intervention peut être représentée comme une série d’événements interliés survenant dans un système plus large. Les effets des interventions sont ainsi modulés, atténués ou amplifiés par les caractéristiques et l’évolution du contexte dans lequel l’intervention est mise en oeuvre. Ces auteurs croient donc qu’il est essentiel de comprendre le système dans son ensemble au lieu de le décomposer en de multiples composantes. Dans le contexte de l’EMA, cela supposerait de mieux intégrer les principes associés à la proximité et de créer davantage de liens entre les activités de concertation et de partenariat et les interventions de milieu, qu’elles soient individuelles, de groupe ou collectives. Afin de soutenir cette réflexion et en conformité avec l’approche méthodologique retenue, les chercheurs ont élaboré en co-construction avec l’équipe un modèle d’intervention, où la notion de proximité est centrale (figure 1).

Figure 1

Modèle d’intervention de proximité

Modèle d’intervention de proximité

-> See the list of figures

Des interventions rehaussées, mais des intervenants sous tension

S’il est reconnu que les réseaux locaux d’action collective sont plus efficaces pour résoudre des problèmes complexes, il n’en demeure pas moins que l’efficacité n’est pas toujours au rendez-vous. À l’EMA, des défis inhérents à l’intervention de proximité s’expriment par des tensions, particulièrement en ce qui a trait à la mobilisation des résidents. Si d’un côté les intervenants souhaitent inscrire leur action dans une perspective d’empowerment, de l’autre, ils ont encore de la difficulté à traduire ce concept dans leurs interventions. Lors des entretiens, ils ont rappelé qu’ils doivent mobiliser les résidents sur des questions collectives s’ils veulent « faire de l’empowerment », mais qu’il est difficile de mobiliser les résidents, car ces derniers sont occupés à résoudre divers problèmes reliés à la pauvreté. Cette difficulté est amplifiée par une certaine méfiance envers les intervenants et le milieu environnant, ce qui limite la capacité à collectiviser les enjeux. Cela oblige les intervenants à devoir clarifier régulièrement leur rôle et les distinctions entre eux et les « autres », ceux qui représentent des organisations considérées comme répressives, soit les intervenants de l’OMHM et de la protection de la jeunesse. Dans ce contexte, les intervenants risquent d’interpréter la nécessité de créer des liens significatifs comme une responsabilité individuelle et de se cantonner dans une position où la relation d’aide, la référence et les activités auprès des jeunes prennent le dessus sur une action plus structurante qui amènerait des changements dans les conditions de vie.

Afin de réduire le sentiment d’isolement ou les difficultés des intervenants devant des problèmes trop complexes, un choix judicieux de partenaires et leur complémentarité sont critiques. Bilodeau, Chamberland et White (2002) nous rappellent que le maintien de liens politiques forts entre une organisation et les décideurs locaux est crucial pour s’associer aux acteurs représentatifs des secteurs d’activités en position d’influence et assurer un meilleur accès aux ressources. Cela représente cependant un défi de taille pour l’EMA car, comme Divay (2013) le rappelle, les exigences de l’action publique s’arriment difficilement avec les ressorts du développement endogène des capacités du milieu. Si l’EMA s’inscrit clairement dans le courant de l’innovation sociale, il a malheureusement peu de références sur les meilleurs modèles à mettre en place pour affronter ces défis. Cela expose l’organisme à deux risques importants, soit de ne pas réussir les changements entrepris, ce qui aurait des effets néfastes sur le milieu, ou de mettre ses intervenants dans des situations où ils risquent à terme de vivre de l’épuisement, ce qui aurait pour effet de créer un roulement de personnel.

Conclusion

Ce projet a permis de mettre en lumière la démarche d’un organisme communautaire impliqué dans trois plans HLM du quartier Ahuntsic à Montréal et d’implanter une pratique d’intervention de proximité afin de répondre de manière globale aux besoins des gens du milieu ainsi qu’aux préoccupations des organismes du quartier. Les composantes de l’intervention de proximité ont été clarifiées et un modèle logique fut proposé, afin d’illustrer le déploiement de l’intervention de proximité au sein de l’organisme. Également, le projet permit de réfléchir plus largement à la contribution des acteurs locaux dans les changements professionnel et organisationnel entamés par l’organisme. Ces nouvelles informations lèvent le voile sur les manières dont se déploient les interactions entre un organisme de milieu HLM et son réseau local, peu étudiées jusqu’à maintenant. S’il a été possible de brosser à grands traits les éléments contribuant et contraignant les changements professionnels et organisationnels, le modèle d’analyse retenu n’a toutefois pas permis de dégager une liste d’éléments à mettre en place pour réussir de tels changements. En effet, les liens entre les divers éléments se sont révélés davantage complexes et dynamiques qu’anticipés, faisant en sorte qu’il semble dorénavant beaucoup plus intéressant et pertinent d’appréhender les processus qui sous-tendent ces changements, afin de comprendre ce qui peut leur être favorable.