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Introduction

Comment penser les communs dans un monde dominé par la propriété individuelle ? Comment faire en sorte que les biens ne soient pas seulement appropriés privativement, mais qu’ils puissent aussi être appropriés collectivement, ou plus largement être affectés à une collectivité ? Et dans ce cas, comment organiser la gestion, le partage, la transmission ainsi que la protection de ces biens ou richesses communs ? Telles sont quelques-unes des questions sous-jacentes à la question des communs.

Les travaux d’Elinor Ostrom sont au coeur d’un mouvement de renouveau des communs dans la pensée contemporaine[1]. Si l’appropriation collective mérite d’être reconnue de façon plus large en droit civil et que l’appropriation publique bénéficierait aussi d’être recentrée sur l’affectation au public plutôt que sur la propriété publique, il se pourrait que le Québec, qui a reconnu la fiducie comme un patrimoine d’affectation et qui l’a organisée de façon approfondie au moyen du régime juridique de l’administration du bien d’autrui, puisse être un modèle pour l’organisation et la gestion des biens communs.

L’individualisme occidental moderne a dévalorisé le commun[2]. Pourtant, les communautés et le commun étaient au centre des sociétés anciennes qui avaient une conception holistique du monde[3]. La pensée occidentale est depuis longtemps traversée par les conceptions opposées de Platon et Aristote en matière de propriété, le premier prônant une forme de propriété commune dans la cité[4], le second proposant le modèle de la propriété privée[5]. On retrouvera dans les siècles suivants une tension similaire à compter de la querelle des Universaux et jusqu’à la Révolution française, tension bien illustrée par l’opposition entre les travaux de Rousseau, défendant plutôt une approche communautaire de la propriété[6], et les écrits de Locke en faveur de la propriété privée exclusive[7].

Si la notion de (biens) communs est ancienne[8], elle a été renouvelée depuis une vingtaine d’années, principalement sous l’impulsion des travaux d’Ostrom[9]. La catégorie des communs est une catégorie ouverte et protéiforme, globale et locale, qui vise à la fois des choses inappropriables, et des biens de toute nature (tant immobiliers que mobiliers, tangibles ou intangibles), et qui est également susceptible d’évoluer dans la durée, notamment en fonction des besoins et de leur reconnaissance par des communautés. Les concepts de biens communs ou de communs sont souvent utilisés indifféremment, même si la terminologie biens communs réfère davantage à des ressources faisant l’objet d’une appropriation, alors que celle des communs (les commons en anglais) laisse ouverte la possibilité que les ressources gérées en commun ne soient pas appropriées.

Entre justice sociale et transition écologique, la figure des (biens) communs prend de plus en plus d’essor dans la communauté juridique depuis les années 1960[10]. Les questionnements autour des communs se situent aujourd’hui également dans le cadre du développement durable et des enjeux éthiques qui y sont liés, avec une problématique transversale de transmission aux générations futures[11]. Les dérives du néolibéralisme, lequel a investi l’ensemble des ressources, incluant les ressources naturelles, mais aussi les connaissances et la ville, ont conduit à une renaissance du débat sur les communs[12].

Les communs offrent un formidable outil de remise en perspective des enjeux environnementaux, culturels et sociaux contemporains[13]. La figure du commun invite notamment à repenser la propriété dès lors que le modèle classique de la propriété apparait de plus en plus en inadéquation avec son contexte social[14]. Il est possible d’admettre aujourd’hui que, à défaut de changer de paradigme, il convient de faire une place aux approches collectives ou communautaires aux côtés de la propriété privée traditionnelle[15]. Il est suggéré dans cet article que la notion de (bien) commun est un concept distinct, sinon complètement autonome, qui mérite d’être reconnu pour mieux tenir compte de la présence des intérêts collectifs aux côtés des intérêts privés et publics et que, si la notion de propriété peut être modulée pour s’adapter aux communs autour d’une conception relationnelle (non absolue) et polyfonctionnelle (intégrant une dimension individuelle et collective) de la propriété, le régime juridique de l’administration du bien d’autrui applicable à la fiducie québécoise pourrait constituer un modèle alternatif à la propriété pour l’organisation et la gestion des communs.

Après une réflexion sur le concept de communs (I), on s’intéressera à la régulation juridique des communs (II).

I. Le concept de communs

L’objectif de cette première partie est de montrer que le concept de (biens) communs mérite d’être reconnu en droit privé et qu’il est possible de le faire, entre les catégories des biens privés et des biens publics, et à la jonction des choses inappropriables et des biens. Si la catégorie des (biens) communs n’est pas une catégorie totalement autonome, puisqu’elle recoupe certaines catégories juridiques existantes, notamment celle des choses communes, son caractère distinct mérite toutefois d’être reconnu, dès lors que les (biens) communs regroupent à la fois des choses inappropriables (ou choses communes) et des choses susceptibles d’appropriation (biens), dont l’appropriation doit être modulée en tenant compte du collectif. Après avoir proposé une définition des communs à la confluence de l’inappropriable et de l’appropriable (A), on envisagera la catégorie des (biens) communs comme une catégorie juridique distincte (B).

A. Vers une définition des communs

Nous rendrons compte de l’apport d’Ostrom à la renaissance des communs (1) avant d’envisager la reconstruction des communs par la doctrine contemporaine (2).

1. Ostrom et la renaissance des communs

Dans son ouvrage Governing the Commons, Ostrom étudie comment un groupe de personnes qui sont dans une situation d’interdépendance peuvent organiser leur gouvernance pour obtenir des bénéfices collectifs — et éviter la tentation d’agir de façon opportuniste, théorisée dans ce qui est couramment décrit comme la tragédie des communs[16]. Selon la théorie de Hardin, l’accès libre et non régulé aux ressources provoquerait inexorablement leur surexploitation. Sans propriété, les sociétés humaines seraient vouées à cette tragédie des communs/tragedy of the commons[17]. En s’appuyant sur plusieurs exemples de communs réussis, Ostrom a plutôt mis au jour le fait que les communs ne conduisent pas nécessairement à une tragédie[18]. De plus, elle a souligné la diversité de modes de gestion collective, en montrant qu’entre le droit exclusif de la propriété privée et le droit non exclusif (ouvert à tous) de la propriété publique, on trouve une grande variété de situations dans lesquelles des faisceaux de droit/bundles of rights sont distribués entre différents usagers de la ressource qui s’en partagent les bénéfices[19]. Ultimement, les analyses d’Ostrom ont montré que la formation d’un commun :

repose sur la construction […] d’un ensemble cohérent de règles et de normes régissant les relations entre les individus impliqués dans l’usage et/ou la production d’un certain bien, et définissant les droits et obligations de ses membres[20].

Comme l’a bien souligné Fabienne Orsi, les travaux d’Ostrom ont renouvelé la conception de la propriété comme un faisceau de droit, notamment dans l’article qu’elle publie avec une collègue juriste intitulé « Property-Rights Regimes and Natural Resources: A Conceptual Analysis »[21]. Ostrom s’appuie sur des recherches empiriques portant essentiellement sur des systèmes de ressources naturelles — qu’elle qualifie d’ensembles communs de ressources/Common Pool Resources (lacs, rivières, systèmes d’irrigation, forêts, etc.) — lesquels produisent ou comprennent des unités de ressources (poissons, arbres, quantité d’eau, etc.)[22]. S’agissant de biens rivaux (dont la consommation prive les autres de la jouissance de ces biens)[23], Ostrom s’interroge sur le régime de propriété le plus approprié pour permettre la consommation de ces ressources, tout en en assurant la préservation. C’est dans ce cadre qu’Ostrom et Shlager proposent une définition de la propriété que l’on peut caractériser comme une variante de l’analyse de la propriété de la common law vue comme un bundle of rights.

Celle-ci est décomposée en un faisceau de cinq droits ou attributs[24] : droit d’accès/access, droit de prélèvement/withdrawal, droit de gestion/management, droit d’exclure/exclusion et droit d’aliéner/alienation. Ces droits sont répartis en trois niveaux hiérarchisés[25]. À un premier niveau de droits propriétaires opérationnels/operational property rights, « qui définissent et garantissent les niveaux les plus bas du droit »[26], l’on trouve les droits d’accès et les droits de prélèvement des ressources (poissons dans une pêcherie, bois dans une forêt, etc). À un niveau supérieur, on retrouve les droits de choix collectif/collective choice rights, comprenant le droit de gérer, le droit d’aliéner, et le droit d’exclure[27]. Le droit de gérer/management correspond au droit de réguler les conditions d’utilisation du commun et d’y apporter des améliorations, l’aliénation vise le droit de vendre ou céder ces droits, et l’exclusion concerne le droit de déterminer les bénéficiaires du droit d’accès[28]. Finalement, un troisième niveau réfère aux :

règles « constitutionnelles » qui établissent les conditions dans lesquelles les règles précédentes peuvent être modifiées, autrement dit comment il est possible de transformer l’ensemble du système de gestion du commun, par exemple en créant une coopérative ou une fondation (ou encore une société anonyme ou toute autre forme juridique) [italiques dans l’original][29].

Les participants au commun/commoners ont donc des droits inégaux ou des intérêts différents[30]. Dans ce schéma, quatre types de propriétaires ou détenteurs sont identifiés. Cette catégorisation s’appliquant tant à un individu qu’à une collectivité (ou communauté) : a) les usagers autorisés/authorized users, qui n’ont pas de droit de gestion) ; b) les réclamants ou usagers gestionnaires/claimants, qui ont un droit de gestion ; c) les propriétaires sans abusus/proprietor, qui ont le droit d’exclure, mais sans droit d’aliéner ; d) les propriétaires/owners, qui détiennent l’ensemble du faisceau de droit.

Ostrom souligne que l’origine de ces droits d’accès et de prélèvement, s’ils peuvent provenir de la loi, sont issus le plus souvent de la coutume, cette dernière ayant souvent une force normative plus forte que la loi elle-même. Il arrive souvent que ces droits d’accès et de prélèvement viennent à la fois de la loi ou du règlement émanant d’une autorité publique et de la règle établie par les communautés. C’est le cas, par exemple, des pêcheries situées le long de la côte de la Nouvelle-Angleterre, dont une partie des conditions d’accès et de prélèvement relève de la loi, alors qu’une autre est fixée par les communautés elles-mêmes qui administrent et exploitent le commun[31]. En outre, la nature des droits octroyés aux usagers autorisés est évolutive et peut varier dans la durée, pour tenir notamment compte de la préservation écologique de la ressource. Finalement, ce droit s’accompagne d’obligations que le détenteur du droit doit respecter sous peine de perdre son droit.

Il est notable qu’Ostrom fasse référence à une dimension polycentrique de la gouvernance d’un commun[32]. Cet élément permettrait de distinguer le commun d’autres formes d’organisations collectives (incluant l’entreprise capitaliste), puisque le commun s’appuie sur un mode de gouvernance ne reposant pas sur un principe hiérarchique ou sur une direction par une autorité centrale[33]. Selon Ostrom, il est ainsi possible de dépasser le caractère individualiste de la propriété privée et d’admettre des formes d’appropriation communautaires. Dans le cas de la propriété communautaire, « une communauté positive, circonscrite comme légitime à revendiquer les utilités de la ressource »[34] est identifiée, laquelle se saisit de la ressource comme d’un « bien commun »[35]. S’agissant de propriété communautaire, Ostrom admet que :

un groupe d’individus, est considéré comme partageant des droits communautaires de propriété lorsque ces individus ont au moins formé des droits collectifs de gestion et d’exclusion en relation avec un système de ressources définies et des unités de ressources produites par ce système [notre traduction et nos italiques][36].

Deux types de propriétés communes sont distingués par Ostrom, selon qu’un droit d’aliénation est ou non reconnu à une communauté : un régime de propriété commune sans droit d’aliénation/communal proprietorship et un régime de propriété commune avec droit d’aliénation/communal ownership, le droit d’aliéner s’ajoutant alors aux droits de gestion et d’exclusion[37].

2. La reconstruction des communs

La notion de communs est une notion évolutive — des communautés pouvant identifier de nouveaux communs dans le temps. Plusieurs types de communs peuvent être distingués à ce jour.

Si les communs ont d’abord visé les communs fonciers naturels, principalement étudiés par Ostrom, il existe un mouvement qui tente de l’adapter au contexte de la ville, à travers des communs urbains[38]. On trouve également une nouvelle génération de communs qualifiés de communs intellectuels ou informationnels[39] — qui regroupent notamment les logiciels libres[40] — lesquels présentent des caractères originaux par rapport aux communs fonciers[41].

Les (biens) communs renvoient à des ressources gérées par une communauté et font référence au régime juridique de biens qui font l’objet d’un « usage commun »[42]. Selon Benjamin Coriat, les communs réfèrent à des ressources en accès partagé gouvernées par des règles, émanant de la communauté des usagers, qui visent à en assurer l’intégrité et le renouvellement[43]. Comme on l’a déjà souligné, c’est l’idée de destination collective — on pourrait dire aussi d’affectation — qui influence le régime juridique des biens communs[44]. Dans tous les cas, il est généralement admis que la notion de (bien) commun ne réfère pas à des ressources qui doivent par nature être partagées, mais plutôt à un « construit social »[45]. D’autres auteurs y voient plus largement une forme d’action ou un « agir commun » [italiques dans l’original][46]. Ultimement, il s’agit d’organiser un accès partagé à des ressources exploitées en commun et régies par un ensemble de règles et de principes issues d’une communauté[47].

La reconnaissance juridique des communs conduit à assurer la conservation, la gestion et le juste partage des ressources concernées. On a ainsi pu identifier trois éléments constitutifs permettant d’identifier des communs : une ressource (tangible ou intangible), une communauté, ainsi qu’une pratique de mise en commun ou de faire en commun qui établit des règles d’accès et de partage[48]. Le lien entre les biens communs et l’exercice de droits fondamentaux ou essentiels au développement de la personne[49] a également été souligné par les travaux de la Commission Rodota[50] en Italie, les biens communs étant liés, selon une partie de la doctrine, à l’exercice des droits fondamentaux[51].

Il est alors possible de définir les (biens) communs comme un ensemble de choses (ressources) ou de biens, dont l’accès est partagé qui sont, en raison de leur caractère essentiel pour une communauté, affectés à l’ensemble de cette communauté et gérés en commun dans un souci de préservation et de transmission aux générations futures. Dans un sens large, les communs renvoient à un « agir commun » [italiques dans l’original][52], ou, plus précisément, à une pratique de mise en commun/commoning[53]. La principale conséquence de cette qualification est de faire échapper certains biens ou ressources à une gestion purement privative ou purement publique, ce qui assure un accès partagé, tout en permettant la préservation et la transmission de ces communs aux générations futures.

B. Les communs comme catégorie juridique distincte ?

Les communs peuvent être analysés comme constituant une catégorie juridique distincte — plutôt que complètement autonome — entre inappropriable et appropriable (1) et au sein des biens privés et des biens publics (2).

1. Les communs entre inappropriable et appropriable

Les communs peuvent être distingués des choses communes, en ce qu’ils sont parfois susceptibles d’appropriation[54], ce qui les ouvre alors à une organisation patrimoniale, notamment par le biais de la propriété collective. Toutefois, les communs peuvent également être pensés en dehors de tout schéma propriétaire[55], ce qui les rapproche alors de la notion de chose commune.

La tradition civiliste définit la chose commune comme étant non susceptible d’appropriation[56]. C’est ainsi que l’eau de mer, l’air, ou la lumière sont considérés comme des choses communes inappropriables (à tout le moins en principe) en droit civil[57]. Afin de permettre un usage commun d’une ressource, il est possible d’exclure l’appropriation privée de cette ressource[58]. Reprenant l’ancienne catégorie romaine des res communes, des juristes du 19e siècle, tels que Proudhon, ont identifié des communautés négatives, qui prennent forme dans le refus de la propriété privée pour certaines ressources[59].

Si on a d’abord considéré que leur caractère inappropriable résultait de la nature des choses (les choses communes étant tellement abondantes et vastes que la question de leur appropriation ne se posait pas ou était impossible), on admet désormais, devant la possibilité d’appropriation des choses communes, que leur inappropriabilité n’est pas descriptive, mais plutôt normative[60].

Le principal problème de la qualification de chose commune réside toutefois dans l’absence d’organisation d’un régime juridique correspondant à cette catégorie, ce qu’on a pu désigner comme une absence d’organisation de la gouvernance des ressources[61]. De plus, une autre question est celle de la protection ou de la responsabilité en cas d’atteinte à ces choses dites communes, puisqu’elles n’appartiennent à personne, on peut s’interroger pour savoir qui peut intenter un recours en justice pour se plaindre de leur dégradation[62].

Ces questions ne sont pas complètement insolubles, notamment car il est possible de considérer que le régime juridique de la chose commune, et au-delà du patrimoine commun ou collectif, est justement d’être centré sur leur caractère inappropriable et hors du commerce[63]. En cela, on peut considérer que la force de résistance de la notion de chose commune repose sur l’absence de prise qu’aurait le droit des biens et plus spécifiquement la propriété à son égard. De plus, rien n’empêche de reconnaitre, s’agissant de choses communes porteuses d’un intérêt commun ou collectif, que l’État soit le fiduciaire de cet intérêt commun[64], ou que cet intérêt collectif soit représenté par des communautés pour lesquelles ces ressources sont particulièrement importantes ou essentielles. La représentation par avocat permet d’ailleurs couramment de faire en sorte que des intérêts soient reconnus, qui ne sont pas les intérêts propres de celui qui les avance. On trouve également des questions similaires pour la représentation de la Nature et de ses éléments, qui peuvent se voir reconnaitre la personnalité juridique[65], ou être représentés par des groupes de défense comme on en trouve dans le cas de la protection des animaux[66]. Il n’en reste pas moins qu’aucun régime juridique poussé n’est organisé pour les choses communes.

La notion de chose commune se rapproche parfois de celle de (biens) communs. Toutefois, même dans le cas des choses inappropriables, le rapprochement entre les catégories de choses communes et de biens communs n’est pas total. C’est ainsi que dans l’affaire Wallot c Ville de Québec, le caractère commun de l’eau a été invoqué pour limiter les prérogatives des propriétaires riverains[67], un intérêt collectif venant alors se superposer pour limiter l’intérêt privé des propriétaires. On rappellera ici que la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau prévoit que l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation québécoise et déclare l’État « gardien » de l’eau[68]. On voit ici qu’au-delà de l’eau comme chose commune, l’État agit comme une forme de fiduciaire pour protéger ce bien commun ou collectif, ce qui va au-delà du seul rejet de l’appropriable.

On trouve aussi des expériences locales récentes en Italie, telles que celle de l’Acqua Bene Comune, organisme public à vocation participative pour la distribution de l’eau à Naples. Dans cet exemple, une gestion collective — plutôt que strictement publique — de l’eau est organisée. Dans un tel cas, la chose commune se rapproche du (bien) commun dans la manière dont elle est gérée, entrainant un rapprochement des choses communes et des (biens) communs, sans toutefois aller jusqu’à la superposition des catégories.

On a également proposé de qualifier le paysage de bien commun — le paysage étant à la fois matériel (composantes matérielles du paysage et leur agencement dans l’espace) et immatériel (symbolique et véhicule de codes et valeurs collectives). Ici encore, l’objectif principal est sa conservation et sa transmission aux générations futures[69]. Le paysage constitue en outre un exemple de bien commun proche de l’espace public : « l’espace de discussion, l’espace politique au sens d’Hannah Arendt […] » [70]. Le paysage se trouve finalement « à la charnière »[71] entre biens communs et bien commun, l’un des apports de la qualification de commun résidant dans « cette situation d’entre-deux »[72].

2. Les biens communs comme sous-catégorie des biens privés et des biens publics

S’il n’est pas impossible de considérer que les biens communs constituent une catégorie juridique entièrement autonome, qui s’ajouterait aux biens privés et aux biens publics, il est également envisageable d’admettre qu’il s’agit plutôt d’une sous-catégorie distincte, au sein des biens privés et des biens publics, solution que nous retiendrons ici.

Si l’on admet que la catégorie des communs constitue une catégorie juridique autonome, il importe de les distinguer des biens strictement privés ou publics. Premièrement, les communs sont à différencier des biens privés, lesquels sont réservés privativement — on pourrait dire exclusivement – à une personne[73]. Les biens privés, ou du domaine privé, peuvent être définis comme les « biens dont le régime est celui du droit commun »[74] ; ils se définissent comme référant aux choses susceptibles d’appropriation[75]. Deuxièmement, il convient également de distinguer les biens communs des biens publics[76]. Ces derniers peuvent être définis comme les biens de l’État (ou de la Couronne)[77] et des personnes morales de droit public affectés à l’utilité publique[78].

Les biens appartenant aux personnes publiques sont généralement réputés être soumis à un régime de propriété distinct de celui de la propriété privée[79]. Au Canada, si les gouvernements fédéraux et provinciaux peuvent en partie agir sur leurs biens comme un propriétaire privé, par exemple en les aliénant, les biens publics sont en principe imprescriptibles et insaisissables[80]. En droit français, les biens font partie du domaine public lorsqu’ils « sont affectés soit à l’usage du public soit à un service public et soumis en tant que tels à un régime juridique particulier »[81]. On a cependant pu noter une évolution de l’affectation vers une approche plus utilitariste[82]. Or, quand la décision d’affectation placée entre les mains du propriétaire public est réversible, la destination collective et l’utilité commune peuvent se dissoudre[83].

Les travaux de la Commission Rodota en Italie sont ceux qui ont été le plus loin dans la proposition de reconnaissance des communs comme catégorie distincte des biens privés et des biens publics. Les biens communs y sont définis comme :

[d]es choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l’exercice des droits fondamentaux mais aussi pour le libre développement de la personne humaine. Les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par l’ordre juridique, notamment au bénéfice des générations futures. Les titulaires des biens communs peuvent être des personnes juridiques de droit public ou privé. Dans tous les cas, leur accès à tous doit être garanti, dans les limites et selon les modalités déterminées par la loi. Quand les titulaires sont des personnes publiques, les biens communs sont gérés par eux et mis hors de la portée du monde marchand[84].

Cette Commission a mis en évidence le fait qu’au-delà du titulaire public ou privé d’un bien, l’important reste la fonction sociale qu’il réalise, et le lien d’affectation de certaines ressources à la réalisation de droits fondamentaux, ou au libre épanouissement des citoyens[85]. Plus précisément, il s’agissait de créer une nouvelle catégorie de biens, les biens communs, « dont la titularité, le contrôle, la possession, la gestion relèveraient de la collectivité dans son ensemble et non d’une structure administrative telle que l’Etat »[86]. Cette proposition n’a toutefois pas été adoptée par le législateur, même si plusieurs initiatives locales et citoyennes ont donné corps à la catégorie des (biens) communs, associée à la reconnaissance de droits de jouissance collectifs reconnus à des groupes de citoyens sur ces biens[87].

Une solution intermédiaire est alors de conceptualiser la notion de (biens) communs comme une catégorie juridique distincte, sans être totalement autonome de celles des biens privés ou publics[88]. Par exemple, la catégorie juridique récente des biens publics mondiaux issue du droit international se rapproche à la fois des biens publics et de la catégorie des communs[89], notamment en raison de l’idée de bien commun qui les sous-tend[90]. Au-delà, il est possible d’envisager les communs comme une sous-catégorie des biens privés et des biens publics. Cette dernière solution, est à la fois plus souple, puisqu’elle permet certains recoupements notionnels, tout en étant plus aisée d’application, puisqu’elle ne nécessite ni réforme particulière, ni révision de la distinction traditionnelle entre biens privés et biens publics. Cela permet surtout d’appliquer le régime juridique des biens privés (ou des biens publics) aux biens communs, sous réserve de certaines adaptations qui tiennent compte du collectif.

Dans tous les cas, l’objectif ou la conséquence principale de la qualification de biens communs est de faire échapper les biens identifiés à une destination et/ou à une gestion purement privative ou purement publique. En effet, devant la difficulté d’une prise en compte des intérêts collectifs dans le cadre de la propriété traditionnelle et face à la tentation pour le public de se délester de la gestion et du financement de certains biens ou services essentiels du domaine public, les communs fournissent une solution alternative, qui prend en compte l’intérêt collectif ou commun, y compris des générations futures, dans la gestion et la préservation de certains biens considérés comme essentiels par une communauté[91].

II. La régulation juridique des communs

Le collectif a longtemps été caché sous le manteau des biens privés et des biens publics. Dès lors qu’on l’analyse comme une sous-catégorie (plutôt qu’une catégorie entièrement autonome aux côtés des biens privés et de biens publics), cela permet d’adapter le régime juridique des biens privés et des biens publics au collectif, plutôt que de créer entièrement un nouveau régime juridique des communs. On envisagera ici l’organisation des communs par la propriété (A), avant de considérer l’organisation des communs par la fiducie (B).

A. L’organisation des communs par la propriété

Comme le souligne Marie Cornu, lorsque le commun est envisagé comme un bien, c’est la figure de l’appropriable et donc de la propriété qui surgit, qu’il s’agisse d’une propriété privée, d’une propriété publique, ou encore d’une propriété collective ou commune[92]. On rendra compte du lien entre les communs et la propriété (1) avant de considérer l’organisation des communs par la propriété collective (2).

1. Les communs et la notion de propriété

Il ressort de travaux récents que les communs ne sont pas une négation de la propriété, mais plutôt un renouvellement de la propriété, qui se rapproche davantage de la conception de la propriété en common law, vue comme un bundle of rights[93]. On a pu considérer que :

[l]e propre des communs est qu’ils sont construits non pas sur une négation du droit de propriété mais au contraire sur d’autres définitions de la notion de propriété qui, rompant avec la conception exclusiviste […], rendent possible et effective une propriété partagée et, au-delà, une propriété communale associée non pas à des individus mais à des collectivités [nos italiques][94].

La possibilité d’admettre une propriété relationnelle et non absolue — voire limitée — en droit civil permet de faire écho à l’image du bundle of rights. En outre, l’exclusivisme de la propriété privée subit indéniablement des atteintes dans le contexte de la propriété collective, si bien qu’on peut y voir une propriété non absolument exclusive.

a. Propriété et exclusivisme

S’agissant d’appropriation privative, l’une des questions au coeur des communs est celle de l’exclusivité[95]. À partir des travaux d’Ostrom, Fabienne Orsi a proposé une conception non exclusive — « relative et partagée entre plusieurs acteurs »[96] — de la propriété, dans la lignée de la conception de la propriété de la common law analysée comme un faisceau de droits/ bundle of rights. Elle s’appuie essentiellement sur les travaux de John Commons[97] — précurseur des travaux de Hohfeld — selon lequel :

les différents droits qui composent (la propriété) peuvent être distribués entre les individus et la société, certains sont publics, d’autres privés, certains sont définis, d’autres restent à définir […]. [Il s’agit d’] une propriété non absolue, composée de plusieurs droits non figés[98].

La propriété est traditionnellement conçue comme exclusive en droit civil, cette exclusivité étant considérée comme gage de la liberté individuelle et de l’autonomie personnelle. Déjà au 19e siècle, Pothier pouvait écrire que « [l]e domaine de [propriété] est ainsi appelé, parce que c’est le droit par lequel une chose m’est [propre], et m’appartient privativement à tous autres » [nos italiques][99]. En droit français, Carbonnier estime que l’exclusivité est impliquée « dans le mot même de la propriété »[100]. En droit québécois, Sylvio Normand souligne que « [l]e propriétaire est seul à prétendre à l’ensemble des attributs sur l’objet de son droit »[101].

L’exclusivité ou l’exclusivisme[102] de la propriété privée a un double aspect. D’un point de vue interne, l’exclusivité renvoie à la possibilité pour une personne d’avoir une prérogative sur un bien qui s’exerce de manière particulièrement forte ou indivisible (le propriétaire exerçant ou pouvant exercer l’ensemble des attributs de la propriété — usus, fructus et absusus) alors que du point de vue externe, elle vise à assurer l’exclusivité vis-à-vis des tiers.

En common law, l’exclusivité ou le droit d’exclure n’a pas la même importance qu’en droit civil dans la définition de la propriété. En effet, la common law accepte sans difficulté la coexistence d’une multiplicité de propriétaires exerçant leur droit concurremment sur le même bien, ou qui se partagent dans le temps des intérêts successifs sur le bien. On peut ainsi dire de la propriété de la common law qu’elle est essentiellement relative et divisible[103], du moins en matière de biens réels, équivalents imparfaits de la propriété immobilière[104]. Toutefois, l’exclusivisme n’est pas sans incidence en common law. En effet, il est généralement admis qu’un propriétaire ou une propriétaire peut exclure les tiers de son bien[105].

Le caractère absolu de la propriété recoupe en partie le caractère exclusif, en ce que le caractère absolu (ou libre et complet) de la propriété fait référence outre à son caractère prétendument sans limites, à l’absence de concurrence dans la maîtrise. La propriété civiliste est alors décrite comme absolue en tant qu’elle est un droit individuel et unitaire — on pourrait dire aussi indivisible — alors que la propriété de la common law est relative et divisible[106].

D’un point de vue théorique, la propriété en droit civil s’analyse comme un droit indivisible en raison de la théorie du démembrement. Selon cette théorie, la propriété civiliste — qui est parfois analysée comme la somme de ses attributs (usus, fructus et abusus) faisant ainsi écho au bundle of rights de la common law — reste aussi absolue, indivisible, et exclusive lorsqu’un propriétaire décide de créer un démembrement sur son bien[107]. En effet, à la fin du démembrement, la propriété se reconstituera pleine et entière entre les mains du propriétaire[108].

Si la propriété individuelle absolue et exclusive a triomphé dans le Code Napoléon, le modèle propriétaire d’une propriété relative et divisible — qui est la norme en common law[109] — n’est pas totalement absent du droit civil. On le retrouve historiquement dans la propriété féodale, qui reconnaissait une multiplicité de droits sur un même bien[110] et des propriétés simultanées[111]. Comme le souligne Anne-Marie Patault :

[l]’organisation coutumière et multiséculaire des propriétés simultanées, jouissances privatives distinctes exercées sur le même immeuble et portant sur des utilités différentes […] avait sécrété empiriquement ses propres techniques, de solidarité et de contraintes[112].

La Révolution française et l’abolition du double domaine ont voulu rompre avec la conception féodale de la propriété. La loi du 17 juillet 1793 a aboli les droits féodaux et mis fin aux « propriétés simultanées, juxtaposant deux maîtrises foncières dans un rapport d’assujettissement personnel d’un propriétaire à l’autre »[113]. Cela a correspondu historiquement à la montée de l’individualisme et à l’idée d’une propriété libre comme pouvoir de l’individu[114].

Il existe cependant une certaine résurgence du modèle féodal de la propriété dans la modernité civiliste, notamment au vu des enjeux environnementaux sociaux et culturels, qui conduisent de plus en plus à la prévalence des communautés humaines sur l’individu[115]. En dépit du mythe de l’indivisibilité de la propriété, on remarque en droit civil contemporain un mouvement pour analyser la propriété comme étant davantage divisible et pouvant être décomposée dans les différents droits qu’elle permet, lesquels peuvent être distribués à des tiers[116]. La reconnaissance traditionnelle de la possibilité de démembrer son droit de propriété pour en conférer la jouissance à un ou des tiers va dans cette direction[117]. L’admission jurisprudentielle de démembrements innommés, qui plus est perpétuels, pointe aussi dans le même sens. C’est ainsi que le Conseil Privé a reconnu la possibilité de démembrements innommés dans l’affaire Matamajaw[118], confirmée dans l’affaire Québec (Procureur général) c Club Appalaches inc[119].

De même, en droit français, la Cour de cassation a ouvert la porte à la reconnaissance de démembrements innommés perpétuels[120], remettant ainsi potentiellement en question la conception unitaire et indivisible de la propriété civiliste traditionnelle. Cette possibilité pourrait permettre la reconnaissance de différents droits d’usage ou de jouissance sur le bien entrant en concurrence avec la propriété. Une telle conception, qui n’est pas sans heurter l’architecture traditionnelle du droit des biens[121], admet une certaine décomposition de la propriété en différents droits d’usage et se rapproche ainsi de la compréhension de la propriété comme un faisceau de droits/bundle of rights.

b. La conception de la propriété d’Ostrom : entre personnalisme et réalisme juridique

La conception de la propriété véhiculée par Ostrom dans ses travaux sur les communs se situe à la croisée d’une conception personnaliste et d’une conception réaliste de la propriété. En effet, la propriété relationnelle véhiculée par l’image du bundle of rights de Hohfeld trouve un écho en droit civil dans les travaux de Planiol et des personnalistes, alors que les travaux de Duguit sur la fonction sociale de la propriété résonnent avec le réalisme juridique américain de John Commons.

L’analyse de la propriété proposée par Ostrom renvoie d’abord clairement à la conception dominante de la propriété en common law, décrite par la doctrine anglo-américaine comme un bundle of rights, à la suite des travaux de Honoré et de Hohfeld. Honoré a identifié onze éléments — ou incidents de la propriété, qui constituent autant d’éléments du faisceau de droit qu’est la propriété — susceptibles de rendre compte de la propriété dans son sens le plus large[122]. Les travaux de Hohfeld sur la propriété relationnelle sont bien connus des common lawyers. Selon Hohfeld, le droit réel n’est pas un droit exercé contre une chose, tout droit existant nécessairement entre des personnes[123]. La propriété vue comme un faisceau de droits s’appuie sur huit notions, « “rights and duties, privileges and no-rights, powers and liabilities, immunities and disabilities” (droits et devoirs, privilèges et non-droits, pouvoirs et assujettissements, immunités et incapacité) »[124], qui permettent de décomposer et recomposer l’ensemble des relations juridiques entre les personnes[125].

Si le droit civil contemporain s’appuie sur une notion unitaire de la propriété qui s’oppose à la conception essentiellement divisible de la propriété vue comme un bundle of rights, l’idée d’une propriété relationnelle n’est pas absente du droit civil. Pour Planiol, et les personnalistes, la représentation selon laquelle un droit (subjectif) s’exerce directement sur une chose est largement fictive, dès lors qu’un droit s’exerce nécessairement contre une personne et non contre une chose[126]. De même, Ginossar définissait la propriété comme « la relation par laquelle une chose appartient à une personne »[127]. Bien qu’il ne s’agisse pas de la conception dominante, la propriété pourrait ainsi être analysée comme relationnelle, y compris en droit civil[128].

La conception de la propriété comme un bundle of rights reconnait la coexistence de droits mais aussi d’obligations au sein de la propriété de la common law. Or, la possibilité que la propriété puisse être accompagnée d’obligations — dit autrement, la propriété obligationnelle — progresse dans la pensée civiliste[129]. Dans l’affaire québécoise Wallot, par exemple, il a été reconnu que les propriétaires riverains d’un lac pouvaient être forcés par règlement à végétaliser les berges sur une partie de leur terrain[130]. De façon générale, il est de plus en plus couramment admis, devant la multiplication des limites subies par la propriété en droit civil, que la propriété n’est plus un droit absolu[131], mais plutôt, comme le précise le Code civil du Québec [ci-après « CcQ »], un droit libre et complet[132].

De plus, le réalisme juridique américain de John Commons trouve aussi écho en droit civil dans la théorie de la fonction sociale de la propriété de Duguit[133]. La fonction sociale de la propriété mise en lumière par Léon Duguit au début du 20e siècle permet de tenir compte du collectif et de l’imprimer dans la propriété individuelle traditionnelle. Pour Duguit, « le droit est beaucoup moins l’oeuvre du législateur que le produit constant et spontané des faits »[134]. Cela résonne avec le réalisme juridique américain et les écrits de John Commons qui, dans son ouvrage The Distribution of Wealth (1893), analyse conjointement les forces du marché et la politique étatique comme deux facteurs déterminant la distribution de la richesse[135].

Selon Duguit, la conception individualiste du droit véhiculée par le droit subjectif est en voie de disparition, au profit d’une conception réaliste[136]. La propriété « n’est plus dans le droit moderne le droit intangible, absolu que l’homme détenteur de la richesse a sur elle. […] la propriété n’est pas un droit ; elle est une fonction sociale »[137]. Pour Duguit :

l’observation directe des faits et des décisions de justice montre que le système civiliste de la propriété se disloque notamment parce qu’il est bâti sur le droit subjectif et sur la protection unique des fins individuelles, et qu’il ne peut ainsi servir à protéger l’affectation d’une chose à un but collectif[138].

Or, l’évolution des sociétés fait que les cas d’affectation de la richesse à des collectivités deviennent de plus en plus nombreux. Ainsi, sans signifier que Duguit prône la disparition de la propriété individuelle, il dit que « la notion juridique sur laquelle repose sa protection sociale se modifie »[139].

On peut en outre déduire de l’idée de la fonction sociale de la propriété que l’exclusivité de la propriété peut être exercée non seulement pour un usage solitaire, mais aussi pour un usage social, notamment puisque le propriétaire peut décider qui il exclut (ou pas) de son bien[140]. Dans la propriété collective, les participants et les participantes au commun/commoners décident de ne pas s’exclure les uns les autres du bien partagé. Si cette volonté (de ne pas s’exclure) peut être limitée dans le temps suite au partage, la possibilité d’affecter un bien durablement à un usage[141] ou à une communauté pourrait permettre de faire perdurer la volonté initiale de ne pas s’exclure, du moins tant que cet usage ou l’affectation à une communauté perdure — mettant ainsi au jour la possibilité d’une propriété collective durable.

2. L’organisation des communs par la propriété collective

Après avoir discuté du lien entre propriété et propriété collective par l’idée de propriété polyfonctionnelle (a), on envisagera la propriété collective comme mode de gestion possible des communs (b).

a. Propriété polyfonctionnelle et propriété collective

La figure du commun peut être utilisée pour repenser la propriété autour d’une propriété qui soit non seulement relationnelle (donc en partie limitée), mais aussi polyfonctionnelle, autrement dit une propriété plurielle, comportant une dimension collective en plus d’une dimension individuelle[142], si bien qu’on pourrait y voir une propriété non absolument exclusive. L’idée d’une propriété polyfonctionnelle fait écho tant chez Henri Lefebvre, qui a mis de l’avant la « polyfonctionnalité » de l’espace dans ses travaux sur le droit à la ville[143], tant par la dimension polycentrique de la gouvernance des communs identifiée par Ostrom[144].

On s’interroge depuis Pothier[145] pour savoir comment concilier le commun[146] et le propre. Il existe une forte tendance doctrinale en droit civil qui considère que la véritable propriété collective est impossible, ou, dit autrement, qu’elle n’existe pas[147] ou seulement dans des hypothèses très circonscrites[148]. Josserand évoquait à ce titre les difficultés théoriques allant jusqu’au « miracle »[149] de la reconnaissance d’une propriété collective[150]. La pluralité dans la terminologie (propriété commune, communautaire, collective, plurale, copropriété, indivision, copropriété divise, propriété personnifiée) est un des indices de ce malaise.

On peut en réalité distinguer une gradation dans les formes de propriétés collectives, selon qu’elles reconnaissent un degré plus ou moins fort d’intérêt collectif[151]. Les propriétés collectives pourraient ainsi être organisées selon un continuum allant d’un intérêt collectif faible à un intérêt collectif fort : de la copropriété (divise ou indivise) à la propriété personnifiée (par la voie d’une personne morale de type organisme à but non lucratif [ci-après « OBNL »], fondation, coopérative ou société), puis enfin — degré le plus complet de la propriété collective — à la propriété véritablement commune ou communautaire.

Il est courant dans la doctrine classique de distinguer l’indivision, qui ne serait pas une authentique propriété collective, de la véritable propriété collective ou communautaire[152]. Comme le souligne le Professeur Zenati-Castaing, il faut distinguer l’indivision de la communauté ou propriété communautaire. En droit français, « [l]’indivision ou copropriété est la situation de plusieurs personnes ayant la propriété d’un même bien »[153]. L’indivision renvoie à un « concours de droits multiples et distincts » [154], chaque indivisaire ayant son propre droit. Au contraire, la communauté ou propriété communautaire réfère au « fait d’avoir un seul droit de propriété pour tous »[155]. Ainsi, « [l]à où la communauté est une authentique propriété collective, l’indivision n’est qu’une propriété individuelle parce qu’elle repose sur une pluralité de droits propres »[156]. Depuis la réforme de l’indivision par la loi du 23 juin 2006, l’indivision a été dotée de la personnalité morale en droit français, ramenant ainsi d’autant mieux l’indivision sous le giron de la propriété individuelle, puisqu’il est alors aisé de dire que c’est la personne morale (plutôt que la collectivité des indivisaires) qui est propriétaire[157].

Dans son Essai sur la propriété collective, Josserand remettait en cause l’idée de Planiol qui assimilait les personnes morales aux propriétés collectives[158]. Surtout, Josserand critiquait déjà l’analyse de l’indivision en une propriété collective[159]. En effet, selon lui, l’indivision est un droit individuel, ce que n’est pas la propriété collective, laquelle requiert un droit collectif[160]. Selon Josserand, le droit de l’indivision hérité du droit romain est problématique, car les biens ne peuvent faire l’objet d’actes de disposition et d’une administration véritablement collective tout en demeurant le gage des créanciers personnels des indivisaires[161]. Pour Josserand, la véritable propriété collective ne comporte pas de part susceptible de faire l’objet d’un commerce individuel des copropriétaires ; il n’y a pas d’activité individuelle sur la chose commune nécessitant un partage ; les créanciers personnels n’ont pas le droit de poursuivre sur la chose commune. Ainsi, « la [véritable] propriété collective n’existe[rait] pas de manière explicite en droit français »[162].

Si la doctrine traditionnelle peine donc à reconnaitre dans l’indivision une propriété collective authentique, notamment en raison de son absence de durée perpétuelle, il est généralement admis en droit français que les indivisions perpétuelles (copropriété des immeubles bâtis, mitoyenneté) sont des formes d’indivision qui sont aux frontières du commun, puisqu’elles semblent déroger au principe du partage[163].

S’il peut exister d’autres formes de propriété collective, le législateur québécois reconnait deux types de copropriétés : l’indivision (ou copropriété indivise) et la copropriété dite divise, qui correspond à la copropriété des immeubles bâtis du droit français. Aux termes de l’article 1010 CcQ :

La copropriété est la propriété que plusieurs personnes ont ensemble et concurremment sur un même bien, chacune d’elle étant investie, privativement, d’une quote-part du droit.

Elle est dite par indivision lorsque le droit de propriété ne s’accompagne pas d’une division matérielle du bien.

Elle est dite divise lorsque le droit de propriété se répartit entre les copropriétaires par fractions comprenant chacune une partie privative, matériellement divisée, et une quote-part des parties communes [nos italiques][164].

Seule la copropriété divise est dotée d’un syndicat ayant la personnalité morale en droit québécois[165].

En droit québécois également, il est possible de distinguer plusieurs gradations ou types de propriété collective. On peut ainsi distinguer la propriété collective plurale, modalité de la propriété privative (dont le prototype est l’indivision ou copropriété indivise), et la propriété collective communautaire, traditionnellement considérée comme la seule véritable propriété collective[166]. Alors que l’indivision repose sur une pluralité de droits, chaque indivisaire ayant son propre droit, la communauté renvoie à un droit de propriété unique pour tous[167].

S’agissant de l’indivision, ou copropriété indivise, on peut admettre que bien que l’exclusivisme soit paralysé entre les indivisaires, l’exclusivité continue de s’exercer vis-à-vis des tiers, si bien que la propriété collective (sinon communautaire) n’est pas impossible. En effet, l’indivision, si elle est commune à l’intérieur, répond cependant à une logique de propriété privée à l’extérieur puisque les indivisaires ont le droit d’exclure les non-propriétaires de leur espace ou ressource commune[168]. De même, en common law, il a été montré que le pouvoir d’exclusion, s’il n’existe pas au sein de la communauté, permet toutefois d’exclure les tiers de cette communauté — ce que Rose dénomme commun à l’intérieur, propriété à l’extérieur (« commons on the inside, property on the outside »)[169].

Plusieurs auteurs ont été plus loin, s’agissant de l’atteinte à l’exclusivisme de la propriété, en admettant l’idée d’une propriété inclusive. Selon Macpherson, la propriété devrait être définie comme le droit d’exclure, mais aussi de ne pas être exclu de certaines ressources, plus précisément comme un « droit individuel de ne pas être exclu de l’usage ou du bénéfice de quelque chose » [notre traduction][170]. La propriété inclusive dans sa version forte pourrait donc être conceptualisée comme une propriété tellement relative qu’elle ouvre droit à la reconnaissance de droits d’usage à des tiers, y compris sur un bien approprié privativement. Cette idée trouve un écho dans la réflexion sur les communs, qui reconnaît un droit d’accès à certains biens essentiels, y compris pour les non-propriétaires.

b. Gestion des communs et propriété collective

S’agissant de la gestion des communs par la propriété collective, la copropriété indivise ou indivision sont des modes de gestion possibles, voire naturels, des (biens) communs qui appartiennent à plusieurs personnes. En effet, l’indivision constitue le droit commun de la propriété plurale[171]. Il est toutefois possible d’aller plus loin, en s’appuyant sur l’idée d’une gradation de la propriété collective, pour admettre que les communs peuvent en réalité être gérés par différentes formes de propriété collective.

On peut d’abord admettre que le régime juridique de l’indivision puisse être mobilisé pour organiser les communs. D’un point de vue classique, la possibilité de régir les communs par la copropriété indivise se heurte à un obstacle de taille, puisque l’indivision n’est traditionnellement pas considérée comme un droit perpétuel. Mieux, elle est considérée comme un droit qui tend vers le partage[172]. Il est toutefois admis depuis toujours qu’il existe des cas d’indivision forcée perpétuelle, dont on ne peut provoquer le partage, la copropriété divise ou copropriété des immeubles bâtis en droit français[173] en constituant des exemples classiques[174].

Le législateur québécois prévoit désormais expressément à l’article 1030 CcQ que :

[l]e partage peut toujours être provoqué, à moins qu’il n’ait été reporté par une convention, par une disposition testamentaire, par un jugement ou par l’effet de la loi, ou qu’il n’ait été rendu impossible du fait de l’affectation du bien à un but durable [nos italiques][175].

Selon la professeure Gaële Gidrol-Mistral, l’article 1030 CcQ serait « précurseur d’une nouvelle approche de l’appropriation plurale »[176]. L’affectation à un but durable de l’article 1030 aurait pour conséquence de limiter le droit de disposer et de rendre le partage du bien impossible. L’indivision ne serait donc « plus un simple préalable au partage »[177].

Sous réserve de la menace d’un éventuel partage, hormis les cas des biens affectés à un but durable, il est possible d’envisager que le régime de l’indivision s’applique à la gestion des biens communs. Dans une telle hypothèse, l’avantage est que le régime juridique est bien organisé par le CcQ aux articles 1012 et suivants. Ainsi est-il prévu notamment que les parts des indivisaires sont présumées égales et que les indivisaires peuvent aliéner ou hypothéquer leur part[178]. Les indivisaires se servent du bien indivis — ils en ont l’usage — sous réserve de ne pas porter atteinte à sa destination ou aux droits des autres indivisaires[179] et ils sont tenus des charges communes en proportion de leur part[180]. Les indivisaires administrent le bien en commun[181] et les décisions sont prises à la majorité en nombre et en parts, sauf les décisions les plus importantes qui sont prises à l’unanimité[182]. L’administration peut être confiée à un gérant, choisi ou non parmi les indivisaires, et nommé par eux[183]. Aux termes de l’article 1029 CcQ, « [l]e gérant agit seul à l’égard du bien indivis, à titre d’administrateur du bien d’autrui chargé de la simple administration »[184].

Le régime de l’indivision est également bien développé par le législateur français. La règle de l’unanimité s’applique, bien qu’une convention d’indivision puisse adopter la règle de la majorité simple ou qualifiée[185]. Aujourd’hui, en droit français, la plupart des indivisions sont dotées d’un administrateur[186]. En l’absence d’un administrateur, c’est le système traditionnel de l’administration de l’indivision qui s’applique, les décisions étant prises à la majorité ou à l’unanimité selon les situations[187]. Quant à la durée de l’indivision en droit français, elle peut être à durée déterminée[188] ou à durée indéterminée[189], mais ne peut « pas supprimer définitivement le droit au partage en instituant une indivision perpétuelle »[190].

Il est toutefois possible d’aller plus loin que le seul recours à l’indivision pour organiser la gestion des communs. En suivant l’idée d’une gradation de la propriété collective, rien n’empêche non plus d’organiser la mise en commun d’un bien immobilier au moyen de la copropriété divise. Il est en effet possible de se servir de la destination de l’immeuble pour confirmer l’affectation ou la visée collective du bien[191]. Dans ce cas, un régime juridique est également prévu par le CcQ[192] et la durée de la copropriété divise est moins problématique. En effet, aux termes de l’article 1108 CcQ, « [i]l peut être mis fin à la copropriété par décision des trois quarts des copropriétaires représentant 90 % des voix de tous les copropriétaires »[193]. Bien que traditionnellement la copropriété divise ne porte pas réellement d’intérêt collectif mais plutôt une somme d’intérêts individuels et de propriétés individuelles, on observe toutefois une certaine évolution de l’institution vers la prise en compte d’un intérêt collectif, la volonté de vivre ensemble selon certaines valeurs permettant alors d’imprimer une véritable destination collective à certains projets en copropriété[194].

En troisième lieu, il est possible d’organiser une propriété collective par le biais d’une propriété collective personnifiée en recourant à une personne morale de type OBNL[195] ou à une coopérative[196]. Ce type de propriété collective, où une personne morale gère des intérêts collectifs, est courant en matière de communs[197]. Il est important de noter à ce titre que la coopérative a grandement facilité l’accès à la propriété collective au Québec. En droit québécois, la coopérative est « une personne morale regroupant des personnes ou sociétés qui ont des besoins économiques, sociaux ou culturels communs et qui, en vue de les satisfaire, s’associent pour exploiter une entreprise conformément aux règles d’action coopérative »[198]. Ces règles, établies à l’article 4 de la Loi sur les coopératives, permettent aux coopératives de pratiquer « certaines valeurs fondamentales du monde coopératif, comme la démocratie et la solidarité dans l’administration et l’exploitation de leurs entreprises »[199]. Ces deux valeurs de solidarité et de démocratie correspondent parfaitement aux communs.

En outre, la possibilité de maintenir la propriété privée « matinée d’accès de tiers à certaines des utilités d’un bien »[200] a été proposée en droit français. En effet, dans ce cas :

peu importe qui en est le propriétaire, car le fait qu’un bien soit approprié n’empêcherait pas de le considérer comme « destiné » et qu’un certain nombre de personnes en bénéficient au titre de cette finalité collective[201].

Dans une telle hypothèse :

le propriétaire se trouverait […] en partie saisi comme un dépositaire du bien, de sorte que son utilité individuelle pourrait parfois se trouver transcendée par l’utilité collective : au-delà de la jouissance individuelle des utilités de son bien, il aurait à supporter des “charges” permettant l’accès de tiers à ces utilités ; aux côtés d’un droit traditionnel et exclusif qui lui reviendrait, un groupe d’individus serait reconnu légitime à bénéficier de prérogatives leur permettant de jouir de certaines utilités ou de plaider pour la conservation de la ressource[202].

Ainsi, il serait possible d’admettre en droit français que la propriété privée se conjugue à une finalité ou destination collective — on pourrait dire une affectation — si bien que d’une part la propriété serait affectée de charges pour le propriétaire et que d’autre part un groupe communautaire se verrait reconnaitre une partie des utilités (ou de la jouissance) sur le bien, ainsi qu’un intérêt à la conservation ou à la protection d’un bien privativement approprié. Une telle possibilité de charges ou d’obligations réelles[203] pesant sur le propriétaire d’un bien n’est pas sans faire écho avec la propriété fiduciaire du droit français, qui est une forme de propriété affectée ou finalisée[204].

Du côté du droit civil québécois, si l’affectation d’un bien est également possible, c’est la figure de la fiducie et de l’administration du bien d’autrui qui surgit à l’évidence s’agissant de l’organisation du régime juridique d’un bien affecté.

B. L’organisation des communs par la fiducie

Nous envisagerons d’abord la notion de fiducie (1) puis l’organisation des communs par la propriété affectée ou par le régime de l’administration du bien d’autrui (2).

1. La notion de fiducie et la fiducie d’utilité sociale

En droit civil québécois :

[l]a fiducie résulte d’un acte par lequel une personne, le constituant, transfère de son patrimoine à un autre patrimoine qu’il constitue, des biens qu’il affecte à une fin particulière et qu’un fiduciaire s’oblige, par le fait de son acceptation, à détenir et à administrer[205].

Le patrimoine fiduciaire « constitue un patrimoine d’affectation autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d’entre eux n’a de droit réel »[206]. Ainsi, la fiducie du CcQ est un patrimoine d’affectation détachée de la notion de droit réel et donc de la propriété[207].

Le droit québécois reconnaît plusieurs types de fiducies. La fiducie personnelle (constituée à titre gratuit pour bénéficier à une personne spécifique)[208], la fiducie d’utilité privée (établie à titre gratuit pour une personne ou la conservation ou l’affectation d’un bien, ou à titre onéreux pour l’obtention de profits ou d’avantages)[209] et la fiducie d’utilité sociale (établie par donation ou testament pour un but d’intérêt général)[210].

La fiducie d’utilité sociale [ci-après « FUS »] est définie par le CcQ comme « celle qui est constituée dans un but d’intérêt général, notamment à caractère culturel, éducatif, philanthropique, religieux ou scientifique »[211]. Comme le soulignent les commentaires du ministre de la Justice, à la différence de la fiducie d’utilité privée, la FUS « vise à favoriser le public en général, une partie importante du public, ou même une personne à choisir parmi ce public […] en raison de critères de sélection objectifs »[212]. Dans le cadre d’une FUS, le constituant est le plus souvent le propriétaire (particulier ou personne morale, telle qu’une entreprise ou une municipalité)[213] qui transfère un bien en fiducie ; le fiduciaire, « qui peut être une ou plusieurs personnes, est mandaté pour détenir et administrer la fiducie selon les règles de “l’administration du bien d’autrui” »[214] et les bénéficiaires « sont toujours constitués d’un large groupe de personnes ou l’ensemble de la population »[215]. Dès lors, la destination de la FUS « devient sa vocation et le bénéficiaire sera la collectivité »[216].

Ce type de fiducie semble être particulièrement désigné en matière de gestion de biens communs[217]. En effet, l’intérêt collectif présent en matière de biens communs peut constituer un but d’intérêt général[218]. Tel serait notamment le cas pour la protection de biens communs culturels[219] ou pour la protection de biens communs dans un but environnemental[220]. De plus, la fiducie d’utilité sociale peut être perpétuelle[221], ce qui constitue un atout pour une gestion et une protection des biens communs dans la durée.

À titre comparatif, en droit français, la fiducie est définie par l’article 2011 du CcF comme :

[L]’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires[222].

Cet article est situé dans le Livre III du CcF, consacré aux différentes manières dont on acquiert la propriété. La doctrine française majoritaire y voit une propriété fiduciaire[223]. Il est donc possible de théoriser la propriété fiduciaire française comme une propriété aux contours aménagés, et plus précisément comme une propriété finalisée ou affectée[224].

2. L’organisation des communs par la propriété affectée ou par le régime de l’administration du bien d’autrui

Dans le cas du droit français, la propriété affectée de type fiduciaire peut être utilisée comme technique de gestion des biens communs. Dans le cas de la propriété fiduciaire, le fiduciaire ne dispose pas de l’intégralité des prérogatives d’un propriétaire ordinaire, dès lors qu’il doit agir dans un « but déterminé » [225] par le constituant. Ainsi, la propriété fiduciaire n’est pas une propriété libre ou absolue, mais au contraire une propriété aménagée et limitée par la présence de ce but ou de cette affectation. Ainsi a-t-on pu écrire que les « droits du fiduciaire s’exercent de manière fiduciaire, c’est-à-dire dans l’intérêt d’autrui »[226]. Il n’en demeure pas moins que le fiduciaire est investi des prérogatives traditionnelles de la propriété (usus, fructus et abusus) et qu’il peut donc utiliser les biens, en percevoir les fruits et les céder, le tout dans le respect de l’affectation ou du but assigné par le constituant.

En droit civil québécois, les biens tenus en fiducie sont régis par le régime de l’administration du bien d’autrui. En effet, le fiduciaire, qui a la maitrise et l’administration exclusive du patrimoine fiduciaire, agit comme administrateur chargé de la pleine administration du bien d’autrui[227]. Selon l’article 1301 CcQ, « [c]elui qui est chargé de la simple administration doit faire tous les actes nécessaires à la conservation du bien ou ceux qui sont utiles pour maintenir l’usage auquel le bien est normalement destiné »[228]. Un ou plusieurs fiduciaires peuvent être désignés[229].

Un tel régime est particulièrement intéressant en matière de biens communs, d’une part puisqu’il permet de réaliser la protection du bien et d’autre part puisqu’un régime particulier et plus précisément un mode de gestion spécifique — celui de l’administration du bien d’autrui — lui est attaché.

La principale conséquence du recours au régime de l’administration du bien d’autrui est de conférer des pouvoirs à l’administrateur, plutôt que des droits subjectifs[230]. Cela permet ainsi d’encadrer plus fermement la capacité d’agir des administrateurs que ce qui pourrait être fait dans le cadre du droit subjectif et de la propriété, laquelle peut être encadrée, mais qui garde un principe de liberté d’action fort. Comme le précise l’article 1308 CcQ, l’administrateur du bien d’autrui agit dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés et doit respecter les obligations que la loi et l’acte constitutif lui imposent.

De plus, l’administrateur du bien d’autrui est obligé à une bonne administration, notamment par le biais de l’obligation de prudence et de diligence qui lui incombe[231]. Cette obligation est intéressante dans le cadre des communs, qui doivent être gérés d’une manière particulièrement prudente et diligente, de manière à en assurer la conservation et d’éviter leur surexploitation.

L’administrateur du bien d’autrui est également tenu à une obligation de loyauté[232]. Comme le précise l’article 1310 CcQ, « [l]’administrateur ne peut exercer ses pouvoirs dans son propre intérêt ni dans celui d’un tiers ; il ne peut non plus se placer dans une situation de conflit entre son intérêt personnel et ses obligations d’administrateur »[233]. Dans le cadre des communs, cette obligation de loyauté devrait être exercée au bénéfice de la communauté concernée. La présence d’une telle obligation est intéressante en matière de (biens) communs de manière à assurer une diligence vis-à-vis de l’ensemble de la communauté.

Au-delà, la présence de l’intérêt d’autrui dans l’administration du bien d’autrui permet une meilleure prise en compte d’un intérêt autre que celui du propriétaire. Par ailleurs, en cas de manquements, plusieurs recours sont prévus contre l’administrateur du bien d’autrui. D’abord, des actes peuvent être soumis à nullité[234]. De plus, des dommages-intérêts peuvent être octroyés[235]. Dans le cadre des communs, l’application d’un tel régime juridique permettrait donc d’aller au-delà d’une simple action en dommages-intérêts pour requérir la nullité d’un acte.

Conclusion

Cette étude a permis de montrer que le concept de communs gagnerait à être davantage reconnu en droit contemporain. Ultimement, il est le signe de ce qui a longtemps été dissimulé par le subjectivisme juridique dominant, à savoir que les individus se rassemblent en collectivités ou en communautés qui peuvent avoir des intérêts collectifs ou communs qui les poussent à assurer ensemble la gestion de certains biens. Cette préoccupation est d’autant plus importante s’agissant de biens essentiels à une communauté. On a trop souvent oublié qu’il existe plusieurs modèles propriétaires et que la propriété privative n’est qu’une forme de propriété caractéristique de la modernité en droit civil. Au contraire, il se pourrait que la propriété post-moderne soit davantage réaliste et collective que subjective et individuelle.

Au-delà de la figure de l’inappropriable, qui est apte à encadrer les communs inappropriés, le droit privé des biens, incluant la propriété traditionnellement privative et individuelle, peut s’adapter pour mieux saisir les communs. Si l’on admet que la propriété collective est une forme de propriété, celle-ci peut être mobilisée pour gérer les communs — ce qui permet de répondre à l’argument parfois présenté de l’absence de technicité ou de juridicité de la catégorie des communs. Comme nous l’avons vu, non seulement la propriété est une institution malléable qui se conjugue selon plusieurs modèles, mais il existe aussi une gradation de propriétés collectives permettant l’organisation des communs. De plus, la technique de l’affectation, et, plus largement, de l’administration du bien d’autrui dans le cadre de la fiducie québécoise, fournit un outil alternatif à la propriété particulièrement efficace pour la gestion des communs.