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Dans l’ordre et le désordre du secret[Record]

  • Marilou Craft and
  • Chloé Savoie-Bernard

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  • Marilou Craft
    Autrice et conseillère dramaturgique

  • Chloé Savoie-Bernard
    Autrice et docteure en littérature

Nous sommes Marilou Craft et Chloé Savoie-Bernard. Nous ne sommes pas des artistes de performance. Première vérité qui n’est pas un aveu, mais un constat. Nous n’avons étudié ni les arts visuels, ni la danse, ni l’interprétation. Marilou Craft est une femme de théâtre, mais travaille dans l’ombre. La seule véritable expérience que possède Chloé Savoie-Bernard des arts vivants en est une de spectatrice. Nous créons par les mots. L’expérience de l’écriture, nous la vivons plus souvent qu’autrement dans la solitude, chacune pour soi, devant nos ordinateurs. Nous partageons aussi une habitude : celle d’accumuler les cordes à nos arcs. Est-ce que qui trop embrasse mal étreint? Peut-être accumulons-nous les spécialités, les diplômes, les publications parce que nous sentons que nous n’avons d’autre choix que de nous multiplier. Nous nous devons d’être particulièrement polyvalentes afin de nous assurer d’être bien lues, bien entendues, vraiment vues. C’est peut-être une vérité de plus; il s’agit probablement d’une affaire de corps. Être femme artiste ne va jamais complètement de soi. Être femme artiste sans être femme blanche est sans doute encore moins évident. Et nous le sommes, les deux. Deux femmes, nées à un mois à peine l’une de l’autre, chacune d’une mère blanche d’origine québécoise et d’un père noir d’origine haïtienne. Pour nous assurer d’avoir une place quelque part, nous posons pied dans chaque espace qui s’ouvre à nous. Chaque interstice est une occasion d’exprimer la place que nous occupons, et peut-être, aussi, d’affirmer celle que nous désirons occuper. Notre visibilité, dans le milieu culturel où nous travaillons, est sans cesse à la fois activée et désactivée. Régulièrement, on nous demande de prendre la parole ou d’écrire sur le fait d’être noire. Régulièrement, on nous dit aussi que notre couleur n’importe pas. Entre visibilité et invisibilité, entre tokénisme et colorblindness, il nous a semblé que c’était généralement à nous de nous adapter, de faire en sorte que tout le monde soit confortable, que nos corps ne rendent personne mal à l’aise. Taire l’impact des coups durs. S’adoucir. Baisser la voix. Se lisser les cheveux. Maintenant, avez-vous envie de nous écouter? Et pendant que nous travaillons à soigner nos corps pour les rendre acceptables, qui en prend soin? Ces questions, nous nous les posions chacune de notre côté, sans même le savoir. Nous avons mis du temps à nous entendre, et encore plus à nous parler. Tout ce temps, nous nous connaissions sans nous connaître. Pourtant, nous nous voyions, dans des lancements, dans des spectacles, nous accumulions les salutations, repérant chez l’une et l’autre quelque chose, un air d’une jeunesse peut-être semblable. Nous projetions l’une sur l’autre une sensation que nous espérions partagée : celle d’être prise dans une sororité forcée, d’être encarcanée dans une identité ambiguë. Quand même, nous n’avions pas de connexion véritable. Quelque chose, lentement, s’est tissé au fil d’heures passées enfermées dans un même cubicule, à travailler par hasard au même emploi alimentaire. Nous nous sommes écrit quelques fois sur Twitter, puis sur Facebook. Nous n’étions toujours pas amies. Comme toutes les autres métisses à Montréal oeuvrant dans le milieu culturel, on nous confondait souvent l’une avec l’autre. Dans les dédales de cette relation qui n’en était pas vraiment une, Chloé a invité Marilou à écrire un texte pour Corps, un recueil qu’elle dirigeait. Pour la première fois, le fil qui les reliait se visibilisait : dans un même espace, elles disaient leurs corps, montraient leurs habitations. C’est à peu près à ce moment-là que la performance est arrivée, au détour de ces réflexions, certainement en partie arrimée à elles. Les commissaires Anaïs Castro …

Appendices