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Les droits humains ont suscité beaucoup d’intérêt au cours des dernières années, aussi bien en philosophie morale qu’en philosophie politique. Les questions abordées à ce propos, pour n’en nommer que quelques-unes, vont de celle de savoir quelle est la définition précise de ces droits[1], ou ce qui en constitue le fondement intellectuel ou culturel[2], à celle de savoir comment on doit penser le rapport qui existe entre les droits moraux et les droits légaux[3]. Les philosophes qui s’intéressent aux droits humains s’efforcent ainsi d’en saisir la nature, l’ampleur, le contenu, mais aussi et surtout d’établir les conditions nécessaires — sociales aussi bien qu’individuelles — sous lesquelles, seulement, ceux-ci peuvent jouer le rôle qui leur est assigné, à savoir de protéger les droits qui nous reviennent en tant qu’être humain, et ainsi d’assurer la satisfaction de nos besoins les plus fondamentaux[4]. Telles sont les lignes directrices autour desquelles s’organisent les textes rassemblés dans ce volume dédié à la question des droits humains et aux nouveaux développements que la discussion a connus à ce sujet dans le contexte de ce que l’on appelle les droits de « troisième génération » comme celui à l’auto-détermination culturelle de groupes minoritaires[5].

La nécessité de préciser en quoi consistent les droits humains (quel en est le contenu), ainsi que d’où ils viennent et à qui ils s’adressent, est au coeur de deux articles en particulier. Dans son article intitulé « Droits humains et minorités culturelles », Catala se demande s’il y a réellement un conflit entre d’une part les droits humains, censés dériver directement de valeurs considérées comme universelles, et d’autre part les droits revendiqués par certaines minorités culturelles, qui pourraient pour leur part sembler renvoyer à des demandes de protections particulières. Une telle dichotomie, si on l’accepte, pose un problème plus épineux encore en laissant entendre qu’il existe un conflit entre les normes sur lesquelles s’établissent les droits humains, et leur possible application ou implémentation concrètes dans le domaine politique. Cependant, comme le remarque Catala, il serait plus judicieux (et plus adéquat), dans le cadre de la discussion concernant les droits humains, d’établir une distinction entre d’une part les droits humains en tant que normes valables dans la sphère internationale, et d’autre part « les différentes justifications pouvant soutenir ces normes de conduite ». Une distinction similaire est proposée par Gilabert, à l’occasion de sa discussion concernant les différentes perspectives que l’on peut adopter sur les droits humains. Tout comme Catala avant lui, Gilabert traite de la question de la source et de la nature des droits humains en séparant deux perspectives différentes et souvent opposées : la perspective dite « humaniste », et la perspective dite « politique ». Selon la perspective humaniste, les droits humains sont censés protéger les intérêts fondamentaux de chaque individu à travers le globe, sans aucun égard pour sa nationalité, son appartenance culturelle ou son lieu d’existence. Nous pouvons voir s’exprimer ici la nature « universelle » ordinairement reconnue aux droits humains. Dans cette première perspective, la responsabilité de défendre et protéger ces droits incomberait à tous les membres de la communauté humaine. Par contraste, selon la perspective politique, les droits humains sont nécessairement de nature politique : leur revendication et leur mise en oeuvre dépendraient alors de l’État, à qui reviendrait la tâche de s’en soucier et d’en assurer la protection.

Plusieurs des contributeurs de ce volume adoptent la perspective humaniste dans leurs réflexions et analyses concernant les droits humains. Une première piste nous est offerte par Shue à l’occasion de sa discussion concernant les droits humains dans le contexte du changement climatique. On y retrouve l’interprétation humaniste sous la forme du principe « ne pas nuire », ou, plus précisément, de l’interdiction de causer du tort. Ceux qui, comme nous, résident dans des pays développés, pourraient ainsi s’acquitter de la tâche de protéger les droits humains de celles et ceux qui sont ou seront menacés par les effets du changement climatique — et risquent, ce faisant, de perdre jusqu’aux moyens d’assurer leur propre subsistance —, en réduisant et fournissant une compensation de leurs dépassements en matière d’émissions de carbone. Si on s’accorde sur l’idée selon laquelle la possibilité de satisfaire les besoins fondamentaux est garantie tant et aussi longtemps que les droits humains sont respectés — ce que la perspective humaniste autant que la perspective politique permettent d’accepter sans ambages — alors il faut reconnaître que chaque acte qui remet cette possibilité en cause représente une violation des droits humains et constitue une nuisance ou un tort causé à autrui. La responsabilité individuelle qu’implique le fait de prendre en charge la protection des droits humains à travers le globe prend alors une forme négative, à savoir celle de ne pas nuire aux intérêts d’autrui. Elle prend aussi une forme concrète : s’il existe un total maximum des émissions de gaz à effet de serre que nous pouvons nous permettre d’atteindre, au-delà duquel nous aggraverions les changements climatiques, alors chaque fois que nous dépassons le taux individuel qui « nous » revient, nous violons les droits de quelqu’un d’autre.

On aurait cependant tort de négliger ce que la perspective politique peut nous apprendre sur les droits humains dans un tel contexte. Dans sa réflexion intitulée « Les droits humains et les conflits armés », Jeangène Vilmer nous fournit ainsi un excellent exemple de droits dont la protection exige expressément l’intervention de l’État. Vilmer renvoie aussi bien aux cas « classiques » de violation des droits des citoyens de la part de l’État lui-même, comme ceux du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie dans lesquels les États se sont tournés contre leurs propres citoyens dans le but de poursuivre une certaine politique ethnoculturelle, qu’à des cas plus récents de guerre civile comme celle qui se déroule actuellement en Syrie. Dans de telles situations, seule la mobilisation de forces multilatérales et étatiques — employées conformément à la légitimité démocratique et soutenues par elle — pourrait assurer la protection des droits humains les plus fondamentaux. Notons cependant que ce qui motive les interventions humanitaires, telles que celles décrites par Jeangène Vilmer, ne se fonde pas sur autre chose que la conviction sur laquelle s’appuie également la perspective humaniste, à savoir que la protection des droits humains est une tâche qui incombe à tous, et non pas seulement à ceux qui sont plus ou moins directement affectés par la violation de leurs droits et à ceux qui sont à l’origine de cette violation. La question de la responsabilité, déjà abordée dans l’article de Shue, fait ici retour et exige qu’on établisse les différentes formes qu’elle peut prendre et qu’on en dresse une typologie, comme cela a pu être fait ailleurs[6]. Lorsqu’il y a violation d’un droit de la personne, il faut ainsi, au minimum, distinguer entre responsabilité causale et responsabilité réparatrice. Dans l’idéal, les deux coïncident, mais il peut exister des cas de violation de droits dont on doit assumer la responsabilité réparatrice, même si leur responsabilité causale ne nous incombe pas[7].

Les cas de violation des droits humains en raison des effets du changement climatique, comme ceux qui se produisent en situation de guerre, nous conduisent à porter davantage d’attention à la question des conditions de ces droits. Du point de vue normatif, est-il suffisant de se limiter à la protection des droits les plus fondamentaux ? Autrement dit, peut-on se contenter d’adopter l’interdiction de nuire ou de causer du tort, ou la protection des droits humains exige-t-elle une interprétation positive de nos obligations morales ? Comme le souligne Picavet à l’occasion de sa discussion concernant le handicap et le vieillissement, si on veut d’une part que les droits abstraits puissent vraiment jouer leur rôle et d’autre part mettre en place des conditions favorables à l’épanouissement individuel, on aura sans doute tout intérêt à considérer de plus près l’emploi que chacun peut vouloir faire de ses droits. L’auteur fait ainsi le lien entre la discussion qui entoure la question des droits humains et celle des capabilités, approche promue par Sen et Nussbaum depuis quelque temps et qui constitue une alternative importante à prendre en considération dans la conception que nous nous faisons des conditions du bien-être individuel. On retrouve alors ici l’articulation entre la perspective humaniste et la perspective politique, au moins dans la conception de Nussbaum qui s’avère particulièrement critique à l’égard des États qui affirment l’existence de droits sans cependant en assurer la protection ni garantir que ceux qui en ont besoin ont effectivement les moyens d’en bénéficier[8]. Selon Picavet, il faut être attentif au lien qui existe nécessairement entre la protection des droits humains et la capacité de développer une autonomie individuelle. Voilà qui pourrait constituer de nouveaux défis pour les États, autres que celui qui consiste simplement à assurer une protection abstraite des droits humains.

On présente souvent les droits humains comme le signe d’une réussite morale dans le développement d’un système étatique. Cependant, certains — plus critiques — affirment que ces droits n’ont plus de rôle à jouer dans la politique réelle contemporaine. Au moyen des articles qui viennent, nous espérons brosser un tableau, nécessairement incomplet mais néanmoins suffisamment suggestif, de toute la panoplie d’approches, de questions et de contributions que les philosophes ont su apporter au débat sur les droits humains.