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I. (Re)penser le mal avec Hölderlin

Avec la COVID-19 qui altère substantiellement les conditions de la vie humaine depuis plus d’un an, plusieurs questions urgentes surgissent, notamment celles qui concernent la vaccination et la gestion des milieux hospitaliers. Dans ces circonstances, une des plus anciennes questions philosophiques, celle de la justification du mal dans le monde, s’avère particulièrement actuelle. Il est intéressant d’aborder une question marquante, remontant au Livre de Job, qui demeure pertinente à notre époque. Confinement, couvre-feu, décès, délais hospitaliers, isolement ; pourquoi ces maux ? Si, dans la tradition philosophique, plusieurs ont tenté d’expliquer et de justifier l’existence du mal, le présent article tente de se replacer à la fin du xviiie siècle pour prolonger la parole de l’allemand Friedrich Hölderlin et démontrer comment elle a pu échapper au système kantien. Poète des poètes, Hölderlin aura donné à la poésie un fort penchant philosophique dans sa quête d’une pensée poétique de la condition humaine. Afin d’entretenir un dialogue philosophique avec son oeuvre, il faut s’en saisir en philosophe et en poète, en admettant cette conjonction interdisciplinaire entre philosophie et littérature. Le terme théodicée, désignant l’exercice de justification du mal par la défense de la cause de Dieu et qu’on attribue à Leibniz, sera ici utilisé largement pour désigner l’exercice, assumé ou non, d’explication et de justification du mal. Le criticisme kantien sera désigné en tant que moment décisif dans la pensée de la théodicée. Ce moment mérite un approfondissement afin d’analyser la façon dont Hölderlin, sans tenter une théodicée en bonne et due forme, fournit une solution de rechange aux explications apportées au problème du mal. Pour ce faire, son roman Hypérion sera étudié en rapport avec la pensée kantienne.

A) Le tournant kantien de la théodicée

Alors que la métaphysique moderne investit des concepts abstraits tels que celui de « Dieu » ou de « liberté », leur connaissance demeure spéculative. Cela transparaît dans les théodicées modernes des systèmes monistes, désignant Dieu en tant que cause unique du monde, dont la thèse leibnizienne fut l’une des plus systématiques. Basée sur le principe du meilleur, elle postule que Dieu, substance nécessaire, éternelle et intelligente, détermine le meilleur monde parmi un choix infini de mondes possibles, mais pour exister, un tel monde doit contenir du mal, et ce mal est une privation, il consiste en ce que la cause efficiente ne fait point[1]. Sans entrer dans la théodicée de Leibniz, on en retient le développement métaphysique probabiliste rigoureux, débouchant sur trois types de mal matériel. Le premier, le mal métaphysique, correspond à l’imperfection originale constitutive de la créature humaine[2]. Le second est le mal physique, soit la souffrance ; il n’est permis que par la volonté divine, en ce que Dieu ait voulu antérieurement le bien en soi, mais, étant donnée l’imperfection originale de la créature humaine, il ne puisse vouloir, conséquemment, que le meilleur pour celle-ci. Dès lors, il ordonne les choses pour que le mal physique serve de peine ou de moyen pour atteindre de plus grands biens ou éviter de plus grands maux, pour l’amendement et pour l’exemple, et pour que celui qui souffre puisse tendre vers une plus grande perfection ou puisse mieux goûter le bonheur[3]. Enfin, le mal moral, permis puisque Dieu veut, conséquemment, le meilleur en tant que fin, est une nécessité hypothétique de l’atteinte de cette meilleure fin possible, soit la création du monde dans lequel on vit. La volonté divine conséquente doit nécessairement permettre le mal moral, connu comme étant le « péché », qui s’avère une condition sine qua non du monde créé par Dieu, une « suite certaine d’un devoir indispensable », soit celui qu’il a de choisir absolument le meilleur[4].

La thèse leibnizienne sera, pour Kant, insatisfaisante, puisqu’elle demeure basée sur la spéculation de l’existence d’un Dieu en tant que cause unique du monde. Le tournant kantien exposera l’échec de la justification moderne du mal : elle se fonde sur une cause unique du monde alors que la possibilité de connaître cette cause devra elle-même être remise en doute. Le projet kantien, en une phrase, sera de borner la connaissance rationnelle pour en tirer des lois pratiques et applicables. Pour nos fins, relevons deux apports kantiens fondamentaux.

Le premier concerne la possibilité de connaissance, par une synthèse originaire permettant de saisir en une connaissance la diversité de représentations différentes. Cette synthèse est pure lorsque le divers est donné a priori, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas empirique. Cependant, comme cette synthèse résulte de l’imagination, l’esprit humain a besoin de concepts pour connaître au sens propre. Pour Kant, les représentations de l’esprit sont pures quand elles sont indépendantes de la sensation ; de ces représentations découlent des intuitions a priori dans l’esprit qui sont donc des intuitions pures[5]. Avec l’esthétique transcendantale, Kant isole la sensibilité pour n’observer que l’intuition pure et la forme des phénomènes, correspondant à l’ordonnancement du divers selon certains rapports[6]. Il désigne deux formes pures de l’intuition sensible, l’espace et le temps[7]. Ensuite, c’est la logique transcendantale qui permet de ramener la synthèse pure des représentations à des concepts. Comme la pensée est spontanée, la synthèse pure procède de l’entendement pur, que Kant divisera en quatre catégories dans l’analytique transcendantale[8]. Or, et cela est primordial pour notre problème à venir, la synthèse pure a pour fondement l’unité synthétique a priori, c’est-à-dire que l’entendement est en mesure d’unifier le divers en le rassemblant sous un concept, mais cette opération n’est seulement possible que par ce qui est découvert dans l’intuition pure a priori correspondant à un concept de l’entendement[9]. Ainsi, tout ce qui peut être connu grâce à l’entendement ne l’est qu’en raison de l’unité transcendantale et nécessaire de l’aperception, c’est-à-dire l’intuition pure du temps et de l’espace, qui contient les principes permettant l’entendement pur.

Le second apport, qui sera approfondi plus après dans l’analyse, est celui de la loi morale. Considérant les fondements de la raison pure précédemment esquissés, Kant désire résoudre, dans la deuxième critique, un problème plus pratique : la détermination de la volonté, référant au concept de liberté, ne peut être accomplie par la raison pure, puisque l’entendement ne contient pas le concept de liberté. C’est plutôt la raison pure pratique qu’il faut considérer pour comprendre ce qui cause la volonté ; cela donnera une loi de la causalité de la volonté, constituée de propositions fondamentales. Certaines, subjectives, seront des maximes concernant la volonté individuelle d’un sujet ; les lois pratiques, elles, seront objectives du fait qu’elles valent pour la volonté de tout être raisonnable[10]. Le point crucial est celui-ci : il n’y a que la forme des lois pratiques qui puisse déterminer une volonté universelle, mais comme elle n’est pas empirique, cette forme est indépendante des phénomènes, elle est donc liberté au sens transcendantal. Comme la liberté n’est pas empirique, l’esprit a d’abord conscience de la forme de la loi pratique inconditionnée ; de la même manière que l’entendement pur est le concept issu de la synthèse pure a priori, la volonté pure est le concept issu de la loi pratique pure a priori.

Ainsi, c’est la moralité qui détermine notre volonté, et cela déterminera le concept de liberté[11]. Cet ordre de concepts est interne à chacun et la raison pure donne à l’homme une loi universelle, la loi morale, ordonnant catégoriquement des obligations à l’encontre des désirs humains, puisqu’elle est inconditionnée, elle n’est que forme à laquelle chaque volonté autonome peut référer indépendamment de l’expérience[12]. L’impératif catégorique a pour forme légale « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle », conférant alors l’universalité à la loi que se donne la volonté pure. La liberté de se donner la loi morale étant transcendantale, cette loi détermine la volonté à donner au monde sensible « la forme d’un tout composé d’êtres raisonnables », à produire en pratique ce que la raison pure produirait si elle avait un pouvoir pratique, c’est donc dire le souverain Bien[13]. Ce Bien, en tant qu’il est « objet a priori de la volonté déterminée par la loi »[14], constitue en pratique le fait d’être libre de se donner la loi. La loi universelle s’oriente ainsi vers la « nature raisonnable qui existe comme fin en soi », d’où la forme que prend l’impératif pratique consacrant la dignité humaine : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[15]

Ainsi, nous avons brièvement saisi comment le criticisme kantien procède pour délimiter les conditions de connaissance philosophique et la façon dont il se transpose en éthique. Puisque les limites de la raison humaine imposent de repenser une éthique selon ce que l’humain est en mesure de connaître, l’éthique kantienne est déontologique ; chaque humain a le devoir d’obéir à la loi morale universelle qu’il se donne, et sa liberté constitue le fait de se donner sa propre loi[16]. Ce postulat mène Kant à aborder le problème du mal, et ce, de plusieurs façons ; il a directement répliqué aux essais de théodicée leibniziens, mais il a aussi inscrit le mal dans une perspective historique et cosmopolitique, puis finalement dans une perspective religieuse avec le « mal radical ». L’attention sera ici portée sur sa théodicée puisqu’elle permet de cerner la logique de son explication du mal et d’achever la problématisation. Le cosmopolitisme sera abordé dans l’analyse.

Le titre Sur l’insuccès de toutes les tentatives en matière de théodicée ne laisse pas languir quant à l’intention de Kant ; il veut démontrer que le problème du mal n’a pas été résolu, sous prétexte qu’il fût traité de façon erronée, c’est-à-dire que les réponses apportées s’appuyaient sur des concepts dépassant l’entendement humain, le plus prééminent d’entre eux étant le concept de « Dieu ». Devant le « tribunal de la raison », Kant reprend les théodicées spéculatives modernes pour les prouver illégitimes ; reposant sur une doctrine de la création, elles admettent la finitude de la connaissance humaine, mais résolvent toutes les dissonances entre la présence du mal dans le monde et la sagesse suprême de Dieu[17]. C’est pourquoi Kant veut effectuer une théodicée pratique qui ne comble pas l’écart entre le droit et le fait par un acte de confiance, mais reconnaît cette impossibilité de donner droit à la raison dans le problème du mal[18]. Le mal, selon lui, est un antifinalisme ; ce qui répugne à la fin est mal. Cet antifinalisme correspondrait, chez Leibniz, à la volonté divine antécédente qui veut nécessairement le meilleur des mondes possibles[19]. Cependant, dans sa distinction tripartite de l’anti-final à saveur leibnizienne, Kant va inverser, puis nuancer l’ordre hiérarchique de Leibniz ; l’anti-final est soit moral (péché), physique (souffrance, douleur), ou disproportionnel.

C’est au niveau de la disproportion que Kant s’écarte le plus de Leibniz ; d’abord, le mal métaphysique leibnizien n’est pas en amont des autres types de mal. Pour Kant, ce mal est inexistant, puisque sa justification ne peut reposer que sur une spéculation. Aussi, la disproportion concerne trois attributs mutuellement exclusifs du concept moral de Dieu, ce qui signifie que Kant délimite son enquête au domaine moral, le Dieu de la religion n’étant que croyance, et le Dieu purement transcendantal n’étant que spéculation[20]. L’existence du concept de Dieu ne se prouverait donc que par la morale, qui permet de lui attribuer la sainteté (création du monde), la bonté (conservation du monde) et la justice, qui, elle, précisément renvoie à la question de la disproportion des crimes dans le monde[21]. Sans s’attarder sur la façon dont Kant mobilise la raison pratique pour réfuter la validité des théodicées spéculatives à l’égard de chaque type d’anti-final, c’est sa propre thèse qu’il convient de mieux cerner pour nos fins.

Kant rénove le problème du mal : établissant que « notre raison est absolument impuissante à pénétrer le rapport qu’un monde tel que nous pouvons toujours le connaître par expérience entretient avec la suprême sagesse », il veut prouver qu’on peut mettre fin « pour toujours » au procès de la sagesse suprême dans la question du mal en restreignant nos prétentions à l’endroit de ce qui est « trop élevé pour nous »[22]. C’est la « sagesse négative » kantienne ; il y a nécessité de refuser d’essayer de connaître quelque chose qui dépasse les limites de l’entendement humain. Il y a une sagesse artistique avec un pouvoir spéculatif ordonnançant, mais aussi une sagesse morale, celle de l’impératif catégorique précédemment survolé.

Ceci est très important : Kant établit l’impossibilité d’unifier conceptuellement la sagesse artistique à la sagesse morale dans un monde sensible, donc l’impossibilité de justifier le mal vécu par une cause unique qui en assure la nécessité ou l’utilité[23]. Unifier ces sagesses est de l’ordre du suprasensible ; le monde en tant que souverain Bien ne peut être connu par l’entendement humain[24].

Cela pose à nouveau le problème de la relation entre déterminisme et liberté, que Kant résout en vertu de la loi morale ; ce Dieu méconnaissable, s’il a une volonté déterminante, la transmet à l’humain par l’entremise de la raison pratique, et cette dernière, législatrice souveraine commandant l’action humaine, doit être considérée comme « l’exégèse immédiate de la voix même de Dieu, par laquelle il donne un sens à la lettre de sa création »[25]. En d’autres termes, l’on ne peut connaître Dieu, mais l’on connaît l’impératif catégorique de la loi morale qu’on se donne à soi-même, et cet impératif doit être reçu comme une volonté déterminante de Dieu qu’on accepte librement de se donner à soi-même, annulant ainsi la tension entre le déterminisme et la liberté. En vertu de cette interprétation, Kant nuance aussi la notion d’erreur en tant que source du mal. L’erreur de vérité objective ne pourrait, comme chez Descartes, relever du péché. Ce qui est mal, chez Kant, est la conscience subjective de croire qu’on émet un jugement objectivement vrai ; la conscience morale formelle est la seule susceptible de se tromper, puisqu’elle consiste à prendre conscience d’un croire avant d’affirmer quoi que ce soit[26]. Il y a alors un fort accent mis sur la subjectivité, puisque la source du mal est dans le penchant humain à « se tromper soi-même »[27]. Il n’y a pas de malin génie, mais une malignité de l’humain orientant son intention de nuire à dessein vers une fin visée. Il y a aussi une indignité de l’humain mauvais en soi qui, par le mensonge, emploie un moyen toujours condamnable « puisque l’homme va jusqu’à pouvoir falsifier ce qu’il affirme intérieurement devant sa propre conscience morale »[28]. La volonté de l’humain lui permet de corriger sa malignité et de résoudre le mal qu’est l’hostilité. Cependant, il serait déterminé au penchant à se tromper soi-même, qui caractérise le mal qu’est la fausseté. C’est ce penchant que Kant nommera le « mal radical »[29].

Ainsi, on aperçoit comment l’explication du mal a été rationalisée selon des méthodes de plus en plus systématiques au courant de la modernité. Notre raisonnement logique implique de concéder à Kant sa réfutation des théodicées rationalistes, bien que ce débat, toujours d’intérêt, n’atteindra jamais son terme aussi clairement. Pour notre réflexion, nous admettons que Kant a mis une limite claire aux théodicées modernes en plaçant la source du mal dans l’humain qui se donne sa propre loi morale, sans se justifier grâce à l’entendement divin, mais plutôt en acceptant de ne pas la connaître. Mais il semble que des réponses alternatives au problème du mal furent apportées non seulement en marge de Kant, à la même époque, mais aussi en marge de la méthode rationaliste moderne. Parmi elles, celle du poète Hölderlin. Nous avons remarqué que les réponses modernes au problème du mal procèdent par l’imposition toujours plus rigide de limites à la possibilité même de justifier le mal par la voie d’une connaissance rationnelle, écartant par le fait même la possibilité d’accéder au concept pur de Dieu et à la connaissance d’une cause unique au monde tel qu’il est. Pourtant, une pensée comme celle de Hölderlin, obsédée par la Beauté, manoeuvre à l’intérieur des limites kantiennes de la rationalité tout en relativisant la suprématie de la loi morale[30]. Mais Hölderlin « ne devrait être rien dont nous puissions nous réclamer, ni autorité, ni modèle, ni oracle »[31]. Sa pensée émerge de l’ambition, partagée par les jeunes Schelling et Hegel, de trouver un fondement au criticisme kantien ; mais Hölderlin se distingue en délaissant la voie rationnelle de la connaissance qu’empruntera l’idéalisme allemand[32]. Mais alors, comment offre-t-il, tacitement, une alternative aux réponses modernes à l’égard du problème du mal ? En analysant sa pensée dans le roman Hypérion, l’hypothèse est que Hölderlin nous mène à déceler une réponse au mal dans l’expérience passagère de la Beauté, seulement possible lorsque l’individu prend conscience de sa disharmonie avec un monde dont l’unité est insaisissable.

B) L’Un disharmonique en tant que cause du mal

L’oeuvre de Hölderlin est étudiée dans plusieurs disciplines, notamment la philosophie, la littérature et la théologie. Notre démarche fait interagir les pensées de Kant et Hölderlin sur le plan philosophique en s’appuyant sur une oeuvre littéraire. Nous articulons la pensée de Hölderlin depuis son roman Hypérion à la pensée kantienne, qui servira de cadre de référence. L’objectif est clair : montrer, grâce à l’interaction entre la pensée de Kant et l’Hypérion, que Hölderlin apporte une solution de rechange aux théodicées modernes. Ce faisant, il refuse une métaphysique spéculative, puis repositionne la cause et la réponse au mal avec une approche du concept d’unité qui se distingue de l’approche kantienne ; de la connaissance transcendantale, l’unité sera ramenée à la sensation.

Il faut d’abord introduire le fait que la théodicée d’Hypérion est tacite. Nous savons que la signification courante du mot « mal » est multiple : douleur, souffrance, erreur, malfaisance… Leibniz et Kant, dans leur théodicée respective, distinguent les types de mal ainsi que leurs causes spécifiques. Dans l’Hypérion, Hölderlin n’effectue pas de théodicée formelle, donc il ne distingue pas les types de maux entre eux. Nous avançons que le mal supporté et vécu par Hypérion englobe tous les types de maux : c’est un mal ontologique, un mal en tant que vie même, compris grâce aux différents aspects de l’unité disharmonique hölderlinienne.

Avant même la publication d’Hypérion en 1797, le jeune Hölderlin commence à formuler sa pensée de l’Un disharmonique. Dans « Jugement et être »[33], publié en 1795, Hölderlin oppose le jugement, en tant que séparation, à l’être, entendu comme une union entre le sujet et l’objet. Au fondement de cette opposition se trouve la conscience de soi, comprise comme « une chute, un arrachement de l’homme de l’unité originelle avec la nature »[34]. Le jugement permet à l’humain conscient de lui-même de spéculer et analyser, alors que l’être est présupposé à l’humain. On ne peut rien déduire de l’être grâce au jugement, c’est-à-dire que l’être transcende le jugement, il incarne toute réalité sans être saisissable par la pensée[35].

Il y a une inévitable séparation vécue par l’homme conscient entre lui-même et la nature, dès lors que « l’acte de la prise de conscience est toujours en même temps un acte de séparation du sujet et de l’objet, le sujet individuel se distingue par sa conscience »[36]. Ce mouvement de prise de conscience de soi, d’arrachement à l’unité originelle, est un mouvement « excentrique »[37], c’est-à-dire que l’homme est destiné à s’éloigner de son centre originel, de l’unification infinie de son être avec la nature.

L’Hypérion est central dans la pensée de Hölderlin : il précède ses odes, élégies, et hymnes, puis on y décèle ce qu’il appellera la « sensation transcendantale » dans l’essai « Histoire de l’esprit poétique »[38] publié en 1800. Cette sensation désigne un état poétique menant à l’acte créatif, où s’harmonisent la subjectivité, l’objectivité et l’intuition intellectuelle de l’homme. L’intuition intellectuelle hölderlinienne serait une illumination au caractère sacré, union mythique entre le sujet et l’objet, mais qui soustrait l’homme à sa temporalité nécessaire[39]. Or, Hölderlin n’est pas un penseur du mystique atemporel : il unifie les dimensions subjectives, objectives et intuitives de l’être dans la « sensation transcendantale », grâce à laquelle l’homme conscient de soi ressent une harmonie dans la nécessaire opposition entre lui-même et la nature[40]. Les moments d’extase d’Hypérion correspondent bien, nous le verrons, à ce que Hölderlin en viendra à nommer « sensation transcendantale » (transzendentale Empfindung)[41].

Le roman Hypérion est donc choisi, car il synthétise la pensée fragmentaire du jeune Hölderlin, il illustre sa conception du mal et, exprimant des concepts que le poète ne parviendra à articuler que quelques années plus tard, il s’avère un moment charnière de sa pensée. Par exemple, « l’esprit poétique » fait l’objet d’un essai en 1800, mais à l’époque d’Hypérion, Hölderlin pensait déjà le paradoxe de l’esprit poétique, dont « [l’]unité ne peut pas être celle d’une pure identité à soi, mais doit être l’unité de ce qui se distingue de soi-même, de ce qui se sépare continuellement de soi : l’unité de ce qui est unifié, c’est-à-dire de ce qui porte en soi une séparation »[42]. Hypérion est la manifestation littéraire de l’esprit poétique.

Pour montrer comment Hölderlin, avec l’Hypérion, apporte une solution de rechange aux théodicées modernes, il faut survoler la trame du roman et observer comment le mal vécu par Hypérion répond du concept d’unité. Ensuite, on verra, par rapport à Kant, que le concept hölderlinien d’unité renvoie au concept de Beauté, sous-tendu par les thématiques de l’amour et du destin excentrique.

Pour procéder, on doit relever les moments successifs où Hypérion prend conscience de son unité disharmonique avec le monde. Dans ce roman épistolaire, Hypérion est un personnage grec vivant à l’époque moderne et transmettant des lettres à son ami allemand Bellarmin et à son amoureuse Diotima. L’action se produit dans la mémoire d’Hypérion, revenant « aux régions abandonnées »[43] de sa vie, ce qui crée l’effet d’une contemplation méditative des événements de son passé et qui permet une compréhension dialectique du souvenir, puisque les allers-retours entre les reliefs du passé et la fatalité du présent sont constants[44]. Dans la première partie, Hypérion raconte les moments d’exaltation émerveillée de sa jeunesse, tout comme les premiers constats de sa constante disharmonie avec le monde. Ces phases dialectiques sont incarnées par trois rencontres. La première est celle d’Adamas, transmettant à Hypérion ses premiers apprentissages de la sagesse, rappelant la sagesse morale kantienne : « qu’est-ce que perdre, si l’homme peut se trouver ainsi, à l’intérieur de ses limites propres ? Toutes choses sont en nous »[45]. Adamas partant pour l’Asie à la recherche d’un peuple sage[46], Hypérion vit sa première impression de rupture avec le monde sensible et suprasensible qu’il croit connaître. Délaissé sur une île lui étant devenue « trop étroite »[47], il décide de quitter son pays natal et les « habitants du ciel »[48] incarnant les divinités grecques ayant meublé son imaginaire d’enfant.

Adolescent, Hypérion vit une première expérience du désir de liberté, thème qui traverse l’interprétation moderne du problème du mal. Auprès d’Alabanda, qui s’avère appartenir à un mouvement radical porté à la barbarie, Hypérion se voit d’abord « exalté par des espérances illimitées » en dénonçant un État prégnant sous prétexte qu’il ne peut « obtenir par la force ce que l’amour donne, ou l’esprit »[49]. Or, ne voulant pas s’associer aux factions politiques usant de la force dans une perspective perfectionniste intergénérationnelle, Hypérion se détache d’Alabanda et de ses propres espérances[50].

C’est alors qu’il rencontre Diotima. Inspirée de la Diotime du Banquet[51], elle incarne l’amour, mais surtout, dans les termes de Françoise Dastur, « la présence même de l’infini dans le fini »[52]. Diotima est la clef de voûte pour saisir le concept d’unité :

Je l’aurai vue une fois, l’unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin du temps, je l’ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine […] Ô vous qui recherchez le meilleur et le plus haut, dans la profondeur du savoir, dans le tumulte de l’action, dans l’obscurité du passé ou le labyrinthe de l’avenir, dans les tombeaux ou au-dessus des astres, savez-vous son nom ? Le nom de ce qui constitue l’Un et le Tout ? Son nom est Beauté. »[53]

Hypérion montre que la poétique hölderlinienne exige « l’unité et l’éternité en chaque moment »[54]. Si sa poétique doit, dans les dires de Cassirer, « condenser en un seul moment tout le contenu idéel qu’elle exprime, et lui donner corps en une forme bien délimitée, une figure unique »[55], alors Diotima est cette figure unique. Hypérion ira jusqu’à affirmer qu’avant « l’un distinct de soi-même » héraclitéen, l’essence de la Beauté n’était pas dite, et dès lors la philosophie était inexistante[56] ; ce pour quoi le lieu transcendantal de l’Un au sens kantien du terme est, chez Hölderlin, dans un « harmoniquement-opposé qui s’éprouve, se reconnaît soi-même, par l’objet extérieur qui assure le maintien dans l’unité »[57]. Diotima devient la possibilité la plus totale de cet objet extérieur unifiant la nature en tant que cette dernière serait « la totalité elle-même du processus tout entier de différenciation qui est à l’oeuvre dans l’univers et qui inclut en lui l’être humain et ses productions »[58]. Or, dans la seconde partie du roman, « Diotima changea étrangement »[59].

En effet, Hypérion, après une virulente critique de la philosophie occidentale moderne, sous prétexte que « l’intellect pur n’a jamais rien produit d’intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable »[60], ne peut éteindre sa nostalgie d’une antiquité grecque qu’il n’a pas connue et dont il désire ramener les idéaux parmi le monde moderne. En se demandant « comment, nature libre des Grecs, as-tu pu te laisser asservir ? »[61], il trouve la réponse par son engagement dans la guerre de libération du Péloponnèse auprès de son ancien ami Alabanda, avec qui il se réconcilie. Certes, Diotima ne le retient pas, même qu’elle aide Hypérion à comprendre que ce qu’il cherche est un temps meilleur, un monde plus beau. Cependant, le départ d’Hypérion, motivé par une recherche d’unité « effective »[62] passant par la libération des peuples, cause un mouvement de séparation qui lui sera fatal, ainsi qu’à Diotima. Aux termes de la guerre, Hypérion devient désabusé de voir ses hommes, vainqueurs, qui ont :

pillé, massacré, sans distinction […] cette terre funèbre et nue que je voulais vêtir de bois sacrés, orner de toutes les fleurs de la vie grecque… »[63].

Effet du destin, Hypérion obtient la nouvelle du trépas de Diotima qui lui laissait savoir, dans une lettre d’adieu, que depuis son départ, une « fatigue toujours plus grande pesait sur [s]es membres mortels »[64]. Ayant quitté Alabanda pour aller retrouver Diotima qu’il pensait vivante, Hypérion se retrouve seul, renié par ses parents, avec un regard qui « errait sans plus oser considérer la beauté de la terre »[65]. Il quitte, pour un séjour en Allemagne, cette terre (grecque) de laquelle il dressera un portrait peu reluisant :

Là, les hommes, qui sont pourtant tous nés dans la beauté, se font de plus en plus sauvages, arides ; le sens de la servitude augmente avec la grossièreté, l’ivresse avec le souci, et avec le luxe, la faim et l’angoisse de se nourrir ; les dons de chaque année tournent en malédiction, et les dieux fuient[66].

II. Une question d’unité : comprendre le mal grâce au Beau

« J’en dirai plus une autre fois », écrit Hypérion à Bellarmin après avoir affirmé que « la réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble »[67]. C’est qu’il est retourné en Grèce, parvenant à vivre des instants de paix où même Diotima lui semble présente, mais ces instants demeurant temporaires, ils ne scellent jamais le Beau dans un Tout fini. On voit se dessiner, dans ces dires, la pensée dialectique allemande du xixe siècle ; pourtant, le concept d’unité chez Hölderlin se taille une place en marge des systèmes idéalistes, puisqu’il repose sur un « sentiment lyrique du monde » permettant de concentrer « comme en un instant, tout le contenu de la vie et ce qu’elle contient de plaisir et de douleur »[68]. Contrairement à la « pensée de la pensée » qui clôt la dialectique hégélienne, Hölderlin ne résout pas le moment négatif[69]. Hypérion en dira plus une autre fois ; il n’y a pas de synthèse de l’unité, mais seulement « l’unité qui ne peut faire l’Un »[70], le sentir qui ne peut la faire advenir. Cette unité se comprend par le concept de Beauté. Pour y parvenir, revenir à Kant est nécessaire.

A) Le Beau kantien : vers la morale

En première partie, les postulats fondamentaux de Kant par rapport à la raison pure et à la raison pratique ont été résumés. À partir de ces bases théoriques, il faut approfondir quelques notions afin de pouvoir mettre la pensée de Hölderlin en perspective. Conséquemment, la faculté de juger et la notion de cosmopolitisme seront des outils kantiens permettant de comprendre certaines spécificités de l’unité hölderlinienne, directement liée au Beau.

D’abord, il faut préciser que la philosophie de Kant est aussi une philosophie de la finitude ; il y a un infini, mais en tant qu’être fini, l’humain doit se limiter à ce que sa raison peut connaître. Nous avons vu que, chez Kant, le concept d’unité est lui-même un a priori, il est dans l’aperception synthétique a priori du sujet pensant qui, avec les concepts de l’entendement, synthétise l’empirique et le transcendantal, et ainsi, l’unité du sujet avec son monde lui est antécédente[71]. Il s’agit d’une unité objective ; « tout le divers donné dans une intuition est réuni dans un concept de l’objet »[72]. Cette unité n’est possible qu’en amont de l’unité subjective de la conscience, qui, elle, est phénoménale, donc empirique et a posteriori de l’unité objective fondant la synthèse empirique. La conscience empirique de l’unité de soi-même par rapport au monde est un effet de l’unité transcendantale de l’aperception, qui, elle seule, permet l’intuition de l’unité en tant que Tout[73]. Comme elle est préconceptuelle, a priori, la compréhension de l’unité n’est pas empirique ; elle se produit avant les jugements analytique et synthétique, et on répond de cette compréhension première et finale à chaque fois que l’on interagit avec le monde empirique[74]. La possibilité d’unité est ainsi continuelle dans la mesure où le sujet même est la source de connaissance du monde empirique grâce à l’espace et au temps aprioriques. Cependant, la conscience de soi reste subjective, car nécessairement empirique[75].

Plus simplement, chacun a donc un « soi » qu’il ne peut connaître et qui fonde l’identité et l’unité empiriques au cours du temps, mais l’unité du soi empirique avec le soi transcendantal est impossible. Et Kant maintiendra certes les présupposés que sont Dieu et l’immortalité de l’âme comme nécessités, non pas en ce qu’elles permettraient une plus grande unité effective dans le monde sensible, mais parce qu’elles sont des mobiles qui motivent l’humain à agir selon une croyance en un suprasensible qu’il peut produire par l’imagination, mais dont la connaissance lui sera a priori toujours impossible de son vivant[76]. L’unité empirique subjective est donc la conscience de soi en tant que répondant d’une unité transcendantale objective et elle se matérialise par la prise de conscience de sa propre liberté de se donner, par la raison, une loi morale universelle.

Cette loi morale va de pair avec une vénération de la nature à laquelle Hölderlin semblera faire écho. Sous « le ciel étoilé » au-dessus de lui et avec « la loi morale » en lui[77], Kant indique que la conscience de sa propre existence suffit à voir que l’importance de l’humain est d’une part anéantie par l’immensité, mais qu’elle est aussi confirmée par la capacité de raisonner qui lui est interne et qui le distingue, dans le monde sensible, de l’animalité. La loi morale tout comme le ciel sont des infinis que l’on peut apprendre à admirer par la réflexion. La raison est la faculté qui consacre la finitude humaine puisqu’elle engendre la conscience morale, prouve la liberté transcendantale et est digne d’être observée en vertu du sentiment pur qu’est le respect[78]. On voit mieux comment Kant pense l’unité empirique de la finitude humaine : le besoin de connaître la liberté transcendantale est complètement écarté, tout comme celui de connaître le Dieu originaire ou l’après-vie. Le sentiment pur de respecter la loi morale est la voie vers l’Un qui nous est accessible empiriquement, vers l’unité consciente de soi-même en tant qu’instance libre de se donner sa loi et capable de comprendre le monde empirique grâce à son entendement. Or, un problème reste : puisque les maximes universelles sont susceptibles d’être interprétées subjectivement en pratique, l’entendement ne peut émettre de jugement déterminant sur la moralité en tant qu’objet empirique. En d’autres termes, l’entendement ne peut subsumer chaque geste humain isolé sous un concept pur afin d’en juger la moralité. Pour résoudre cette possibilité de contingence, Kant se tourne vers le jugement réfléchissant.

Cela nous mène au concept de Beauté chez Kant, exposé dans la Critique de la faculté de juger. Rappelons que Kant fait de l’usage pratique de la raison pure, par les principes a priori de la loi morale, la fin architectonique de l’humain, étant donné que la raison commande a priori et de ce fait qu’elle est liberté pratique, mais non liberté transcendantale[79]. Dans cet ordre, si la moralité mène au Bien, la troisième critique vise à subordonner le Beau au Bien, puisque le premier est en mesure de rendre le second intelligible et universel et de répondre à la problématique de la subjectivité morale[80]. Or, pour connaître le Beau, Kant procède par l’Analytique transcendantale grâce aux catégories de l’entendement. Dès lors, le Beau s’analyse en qualité, quantité, relation et modalité[81]. Respectivement, il a la qualité d’une satisfaction désintéressée, il plaît universellement et sans concept, il est la forme de la finalité d’un objet et il est une norme subjective de conviction[82]. Sans s’écarter, il faut surtout soulever ceci : pour Kant, le jugement du Beau est réfléchissant puisqu’il ne soumet pas le donné sensible à des lois générales issues des concepts de l’entendement, cette opération appartenant au jugement déterminant. Donc, le Beau n’est pas compris par l’entendement, car il ne peut être conceptualisé, il se révèle plutôt dans un sentiment intime instantané, détaché de l’a priori. Le Beau demeure alors une approximation. Il ne peut être connu que par le jugement de la relation subjective éprouvée entre une sensation et sa représentation indéterminée dans l’entendement[83].

L’impossibilité de connaître la Beauté par l’entendement implique la tentative de connaître le sentiment subjectif éprouvé à sa rencontre. Kant tente d’universaliser le Beau non pas grâce aux concepts, mais par le sentiment qu’il suscite. En vertu de la définition catégorique du Beau, ce sentiment est compris par un jugement de goût[84]. À l’inverse, l’agréable et le bon sont le fait de jugements de connaissance qu’il est possible de comprendre par les concepts de l’entendement[85]. D’autre part, le Beau n’est pas le sublime, qui, lui, est plutôt une représentation de l’Idée de l’infinité de la nature en tant que totalité absolue, et qui permet une intuition intellectuelle, distincte de la raison ou de l’imagination seules, de l’infini « absolument grand »[86]. C’est notamment devant les catastrophes naturelles que le sublime peut être appréhendé par le jugement réfléchissant.

En ce qui nous concerne, il faut principalement retenir que le Beau ne peut être jugé objectivement ; l’entendement ne peut catégoriser la sensation par ses concepts, et donc il doit juger en réfléchissant le sentiment subjectif issu d’une rencontre singulière générant ce sentiment. Ainsi, Kant mobilise le jugement réfléchissant comme vecteur de moralité[87]. Dans la mesure où juger le Beau collectivement exige « une sorte de sensus communis » pour communiquer un « sentiment intérieur d’un état de l’esprit qui apparaît comme correspondant à une fin »[88], il y a un risque de contingence étant donné que l’objet du Beau est indéterminé. Dès lors, pour s’entendre sur le Beau, il faut être en mesure de penser par soi-même, penser à la place de tout autre, et toujours penser en accord avec soi-même[89]. Il y a, dans la faculté de l’humain à prononcer un jugement réfléchissant, les ingrédients parfaits pour fonder une société morale, puisque s’entendre à propos du Beau, qui échappe à l’entendement, permet d’apprendre à sociabiliser, puisque le jugement réfléchissant porte sur le sentiment subjectif de soi-même et d’autrui. Dès lors, si la loi morale est en chacun de nous, elle peut aussi être observée collectivement, et le jugement réfléchissant devient essentiel dans le contexte d’une éthique déontologique. Le Beau kantien n’est donc pas un vecteur d’unité avec le monde sensible et suprasensible, puisque son objet demeure indéterminé pour la raison ; l’unité est à rechercher dans la connaissance, non dans le sentiment. Du Beau kantien découle le jugement réfléchissant favorisant la résolution du problème moral de l’insociable sociabilité humaine.

Ce problème, Kant le posait avant même d’écrire la deuxième critique[90]. L’insociable sociabilité, reliée au « mal radical », permettra de saisir le concept d’unité et de bien mettre en perspective le Destin hölderlinien. L’unité kantienne est, sur le plan subjectif, possible hypothétiquement grâce à la connaissance rationnelle, mais elle ne peut être effective que si l’humain se donne le bonheur auquel il est destiné, et ce, grâce à son attribut naturel qu’est la raison[91]. Cependant, le dessein de la nature doit être appréhendé dans la perspective de l’espèce ; les dispositions naturelles de l’homme doivent se déployer de manière exhaustive et finale, et ce déploiement doit guider l’homme dans son développement, mais ce n’est pas au plan individuel qu’il faut espérer un tel déploiement[92]. L’homme, en tant qu’espèce naturelle dotée de raison, doit « tirer tout de lui-même »[93]. La finalité de l’espèce est alors un progrès intergénérationnel qui ne s’accomplit que par « une société civile administrant universellement le droit »[94], mais qui implique l’antagonisme entre l’inclination de l’homme à s’associer « car dans un tel état il se sent plus homme », et son inclination à s’isoler en écoutant sa bestialité[95]. Cette inclination qu’est l’insociable sociabilité mène entre autres à la société, à la culture et aux institutions légales[96]. Or, pour Kant, le fait d’être civilisé n’équivaut pas au fait d’être moralisé ; la culture et la civilité portent au bonheur trompeur dans une société inaccomplie, c’est-à-dire amorale. La solution kantienne repose dans la constitution d’un cosmopolitisme, puisque des États individuels, portés à l’expansion et aux guerres, ne forment pas leurs citoyens au Bien ancré dans une intention morale bonne, mais aux visées qui vont à l’encontre de la loi morale[97]. Ce projet, inatteignable dans l’immédiat, doit cependant faire l’objet d’une certitude, et ainsi, Kant explicite sa conception du destin, justifiant que l’on devrait tendre vers l’établissement futur et lointain de « ce que la nature a pour dessein suprême d’établir, à savoir une situation cosmopolitique universelle comme foyer au sein duquel se développeraient toutes les dispositions originelles de l’espèce humaine »[98].

Cette ambition est une clé pour notre analyse. Nous avons compris que, chez Kant, à l’origine, l’humain est porteur de son unité apriorique, qu’il ne peut toutefois connaître, car elle est transcendantale. Dans le monde empirique, l’unité qu’il peut hypothétiquement espérer, grâce aux facultés de la raison, est de se donner sa propre loi morale et de l’observer. Nous avons aussi vu que le jugement réfléchissant favorisait la moralité, et donc que le Beau était subordonné à la morale. L’idée du cosmopolitisme teinte ces constats. D’abord, en vertu de la nature, l’unité en tant que développement de toutes les dispositions originelles de l’espèce humaine doit nécessairement passer d’une effectivité subjective immédiate et hypothétique à une effectivité collective future et certaine. Le sujet, certain de son dessein, doit toujours se perfectionner moralement pour améliorer l’espèce, et l’acte de perfectionnement moral, porté vers l’avenir, est sa « perspective consolante »[99] de ne pas voir ses dispositions originelles pleinement déployées. Ainsi, c’est par l’usage de la raison pratique, donc par le devoir de soutenir la loi morale qu’il se donne librement, que chaque humain individuel va vers l’unité, soit celle de l’espèce envers elle-même.

Ce destin historique progressif sera favorisé par le jugement réfléchissant quand Kant peaufinera sa pensée : le Beau aura pour effet de renforcer la sociabilité de l’insociable qui désire communiquer un sentiment interne. Le Beau n’est que constitutif de l’unité sur le plan collectif de l’espèce, et ce, dans la seule mesure où il ne peut que favoriser la moralité. L’unité ne demeure qu’empirique, mais aussi future ; l’humain est, depuis toujours, privé de l’unification avec son « soi » transcendantal et doit donc tendre vers la moralité. Cette dernière, en tant que finalité du « plan caché de la nature »[100], sera possible par la constitution d’un cosmopolitisme permettant le plein développement de la raison humaine, ayant pour Bien suprême la loi morale pleinement accomplie. On voit comment Kant, avec les deuxième et troisième critiques, est venu donner une tournure pratique à son cosmopolitisme envisagé quelques années auparavant. Ce portrait devient, une clé d’analyse pour comprendre, dans l’Hypérion, le mal en rapport avec l’Un disharmonique. Contrairement à Kant, l’unité hölderlinienne serait immédiate mais disharmonique, elle aurait pour primat le Beau prévalant sur la moralité, elle serait nécessairement chose du passé plutôt qu’un lointain et brillant futur.

B) Le Beau hölderlinien : vers l’être

Nous avons vu, en résumant l’Hypérion, que la Beauté incarnait l’unité. Les envolées poétiques d’Hypérion déchiffrant une Nature qui peut lui « refuser ses bras »[101] mettent, sur le plan formel esthétique, un accent clair sur le concept de Beauté. Or, la Beauté n’est pas seulement une forme d’expression pour Hypérion ; elle est l’expérience de l’Un inachevé. En unissant le sensible au suprasensible, elle ne permet pas l’accès à la connaissance rationnelle de cette unification refusée par Kant, mais elle permet de la vivre en allers-retours continuels.

Toutefois, l’Un est innommable, innommé, il n’est incarné que par Diotima, même lorsqu’elle meurt. Il serait possible de croire que le Beau hölderlinien n’est, par rapport à un criticisme philosophique, qu’extase religieuse, fantasme poétique, ou déchéance d’un coeur en peine, à la manière d’un jeune Werther[102]. Pourtant, si elle désigne un « accord avec les dieux » irréconciliable en lui-même, caractérisant cette « unité traversée par la séparation et non plus la précédant »[103], la Beauté est le sentiment d’une harmonie originairement traversée par l’opposition, n’étant ni antérieure ni inférieure à la division[104].

On voit ici comment interpréter la manoeuvre de Hölderlin par rapport à Kant[105]. En s’interdisant la connaissance rationnelle de l’en-soi, tout en s’interdisant la fiction d’une unité transcendantale produite par l’imagination, il conserve l’essence de l’apriorité kantienne, puisque dans le sujet même se pense alors la limite de la pensée[106]. Cependant, exister en poète, à la manière d’Hypérion, est la détermination d’un temps nouveau, soit « le temps de la détresse »[107], qui permet de « sommeiller simplement dans cette vacuité apparente »[108], la vacuité du Beau et de prendre conscience de l’unité disharmonique. Là se trouve toute la tournure hölderlinienne. Elle se comprend bien relativement au temps apriorique kantien, qui n’est plus seulement un sens interne antécédent au sujet, mais qui, chez Hölderlin, est constitué par le sujet lorsque celui-ci se dissout dans son apriorité singulière, grâce au poétique. Le temps kantien et le temps de Hölderlin sont tous deux déterminés, les conditions aprioriques sont les mêmes ; il ne faudrait pas voir chez Hölderlin une soustraction aux conditions de Kant. Mais, entre le noumène et le phénomène, entre le transcendantal et l’empirique, il y a « la vie, et nous autres n’en sommes que le rêve »[109]. Autrement dit, la conscience de l’unité passe par une compréhension différente du temps empirique, qui est un commencement tragique à chaque passage du Beau. Ce temps du poète l’oblige à se tenir dans le moment, puis à revenir sur l’échec de consécration de ce moment disparu. Ce commencement, c’est la « sensation transcendantale », l’état poétique où les dissonances s’harmonisent, dont il a déjà été question : Hypérion éprouve le transcendantal à travers Diotima, mais ce moment ne peut être que commencement ou souvenir. C’est pour cela que le dernier Hölderlin demandera :

Sans compagnon, cette fiévreuse attente… Ah ! que

dire encor, que faire ?,

Je ne sais plus, — et pourquoi, dans ce temps

d’ombre misérable, des poètes ? [110]

L’unité peut donc devenir perceptible, et non plus seulement apriorique et imperceptible, mais elle ne peut être dite. À la lecture d’Hypérion, le personnage semble vivre son individualité sur-le-champ, alors que le roman entier est un ressouvenir, une récollection de fragments dissous dans le temps poétique de l’entre-deux. C’est alors par une séquence de passer et de passés qu’Hypérion constate ce qu’il est, ce qu’il a perdu, et ce qu’il sera toujours, soit une singularité, un « passage obligé (étroit, resserré, angoissant) de l’inavènement de l’Un »[111]. L’exigence essentielle de la limite kantienne demeure, mais elle se déplace dans la conscience irrémédiable d’être distinct d’un Tout, d’être non pas limité par la possibilité de son propre entendement, mais d’être la limite qui ne résoudra pas les dualités, ni maintenant ni demain, puisqu’elle est et qu’elle a été, et que son devenir n’est que commencement voué à recommencer.

Par le Beau, l’unité est de ce monde, mais ne peut être connue empiriquement. L’expérience de la Beauté est, explicitement, l’Un distinct de soi-même héraclitéen[112]. Et le Beau hölderlinien, comme le démontre l’Hypérion, s’autosuffit sans le sublime kantien ; la prise de conscience de sa propre finitude est dans les événements tragiques qui constituent la Beauté, elle-même contenant l’infinitude et ne la résolvant pas. On voit bien que chez Hölderlin, « le langage, la mise en question du langage, constituent la matière même du poème »[113], c’est-à-dire que l’oeuvre poétique ne cherche pas à dire l’unité, à l’achever, grâce à une opération de jugement : elle demeure elle-même une finitude dans l’infini du Beau.

Dès lors, la Beauté ne passe pas à travers les événements de la vie ou les oeuvres d’art sujettes au jugement réfléchissant, elle ne traverse pas les conditions synthétiques aprioriques kantiennes que sont le temps et l’espace. La Beauté est elle-même le passage, « dans son inconciliable mêmeté »[114]. Ce passage, ou plutôt ce passer de la Beauté, ne correspond pas à une expérience directe et subjective d’un absolu, d’un idéal ; il ne met pas en jeu la nécessité du jugement réfléchissant pour médiatiser la sensation et le concept. Le Beau passe, et son médiateur le plus immédiat, c’est l’amour : c’est Diotima. Son objet se déploie dans le monde sensible, il se palpe, il ne renvoie pas à un au-delà conceptuel hors limite ; mais comme être, c’est être la limite, l’envie d’éternité s’oppose à la possibilité du fini, l’Un ne s’achève pas en nous par l’expérience de la Beauté. C’est pourquoi Dastur invoque ce point de vue « ontologique »[115] de Hölderlin ; il n’est plus question de juger ni de connaître, mais d’être et de vivre les moments où les antagonismes sont à leur plus fort, comme les moments que vit Hypérion avec ou sans Diotima.

Kant voulait systématiser le sentiment subjectif intime du Beau. Pour lui, il était impossible de conceptualiser la cause unique du monde, de penser l’Un aux termes de la fusion de la sagesse artistique et de la sagesse morale. Hölderlin s’extirpe de cette impasse grâce à sa conception du Beau. Comme Kant, il se refuse de penser l’Un au plan transcendantal, auquel notre entendement bloque l’accès. Or, bien qu’il lui faille quelques années après l’Hypérion pour écrire dans l’« Histoire de l’esprit poétique » que c’est plutôt la sensation qui est transcendantale[116], son héros illustre déjà que l’Un est de ce monde et que seule une sensation unit la spontanéité empirique aux intuitions intellectuelles dépassant l’entendement humain. Cette unité disharmonique où se retrouve l’homme, toujours conscient de soi, est l’entre-deux où se tient le poète. Chez Kant, la sensation en tant que détermination du sentiment, d’un côté, ou de l’objet, de l’autre, est distinguée et permet de systématiser le jugement esthétique[117]. Pour Hölderlin, la sensation fait l’Un, mais dès lors condamne le poète à errer dans la « nuit sainte »[118] de son entre-deux. Cette unité est nécessairement disharmonique, à cause d’une « irreconciability of the fundamental directions in humain life »[119]. L’unité est disharmonique parce que nous sommes. Et c’est alors la Beauté, médiatisée au plus fort par l’amour, qui permet de vivre la sensation transcendantale de « l’évanouissement de l’Un »[120]. C’est notamment à cet égard que Nancy définit le divin hölderlinien comme étant une discordance même entre le divin et l’humain : « le divin n’est plus un jugement de la subjectivité sur sa propre insuffisance, il est cette insuffisance (ou cet excès) »[121]. Et c’est pourquoi, d’un point de vue épistémologique, le combat de Hölderlin n’est qu’échec et rebute le logicien : « Parce qu’il réussit à nommer son combat poétique, combat si dangereux que toute victoire est impossible. »[122]

De son côté, Kant a un système pour « relier en un tout les deux parties de la philosophie », les concepts de la nature pouvant être connus grâce aux structures de l’entendement, et le concept de liberté, grâce à l’usage de la raison pratique[123]. Le moyen terme est la faculté de juger, alors que chez Hölderlin, le moyen terme s’efface dans le vécu du Beau, mais la liaison est impossible et ne donne que le poème, ou de nostalgiques lettres à Bellarmin… De plus, le jugement esthétique kantien se subordonne à la moralité, et le jugement réfléchissant permet d’intérioriser et d’universaliser les conditions de liberté pratique issues de la loi morale, cette dernière étant alors reçue et soutenue par la faculté de juger.

Cependant, comme la Beauté de Hölderlin n’a pas de produit final et n’est pas rattachée à un acte de jugement, celui qui la ressent ne se prescrit pas un contenu normatif ; son sentiment ne rend pas intelligible une conception du Bien moral. Au contraire, on peut se rappeler qu’Hypérion exècre le peuple allemand moderne du fait qu’il se donne des maximes morales au détriment du Beau, qu’il raisonne la moralité au lieu de ressentir la Beauté. Chez Kant, le sentiment intime du Beau a une vocation téléologique[124], il permet de dresser un pont entre la loi morale et le sujet qui la contient. Le Beau hölderlinien, lui, ne permet pas de dépasser le ressenti et le vécu, et ce, justement parce qu’il est final, en chaque instant. La loi morale commande l’agir, le Beau commande l’être, et ce, distinctement de la morale, mais surtout préalablement à elle. C’est une des plus virulentes critiques de l’Hypérion : la morale assimile froidement la Beauté.

Ainsi, deux tensions sont présentes : le Beau n’est que passage, et l’insociable sociabilité humaine exige une morale. De ce fait, la joie revendiquée par Kant d’obéir à la loi morale ne trouve son équivalent pour Hypérion que dans un moment passager auquel il devra renoncer au profit du Beau. La joie devient la joie « dans le deuil de la joie »[125], la joie d’obéir à ce mouvement interne vers l’Un irréconciliable, fruit de la sensation transcendantale du Beau. Le postulat kantien plaçant la loi morale au-dessus de tout ne se justifie plus en tant qu’instance nécessaire du mal ; cette instance est pour Hypérion le passage de la beauté. Selon Hypérion, les modernes se trompent eux-mêmes, avec le progrès, l’idée de liberté et la société ; mais ils ne se trompent pas eux-mêmes à l’égard de leur propre loi morale, ils se trompent eux-mêmes à l’égard du Beau auxquels ils ne répondent plus. Là est le puits de leurs inévitables maux conséquents. Et Hypérion, en se remémorant les événements de sa jeunesse, prend acte de l’impasse : il a quitté Diotima pour une guerre de libération qui a échoué, il a quitté le Beau pour le Bien moral. Le premier n’est qu’un sentiment temporaire, et le second ne cause que la perte de vue du Beau incarné par l’amour. Dans tous les cas, aucune conjonction n’est possible, puisque la Beauté traverse, et l’exigence d’être traversé écarte l’envergure d’un idéal de moralité à accomplir en tendant toujours vers l’avenir, alors que le Beau traverse le présent. Qu’aurait-il pu faire, alors ? Rien d’autre, puisque telle est la condition des humains : ils veulent le Beau et ont besoin de morale, il veulent aimer et cherchent à perdurer, ou pour reprendre la Diotime du Banquet : « c’est l’immortalité qu’ils aiment »[126].

Enfin, il faut rapidement glisser un mot sur la notion de Destin qui reviendra constamment dans l’Hypérion. Les notions de destin ou de « providence » auxquelles recourent plusieurs justifications du mal n’ont rien à voir avec ce que Hölderlin nomme « orbite excentrique »[127] : le destin serait un décentrement de l’idéal d’unité qui commence dès que nous prenons conscience d’être[128]. Hypérion expérimente une prise de conscience de l’irréconciliable en lui, de l’impossible unité avec le monde. On le voit par sa perte de l’idéal de liberté, ce qui lui fait renier son propre siècle et les hommes de son temps ainsi que l’avenir qu’ils se promettent, et aussi par sa perte de l’amour, incarnant l’unique chose que cherchait son âme, ce qu’il ne comprit qu’a posteriori. À cet égard, Hypérion nous montre le rôle fondamental du souvenir. Ce dernier reproduit l’unité à travers la diversité et dévoile que la destinée est trompeuse, que nous tendons toujours vers la résolution de l’infini dans le fini, alors que lorsque sa possibilité est sous nos yeux, dans le moment présent, nous ne pouvons que la laisser nous traverser en nous émerveillant, ou la dissiper en pensant à un futur meilleur[129].

Ainsi, le destin est tragique, puisqu’il ne laisse jamais l’Un se résoudre en un moment. Projeter ce moment dans le futur, c’est manquer l’expérience d’unité disharmonique la plus exaltante. Mais il ne faudrait pas s’attendre à plus que ce moment, qui sera inévitablement perdu. Hypérion ne se tourne pas vers l’avenir, c’est toujours le présent qu’il semble nous implorer de vivre, parce qu’en se rappelant les événements de sa vie, il exprime que, malgré sa grande sensibilité et son émerveillement hors du commun devant la Beauté, son désir de finir l’infini l’a porté à perdre tout ce qu’il aimait. Cette pensée du moment présent, consacré dans le souvenir, s’oppose à l’Histoire universelle de Kant, prônant la perfectibilité humaine intergénérationnelle. Hypérion dénonce indirectement cette idée, sous prétexte que tendre vers le meilleur ne peut que nous égarer du centre que nous avons laissé derrière nous : notre être.

III. La théodicée tacite d’Hypérion

Ainsi comprise, l’unité disharmonique illustrée dans l’Hypérion figure comme cause du mal auquel est voué l’humain. Cette « théodicée » poétique est tacite, car résoudre le problème du mal à la manière des modernes consisterait pour Hölderlin en une tentative d’achever l’Un grâce à une opération de jugement. Il n’est pas contradictoire de déceler le mal radical kantien dans les épisodes barbaresques de l’Hypérion, puisque ce mal résulte en fait d’une époque où l’humain ne voit plus la Beauté. Ainsi, le penchant kantien serait davantage un effet qu’une cause dans la problématique du mal. Et cela est d’autant plus vrai à l’égard des autres justifications modernes ; la tentative même d’unifier le mal dans le fait d’un Dieu unique est une incohérence avec ce que l’Un est, c’est-à-dire une impossible harmonisation de l’infini et du fini. Le mal d’Hypérion n’est donc pas contingent, il n’est pas un fait individuel : c’est le mal de tous, et le poète, en le vivant et en échouant à le nommer, l’expose.

Mais ce qui est exposé n’est ni conceptuel ni systématique, et est alors facile à écarter, puisque le mal devient l’effet pénible d’une cause abstraite. Hypérion vit la dissonance : l’humain semble au contraire porté vers une harmonie qui lui suffirait, et là est toute la difficulté. L’humain n’est pas prêt à admettre la disharmonie. Kant lui-même, posant des limites claires, la refuse en plaçant la loi morale au-dessus de tout. Il trouve le moyen de justifier une instance nécessaire de sagesse négative à l’égard du penchant humain universel à se tromper soi-même dès lors que la moralité devient finale, donc harmonique. Pour Hölderlin, le chemin excentrique auquel est destiné l’homme est celui de sa propre dissolution dans l’Un disharmonique, qui exige nécessairement l’expérience de la Beauté, elle-même n’étant pas subordonnée à la loi morale. Dès lors, on ne peut plus rationaliser le mal selon une perspective exclusivement morale ; le mal, aussi bien que le bonheur, est dans l’Un qui ne les réconciliera pas. Nancy qualifie la joie d’Hypérion comme « la vie infinie dans une existence limitée : mais cela n’est rien, n’advient pas, et se déborde »[130]. Or, on peut aller plus loin et donner la même définition à la souffrance d’Hypérion ! … Ce dernier exaltait le Beau en aimant Diotima, puis la morale en cherchant à rendre la liberté effective dans le monde, et il fut guidé par l’espérance constante d’harmoniser toutes les dissonances du monde : on connaît la suite tragique. Hypérion ne peut se subordonner qu’au mouvement de son être propre afin de vivre les plus grandes joies, les plus grands amours et les plus grandes tristesses. On pourrait pratiquement dire que Hölderlin, à travers Hypérion, propose une éthique de la dissonance heureuse, invitant à laisser passer le Beau, juste là, à travers nous.

Quant aux points spécifiques relevés à l’endroit des théodicées modernes, on peut procéder depuis les mêmes bases que Kant pour les écarter, tout en se soustrayant à sa propre théodicée. Avec Hypérion, Hölderlin n’outrepasse pas Kant, mais il désigne une cause ontologique au mal, soit l’unité disharmonique. Hypérion nous enseigne ceci : nous vivons, alors nous aimerons, nous voudrons, nous espérerons, or il faudra perdre, s’abstenir et se résigner. Ces moments viendront par vagues, ils s’engendreront par notre propre mouvement vers ce qui, ultimement, nous fera vivre les expériences les plus enrichissantes, les plus humaines. L’erreur était, pour Leibniz entre autres, le fruit d’une défaillante réceptivité limitant l’humain à des degrés de perfection moindres, expliquant ainsi le mal vécu par ce dernier[131]. Pour Hölderlin, elle serait notre fait propre, notre abandon au « rythme pur » de l’alternance entre les joies et les peines[132], abandon qui, lui seul, est susceptible de résoudre la souffrance de l’humain ontologiquement limité dans sa possibilité d’unité avec le monde, mais qui oblige l’humain à vivre cette limite dans sa plénitude. Hypérion, nous le savons, commet une erreur en quittant Diotima, il partage « la faute de tous »[133] ; ainsi illustre-t-il que la cause du mal se situe dans l’irréconciliable vers lequel il tend toujours, et vers lequel tous tendent toujours.

Nous avons débuté en évoquant la COVID-19. Autant les actions pratiques que les réflexions philosophiques ont donné à la science un rôle central dans l’appréhension de la pandémie[134]. Cette dernière a aussi influencé notre rapport au temps, avec la course aux vaccins, les couvre-feux, on en passe. Déroutante, la pandémie confronte à la question du mal : comment expliquer le mal vécu en contexte de COVID-19 ?

Kant, on le sait, ramène le problème du mal à la raison pratique, donc à la loi morale. Sa conception du mal telle qu’exposée dans notre texte laisse présumer que, pour Kant, tout type d’anti-final relié à la COVID-19 aurait pour cause l’humain transgressant la loi morale. Pour Kant, un désastre naturel comme l’existence d’un virus ne serait pas un mal, puisque, rappelons-le, pour qu’il y ait mal, il faut pouvoir connaître son auteur[135]. De plus, face à l’impératif pratique consacrant la dignité de la nature raisonnable et imposant le respect des personnes en tant qu’individus[136], un agent moral devient vite auteur de son propre mal et du mal d’autrui. En se trompant lui-même face à la moralité de son geste l’exposant au virus (par exemple : rencontre clandestine entre amis), il contracte le virus et risque de le propager : il ne traite pas l’humanité comme une fin. En temps de pandémie, le rigorisme kantien porte l’individu à user de sa raison pratique pour accomplir des actions individuelles morales, comme se confiner. Pour lui, le jugement réfléchissant permet d’universaliser les conditions de liberté issues de la loi morale. Dans l’attente d’un temps futur où ces conditions s’assoupliraient grâce à des solutions pratiques comme la vaccination (efficace) pour tous, l’humain devrait se consoler de sa liberté de se donner et de respecter sa loi morale en situation pandémique.

L’Hypérion nous permet de relativiser cette posture kantienne. Hypérion dirait probablement que l’individu se trompe lui-même en voyant, dans les actions individuelles, la source des maux reliés à la pandémie. Le respect de la loi morale risquerait d’aveugler l’humain face au passage de la Beauté, de le faire tendre vers un avenir qu’il espère meilleur en identifiant de façon erronée ses propres actions à une source de mal. Très orientée par le savoir scientifique en temps de pandémie, l’action individuelle correcte permettant d’éviter le mal se déterminerait chez Kant en fonction d’une connaissance rationnelle de la situation pandémique, alors qu’il est incertain qu’une telle connaissance soit atteinte avant de nombreuses années. Plutôt, l’Hypérion nous rappelle que le mal issu de l’unité disharmonique persistera malgré toute situation contingente, comme une pandémie. La COVID-19 éloigne l’humain de la sensation transcendantale, elle le ferme au passage du Beau grâce auquel il peut prendre conscience de l’unité disharmonique, de la cause insoluble de son mal. Tragiquement, il faudrait exalter, malgré la crise, le temps présent commençant à chaque passage du Beau. Au profit de ce passage, rendu possible par la prise de conscience de l’Un inachevé, Hypérion assouplit le rapport de l’humain à la loi morale, mais il n’est pas normatif, il ne fait pas de sa transgression une condition nécessaire à la sensation transcendantale. En temps de pandémie, s’ouvrir à la Beauté peut, certes, passer par une infraction à la loi morale kantienne grâce à la rencontre « illégale », au partage avec autrui, aux promenades en plein air, en soirée après le couvre-feu… Mais, même un humain respectant rigoureusement l’éthique kantienne en se confinant, en souffrant solitairement de l’isolement, de l’absence, de la perte, pourrait s’exposer à la Beauté grâce au souvenir de l’amour, de l’amitié, de l’enfance, comme Hypérion à la fin du roman. Au niveau « pratique », si cela peut s’appliquer à la pensée de Hölderlin, sa solution tragique ramène l’humain à sa sensation dans le temps présent, et de ce fait elle nuance aussi les principales approches éthiques apportées à la crise, notamment l’utilitarisme moyen[137]. Obnubilé par la résolution des maux associés à la pandémie, l’humain échapperait des instants précieux de sa vie, ceux où, vivant en poète, il sentirait s’évanouir l’Un, ne pouvant rien attendre de mieux que cette sensation transcendantale.

Finalement, Hölderlin, avec son Hypérion, répond au problème du mal et demeure dans les limites kantiennes de la connaissance. Le héros ne justifie pas le mal par l’au-delà pour ensuite clore ce problème, contrairement aux prékantiens[138]. La connaissance de soi et du monde ne résout pas le mal ; elle ne peut que préparer à la Beauté qui elle-même n’est qu’un passage temporaire et fugace. La solution de rechange poétique de l’Hypérion à la théodicée kantienne est importante car elle désigne une cause au mal, soit l’unité disharmonique, pleinement actualisée dans le temps toujours nouveau que l’humain commence à travers le Beau. En refusant la prévalence de la loi morale sur la Beauté, Hölderlin tente un saut de l’entendement au mouvement, de l’intellect à la sensation, pour se retrouver suspendu entre les deux dans cette vacuité qu’est le poème. Une telle vacuité donne accès à la profonde souffrance d’où seul peut résonner le « chant du monde », qui ne « commence à vraiment retentir pour nous » qu’à même l’unité disharmonique[139]. Hölderlin montre que le poétique est le lieu d’une tentative philosophique d’épuration du réel, du vivre aseptisé de toute opération de jugement, et cette tentative de clarification de la présence au monde ne tourne pas le dos à la philosophie contemporaine. C’est pourquoi la pensée poétique de Hölderlin devance le philosophe : sans être connaissance, elle est le lieu intérieur du connaisseur qui lui demeure inaccessible, le lieu humain réel vers lequel la connaissance peut tendre, le lieu que seuls fondent les poètes, car « seuls les poètes fondent ce qui demeure »[140].