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1. Introduction

Dans le sixième et avant-dernier chapitre de son excellent livre La Conversation des sexes, intitulé « Le sexe non consenti est-il du viol ? », Manon Garcia rappelle que selon Catharine MacKinnon, les « normes de genre et la domination masculine et structurelle qui les sous-tend créent une inégalité telle entre les hommes et les femmes qu’il n’est pas certain que les femmes puissent véritablement consentir à quoi que ce soit, notamment parce que, pour pouvoir véritablement consentir, il faut pouvoir ne pas consentir et que le patriarcat prive souvent les femmes de cette possibilité »[1]. Garcia ajoute à juste titre que l’un des facteurs qui nous enjoignent d’adopter une posture critique face à l’utilisation courante du vocabulaire du consentement est le phénomène de l’injustice épistémique, qu’elle examine brièvement dans ce même chapitre. Parce que le traitement de la question des injustices épistémiques dans le livre est assez rapide, et parce que cette question est d’une importance cruciale dans le contexte des violences à caractère sexuel, cet article se propose d’explorer davantage les différentes manières dont l’injustice épistémique se manifeste à la fois dans le phénomène des violences à caractère sexuel et dans les discussions qui les entourent. Pour ce faire, cet article procède en trois temps. Il commence par définir la notion d’injustice épistémique. Il se penche ensuite sur la littérature existante qui traite de l’injustice épistémique directement liée aux violences à caractère sexuel. Il conclut enfin en offrant quelques suggestions d’ordre méthodologique et terminologique dans la perspective de cultiver une plus grande justice épistémique.

2. Définition de l’injustice épistémique

Si l’on doit à Miranda Fricker[2] le concept d’injustice épistémique, il convient de rappeler que ce concept incroyablement important permet de saisir de manière directe et précise des phénomènes qui avaient par ailleurs déjà été abondamment identifiés, analysés et critiqués dans la littérature en épistémologie féministe, notamment par les épistémologues féministes noires et latinas[3]. Jusqu’à la formulation par Fricker du concept spécifique d’injustice épistémique, cette littérature n’avait cependant pas nommé ces phénomènes de manière aussi concise, ni par extension proposé une taxonomie systématique du concept, qui allait dès lors servir de base à de nombreux développements et contributions en la matière, comme cela a été le cas grâce à l’introduction par Fricker de son concept d’injustice épistémique.

Telle que définie par Fricker, l’injustice épistémique consiste à recevoir de la part de notre auditoire un niveau de crédibilité ou d’intelligibilité indûment diminué en raison de biais liés à notre identité sociale. Ainsi, une personne qui subit une injustice épistémique ne sera soit pas adéquatement crue, auquel cas elle subira un déficit indu de crédibilité, appelé injustice testimoniale, ou pas adéquatement comprise, auquel cas elle subira un déficit indu d’intelligibilité, appelé injustice herméneutique[4]. Dans les deux cas, ces déficits sont indus, car ils résultent de biais, conscients ou non, chez la personne interlocutrice ou dans les ressources interprétatives de la société.

Dans le cas de l’injustice testimoniale, les biais individuels, conscients ou non, qui mènent une personne interlocutrice à diminuer le niveau de crédibilité qu’elle attribue aux contributions épistémiques (soit tout apport d’information : affirmation, commentaire, avis, idée, suggestion, etc.) d’une personne minorisée, sont dus aux stéréotypes qui circulent souvent dans le mainstream au sujet des groupes minorisés. Par exemple, s’il existe un stéréotype selon lequel les femmes sont trop sensibles ou émotives, le témoignage d’une femme qui dénoncerait une blague sexiste ou un geste déplacé pourrait facilement ne pas être pris au sérieux, voire tourné en dérision, par son auditoire. Dans ce cas, la femme subit une injustice testimoniale, soit un déficit indu de crédibilité : elle n’est pas adéquatement crue en raison des biais qu’a son auditoire à l’égard de son identité sociale.

Les biais qui sous-tendent l’injustice herméneutique sont quant à eux d’ordre non individuel, mais plutôt sociétal. En effet, ces biais résident dans les ressources interprétatives de la société. Ces ressources interprétatives (aussi appelées ressources herméneutiques) comprennent les mots, les concepts, les représentations collectives, les significations sociales et les compréhensions partagées qu’on utilise dans la vie de tous les jours pour interpréter différentes réalités et expériences sociales ou leur donner un sens. Ces ressources interprétatives ont tendance à être biaisées, car les groupes non dominants sont souvent exclus des processus de production des ressources interprétatives que la société utilise pour décrire ou interpréter les réalités sociales. En raison de cette exclusion interprétative (aussi appelée marginalisation herméneutique), les ressources interprétatives de la société sont façonnées principalement par les groupes dominants. En conséquence, ces ressources interprétatives reflètent généralement la perspective des groupes dominants et obscurcissent, ignorent, minimisent, déforment ou stigmatisent les réalités, expériences et perspectives des groupes non dominants. Comme celles-ci restent alors mal comprises ou mal représentées, les personnes minorisées qui tentent de les communiquer font souvent face à un déficit indu d’intelligibilité de la part de leur auditoire. Par exemple, quand les femmes qui subissaient du harcèlement sexuel tentaient de communiquer leur expérience à l’époque où le terme n’existait pas encore, leur situation de harcèlement sexuel était souvent caractérisée comme de la drague inoffensive, et leur réaction désapprobatrice, comme un manque d’humour ou une rigidité morale excessive. Autrement dit, les biais dans les ressources interprétatives de la société reflétaient une perspective masculine sur la situation que vivaient ces femmes, qui était alors mal comprise et mal représentée. Ces femmes subissaient donc une injustice herméneutique, soit un déficit indu d’intelligibilité : elles n’étaient pas adéquatement comprises en raison de biais dans les ressources interprétatives de la société, biais qui étaient liés à leur marginalisation herméneutique en raison de leur identité sociale[5]. À noter que le caractère biaisé des ressources interprétatives d’une société et, par extension, l’injustice herméneutique qui en découle ne résultent pas nécessairement de l’absence d’un terme adéquat pour décrire certaines situations ou expériences, comme dans l’exemple du harcèlement sexuel. L’injustice herméneutique et le biais interprétatif qui la sous-tend peuvent également résulter d’un manque de circulation ou d’adoption de certains concepts développés par les groupes marginalisés tels que « hétéronormativité » ou « culture du viol »[6], ou encore d’un manque de compréhension adéquate de termes existants et reconnus, comme « racisme » ou « sexisme »[7].

3. Injustices épistémiques et violences à caractère sexuel

Dans la courte section qui porte spécifiquement sur les injustices épistémiques, Garcia illustre explicitement l’injustice testimoniale et l’injustice herméneutique dans le cadre des violences à caractère sexuel[8]. Ainsi, elle décrit comme un cas d’injustice testimoniale le manque de réceptivité dont font souvent preuve les institutions juridiques et l’entourage à la suite des témoignages des femmes qui dénoncent les violences sexuelles qu’elles ont vécues. Elle explique en outre que la représentation dominante, hétéronormative, de l’acte sexuel comme étant essentiellement la pénétration vaginale par le pénis constitue un cas d’injustice herméneutique, puisqu’elle a pour conséquence de stigmatiser toute autre forme d’acte sexuel comme déviant de cette norme, et de reléguer la phase qui tend à procurer le plus de plaisir aux femmes, à savoir les préliminaires, au rang de simples « préliminaires » avant l’acte principal et essentiel (pour l’homme), à savoir la pénétration. Garcia mentionne également l’injustice contributive théorisée par Kristie Dotson[9], mais n’offre pas d’exemple propre au cadre des violences sexuelles.

L’injustice contributive se produit quand les groupes dominants refusent d’utiliser les ressources interprétatives — telles que l’expression de « culture du viol » — développées par les groupes non dominants pour caractériser leurs expériences ou réalités sociales. À l’inverse, Garcia réfère plusieurs fois, sans spécifiquement le nommer, au phénomène identifié par Dotson comme « l’étouffement testimonial » (testimonial smothering)[10]. L’étouffement testimonial est une forme de silenciation, et plus spécifiquement d’autocensure, qui se produit quand une personne qui appartient à un groupe non dominant sait, en raison de sa propre expérience ou de celle d’autres membres de son groupe, qu’elle ne sera pas prise au sérieux par son auditoire et décide, en conséquence, soit de suspendre entièrement son témoignage ou de l’ajuster en fonction de ce que l’auditoire sera en mesure de recevoir. L’analyse de Garcia met bien en lumière ce phénomène — soit les femmes qui finissent par se taire à force de ne jamais être prises au sérieux ni d’obtenir gain de cause — dans la section sur les injustices épistémiques[11] et ailleurs dans le livre.

Par ailleurs, si Garcia choisit de ne pas s’attarder davantage sur les injustices épistémiques[12] dans ce chapitre ou dans le reste du livre, ces injustices sont néanmoins omniprésentes dans le cadre des violences sexuelles, comme elle le reconnaît[13]. Il est dès lors intéressant de les relever de manière plus systématique afin que les nombreux outils conceptuels développés dans la littérature sur l’injustice épistémique et les violences sexuelles puissent éclairer précisément les dynamiques problématiques et oppressives que Garcia identifie, analyse et critique dans son livre. Cette section se propose donc d’introduire les contributions de la littérature qui peuvent être directement reliées à certaines thèses défendues dans le livre. Outre la notion d’étouffement testimonial[14] déjà présentée plus haut, ces contributions incluent l’imaginaire social[15], l’exploitation épistémique[16] et la domination herméneutique[17].

Commençons par la notion d’imaginaire social, développée par José Medina[18] de manière générale, et mobilisée par Katherine Jenkins[19] et Audrey Yap[20] dans le contexte spécifique des violences sexuelles. L’imaginaire social est directement lié au bassin des ressources herméneutiques d’une société. Il est entre autres composé de représentations sociales ainsi que de stéréotypes, voire de mythes, sur différents groupes sociaux (par exemple : les médecins portent des stéthoscopes ; les femmes sont douces ; les personnes noires sont dangereuses). Cet imaginaire social structure également les attentes sociales en matière de rôles de genre, y compris dans le domaine sexuel. Autrement dit, l’imaginaire social détermine les scripts sociaux qui dictent pour une position sociale donnée — par exemple, homme ou femme si l’on suit la binarité de genre que les scripts sociaux cishétéronormatifs prescrivent également — tout ce qui est considéré comme normal, raisonnable, acceptable, permis, attendu, obligatoire et, à l’inverse, tout ce qui ne l’est pas. Les notions d’imaginaire social et de script social transparaissent implicitement à plusieurs endroits dans le livre, notamment quand il est question de femmes qui ne peuvent pas dire « non » sans passer pour des « allumeuses »[21] et qui acceptent donc malgré elles d’avoir des rapports sexuels avec un partenaire dont elles se seraient rapprochées lors d’une soirée. Cet exemple illustre le rôle de l’imaginaire social (les femmes qui se rapprochent des hommes sont des allumeuses) et des scripts sociaux (les femmes ne peuvent pas dire « non ») en matière de comportements sexuels, qui sont influencés par les représentations dominantes de la sexualité, mais également de la violence conjugale et du viol. Selon ces représentations qui composent l’imaginaire social, le viol est un fait rare commis dans des endroits publics obscurs par des inconnus qui ont de graves problèmes de santé mentale — alors que la réalité est tout autre : le viol est le plus souvent commis par des individus que les victimes connaissent au moins minimalement, voire intimement, et qui semblent par ailleurs tout à fait « normaux »[22]. D’autres représentations ou compréhensions dominantes problématiques dans l’imaginaire social suggèrent qu’une femme qui boit ou qui porte une tenue sexy s’expose sciemment au risque de viol et ne pourra donc ni s’en étonner ni s’en plaindre, socialement ou légalement ; ou encore qu’une femme qui consent initialement à un rapport sexuel ne peut ensuite retirer son consentement une fois le rapport commencé.

Le problème de ces mythes et autres représentations dominantes dans l’imaginaire social n’est pas seulement qu’ils ne représentent pas la réalité de manière exacte, mais également qu’ils servent à discréditer les témoignages des victimes — par exemple parce qu’elles subissent ces violences dans d’autres circonstances que celles véhiculées par l’imaginaire social, ou encore parce que, même si elles ont bu ou porté une certaine tenue, elles n’ont pas pour autant renoncé à leur droit à leur intégrité physique ou à retirer leur consentement à tout moment. Autrement dit, l’imaginaire social et les faussetés qu’il peut contenir génèrent des injustices testimoniales et herméneutiques à l’égard des victimes de violences sexuelles, en déterminant les niveaux de crédibilité et d’intelligibilité ainsi que les (manques de) sanctions sociales ou légales qui seront attribués respectivement non seulement à ces victimes, mais également à leurs agresseurs. À cet égard, Yap[23], appliquant Medina[24] au cas des violences sexuelles, souligne que les déficits de crédibilité que subissent les victimes vont de pair avec des excès de crédibilité pour les agresseurs. Tandis que les premières ne sont pas crues, alors qu’elles devraient l’être, ces derniers sont crus alors qu’ils ne devraient pas l’être, engendrant des sanctions sociales ou légales différentes de part et d’autre. L’imaginaire social et les mythes qui entourent le viol donnent ainsi lieu à ce que Kate Manne[25] appelle la himpathy (que je propose de traduire par « hommepathie »), une notion que Garcia reprend dans son livre[26] pour illustrer et problématiser les enjeux qu’elle aborde — ici, l’empathie qui est généralement dirigée par le public et les instances judiciaires envers les agresseurs au lieu des victimes (ce jeune homme est un gars bien qui a fait une simple erreur qui ne devrait pas affecter le reste de sa vie ; l’acte qu’il a commis n’est pas si grave et ne mérite pas de peine). Outre l’hommepathie, l’imaginaire social et les mythes qu’il véhicule donnent également lieu à un « gaslighting » incessant à l’égard des victimes, soit le fait de remettre constamment en question la validité de leur témoignage ou de leur interprétation des circonstances ou des événements qu’elles ont vécus (que portiez-vous ? Aviez-vous bu ? Avez-vous dansé avec l’accusé ? Avez-vous accepté de rentrer chez lui ?). En ce sens, le « gaslighting » contribue à produire des injustices épistémiques[27].

Les mythes et autres représentations dominantes qui prétendent dépeindre ce à quoi ressemblent la sexualité, le viol, la violence conjugale, les victimes de violences sexuelles, les auteurs de violences sexuelles, ou encore qui est responsable ou blâmable pour les violences sexuelles, sont toutes des questions que le livre aborde de manière centrale tout en reconnaissant, même rapidement, l’ampleur des injustices épistémiques dans le domaine sexuel. Cela étant, il pourrait être intéressant, pertinent et utile, dans de futurs travaux, de mobiliser l’appareil conceptuel, analytique et critique développé dans la littérature sur ces enjeux qui font l’objet du livre[28].

Passons maintenant à la notion d’exploitation épistémique articulée par Nora Berenstain[29]. Il y a exploitation épistémique quand les groupes dominants s’attendent à ce que les groupes non dominants leur expliquent l’oppression qu’ils vivent, mais sans aucune garantie que leurs explications et témoignages ne soient véritablement reçus ou crus par les groupes dominants qui les exigent, et encore moins qu’un réel changement ou une véritable transformation ne s’ensuive. Selon Berenstain, l’exploitation épistémique est caractérisée tout d’abord par un fardeau d’explication ou de justification mis sur les épaules de membres de groupes non dominants par des membres de groupes dominants. Ce fardeau implique tout un travail à la fois cognitif et émotionnel, puisqu’il s’agit d’expliquer de manière claire et intelligible des enjeux politiques qui sont vécus au quotidien dans les corps, qui ont souvent des impacts psychologiques et physiques significatifs et qui sont difficiles, voire douloureux, non seulement à vivre, mais à expliquer. À ce fardeau s’ajoute un coût d’opportunité pour les membres de groupes non dominants, puisque tout le temps et l’énergie passés à effectuer ce travail émotionnel et cognitif n’est pas investi ailleurs, dans les projets qui sont les leurs et qui leur permettent de s’épanouir. Enfin, l’exploitation épistémique est caractérisée par un scepticisme de la part des membres de groupes dominants qui imposent leurs demandes d’explications, de justifications ou de témoignages, mais qui pourtant ne s’engagent pas à recevoir ceux-ci, ni à passer à l’action afin d’apporter les changements nécessaires pour transformer le statu quo problématique. Berenstain illustre notamment le phénomène de l’exploitation épistémique avec l’exemple du harcèlement sexuel. Très souvent, avec la même toile de fond formée par l’imaginaire social, ainsi que les mythes et compréhensions dominants qu’il véhicule, on exige des victimes qu’elles expliquent en détail ce qu’elles ont vécu, qu’elles justifient en quoi cette expérience était problématique, qu’elles prouvent que ce n’était pas leur faute, et qu’elles ne sont pas responsables ou blâmables pour ce qui leur est arrivé. Puis finalement, on leur répond que ce qui s’est passé n’était pas si grave, ou que même si on les croit, on ne peut rien faire pour changer quoi que ce soit ; l’agresseur, s’il est puni, le sera de manière minimale. Et le système social, comme légal, continuera ainsi à minimiser, voire à nier l’expérience des victimes et à protéger les agresseurs — ce qui participe de la culture du viol, comme Garcia le souligne[30]. Dans ce contexte, il n’est alors pas surprenant, comme le décrit Garcia[31], que de nombreuses victimes de violences sexuelles choisissent de ne pas mentionner ni de dénoncer ce qui leur est arrivé, c’est-à-dire qu’elles optent pour l’autocensure, que Dotson appelle l’étouffement testimonial[32]. C’est notamment le lien entre exploitation épistémique et étouffement testimonial qui explique l’important problème, souligné par Garcia[33], de sous-report par les victimes des agressions sexuelles qu’elles vivent, ce qui veut dire que les chiffres officiels concernant le nombre de viols commis chaque année ne représentent qu’une fraction des cas réels. Quand on sait qu’on ne va pas être prise au sérieux par un système qui, par son précédent, signifie de manière effective aux victimes qu’elles n’importent que peu, voire aucunement, et que rien ne peut être fait (c’est-à-dire qu’il y a exploitation épistémique), il semble en effet préférable de ne pas s’épuiser dans des procédures de témoignage éprouvantes, qui, finalement, ne changeront rien au statu quo, et d’opter pour ne rien dire (c’est-à-dire qu’il y a étouffement testimonial).

Penchons-nous enfin sur le concept de domination herméneutique[34]. Si le concept a été à l’origine développé dans le contexte des débats sur la démocratie délibérative pour caractériser un phénomène qui surgit dans le cadre du racisme culturel tel qu’il se manifeste dans les controverses entourant le blackface et le port du voile dans les sociétés occidentales libérales « postcoloniales », le concept de domination herméneutique a également toute sa pertinence dans le contexte de l’imaginaire social et des violences sexuelles, venant ainsi complémenter les contributions mentionnées plus haut. La domination herméneutique se produit quand un groupe dominant impose une certaine compréhension d’une pratique donnée — par exemple, le blackface, le port du voile, ou encore les pratiques sexuelles — que les personnes du groupe non dominant concernées par cette pratique ne peuvent pas véritablement contester. Autrement dit, l’ancrage de cette compréhension ou représentation dominante dans l’imaginaire social et dans les ressources herméneutiques de la société est si profond qu’il devient impossible pour le groupe non dominant concerné — ici, les personnes racisées, les femmes musulmanes, ou les victimes de violences sexuelles — de la contester de manière effective. Dans le cas des violences sexuelles, nous avons vu plus haut comment les compréhensions ou représentations dominantes de la sexualité, qui composent l’imaginaire social, produisent des scripts sociaux qui dictent les rôles et attentes en matière de sexualité[35]. Dans son livre, Garcia montre comment les femmes ne peuvent pas dire « non » aux rapports sexuels, au sens où leur refus n’est ni permis ni reconnu. Autrement dit, elles ne peuvent pas dire « non » à la fois dans le sens de permission (on dirait en anglais : « they may not say no »), parce qu’il y a un script social qui les désautorise à le faire, un script qui ne leur permet pas de dire « non » ; mais également dans le sens de capacité ou de possibilité réelle et effective de dire « non » (on dirait en anglais : « they cannot say no »), parce que leur refus n’est ni reçu ni respecté. Il y a donc domination herméneutique ici puisque le « non » qu’émettent les femmes correspond à une compréhension et à une représentation alternatives, non dominantes, de ce que sont des modalités sexuelles acceptables ou non, mais leurs tentatives de contributions (le consentement est important ; notre refus compte ; nous avons droit à notre intégrité physique ; vous n’avez pas droit à nos corps ni à des rapports sexuels) n’est pas prise en compte dans l’imaginaire social ou le bassin des ressources interprétatives dominantes qui concernent les pratiques sexuelles. Comme leurs contributions herméneutiques sont marginalisées, elles sont inintelligibles dans les faits et n’ont pas d’impact. Les compréhensions ou représentations dominantes de la sexualité restent alors intactes et continuent de leur être imposées sans qu’elles ne puissent les contester de manière effective. Cette absence de possibilité effective de contestation et l’imposition qui l’accompagne d’une compréhension dominante d’une pratique dont les effets concernent principalement les membres de groupes non dominants signalent un problème de domination herméneutique.

En somme, à mon sens, les nombreux outils conceptuels développés dans la littérature sur l’injustice épistémique, tels que l’imaginaire social, l’exploitation épistémique, l’étouffement testimonial et la domination herméneutique, permettent de nommer plus spécifiquement, d’identifier plus systématiquement, et de cerner plus précisément les enjeux que Garcia analyse et critique dans son livre. En ce sens, ces outils conceptuels s’avèrent d’une grande pertinence pour mieux faire ressortir, caractériser et saisir ces enjeux cruciaux, ainsi que les différents types et mécanismes d’injustice épistémique qui les sous-tendent.

4. Conclusion : Cultiver une plus grande justice épistémique

Comme un thème central du livre de Garcia est la question des rapports de pouvoir qui déterminent qui peut s’exprimer sur certaines questions, quelles perspectives sont représentées, incluses, recherchées, reconnues et prises en considération pour changer tant les comportements individuels que les structures problématiques, la dernière section de cet article fournit quelques remarques méthodologiques et terminologiques qui visent à cultiver une plus grande justice épistémique, à la fois dans nos théories et nos pratiques philosophiques.

Sur le plan méthodologique, il serait intéressant, dans de futurs travaux, d’explorer les enjeux qui entourent la sexualité et les violences sexuelles sous l’angle de l’intersectionnalité. Si le livre aborde les pratiques BDSM, l’intersectionnalité reste, sinon peu, voire pas abordée dans le livre. Or, si le contrat sexuel suit la même logique que celle identifiée par Charles Mills pour le contrat racial[36], en s’adaptant et en prenant constamment de nouvelles formes au fil des époques, des sociétés et des positions sociales, il semblerait pertinent d’examiner de manière plus explicite et centrale comment différents axes d’identité sociale interagissent pour produire des différences ou au contraire des continuités en matière de pratiques sexuelles et d’expérience de violence sexuelle.

Par ailleurs, il semble important de s’assurer de nommer les personnes — souvent des femmes racisées — qui ont partagé leurs expériences et contribué de manière significative au militantisme qui entoure les enjeux de violences sexuelles qui font l’objet du livre et à qui le livre fait directement référence plusieurs fois sans mentionner leurs noms. Par exemple, le livre mentionne à plusieurs reprises le mouvement MeToo, mais manque de souligner que ce mouvement a été lancé en 2006 par Tarana Burke, une militante noire américaine qui relate son histoire et les débuts du mouvement dans son mémoire Unbound, paru en 2021[37]. De la même manière, le livre réfère plusieurs fois sans la nommer à l’histoire de Chanel Miller, cette jeune femme américaine d’ascendance chinoise qui avait été agressée sexuellement sur le campus de Stanford en 2015, et dont l’agresseur n’avait reçu qu’une peine de six mois, déclenchant à juste titre un véritable tollé, menant finalement, pour le juge, à la suspension de ses fonctions. De manière intéressante, le titre du mémoire de Miller, paru en 2019, est justement Know My Name[38] (traduit en français sous le titre « J’ai un nom »), puisque pendant longtemps, son identité avait été anonymisée sous le pseudonyme Emily Doe, attribué par le système judiciaire pour protéger les victimes. Son brillant mémoire décrit de manière poignante précisément les enjeux analysés et critiqués dans le livre de Garcia, notamment le rôle de l’imaginaire social, des ressources herméneutiques dominantes, des scripts sociaux, de l’exploitation épistémique et de l’injustice testimoniale.

Enfin, sur le plan terminologique, on peut rappeler la suggestion évoquée plus haut de traduire le mot inventé par Manne de « himpathy » par « hommepathie » afin d’enrichir nos ressources herméneutiques pour mieux nommer, identifier et dénoncer les phénomènes problématiques qui maintiennent en place les structures d’oppression cishétéropatriarcales qui protègent les agresseurs.