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Introduction

Les effets de doses sublétales de pesticides sur les ravageurs et leurs ennemis naturels sont complexes et multiples. L’utilisation de pesticides chimiques affecte plusieurs comportements et aspects du cycle de vie des arthropodes, tels la mobilité, l’efficacité de recherche, la fertilité, la fécondité, l’oviposition, la longévité et le temps de développement (Croft 1990; Haynes 1988; Moriarty1969; Penman et al. 1981; Roger et al. 1994, 1995). Par conséquent, cela modifie les interactions entre le ravageur et la plante ainsi qu’entre le prédateur et sa proie (Croft 1990; Jackson et Ford 1973; Wright et Verkerk 1995).

En vergers de pommiers, plusieurs ravageurs sont présents et exercent des pressions sur les fruits ainsi que sur l’arbre (Vincent et Bostanian 1988). Pour réduire les populations de ravageurs sous le seuil économique, une quinzaine de traitements pesticides sont utilisés en moyenne par saison dans les vergers du Québec (Chouinard 2001), soit trois à quatre traitements insecticides, un à trois traitements acaricides et huit à douze traitements fongicides (Vincent et Roy 1992). Des alternatives sont cependant envisagées afin de réduire l’utilisation de ces produits. La lutte intégrée, combinant l’utilisation de prédateurs efficaces et de pesticides compatibles avec ces derniers, constitue une perspective grandement considérée pour lutter contre les acariens phytophages.

Les interactions complexes et multiples entre les prédateurs peuvent affecter les programmes de lutte. La prédation intraguilde est une interaction trophique entre deux prédateurs partageant une proie commune (Polis et al. 1989). L’intensité et l’issue de la prédation intraguilde peuvent être influencées par plusieurs facteurs, tels le stade de développement, la taille et la mobilité de l’insecte ainsi que la spécificité de consommation et la présence de proies extraguildes (Holt et Polis 1997; Lucas et al. 1998; Polis et al. 1989; Rosenheim et al. 1995). La prédation intraguilde peut affecter la composition des communautés ainsi que la distribution, l’abondance et l’évolution des espèces (Holt et Polis 1997; Polis et al. 1989). Cette interaction influence donc la dyna-mique des populations d’un écosystème et peut engendrer une instabilité des communautés (Holt et Polis 1997). La prédation intraguilde est présente dans plusieurs écosystèmes agricoles et peut engendrer l’échec d’un programme de lutte impliquant des agents de lutte biologique (Rosenheim et al. 1995).

Hyaliodes vitripennis (Say) [Heteroptera : Miridae] est reconnu comme étant un prédateur efficace d’acariens phytophages en vergers de pommiers, potentiellement utilisable pour l’établissement d’un programme de lutte intégrée contre ces ravageurs (Arnoldi et al. 1992; Brodeur et al. 1999). Les principales espèces d’acariens phytophages en vergers de pommiers sont le tétranyque rouge, Panonychus ulmi (Koch) [Acarina : Tetranychidae], le tétranyque à deux points, Tetranychus urticae Koch [Acarina : Tetranychidae], et l’ériophyide du pommier, Aculus Schlechtendali (Nal.) [Acarina : Eriophyidae] (Chouinard et al. 2000). D’autres prédateurs d’acariens phytophages sont présents en vergers, entre autres Amblyseius fallacis (Garman) [Acarina : Phytoseiidae] et Harmonia axyridis Pallas [Coleoptera : Coccinellidae] (Chouinard 2001; Chouinard et al. 2000). Plusieurs études ont évalué la toxicité de pesticides sur le miride H. vitripennis (Bostanian et Larocque 2000; Bostanian et al. 2000, 2001; Horsburg 1969; Hull et Starner 1983; Morin et al. 1995), sur l’acarien prédateur A. fallacis (Berkett et Forsythe 1980; Croft 1975; Hill et Foster 1998; Hull et Starner 1983; Penman et al. 1981; Stanyard et al. 1998; Thistlewood et Elfving 1992) et sur la coccinelle asiatique H. axyridis (Cho et al. 1997). Cependant, l’impact d’une dose sublétale sur la prédation intraguilde n’a jamais été évalué.

Les probabilités de prédation entre les trois prédateurs sont relativement élevées. Hyaliodes vitripennis est fréquemment observé près des colonies de pucerons (C. Provost, observations personnelles), la proie préférée de H. axyridis (Lucas et al. 1997). Ainsi, les possibilités de rencontres et d’interactions entre les deux prédateurs sont importantes. Pour ce qui est des interactions entre H. vitripennis et A. fallacis, ces derniers recherchent les mêmes proies, les acariens phytophages. Des tests de prédation intraguilde et de comportement en absence et en présence de lambda-cyhalothrine, une pyréthrinoïde de synthèse, ont démontré une augmentation de la mobilité des deux prédateurs en présence de l’insecticide, ce qui favorisait les rencontres entre eux et un niveau de prédation intraguilde légèrement plus élevé qu’en absence du produit (Provost et al. 2003).

L’objectif de cette étude est d’évaluer l’impact d’une dose sublétale de lambda-cyhalothrine sur le prédateur intraguilde de deux combinaisons de prédateurs, soit 1) H. axyridis qui consomme H. vitripennis et 2) H. vitripennis qui consomme A. fallacis, en conditions contrôlées. Ainsi, l’étude évalue le risque d’une exposition à l’insecticide pour le prédateur intraguilde par l’ingestion d’une proie contaminée.

Matériel et méthodes

Les différents stades de H. vitripennis utilisés pour les essais ont été récoltés dans un verger de pommiers commercial (Bel Horizon) à Rougemont, Québec, Canada (73°03’00’’O; 45°26’00’’N) et maintenus 1 à 2 j en laboratoire sur T. urticae. Harmonia axyridis a été récolté sur des sites d’hibernation dans la même région et élevé en laboratoire sur des oeufs Ephestia kuehniella Zeller (Lepidoptera : Pyralidae). Amblyseius fallacis provenait d’un élevage permanent à la station de recherche d’Agriculture et Agroalimentaire Canada (St-Jean-sur-Richelieu) élevé sur T. urticae. Les conditions d’élevage des trois prédateurs étaient les suivantes : température de 20 ± 1°C; humidité relative de 60-70 %; photopériode de 16L:8O.

Les expériences ont été effectuées en laboratoire sur un dispositif constitué d’une tige de pommier sur laquelle on conservait les trois feuilles terminales (hauteur d’environ 15 cm). Les tiges ont été récoltées dans le verger Bel Horizon et nettoyées afin d’enlever les arthropodes et produits présents. Pour l’expérience, la tige de pommier était placée dans un récipient de plastique de 4 L troué à sa base, permettant de maintenir la tige dans une coupelle d’eau pour la durée du test. Les prédateurs étaient soumis à une période de jeûne de 16 h avant le début des tests (24 ± 1°C; 60-70 % HR; 8L:8O), de façon à stimuler la recherche de proies.

La prédation intraguilde a été évaluée pour deux combinaisons de prédateurs : H. vitripennis et H. axyridis ainsi que H. vitripennis et A. fallacis, et ce en absence et en présence d’une exposition à une dose sublétale de lambda-cyhalothrine (Warrior®), une pyréthrinoïde de synthèse utilisée en vergers de pommiers. La lambda-cyhalothrine est utilisée en vergers pour lutter contre les lépidoptères, les pucerons, les hémiptères et les acariens phytophages (Bostanian et Racette 1997). Les stades de développement utilisés, les immatures des stades 2 et 4 et les adultes de H. vitripennis, le 4e stade larvaire de H. axyridis et les adultes de A. fallacis, ont été sélectionnés selon des tests de prédation intraguilde réalisés précédemment (Provost et al., non publié). Un prédateur de chaque espèce était introduit dans le dispositif pour une période de 7 h. L’exposition à la lambda-cyhalothrine était réalisée en vaporisant uniformément tout le dispositif à l’aide d’un vaporisateur utilisé en chromatographie liquide à une distance de 25 cm et une pression d’air de 10,34 kPa (1,5 psi). La vaporisation était réalisée suite à l’introduction des deux prédateurs dans le dispositif. Les doses pulvérisées (ppm d’ingrédient actif) correspondent aux LC25 pour H. vitripennis, qui sont de 1,5 ppm pour les immatures et de 0,35 ppm pour les adultes (Bostanian et al. 2001). La dose de lambda-cyhalothrine recommandée pour les traitements en vergers est de 3,2 ppm, soit la LC50 pour les immatures, mais 9,4 fois plus que la LC25 pour les adultes (Bostanian et al. 2001). Toutes les expériences ont été réalisées en conditions contrôlées : 24 ± 1°C, 60-70 % HR. Cette procédure entraîne deux expositions pour le prédateur intraguilde : 1) par contact; 2) par ingestion de la proie contaminée.

Après 7 h, les arthropodes étaient retirés du dispositif et la mortalité du prédateur intraguilde ainsi que l’évidence de consommation étaient notées. La mortalité naturelle et la mortalité due à l’exposition à la lambda-cyhalothrine étaient déterminées à l’aide de témoins, utilisant une seule espèce de prédateur dans le dispositif, en absence ou en présence d’exposition à l’insecticide. Pour chaque combinaison de prédateurs, 15 réplicats ont été effectués.

La mortalité due à l’interaction de prédation a été déterminée en corrigeant la mortalité du prédateur en fonction de la mortalité dans les témoins à l’aide de la formule de Soares (2000) :

P = (t – a) * ra
où:
P = nombre de réplicats avec prédation,
t = nombre total de réplicats (=15),
a = nombre de réplicats avec un individu vivant,
ra = ratio des réplicats avec un individu vivant dans le témoin.

La mortalité corrigée des prédateurs intraguildes a été utilisée pour calculer les niveaux de mortalité (IL : nombre de réplicats avec de la mortalité sur le nombre total de réplicats) (Lucas et al. 1998). Ces niveaux étaient comparés : 1) entre les traitements (absence et présence de lambda-cyhalothrine ) individuellement pour chacune des combinaisons de prédateurs; et 2) entre les différents stades de développement de H. vitripennis pour une combinaison donnée de prédateurs, à l’aide d’un test de G (likelihood ratio) (Scherrer1984). En présence d’une différence significative, un test de G était réalisé pour les stades de développement pris deux à deux afin de déterminer où se situait la différence significative.

Résultats

Harmonia axyridis vs Hyaliodes vitripennis

En absence de lambda-cyhalothrine, aucune mortalité de H. axyridis n’a été notée, tandis qu’en présence de l’insecticide, une mortalité similaire pour les trois combinaisons a été observée (G2 = 3,638, P = 0,1622). Une mortalité significativement plus élevée de H. axyridis a été observée entre les traitements (absence et présence de lambda-cyhalothrine) pour les combinaisons impliquant des immatures de H. vitripennis (Fig. 1 A) (larve 4 vs stade 2, G1 = 9,834, = 0,0017; larve 4 vs stade 4, G1 = 9,834, = 0,0017) .

Hyaliodes vitripennis vs Amblyseius fallacis

En absence de lambda-cyhalothrine, aucune mortalité de H. vitripennis n’a été observée pour les trois combinaisons. Toutefois, en présence de l’insecticide, une mortalité significativement plus élevée des immatures de stade 2 du miride a été observée (stade 2 vs stade 4, G1 = 18,028, P < 0,0001; stade 2 vs adulte, G1 = 29,274, P < 0,0001) et aucune mortalité des adultes n’a été notée (Fig. 1B). De plus, la mortalité entre les traitements, en absence et en présence de lambda-cyhalothrine, était significativement plus élevée pour la combinaison impliquant des immatures de stade 2 de H. vitripennis (stade 2 vs adulte, G1 = 29,274, P < 0,0001).

Figure 1

Mortalité du prédateur intraguilde, A) de la coccinelle Harmonia axyridis consommant le miride Hyaliodes vitripennis et B) du miride H. vitripennis consommant l’acarien prédateur Amblyseius fallacis, en absence et en présence d’une dose sublétale de lambda-cyhalothrine

Mortalité du prédateur intraguilde, A) de la coccinelle Harmonia axyridis consommant le miride Hyaliodes vitripennis et B) du miride H. vitripennis consommant l’acarien prédateur Amblyseius fallacis, en absence et en présence d’une dose sublétale de lambda-cyhalothrine

Un astérisque indique une différence significative entre les traitements (absence et présence de lambda-cyhalothrine) (test de G, P < 0,05). Une lettre indique une différence significative entre les combinaisons de différents stades de développement (test de G, P < 0,05).

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Discussion

Les résultats de l’étude démontrent que l’utilisation de lambda-cyhalothrine affecte la mortalité du prédateur intraguilde. Cette mortalité est influencée par le stade de développement attaqué et le stade du prédateur. En effet, on observe qu’en présence des immatures du miride, H. axyridis a une mortalité plus élevée, et que les immatures de H. vitripennis sont plus affectés par la consommation d’A. fallacis en présence de l’insecticide.

En absence de lambda-cyhalothrine, aucune mortalité n’est observée pour les deux prédateurs intraguildes. La prédation intraguilde est asymétrique en faveur de H. axyridis contre H. vitripennis et en faveur de H. vitripennis contre A. fallacis. Cette asymétrie est reliée à certains facteurs déterminants de l’interaction intraguilde, principalement la taille relative du prédateur et de la proie et la spécificité de consommation des prédateurs (Lucas et al. 1998).

Comme l’interaction de prédation intraguilde est asymétrique, la mortalité du prédateur intraguilde devrait être exclusivement reliée à la présence de lambda-cyhalothrine. La mortalité observée en présence de lambda-cyhalothrine peut s’expliquer par une seconde exposition au produit chimique engendrée par la consommation de la proie. La toxicité de la chaîne alimentaire est étudiée de façon exhaustive chez les prédateurs vertébrés mais beaucoup moins chez les prédateurs arthropodes (Croft et Brown 1975). Quelques études, dont celles de Binns (1971) et McClanahan (1967) avec Phytoseiulus persimilis Athias-Henriot [Acarina : Phytoseiidae], Kiritani et Kawahara (1973) avec Lycosa pseudoannulata Boes. et Strand [Araneae : Lycosidae] et Olszak (1999) avec Adalia bipunctata L. [Coleoptera : Coccinellidae] ont démontré que la consommation de proies contaminées avec un produit chimique peut générer différents niveaux de mortalité du prédateur, dépendant de la toxicité du produit utilisé, de la dose appliquée et de la durée d’exposition. Ainsi, une première exposition à une dose sublétale ne cause pas la mort du prédateur intraguilde, mais lorsque ce dernier dévore sa proie, il est exposé à une seconde dose de lambda-cyhalothrine, ce qui cause sa mort. Il faut cependant noter que dans cette étude, la toxicité de la lambda-cyhalothrine est sous-estimée due à l’absence de la proie extraguilde, qui constituerait une seconde proie contaminée.

Dans la combinaison H. axyridis vs H. vitripennis, l’exposition à la lambda-cyhalothrine a provoqué une mortalité significativement plus élevée chez la coccinelle en présence des immatures du miride. Ces résultats peuvent s’expliquer par le fait que les immatures sont plus vulnérables que les adultes à la prédation car leurs mécanismes de défense sont moins efficaces (Edmunds 1974; Lucas et al. 1997; Sih 1987). Harmonia axyridis ayant une plus grande efficacité de prédation sur ces stades (Provost et al. 2003), l’interaction de prédation aura accru l’exposition à l’insecticide.

Dans la combinaison H. vitripennis vs A. fallacis, en présence de lambda-cyhalothrine, les immatures de stade 2 du miride ont été significativement plus affectés par l’application de l’insecticide que ceux de stade 4 et les adultes. Les jeunes immatures sont plus affectés par une seconde exposition au lambda-cyhalothrine causée par la prédation. Ces résultats sont en accord avec les résultats obtenus dans une étude précédente (Provost et al. 2003), mais contrastent avec les résultats des études de toxicité de Bostanian et al. (2000, 2001), où il est observé que les immatures sont plus résistants à plusieurs pesticides, dont la lambda-cyhalothrine, que les adultes. Il faut cependant noter que l’exposition aux pesticides des études de Bostanian et al. (2000, 2001) se faisait par contact. Le mode d’exposition à un insecticide, par contact ou par ingestion de la proie contaminée, semble donc affecter différemment les stades de développement de H. vitripennis.

L’utilisation de pesticides à large spectre d’action en vergers engendre des instabilités dans les populations de prédateurs ce qui a pour conséquence d’augmenter les populations d’acariens phytophages (Clancy et Pollard 1952; Hill et Foster 1998; Sandford et Herbert 1970; Stanyard et al. 1998). Plusieurs hypothèses peuvent expliquer l’augmentation des populations d’acariens phytophages suite à l’application d’un produit chimique : les populations d’ennemis naturels sont réduites, les comportements et le cycle de vie des prédateurs sont affectés et des espèces compétitrices non ciblées des acariens sont éliminées (Bower et al. 1995; Lord 1962; McMurtry et al. 1970; van de Vrie et al. 1972). Ainsi, la réduction des applications de pesticides et l’utilisation d’ennemis naturels des acariens phytophages seraient des plus avantageuses pour un programme de lutte contre ces derniers.

Plusieurs études ont démontré le potentiel d’H. vitripennis dans la lutte contre les acariens phytophages en vergers de pommiers (Arnoldi 1986; Arnoldi et al. 1992; Brodeur et al. 1999; Chouinard et al. 1999; Morin et al. 1995). Entre autres, une bonne capacité de dispersion et d’établissement des populations introduites a été observée (Firlej et al. 2003), de même qu’une tolérance à certains pesticides, tels que la phosalone (Bostanian et al. 2000), la perméthrine, le fenvalérate (Hull et Starner 1983) et la lambda-cyhalothrine (Bostanian et al. 2001). De faibles niveaux de prédation intraguilde ont aussi été observés avec d’autres prédateurs d’acariens phytophages présents en vergers, dont A. fallacis et H. axyridis (Provost et al. 2003). Certains paramètres devront néanmoins être considérés au moment de l’introduction du prédateur; ce sont le moment de l’introduction (synchronisme avec l’application de pesticides), la densité et le stade de développement du prédateur, les conditions environnementales, la complexité de l’environnement ainsi que les interactions entre les différents prédateurs (Ehler 1992; Lucas et al. 1998).