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Introduction : le philosophe et le cinéaste

Il est surprenant que Walter Benjamin et Federico Fellini aient été si peu comparés ou associés, que leurs oeuvres aient été aussi rarement croisées, formellement, dans une analyse universitaire. En effet, il existe peu, en français ou en anglais, d’ouvrages, de chapitres de livre ou d’articles spécifiquement destinés à une étude comparative de leur travail : à l’exception de textes récents d’Isabelle Luciani (2022) et d’Eugenia Paulicelli (2019), intéressants mais assez courts, la littérature scientifique offre seulement quelques citations de Benjamin qui ponctuent, çà et là, des articles sur le cinéma fellinien (Minghelli, 2020; Goodstein, 2003). Pourtant, les deux hommes et leurs oeuvres partagent de nombreux traits. Sur le plan personnel, ils ont connu l’horreur du fascisme et des dégâts produits par une pensée totalisante et en témoignent dans leur oeuvre (bien que Benjamin soit beaucoup plus politisé que Fellini); ils ont tous les deux écrit de nombreuses histoires pour la radio (plus de 80 chacun, que Benjamin a lui-même récitées sur les ondes) et ont contribué, Benjamin par sa théorisation et Fellini par sa création, à transformer nos conceptions de l’art et du cinéma. Surtout, Benjamin et Fellini travaillent un ensemble de thèmes, et parfois même de visions du monde, qui les rapproche intimement. Les deux sont fascinés par le pouvoir de la narration et du récit (dont ils usent avec brio, Fellini dans son cinéma et Benjamin dans ses contes radiophoniques pour enfants), sans mentionner leurs penchants allégoriques et leur intérêt commun, par exemple, pour Edgar Allan Poe[1]. Leurs oeuvres respectives, malgré les différents gestes critiques qui les meuvent (la critique de la fantasmagorie capitaliste chez l’un, de la décadence et de la vacuité chez l’autre), se placent notamment sous le signe de l’errance et de la flânerie, avec la figure baudelairienne chez Benjamin et celle, la plus célèbre parmi d’autres, de Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita. Que ce soit en matière de philosophie de l’histoire ou du cinéma, et en ce qui concerne même le style de plusieurs de leurs écrits ou films (pensons à Sens unique et à Sur le concept d’histoire pour le philosophe, puis à Huit et demi pour le cinéaste), les deux font valoir la puissance du fragment, de l’épisodique, d’une marche dans le temps qui est tout sauf une progression linéaire, de la force qu’exerce le regard que l’on choisit de poser sur l’Histoire. En témoignent ces deux citations : « L’Antiquité n’a peut-être jamais existé, mais il ne fait aucun doute que nous en avons rêvé » (Fellini), et « L’Antiquité ne vient à naître que là où un esprit créateur la connaît » (Benjamin)[2], montrant à quel point se rencontrent leurs sensibilités historico-philosophiques voulant que l’homme crée et recrée des trames narratives qui, bien souvent, ne sont en rien objectives. Le premier, mélancolique face aux ruines et aux décombres qu’accumule le monde moderne, et le second, catalyseur esthétique de la décadence d’après-guerre; ensemble, frères dans le rêve et le fantasme, dans ce qui, de la destruction, peut renaître, peut-être sauver nos espoirs[3].

Mais Benjamin et Fellini sont aussi, et c’est l’objet de cet article, des penseurs et des créateurs de la ville, de l’enfance et de la mémoire. Cette triade se manifeste particulièrement dans deux oeuvres, dont le caractère autobiographique se brouille dans la fantaisie et l’invention de leurs auteurs : Enfance berlinoise vers 1900, rédigée au cours des années 1930 par le penseur allemand, et Amarcord du cinéaste italien, sortie en 1973. J’aimerais d’abord montrer, dans ce texte, comment différentes expériences racontées et mises en scène par Benjamin et Fellini renvoient à ce que certains appellent une pédagogie urbaine (urban pedagogy chez Stephen Dobson, 2006) ou une pédagogie pauvre (poor pedagogy chez Jan Masschelein, 2010), c’est-à-dire une forme pédagogique au sein de laquelle la ville peut être vue comme une altérité éducatrice, comme une entité formatrice. Il s’agit, dès lors, d’ouvrir des espaces pédagogiques au sein desquels l’attention et le jeu, les chocs et les déplacements provoqués par notre situation dans un en-dehors de soi (ici, la ville) priment sur les visées d’une éducation scolaire dont les attentes et les méthodes tendent à confiner l’élève/l’étudiant à sa seule intériorité plutôt qu’à le positionner dans un « dehors éducateur ». En effet, notre univers éducatif actuel est, comme le montre bien Gert Biesta, saturé d’une logique égoïstique : éducation centrée sur l’élève, éducation fondée sur les intérêts de l’apprenant, éducation adaptée à l’individualité de chacun. Pour Biesta,

One point to highlight here is that it is actually only in the world that we can really exist, since when we withdraw ourselves from the world we end up existing only with and for ourselves–which is a rather poor and self-absorbed way of existing, if it is to exist at all. To exist in and with the world thus always raises the question of the relationship between my existence and the existence of the world. And here again, at least as a starting point, we can say that to exist in and with the world without making space for what exists there as well, is not really to exist in the world. The challenge, therefore, is to exist in the world without considering oneself as the centre, origin, or ground of the world–which is exactly how Philippe Meirieu describes the “student subject” [“élève-sujet”], namely as the one who is able to live in the world, without occupying the centre of the world.

2022, p. 8

Je pense ainsi que l’expérience de la ville, telle qu’illustrée dans les oeuvres de Benjamin et Fellini puis dans les propos de Dobson et Masschelein, présente dès lors ce potentiel d’éducation antiégoïstique (Biesta, 2022) particulièrement intéressant pour critiquer la manière dont nous concevons actuellement l’éducation et l’apprentissage qui, par le biais d’une grande influence de l’éducation progressiste et nouvelle, tendent possiblement à enfermer les élèves et les étudiants dans leurs seuls mondes intérieurs, leurs seuls processus cognitifs, leurs seules expériences individuelles. Je souhaite finalement, en associant les deux oeuvres, mettre en lumière une dimension supplémentaire du pouvoir formateur de la ville dans leur pensée : je crois en effet que Benjamin et Fellini nous montrent surtout la ville comme vectrice d’une pédagogie de la nostalgie, en d’autres mots comme un système de mémoire[4] qui, au-delà du contact immédiat qu’on en fait dans l’enfance et l’adolescence, continue longuement de nous former comme sujets.

La ville comme altérité éducative dans Enfance berlinoise vers 1900 et Amarcord : éléments d’une pédagogie urbaine/pauvre

Walter Benjamin et Berlin

Enfance berlinoise vers 1900[5] est une oeuvre composée de souvenirs relatés sous la forme de fragments, de divers épisodes titrés (Loggias, Le Panorama impérial, Le téléphone, En retard, Matin d’hiver, La fièvre, etc.) qui conjuguent des événements et des impressions réels à un jeu de recréation mémorielle. C’est un livre qui, par cette nature fragmentaire, refuse ainsi la linéarité et la continuité autobiographiques au profit de « la profondeur de l’expérience » (Benjamin, 2014, p. 19), soit l’évocation intime et minutieuse d’un monde dont la transformation s’accélère brutalement; le penseur nous en montre les impacts sociaux, politiques et techniques sur la vie quotidienne d’un « Benjamin enfant ». Par la présence de thèmes essentiels de la philosophie benjaminienne[6] (le rêve, l’expérience moderne des lieux et des choses, la flânerie, l’école et l’éducation, les jouets et les mots de l’enfance, le rapport à la nature, les contes et comptines), l’oeuvre est généreuse à la fois sur les plans littéraire, sociologique et philosophique. Je me concentre toutefois, dans les lignes qui suivent, sur le rapport précis que Benjamin crée entre l’enfance, l’éducation et la ville, en commençant à mon tour par l’une des phrases les plus commentées du texte, un passage de Tiergarten :

Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au coeur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris; il a exaucé le rêve dont les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers.

Benjamin, 2012, p. 18

Chez Benjamin, l’enfance est le commencement et le retour. Ces labyrinthes sur les buvards de cahiers d’école, cette première pratique de l’évasion renvoie aux mêmes chemins l’ayant mené aux perceptions et aux expériences[7] qu’il continuera de vivre et de décoder tout au long de sa vie, comme si le monde enfantin n’était pas seulement l’origine mais aussi le but[8]. Cette pratique caractéristique de la pensée benjaminienne est une expérience radicale de l’en-dehors, de l’étrangéité : hors de la famille, hors de la bourgeoisie à laquelle il appartient, hors de l’école et de son contrôle, l’enfant benjaminien trouve, dans tous les paradoxes qui la caractérisent, un refuge et une ouverture dans la ville, auprès des personnages qu’elle héberge et qu’elle violente, au contact des objets et des structures qu’elle met en scène, des noms de rues et de places qui l’organisent. Pierre Rusch, dans son avant-propos de EBV1900, le formule magnifiquement : « Étranger de naissance, il est le spectateur fasciné de toute existence hors de lui, et s’abîme en contemplation avant de se perdre en traduction » (Benjamin, 2014, p. 5). Positionné dans la ville, face à ce qui lui est étranger, ce qui est autre que soi, « Benjamin enfant » s’identifie et se projette, bâtit et joue la narration de son existence. Dans Mendiants et prostitués[9] :

Les pauvres n’existaient pour les enfants riches de mon âge que sous la figure de mendiants. Et ce fut un grand progrès lorsque j’entrevis pour la première fois la pauvreté dans l’ignominie du travail mal payé. J’avais écrit un petit texte à mon propre usage. Il était question d’un homme qui distribue des prospectus et des humiliations que lui fait subir le public, qui n’a que faire de ses bouts de papier. Et voilà comment, concluais-je, le pauvre est amené à se débarrasser en cachette de tout son paquet. Assurément la manière la plus inféconde de régler le problème. Mais je n’imaginais alors d’autre forme de révolte que le sabotage – une forme, il est vrai, que je connaissais par l’expérience la plus personnelle. C’est à elle que je recourais quand j’essayais d’échapper à ma mère. Surtout au moment des « commissions », avec une obstination qui l’exaspérait. J’avais en effet pris l’habitude de toujours rester en arrière d’un demi-pas. Combien j’étais redevable à cette rêveuse résistance lors de nos parcours communs, c’est ce que je découvris plus tard, quand le labyrinthe de la ville s’ouvrit à l’instinct sexuel. Ses premiers tâtonnements cherchaient moins le corps que la psyché totalement dépravée, dont les ailes brillaient d’un éclat putride à la lueur d’un réverbère ou sommeillaient encore non déployées sous la fourrure qui l’enveloppait comme cocon. Je buvais alors un regard qui ne semblait pas voir un tiers de ce qu’il embrassait en réalité. À l’époque déjà où ma mère fustigeait mon allure traînante et ma somnolente flânerie, j’entrevoyais confusément la possibilité de sceller une alliance avec ces rues, dans lesquelles je ne m’égarais qu’en apparence, pour me soustraire plus tard à sa tutelle. Il ne fait aucun doute en tout cas que le sentiment – malheureusement illusoire – d’échapper à ma mère, à sa classe et à la mienne, était partiellement responsable de l’envie extraordinaire qui me poussait à aborder une prostituée en pleine rue. Cela pouvait prendre des heures. La terreur que m’inspirait ce geste était celle que j’aurais éprouvée devant un automate qu’une question suffit à mettre en marche. Je jetais donc ma voix dans la fente. Le sang se mettait à bourdonner dans mes oreilles, et j’étais incapable de recueillir les mots qui sortaient des lèvres fardées. Je m’enfuyais, pour, la même nuit et combien de fois encore, répéter la même folle tentative. Lorsqu’enfin, parfois au point du jour, je m’arrêtais dans une porte cochère, je m’étais irrémédiablement empêtré dans les rubans d’asphalte de la rue, et les mains qui me délivraient n’étaient pas les plus propres.

Benjamin, 2012, p. 60

Chez Benjamin, la honte du mendiant et le regard de la prostituée, le monument historique, les ruelles glissantes et puantes, le kiosque du parc, les chaînes et les barreaux de fer des cages d’escalier, le prêteur sur gages et le voyou, les mille cachettes de l’appartement citadin, l’imposante vendeuse de poisson du marché et l’allumeur des réverbères à gaz sont des objets d’éducation à part entière : ils sont là et, existant, ils se portent et se donnent aux yeux de l’enfant comme une éducation à voir l’injustice sociale et le mépris des classes aisées, à sentir la curiosité sexuelle et à en découvrir le douloureux plaisir, à toucher l’architecture d’une ville et l’histoire qui s’y camoufle jusque dans les moindres recoins. Dans cette éducation informelle, qui n’est ni planifiée ni organisée, le monde est appris (ou plutôt déchiffré) à coups de terreurs, d’hésitations, de curiosité, de plaisir et de chocs. Mais le fait d’être informelle en substance ne nie pas le rapport intime que cette éducation expérientielle (dans le sens le plus phénoménologique du terme, et non dans un sens didactico-pédagogique à la mode[10]) entretient avec l’éducation formelle, contrôlée et structurée : au contraire, les expériences d’éducation benjaminiennes sont toujours des réactions au monde environnant, elles sont fondamentalement constituées d’un rejet absolu des limites imposées à la réception directe du monde, à l’imagination et à la fantaisie. Pour emprunter l’expression de Marcuse, cette éducation naît d’un Grand Refus[11] qui fait de l’enfance benjaminienne une possibilité d’indomptabilité. Chez Benjamin, cette indomptabilité résiste non seulement à l’enfermement dans la famille et dans le statut social, mais aussi à l’enfermement de l’école et du maître[12], comme il le raconte dans Bibliothèque des élèves :

L’affaire se réglait le temps d’une récréation : on ramassait les livres, et on les redistribuait à ceux qui en faisaient la demande. Je n’étais pas toujours assez rapide. Je voyais souvent des volumes convoités tomber entre les mains d’un élève qui ne saurait pas les apprécier. Que le monde de ces livres était différent de celui des manuels où je devais pendant des jours, voire des semaines entières, prendre mes quartiers dans des histoires séparées, comme dans des casernes identifiées, avant toute autre désignation, par le numéro inscrit au-dessus du portail! C’était encore pire dans les casemates des poèmes patriotiques, où chaque vers était une cellule. Avec quelle douceur toute méridionale, au contraire, me caressait l’air tiède qui soufflait des livres d’agrément distribués pendant la récréation! C’était dans cet air que la cathédrale Saint-Étienne faisait signe aux Turcs assiégeant Vienne, que la fumée des pipes du Collège tabagique s’élevait en volutes bleues, que les flocons dansaient sur la Bérézina et qu’une lueur blafarde annonçait les derniers jours de Pompéi. Ces livres pouvaient être agréables ou terrifiants, ennuyeux ou passionnants, rien ne pouvait accroître ou diminuer leur magie. Car celle-ci ne dépendait pas de leur contenu, elle tenait bien davantage au fait qu’ils m’assuraient régulièrement cet unique quart d’heure grâce auquel je supportais toute la misère et l’aridité de la corvée scolaire. Je me préparais à ce quart d’heure dès l’instant où je glissais le soir le livre dans mon cartable déjà prêt, que cette charge ne faisait qu’alléger. L’obscurité qu’il partageait là avec mes cahiers, mes livres de classe, mes plumiers, s’accordait au processus mystérieux qui l’attendait le lendemain à l’école. Enfin arrivait l’instant où, dans la pièce même qui venait d’être le théâtre de mon humiliation, je me trouvais revêtu de cette plénitude de puissance qui emplit Faust quand Méphistophélès apparaît à ses côtés. Qu’était en effet le professeur qui avait quitté l’estrade pour ramasser ou distribuer les livres près de l’armoire de la classe, sinon un diable subalterne qui devait renoncer au pouvoir de nuire pour mettre son art au service de mes désirs? Combien vaines restaient ses timides tentatives pour les guider d’un conseil ou d’une indication! Comme il restait là, berné, rivé à son office de pauvre diable, alors que j’étais depuis longtemps en train de voler sur mon tapis magique vers la tente du dernier des Mohicans ou vers le camp de Conradin de Hohenstaufen!

2012, p. 54

La pensée enfantine reprend ainsi ses droits : nul manuel scolaire ne se mesure aux livres d’agrément. Parce que ces livres se lisent dans ce temps suspendu qui appartient complètement, absolument à l’enfance, le « théâtre de l’humiliation » et le « pouvoir de nuire » du maître sont réduits à d’inoffensives tentatives de capturer, entre ses mains, l’imagination maintenant déployée de l’élève. Conception intéressante du rapport au professeur, le maître devient le subalterne de l’enfant : il prend le rôle d’un serviteur piégé dans sa position, figé au sol alors que l’enfant libre, lui, résiste, fuit et vole.

Federico Fellini et Rimini

Amarcord signifie « je me souviens » en dialecte romagnol, plus particulièrement dans la variante du dialecte propre à la région italienne de Rimini[13], la ville de naissance et de jeunesse de Fellini. Le Rimini de Fellini ne ressemble pas au Berlin de Benjamin : station balnéaire d’exception, Rimini longe la mer Adriatique au fil de nombreux kilomètres de plages de sable fin, une position géographique fort différente de celle de Berlin dans la grande plaine d’Europe du Nord. Il en va autrement, toutefois, de ses personnages et de leurs moeurs : de Volpina, nymphomane féroce, aux femmes élégantes qui contemplent les vitrines de boutiques, en passant par les travailleurs tristes et épuisés, les larges tenancières de tabagie et les petits bandits de rue, les êtres qui peuplent les deux univers s’apparentent. Il est vrai que, si Berlin impose son caractère de grande ville européenne dans EBV1900, l’atmosphère de Rimini dans Amarcord relève davantage du quartier de visages familiers que de la métropole d’anonymes; mais il n’en demeure pas moins que les enfants des deux villes expérimentent le monde d’une manière analogue, à l’exception peut-être du comportement espiègle ou particulièrement irrévérencieux typique des jeunes personnages felliniens[14].

Le film raconte, par une suite de tableaux suivant le rythme des saisons et à l’époque de la montée du fascisme mussolinien, les expériences de Titta, un adolescent curieux et insolent flânant avec sa bande dans les rues de la ville. Sa vie de famille (de laquelle il tente de s’évader), sa vie scolaire (dont les normes et les figures d’autorité sont ridiculisées) et sa vie sociale (qu’il partage avec ses camarades plus impolis les uns que les autres) sont marquées par des êtres excentriques, marginaux ou plus grands que nature : des parents névrosés, tragi-comiques, qui ne se supportent plus et menacent de se suicider ou de tuer le reste de la famille, un oncle qui s’échappe de l’hôpital psychiatrique pour crier au monde entier, du haut d’un arbre, ses besoins charnels, un professeur de grec ancien parfaitement absurde dans ses exigences d’élocution, un joueur d’accordéon aveugle, une corpulente tabagiste qui fait plonger Titta dans ses impressionnants attributs féminins. Deux scènes, très proches des deux extraits de Benjamin cités plus haut (Mendiants et prostitués et Bibliothèque des élèves), témoignent de cette même expérience d’évasion permise par la ville, par « l’en-dehors » de l’école ou de la famille.

Dans la première scène[15], le soir est tombé sur la ville animée par les passants, légers ou sérieux, en quête de distractions ou de petites affaires. Titta et ses copains embêtent un vieil homme en lui tapant sur le chapeau, honorent sarcastiquement leur directeur d’école (et la police) d’un salut fasciste, se collent grossièrement le nez dans les vitrines, courent dans les ruelles pour mieux observer la belle Gradisca, objet commun de leur fantasme. La caméra flâne devant les boutiques, l’épicerie, le magasin d’objets liturgiques, le restaurant, le cinéma, les murs placardés d’affiches et d’annonces de toutes sortes, la boutique de chapeaux pour hommes; une carriole amène en ville les nouvelles femmes, fardées et aguicheuses, d’une certaine « Madame » que nous devinons rapidement maîtresse de bordel. Tout au long du film, un narrateur, gardien de mémoire, suspend l’activité du moment et nous livre le récit historique de la ville : ses origines perdues « dans les brumes du temps », le musée municipal qui en conserve les pierres datant d’époques préhistoriques, sa colonisation par Rome en -268, les racines celtes et romaines de ses habitants « exubérants, généreux et tenaces », son église du 13e siècle parfaitement préservée. Le choix narratif, par Fellini, de faire alterner la mise en scène de l’expérience quotidienne de la ville (par les promeneurs, les flâneurs, les commerçants, la jeunesse) et le récit savant de son histoire et de sa culture n’est pas anodin : il nous dit qu’en étant vécue par ses habitants, historicisée par ses événements et continuellement recréée dans le souvenir, la ville éduque nécessairement celui qui l’expérimente, elle le forme à la fois activement et inconsciemment. Comme chez Benjamin, ce pouvoir éducateur de la ville fellinienne se comprend encore mieux, gagne en amplitude une fois contrasté avec le portrait que brosse Fellini de l’éducation formelle/scolaire.

Ainsi, la deuxième scène[16] qui nous intéresse s’ouvre sur un déferlement d’élèves dévalant les escaliers de leur école vers la cour intérieure de l’établissement. C’est jour de photo officielle pour la classe de Titta. Si les professeurs sont particulièrement cordiaux entre eux, ils sont brutaux avec les élèves qui dérangent l’ordre : l’un fait des bruits inappropriés (et feint, évidemment, son innocence quand on le lui reproche), alors qu’un autre, juste au moment de prendre le cliché, tient un crapaud près du visage d’une camarade de classe, horrifiée. Idem en salle de classe : les élèves, en leçon de physique, répondent aux questions du professeur par des obscénités, Titta fait perdre patience au professeur d’histoire ancienne, ils dorment sur leurs pupitres en politique nationale, se battent en histoire de l’art. Un élève, du fond de la classe d’algèbre, urine dans un long tube formé de feuilles de papier roulées et assemblées, déposant son liquide jusqu’aux pieds d’un camarade, maintenant humilié, censé résoudre un problème au tableau. Les enseignants sont tous plus caricaturaux les uns que les autres : hystériques ou complètement amorphes, se versant un peu d’alcool en secret avant de discourir sur les merveilles de la perspective picturale, parlant (littéralement) aux murs de philosophie hégélienne, certains crient et frappent violemment sur leurs bureaux avec une baguette de bois, trop coupés du monde pour remarquer qu’une bande d’élèves file en douce. Ici aussi, c’est hors de la classe, dans les toilettes de l’école, que les « vraies » choses se passent, se disent et s’expérimentent. On y partage une cigarette, on y parle d’amour, de poésie et de filles, on y rêve de ce qui se passe sur la plage; cette plage sur laquelle, au même moment, s’ouvre une nouvelle scène nous montrant Volpina se déhanchant puis le mystérieux motocycliste, que l’on voit fendre la ville en deux tout au long du film, rouler à toute vitesse. L’une, symbole de liberté érotique, et l’autre, symbole de liberté spatiale. Comme pour Benjamin, les tentatives de contrôle des professeurs ou des adultes felliniens sont vaines. La bande de Titta et leurs mauvais plans l’emportent sur les professeurs; et Titta, excité par un western américain qu’il a vu la veille au cinéma, réussit sans problème à fuir son père outré qui le menace de le massacrer s’il continue cette vie de fainéant. En imagination ou en réalité, tous fuient vers ce qui libère le regard, ce qui libère le plaisir, ce qui libère la vie.

Pédagogie urbaine et pédagogie pauvre : Dobson et Masschelein

Cette expérience du monde qui se déplace hors les murs et qui conçoit la ville comme une altérité éducatrice peut être décrite, théoriquement, à la lumière de ce que Stephen Dobson appelle une pédagogie urbaine et ce que Jan Masschelein nomme une pédagogie pauvre. Les deux idées défendent ce geste à la fois épistémologique et pratique nous invitant à déstabiliser nos préconceptions de ce qu’est l’éducation à ou par quelque chose[17], autrement dit à remettre en question ce qui constitue ordinairement un objet éducatif et les lieux où se concrétise l’éducation « à » ou « par » ces objets. Surtout, les auteurs invitent, au coeur de leurs pédagogies, l’expérience et non seulement l’objectif d’apprentissage, le savoir isolé à acquérir puis à évaluer. Pour Dobson :

Perhaps the most important character of urban experience is that it entails experiences that take place in informal arenas. Pedagogy is moved from the formal, institutionalized space of the classroom with fixed and stable teacher–pupil roles to the street and the community expressed in the life of the street, where many other shifting significant others can be figures of identification and the source of mimetic inspiration. Thus, when urban experience becomes the source of educationally valuable experiences that are less formal, of high intensity and they can bring about self-formation, we are talking about an erfaringspedagogikk (a pedagogy of experience).

2006, p. 102

S’inspirant de Benjamin, l’expérience pédagogique de la ville chez Dobson est une expérience de flânerie, d’éducation des sens et de décodage, notamment politique. Une flânerie d’abord, car elle ne suit pas de rythme imposé, celui du transport moderne par exemple, mais aussi celui de l’école : elle n’est pas soumise à la vitesse, à l’enchaînement d’activités prévues, à la nécessité didactique. C’est ainsi qu’elle permet, à travers les images qui se donnent au flâneur, l’expérience spontanée du rêve, du souhait et du désir (la Gradisca dans Amarcord), mais aussi de l’anxiété et de la peur, comme en témoigne la terreur éprouvée par Benjamin à l’idée d’aborder la prostituée berlinoise. Puis elle est une éducation des sens, de tous les sens : avec la couleur de ses affiches et le reflet de ses lumières, l’odeur de ses ruelles et le son de ses trains et voitures, le goût des bouchées aux kiosques et la texture de ses matériaux, la ville éduque autant la vue que l’odorat et l’ouïe, le goûter et le toucher. C’est une expérience que l’on peut dire pleine. Dobson ajoute à ces caractéristiques (flânerie et éducation des sens) la dimension codée de la ville, et donc l’activité de décodage qui constitue son expérience en termes pédagogiques :

The visual signifiers we see on the streets are carriers, or should we say the corporeal metaphors, of different codes, which we must in turn learn how to interpret and assign a meaning. Some of them will change, like fashions, for example to talk to yourself while walking down a street is a signifier of the person with his mobile and some hands-free device. It may change with the next technological advance. Other codes change more slowly and reluctantly, e.g., the racial codes. One code whose meaning is fairly constant is the one embodied in commodities presented for purchase. Marx talked of this code in terms such as use and exchange value. Thus, each commodity at its point of sale contained components of exchange value and potential use value. To this Benjamin (1983) added exhibition value, as commodities are displayed. This last-mentioned value can ‘fall’ as people become accustomed to the commodity display. It can ‘rise’ in value if it gains the aura of mass popularity or cult status.

2006, p. 106

Comme pour Benjamin qui, dans EBV1900, affirme que les « pauvres n’existaient pour les enfants riches de mon âge que sous la figure de mendiants » et que « ce fut un grand progrès lorsque j’entrevis pour la première fois la pauvreté dans l’ignominie du travail mal payé », la ville est une éducatrice de conscience de classe, de la sienne comme de celle des autres. Mais elle est également, comme le précise Dobson, une formatrice du goût par la fantasmagorie des commodités présentées dans les vitrines des boutiques de luxe; et chez Fellini dans Amarcord, cette fantasmagorie est culturelle et passe par les films américains projetés sur l’écran du cinéma de Rimini, ces films qui font rêver Titta de chasses western entre Américains et Natifs, et ceux qui font rêver Gradisca du beau Cary Grant.

Le point de départ de Masschelein est différent. L’idée qu’il défend est celle d’une éducation du regard (gaze) dont les conditions sont l’attention et la sortie de soi :

In thinking about educating the gaze in the context of ‘education and multicultural understanding’ we easily come to the idea that it should be about the way in which we might help students to arrive at a more open, better, more critical, emancipated or liberated view. We should help them to open their eyes, i.e. to become (more) conscious about what is ‘really’ happening in the world, to become aware of the way their gaze is itself bound to a perspective and a particular position. We should look for another, more adequate, critical perspective, which also takes into account the perspective of others. Educating the gaze, then, would be about becoming conscious and becoming aware, it would be about achieving a better understanding. (…) I would like to explore a different idea. Indeed, I would like to understand educating the gaze not in the sense of educare (teaching) but of e-ducere as leading out, reaching out. (…) E-ducating the gaze is not about arriving at a liberated or critical view, but about liberating or displacing our view. It is not about becoming conscious or aware, but about becoming attentive, about paying attention.

Masschelein, 2010, p. 43

Dès lors, une pédagogie pauvre ne repose pas sur la méthode et la didactique (par exemple, des méthodologies d’enseignement efficaces pour conscientiser les élèves à certains phénomènes ou des activités visant explicitement l’éveil critique), mais plutôt sur des pratiques qui nous permettent de nous exposer, de nous déplacer, de nous situer dans les rues. En effet, pour Masschelein (aussi inspiré par Benjamin), la marche (walking) est l’une des voies royales de cette pédagogie pauvre, de cette éducation du regard :

Benjamin indicates clearly what this walking has to do with seeing, with opening one's eyes, with taking a new look (in German: Ansicht), which is not about arriving at a particular perspective or vision, but about displacing one's gaze so that we are ‘(t)here’ and the ‘(t)here’ can present itself to us in its evidence and command us. Displacing one's gaze so that one can see differently, can see what is visible (since the ‘distances, belvederes, clearings, prospects’ are not hidden, not beyond) with the result that the individual (the ‘I’ and ‘we’) can be transformed. That is exactly what walking is about: a displacement of the gaze that enables experience, not just as a passive undergoing (being commanded), but also as blazing a trail or path, a kind of cutting a road through.

2010, p. 44

On revient, ici, à la critique proposée par Biesta : « the existential challenge, to use a beautiful phrase from Hannah Arendt, is that of “trying to be at home in the world”, knowing that to be in the world requires that we leave our “home” » (Biesta, 2022, p. 9). Ce travail existentiel « vient vers » (comes to) l’élève ou l’étudiant : « It is therefore not about students’ learning or understanding–which go out from the student towards the world–but about what crosses their path, about what speaks to them, what addresses them, what is given to them, irrespective of whether they were looking for it or not, and irrespective of whether they wanted it or not » (Biesta, 2022, p. 9). En d’autres mots, une éducation qui les avertit, qui leur signale la possibilité de leur subject-ness, qui attire leur attention sur cette capacité à être un sujet à l’extérieur d’eux-mêmes. Chez Biesta toutefois, ce qui libère le regard peut être l’enseignant; mais chez Benjamin et Fellini, le professeur est impuissant face à l’imagination ou à l’insolence des élèves, et c’est le monde lui-même, les rues elles-mêmes qui, parce qu’elles sont foulées sans destination précise, dirigent le marcheur, une « manifestation de leur pouvoir » (Biesta, 2022, p. 46) qui nous pousse à nous mouvoir, à nous déplacer, à capter autres choses. Dans tous les cas (chez Benjamin et Fellini, puis chez Dobson et Masschelein), la ville et les rues deviennent des possibilités de libération par l’attention qu’on porte à ce qui s’y passe et à ce qui les constitue, et deviennent par rebond une possibilité de libération des codes scolaires formels. Comme le formule Masschelein en référence à Benjamin, marcher (dans la ville) « does not require a complex, rich methodology, but asks for a poor pedagogy, a pedagogy which helps us to be attentive, which offers us the exercises of an ethos or attitude, not the rules of a profession or the codes of an institution (2010 p. 49). En parallèle à ces formes urbaine/pauvre d’éducation, je pense toutefois que l’expérience de la ville chez Benjamin et Fellini ouvre surtout la possibilité de développer une pédagogie de la nostalgie, soit une forme d’expérience pédagogique qui, fusionnant la ville et le souvenir en un système de mémoire, continue de nous former comme sujets tout au long de notre vie.

Mémoire (de l’en-dehors) et souvenirs (qui n’ont jamais existé), ou Benjamin et Fellini comme pédagogues de la nostalgie

Précisons d’emblée que la nostalgie, chez Benjamin comme chez Fellini, n’est pas à comprendre dans le sens courant qu’on lui accorde : elle n’est pas un sentiment mélancolique de regret pour un temps révolu qui représenterait une meilleure époque, par exemple. Si elle voit, sans aucun doute, la beauté de certaines formes de vie ou objets du passé[18], la nostalgie benjaminienne et fellinienne n’est pas une nostalgie passéiste, elle ne cherche pas le rétablissement d’une société, de moeurs ou d’une culture jugées meilleures et qui seraient, aujourd’hui, corrompues ou carrément disparues. Au contraire, leur nostalgie est plutôt une pratique du présent, un exercice de création, de production et d’invention ancré dans le « maintenant » et qui sert, surtout chez Benjamin, à combattre quelque chose ou à rescaper quelque chose d’un naufrage imminent. Il est intéressant, ici, d’invoquer la pensée de Svetlana Boym qui nous permet notamment de distinguer une nostalgie restaurative (plus proche, par exemple, du souhait fasciste de la droite de rétablir un « passé glorieux ») et une nostalgie réflexive :

Restorative nostalgia stresses nostos and attempts a transhistorical reconstruction of the lost home. Reflective nostalgia thrives in algia, the longing itself, and delays the homecoming–wistfully, ironically, desperately. Restorative nostalgia does not think of itself as nostalgia, but rather as truth and tradition. Reflective nostalgia dwells on the ambivalences of human longing and belonging and does not shy away from the contradictions of modernity. Restorative nostalgia protects the absolute truth, while reflective nostalgia calls it into doubt. Restorative nostalgia is at the core of recent national and religious revivals; it knows two main plots–the return to origins and the conspiracy. Reflective nostalgia does not follow a single plot but explores ways of inhabiting many places at once and imagining different time zones; it loves details, not symbols. At best, reflective nostalgia can present an ethical and creative challenge, not merely a pretext for midnight melancholias. This typology of nostalgia allows us to distinguish between national memory that is based on a single plot of national identity, and social memory, which consists of collective frameworks that mark but do not define the individual memory.

2001, p. XVIII

Benjamin, dans la préface qu’il compose pour EBV1900 témoigne directement de cette approche :

En 1932, alors que je me trouvais à l’étranger, je commençai à comprendre qu’il me faudrait bientôt dire adieu pour longtemps, pour toujours peut-être, à la ville où je suis né. J’avais à plusieurs reprises dans ma vie intérieure éprouvé les bienfaits de la méthode de la vaccination : je m’y tins encore en cette circonstance, et suscitai délibérément en moi les images qui d’ordinaire éveillent le plus vivement le mal du pays – les images de l’enfance. Il s’agissait de ne pas laisser la nostalgie prendre le pas sur l’intelligence, pas plus que le vaccin sur un corps sain. Je cherchai à contenir ce sentiment en prenant conscience que ce passé était irrémédiablement révolu[19], non pour des raisons biographiques fortuites, mais par l’effet d’une nécessité sociale.

2014, p. 19

La pratique de la nostalgie (et non le sentiment nostalgique : il s’agit là d’une différence majeure) se transforme ainsi en « vaccin contre la mélancolie » chez le penseur : ses souvenirs d’enfance agissent comme une préparation à la résistance, comme une « immunité nostalgique », ils participent d’une autoformation dans laquelle Benjamin s’éduque et s’exerce lui-même dans le moment présent, mais par les traces de son passé. Il le fait entre autres en jouant avec le vrai et le faux, le vécu et l’imaginé, le beau et le terrifiant, dans un geste de brouillement qui fonde de la même manière l’oeuvre de Fellini :

Je n’ai pas une mémoire faite de souvenirs. En fait, il m’est beaucoup plus naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui n’existent pas. (…) Je crois avoir presque tout inventé. C’est un penchant naturel. Je me suis inventé une jeunesse, une famille, des relations avec les femmes et avec la vie. J’ai toujours inventé. Ce besoin irrépressible d’inventer provient du fait que je ne veux rien d’autobiographique dans mes films. Je suis tout et rien. Je suis ce que j’invente.

Fellini et Pettigrew, 1994, p. 13

Comme pour l’autoformation benjaminienne, Fellini devient qui il est par sa pratique de la nostalgie. Leur nostalgie est donc autre chose qu’un rapport à un souvenir vrai et/ou statique, et c’est de cette façon qu’avec elle, le passé n’est plus figé mais dynamique, qu’il a le potentiel de constituer une pédagogie pour soi-même et pour les autres. Comme le précise en effet Benjamin au sujet de EBV1900,

c’est la raison pour laquelle les traits biographiques, qui se dessinent davantage dans la continuité que dans la profondeur de l’expérience, sont entièrement passés à l’arrière-plan dans ces tentatives. Et avec eux, les physionomies – celles de ma famille comme celles de mes camarades. Je me suis en revanche efforcé de saisir les images dans lesquelles l’expérience de la grande ville se dépose chez un enfant de la classe bourgeoise. Je crois possible qu’un destin particulier soit réservé à de telles images. Il n’existe encore pour les recueillir aucune de ces formes établies comme celles que le sentiment de la nature offre depuis des siècles aux souvenirs d’une enfance passée à la campagne. Les images de mon enfance citadine, en revanche, sont peut-être capables de préformer en leur sein une future expérience historique.

2014, p. 19

En ces termes, une pédagogie de la nostalgie est une pratique privée (je m’éduque moi-même en (re)saisissant, dans le présent, les images de mon passé : ici, les images de la ville où j’ai grandi) et une pratique publique : je peux non seulement, par ma propre nostalgie, offrir à autrui des images capables d’illustrer et de mieux faire comprendre une réalité donnée (l’expérience citadine, ses personnages, ses lieux, son histoire, ses événements particuliers), mais aussi préformer, comme l’affirme Benjamin, une « future expérience historique ». Cette future expérience historique, Benjamin la souhaite révolutionnaire, c’est-à-dire capable de faire advenir un temps de paix et d’harmonie pour l’Homme : en effet, le philosophe développera sa vie durant une pensée qui, culminant dans Sur le concept d’histoire (1940), nous invite à voir dans le passé des traces certes affaiblies, mais toujours activables de révolution. Dans ses mots, « articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître “tel qu’il a été effectivement”, mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un danger », nous dit-il (1971). En d’autres termes, nous nous devons, à la mémoire des vaincus et des laissés-pour-compte, de savoir saisir à temps l’image furtive d’un passé lumineux (le récit d’une résistance politique ou d’un temps harmonieux, par exemple) qui nous apparaît en temps de catastrophe et qu’il est possible, même mutilé, de sortir des ruines de l’Histoire. Une pédagogie de la nostalgie peut donc, avec Benjamin, être une forme d’éducation citoyenne qui déprend, qui délivre le concept de nostalgie des griffes du conservatisme et du traditionalisme politiques; le philosophe de l’éducation Tyson Lewis (2021) dirait, en référence au philosophe, une éducation anti-fasciste.

Je pense toutefois que l’attrait le plus intéressant d’une telle pédagogie nostalgique renvoie à l’interrelation phénoménologique qu’elle permet, soit une expérience qui, jaillissant d’une sphère intime (du système mémoriel/sensoriel privé et unique d’une personne), se jette ensuite dans l’immensité du monde public (sous la forme d’une oeuvre) pour enfin arriver et prendre racine, toujours transformatrice, dans l’intimité d’une autre personne qui se l’approprie à son tour et, surtout, la renouvelle. Un exemple très personnel me permet d’illustrer l’idée. Par EBV1900, j’ai été éduquée, préformée à Berlin : j’ai expérimenté autrement, grâce à la nostalgie benjaminienne, l’immensité labyrinthique et les sentiers du Tiergarten, l’ambiguïté symbolique de la Colonne de la Victoire. Si je n’ai pas eu la chance de faire une promenade dans Rimini, j’ai déambulé autrement dans une Rome où, grâce aux mises en scène felliniennes, j’ai été appelée par le désir de poser spontanément mes deux pieds dans la fontaine de Trévi, où j’ai reconnu le son unique du choc des souliers sur ses dalles lisses, où j’ai eu l’impression de déjà connaître l’épaisseur étouffante de l’air des nuits d’été romaines, où j’ai observé des personnes, senti des odeurs et vu des manières qui m’étaient presque familières. Par la ville, Benjamin et Fellini se sont donc non seulement formés eux-mêmes, et ce, bien au-delà de l’enfance et bien en-dehors d’une éducation formelle : ils nous forment nous aussi par une pratique pédagogique de la nostalgie que nous pouvons apprécier à travers leurs oeuvres, puis pratiquer nous-mêmes en acceptant de nous laisser transformer voire transcender par elles, par leurs visions du monde avant de créer, au bénéfice de ceux à qui nous pouvons les raconter, nos propres systèmes de mémoire.

Conclusion : une pédagogie de la nostalgie pour l’amour du monde et du commun

J’ai voulu proposer, dans ce texte, ce que pourraient être quelques-uns des fondements philosophiques d’une pédagogie de la nostalgie en lien avec l’expérience de la ville et en l’illustrant à l’aide de deux oeuvres, Enfance berlinoise vers 1900 de Walter Benjamin et Amarcord de Federico Fellini. Il s’agit d’un travail qui en est à ses débuts, qui va bien au-delà du seul thème de la ville et que je souhaite développer plus amplement au cours des prochaines années, notamment pour répondre à certaines complexités conceptuelles. Comment, par exemple, justifier adéquatement l’idée d’interrelation phénoménologique au regard des critères d’une philosophie éducative de l’authenticité qui, contre des situations préformées ou déterminées d’avance, défendent plutôt des expériences pleinement autonomes pour les élèves/étudiants? Comment justifier, en termes politiques, le fait d’accepter comme légitime une nostalgie révolutionnaire de gauche « à la Benjamin » alors qu’il paraît crucial de condamner le caractère endoctrinant et discriminatoire d’une nostalgie passéiste de droite? N’y a-t-il pas de sérieux dangers éthiques et physiques à laisser nos élèves et étudiants libres dans une ville qui, nous le savons, peut aussi être violente et inquiétante, sinon endoctrinante (pensons par exemple à la manière dont Titta et Gradisca sont eux-mêmes obnubilés par le cinéma américain) et vectrice de propagande culturelle et capitaliste? Il ne s’agit pas, évidemment, de laisser nos élèves du primaire et du secondaire errer dans les rues d’une ville dangereuse sans supervision; on pourrait plutôt penser, par exemple, à ce que Masschelein propose dans son article Turning a City into a Milieu of Study: University Pedagogy as “Frontline” (2019), grâce à quoi on peut imaginer les pratiques suivantes :

On our trip to Athens, all students individually walked a marathon: twenty-one kilometers from a point on the outskirts of Athens to the Acropolis and twenty-one kilometers back. These walks coursed along arbitrary paths (though these were precisely drawn on the map) and were repeated many times. During the walks, the students made observations and registered all kinds of parameters–informal settlements, benches, abandoned buildings, graffiti, and the like, which had developed and changed over the years–in order to focus on the issue of the “public.” The students talked to people, took photographs, captured smells and sounds, and shared moods. As noted, the paths were arbitrary, crossing the whole of Athens, not translating an intention to visit particular (for example, beautiful or deprived) areas, places, viewpoints, or “zones.” Every night, students translated their observations into common dot maps, which covered approximately 1,200 kilometers of Athens’s streets. Together, we extensively discussed their observations, their thoughts, and their conversations. (…) The walks were impressive: thousands of vacant shops and abandoned buildings (including huge Olympic stadiums, complete factories, large shopping malls, and so on), closed universities, closed hospitals, the duality of society, the very precarious situation of a large part of the population, including the situation of migrants who were scared to death, walls and streets trying to speak (massive amounts of graffiti, large demonstrations), occupations (of national broadcasting stations, public spaces, and the like), huge numbers of empty billboards (nothing to sell), violent attacks, half of all young people unemployed (…).

2019, p. 192

Ce genre de noeuds théoriques a des impacts directs sur nos pratiques pédagogiques au sens large, comme ils en auraient aussi directement sur une pratique pédagogique de la nostalgie : ils reflètent des enjeux éthiques importants en éducation, comme l’autonomie du sujet dans sa propre formation et les possibilités d’endoctrinement politique en salle de classe. Certains travaux s’intéressant à l’amour du monde (Arendt, 2012), à la rhétorique de l’authenticité (Rosa, 2013, 2018) et à celle du singularisme (Martucelli, 2010) pourraient éventuellement nous permettre de construire un argumentaire suivant lequel notre monde, qui nous préexiste toujours et que l’on se doit de suffisamment aimer si nous souhaitons le préserver, n’offre tout de même plus de certitudes éthiques et nous laisse relativement seuls, moralement, face à lui : en ce sens, il peut être souhaitable que certaines de nos expériences soient non seulement préformées et agissent à titre de guides, d’éclaireuses, mais de plus, qu’elles le soient en relation à des oeuvres que nous aimons, qui nous font vibrer sinon résonner, que nous souhaitons continuer de chérir à titre d’héritages intellectuels et culturels. D’autres travaux, qui analysent l’évolution culturelle du concept de nostalgie (Boym, 2001) ou son usage politique en éducation (Zembylas, 2011, 2014), pourraient pour leur part nous permettre de faire éclater les antinomies habituelles et penser autrement notre rapport idéologique au nostalgique. Quoi qu’il en soit, la question me semble féconde pour réfléchir à notre univers éducatif actuel qui, loin de prioriser l’en-dehors et le derrière-soi, ne jure que par l’en-dedans et le devant-soi : l’étude toujours plus fine des profondeurs de la cognition humaine, l’individualisation et la différenciation des apprentissages, la projection vers l’avant et le constant progrès pédago-scientifique, l’innovation didactique, les nouvelles méthodes d’enseignement, l’enseignement à distance comme « éducation du futur ». Tout cela en négligeant ce qu’il y a, peut-être, de réellement visionnaire dans ce que Benjamin nomme, magnifiquement, « l’image vraie du passé qui passe en un éclair ».