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Depuis les années 50, la psychologie sociale s’est intéressée aux effets qu’un événement traumatique peut produire sur un individu (Calhoun et Tedeschi, 2004; Galea et coll. 2008). Depuis, la littérature continue à relever l’importance d’étudier les événements traumatiques, et particulièrement leurs impacts psychosociaux (Bisson, Cosgrove, Lewis, Robert, 2015). Les recherches se sont intéressées aux symptômes générés par les événements traumatiques (Bisson, Cosgrove, Lewis, Robert, 2015) et aux facteurs psychosociaux de soutien (Galea et coll., 2008). La littérature recèle moins d’information sur la manière dont les facteurs institutionnels et leurs différents paramètres modulent l’impact des événements traumatiques (Brassett et Vaughan-Williams, 2012). La présente recherche se situe dans cette même perspective des événements traumatiques qui se produisent dans un contexte de travail. En effet, les travailleurs de tous secteurs sont exposés au risque de vivre un événement potentiellement traumatique lors de l’exécution de leur travail ou sur le chemin du travail : accident de la route, menace terroriste, braquage, suicide d’un collègue, accident du travail, agression, etc. Des facteurs internes et externes à l’entreprise peuvent influencer l’exposition au risque de vivre de tels événements. Néanmoins, le risque zéro n’existe pas. Or, les événements traumatiques et les actes de violence au travail peuvent engendrer d’importantes répercussions sur le fonctionnement psychosocial, voire générer un état de stress post-traumatique (Carlier, 1999; Loo, 1986; McNally et Solomon, 1999). L’effet modérateur du soutien social sur l’impact que peut produire l’événement traumatique sur les travailleurs est largement reconnu dans la littérature (Brewin et coll., 2000; Ozer et coll., 2003, 2008; Brunet et coll., 2009; Lacerte et coll., 2011); le fait que la bonne intention des aidants est insuffisante pour rendre le comportement de soutien adéquat l’est aussi (Coyne et coll., 1988).

Le principal objectif de cet article est d’analyser le soutien social reçu de l’entourage professionnel à la suite de la survenue d’un événement potentiellement traumatique dans un contexte de travail. La question de recherche est la suivante : comment les travailleurs qui ont vécu un événement traumatique au travail perçoivent-ils leurs propres besoins et les soutiens procurés par leur entourage professionnel selon les paramètres de cet événement? Cette question de recherche nous permet de nous centrer davantage sur le processus de soutien octroyé aux travailleurs victimes d’événements traumatiques aux paramètres différents que sur les conséquences directes de ces événements, tel qu’il est plus fréquemment abordé dans la littérature (Bisson, Cosgrove, Lewis, Robert, 2015). Notre objectif est d’observer s’il existe des différences significatives selon les paramètres de l’événement entre les besoins de soutien éprouvés par les travailleurs touchés et le soutien octroyé par l’entourage professionnel.

Pour ce faire, nous avons réalisé une analyse statistique des réponses à un questionnaire autorapporté données par des travailleurs d’une même institution en poste dans leur pays d’origine ou dans un pays étranger. Au total, 41 événements traumatiques vécus dans le cadre du travail au cours des cinq années précédant la recherche ont été signalés par les travailleurs de l’institution. Dans cette enquête à caractère volontaire, les travailleurs se sont exprimés au sujet des besoins de soutien qu’ils ont éprouvés à la suite de l’événement et de la manière dont leur entourage professionnel y a répondu. L’enquête a été menée en 2015 par l’une des auteures de cette recherche. Le contact avec les répondants s’est établi au travers d’un service public fédéral au sein duquel ils travaillaient au moment de l’enquête. Les analyses quantitatives se centrent particulièrement sur les types de soutien (émotionnel / informationnel / tangible / d’estime), les personnes qui les procurent (collègues, supérieur immédiat ou autres supérieurs) et leurs impacts pour les répondants. Ces derniers ont tous vécu un événement traumatique dans le cadre de leur travail au sein de l’institution. Les événements vécus se différencient par leur lieu d’occurrence (pays d’origine ou à l’étranger), l’origine de l’événement (humaine ou naturelle), la nature de l’événement (intentionnel ou accidentel) et le type de vécu de l’événement (individuel ou collectif). Par événement traumatique, nous comprenons le fait d’être victime, témoin ou confronté à un ou plusieurs événements qui représentent une menace pour la vie ou pour son intégrité physique ou celle d’autrui. De plus, la personne doit réagir avec au moins une des trois émotions suivantes : un sentiment de peur intense, d’impuissance ou d’horreur (DSM-IV-TR ; APA, 2000).

L’article présente en première partie une révision théorique de la littérature au sujet des soutiens octroyés à la suite d’un événement traumatique et de leurs impacts. La seconde partie présente la récolte de données et son analyse. Les résultats sont exposés et analysés dans la troisième partie autour des axes suivants : la différence entre les personnes qui procurent le soutien et les paramètres des événements traumatiques, entre les types de soutien, et l’analyse de l’impact des différents types de soutien selon les paramètres des événements traumatiques. De cette manière, cet article cherche à analyser le processus de soutien octroyé par l’entourage professionnel à la suite de la survenue d’un événement traumatique au travail.

1. Les connaissances en matière de soutien social à la suite d’un événement traumatique en général et au travail

La littérature nous apprend que l’impact potentiellement traumatique d’un événement dépend du vécu subjectif du sujet qui rendra compte ou non du caractère traumatique de sa rencontre avec l’événement (De Clercq et Lebigot, 2001). C’est la raison pour laquelle certains auteurs utilisent le concept d’événement potentiellement traumatisant (Vermeiren, 2009). Ainsi, pour peu qu’il renvoie à la rencontre avec le réel de la mort, tout événement est susceptible d’être traumatogène. Le traumatisme psychique n’est donc pas prédictible selon la gravité apparente des faits (De Soir, Daubechies et Van den Steene, 2012); tout sujet ayant vécu un événement majeur n’en ressortira pas nécessairement traumatisé alors qu’un événement mineur peut mener à un traumatisme (Vermeiren, 2009). De plus, tous les sujets confrontés au même événement ne présenteront pas le même impact traumatique et, par conséquent, pas le même risque de développer des symptômes séquellaires à moyen ou long terme (Ducrocq et Vaiva, 2014).

Les événements susceptibles d’être traumatogènes se définissent dans la littérature selon trois paramètres (Josse, 2014) : être d’origine naturelle (catastrophes climatiques, géologiques ou biologiques) ou humaine, être accidentels (provoqués par le sujet lui-même ou par une tierce personne) ou intentionnels (provoqués par une personne connue ou un étranger), et se vivre de manière individuelle ou collective.

La littérature révèle l’existence de trois phases réactionnelles qui s’observent à la suite d’un événement traumatique (Josse, 2014; Marchand et coll., 2006), indépendamment des caractéristiques de l’événement. La phase immédiate ou d’impact immédiat débute avec l’événement traumatique ou lorsque le sujet se sent enfin en sécurité. Elle dure jusque deux à trois jours. La phase post-immédiate ou aiguë succède à la phase immédiate ou débute quelque part dans le mois qui suit l’événement traumatique. Elle dure quelques semaines. La phase à long terme s’amorce en moyenne un mois après l’événement traumatique. Elle perdure plusieurs mois, plusieurs années, voire toute la vie. Les réactions observées chez le sujet qui persistent au-delà d’un mois laissent suspecter l’apparition d’un traumatisme psychique et l’évolution vers la chronicité.

La plupart des sujets exposés à un événement traumatique vont présenter des réactions post-traumatiques dans les jours qui suivent l’événement et la majorité d’entre eux vont récupérer après un certain temps. L’apparition des symptômes post-traumatiques, leur fréquence, leur intensité et les processus de récupération psychique résultent principalement de l’interaction entre différents paramètres pré-, péri- et post-événement. Selon l’action qu’ils exercent, ils constituent des facteurs de risque (probabilité que l’exposition à l’événement traumatique entraîne des conséquences négatives sur la santé mentale de l’individu comme le développement, le maintien ou l’exacerbation des symptômes du stress post-traumatique) ou de protection (facteurs qui peuvent prévenir l’apparition de symptômes post-traumatiques ou atténuer leur intensité) propres à chaque sujet et à son environnement (Jourdan-lonescu, 2001; King et coll., 2004). Ils se répartissent en variables liées soit à l’événement, à l’individu ou au milieu de récupération (Josse, 2014).

Le soutien social fait partie des facteurs liés au milieu de récupération. Il apparaît comme une variable prédictive importante du développement du stress post-traumatique (Brewin et coll., 2000; Ozer et coll., 2003; 2008). Il fait référence aux interactions et aux ressources provenant d’autres individus qui peuvent être utiles pour aider une personne à composer avec une difficulté (Wills et Fegan, 2001). Il se considère depuis un axe quantitatif, soit la quantité de personnes-ressources ou de liens sociaux que le sujet possède (soutien structurel), et depuis un axe qualitatif, soit la qualité des ressources disponibles et la perception du sujet concernant l’accomplissement de certaines fonctions par ses proches (soutien fonctionnel). Ce dernier se décline en différents types de soutien qui font référence à la nature des activités exercées pour soutenir l’individu. La typologie de House (1981) est la plus utilisée dans la littérature. Elle propose quatre types de soutien : soutien émotionnel (manifestation de confiance, d’empathie, d’amour, de bienveillance, le fait de pouvoir se confier à quelqu’un, de se sentir compris ), soutien instrumental ou tangible (une aide matérielle, financière, services offerts ou rendus), soutien informationnel (se présente sous la forme de conseils, de feedbacks qui aident le sujet à mieux comprendre et gérer des situations difficiles), soutien d’estime (le fait de reconnaitre les compétences du sujet, se sentir apprécié) (Leclercq, 2007). À ceux-ci s’ajoute le besoin de camaraderie (permet au sujet de se relaxer, de se changer les idées en partageant diverses activités de détente et de loisirs).

Les mesures du soutien social se répartissent en deux catégories selon qu’il s’agit de mesurer le soutien reçu (soit la perception de la fréquence des comportements de soutien reçus) ou le soutien perçu (soit la perception de la disponibilité du soutien si le sujet en avait besoin).

Les interactions sociales négatives (ISN) avec l’entourage peuvent quant à elles s’avérer néfastes. Elles se manifestent par des critiques, de l’évitement, de l’impatience ou de la banalisation de ce que le sujet vit. L’hypothèse du soutien inapproprié (Coyne et coll., 1988) évoque que, par manque de ressources, d’information ou de compétence, les efforts bien intentionnés des aidants peuvent se solder en échec ou même exacerber la détresse de celui qui reçoit le soutien.

Conformément à ce qui précède, lorsque l’événement survient dans le cadre du travail, les réactions de l’entourage professionnel vont exercer une influence sur les symptômes post-traumatiques des travailleurs touchés par l’événement et sur leur récupération. Prendre ce facteur en considération semble donc inévitable à l’heure de réfléchir à des stratégies de prévention ciblées pour le milieu du travail. Tel que Carra et coll. (2019) l’ont observé, il est fondamental que l’intervention implique et engage la communauté dans laquelle l’événement s’est produit. Les recherches s’accordent pour dire que le soutien social est un mécanisme efficace pour réduire les symptômes post-traumatiques (Benuto et coll., 2019). De même, Dale et coll. (2020) montrent que l’environnement de travail influence le risque et la durée de ces symptômes. Benuto et coll. (2019) ont quant à eux observé que ce sont surtout les soutiens émotionnel et informationnel qui exercent le plus d’impact positif contre le développement du stress post-traumatique chez les travailleurs touchés.

Quant aux actions préventives recommandées en matière d’événements traumatiques qui surviennent en milieu de travail, la prévention primaire vise à déployer des facteurs de protection et à diminuer les facteurs de risque dans l’environnement des travailleurs, et ce avant même que ceux-ci ne soient exposés à des événements traumatiques (Nadeau, 2013; Josse, 2014; Pollock et coll., 2003). Après la survenue d’un événement traumatique, la prévention secondaire vise à limiter l’impact de l’événement traumatique sur les travailleurs, dont l’apparition d’un stress post-traumatique (Marchand et coll., 2006; Litz et coll., 2002; Martin et coll., 2009; Parker, 2006; NICE, 2005; Watson et coll., 2003; Devilly et Cotton, 2003; APA, 2004; Martin, 2010; Boscarino et coll., 2005). La prévention tertiaire consiste à prendre en charge les travailleurs qui manifestent des réactions différées ou chroniques, lesquelles laissent suspecter l’apparition d’un traumatisme psychique et une évolution vers la chronicité (Trimbos-Impact, 2007; Nadeau, 2013). En analysant l’impact éventuel des paramètres des événements traumatiques sur les besoins éprouvés par les travailleurs et la manière dont leur entourage professionnel y répond, le présent article s’inscrit dans la recherche de pistes d’intervention au sein de l’entreprise depuis la perspective du soutien social procuré par l’entourage professionnel des travailleurs touchés par un événement traumatique.

2. Méthodologie

2.1Outil de mesure

Le questionnaire utilisé a été élaboré par l’une des chercheuses à partir de l’entrevue semi-structurée sur la perception du soutien social (EPSS) de C. Nadeau (2013), laquelle évalue le soutien social dans ses multiples dimensions (soutien positif reçu et perçu, ISN) à la suite d’un événement traumatique survenu dans le cadre du travail. À l’aide d’échelles de type Likert, le questionnaire mesure la manifestation des besoins de soutien émotionnel, informationnel, tangible, d’estime et de camaraderie, ainsi que la fréquence, l‘adéquation et la disponibilité de chaque soutien en provenance des collègues de travail, du supérieur immédiat et des autres supérieurs (52 éléments), et la fréquence des ISN en provenance de ces trois sources de soutien (39 éléments). Des questions ont été ajoutées pour mesurer le lieu d’occurrence de l’événement (dans le pays d’origine des répondants ou à l’étranger), le temps écoulé depuis l’événement (moins de 3 mois, entre 3 mois et 2 ans, plus de 2 ans), l’origine de l’événement (humaine ou naturelle), la nature de l’événement (intentionnel ou accidentel) et le type de vécu de l’événement (individuel ou collectif).

Pour connaître les indices de fidélité du questionnaire, un alpha de Cronbach est calculé pour chacune des échelles. Avec des valeurs de .68 pour la fréquence du soutien reçu (13 éléments), .74 pour la disponibilité perçue de soutien (13 éléments), .83 pour l’adéquation perçue de soutien (26 éléments) et .95 pour la fréquence des ISN (39 éléments), les indices de cohérence interne sont considérés comme suffisants à très bons selon Nunnally (1978).

2.2 Récolte des données

Cette recherche a été menée en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères d’un pays que nous ne citons pas pour préserver l’anonymat des participants. Ce ministère a un effectif de près de 3100 travailleurs dont environ 65 % travaillent à l’étranger par rapport au pays où se situe le siège du ministère. Cette institution a été sélectionnée pour ses indices de risque d’exposition aux événements traumatiques liés aux activités et aux localisations des travailleurs, d’une part, et pour la variété potentielle des paramètres des événements traumatiques et la possibilité de comparaison qui en découle, d’autre part. Cependant, ce ministère ne disposait pas au moment de la recherche de registre officiel relatif à l’historique des événements survenus et des travailleurs touchés par ceux-ci. Le nombre d’individus composant notre population cible est donc inconnu.

Les répondants ont accepté de participer à cette recherche de manière volontaire. L’enquête a été envoyée par courriel interne à l’ensemble du personnel. Celui-ci invitait les travailleurs qui se reconnaissaient dans les critères d’inclusion (avoir vécu au cours des cinq dernières années, dans leurs pays ou à l’étranger, un événement potentiellement traumatisant dans le cadre du travail ou sur le chemin du travail, ou avoir été témoin d’un tel événement, et avoir ressenti de la peur, de l’impuissance ou de l’horreur) à répondre dans les 17 jours à un questionnaire dans leur langue maternelle, sous le couvert de l’anonymat. Les situations suivantes furent données à titre d’exemple : une agression ou un accident lors de laquelle/duquel vous avez ressenti que votre vie était menacée, une catastrophe naturelle (séisme, typhon, etc.) ou technologique (explosion, incendie, etc.), un attentat ou une menace d’attentat. La communication estimait à 30 minutes le temps nécessaire pour remplir le questionnaire. Un courriel de rappel fut envoyé à tous à la moitié du temps imparti. Les travailleurs souhaitant s’exprimer par rapport à plusieurs événements avaient la possibilité de remplir plusieurs questionnaires. Cependant, chaque participant a fait référence à un seul événement, donc le nombre de participants est égal au nombre d’événements traumatiques répertoriés, à savoir 41. La version informatique utilisée contraignait les participants à répondre à tous les éléments du questionnaire.

2.3 Les événements traumatiques répertoriés

Dans cette recherche, nous nous intéressons particulièrement aux paramètres des événements traumatiques signalés par les participants. D’un commun accord avec l’institution, il a été décidé de ne pas mentionner de caractéristiques personnelles des participants pour contribuer à préserver leur anonymat. Le tableau 1 présente la caractérisation des événements traumatiques que nous avons répertoriés. Les répondants sont des travailleurs fonctionnaires d’un ministère des Affaires étrangères ayant différents statuts (carrière extérieure, contractuels expatriés, ou contractuels engagés localement).

Tableau 1

Description des événements traumatiques répertoriés

Description des événements traumatiques répertoriés

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2.4 Les analyses statistiques

Notre échantillon nous a permis d’établir des comparaisons entre les événements traumatiques sur base de leurs paramètres (lieu d’occurrence, origine de l’événement, nature de l’événement et type de vécu). Dans le questionnaire, nous avons demandé aux participants de définir les types de besoins qui étaient les leurs un mois après l’événement traumatique, le type de soutien qu’ils ont reçu et de qui, et de préciser si ce besoin a été comblé. Pour réaliser notre analyse, nous avons donc groupé les besoins, les soutiens et leur effet selon la source de soutien (collègues, supérieur immédiat et autres supérieurs) et selon le type de soutien (informationnel, tangible, émotionnel, d’estime ou de camaraderie). Comme notre échantillon est inférieur à 50, nous avons réalisé des analyses descriptives pour caractériser les différents événements traumatiques. Pour comparer les perceptions des travailleurs en fonction des différents paramètres des événements traumatiques, nous avons utilisé des tableaux croisés et le test qui-carré pour évaluer les différences significatives entre les différents paramètres des événements traumatiques. Pour comparer les soutiens et leur impact sur les participants, nous avons utilisé des t-test pour comparer les moyennes. Nous avons utilisé le serveur SPSS pour réaliser les analyses.

3. Comment les besoins et les sources de soutien varient-ils selon les paramètres des événements traumatiques?

Dans un premier temps, nous avons souhaité observer s’il y a des différences significatives entre les besoins éprouvés par les travailleurs touchés par un événement traumatique en fonction des différents paramètres de ces événements. Pour évaluer cet aspect, nous avons interrogé les participants sur les besoins émotionnel, d’estime, informationnel, tangible et de camaraderie qu’ils ont ressentis le mois qui a suivi l’événement traumatique. Le tableau 2 présente le détail de cette comparaison, selon le type de besoin ressenti et les différents paramètres des événements.

Tableau 2

Pourcentage de travailleurs ayant dit avoir ressenti un besoin un mois après l’événement traumatique (besoins émotionnels, d’estime, informationnels, tangibles et de camaraderie)

Pourcentage de travailleurs ayant dit avoir ressenti un besoin un mois après l’événement traumatique (besoins émotionnels, d’estime, informationnels, tangibles et de camaraderie)

Notes : *p<.05, **p<.0 1

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Notre première observation est qu’il n’y a pas de différence significative entre les besoins que les travailleurs disent avoir ressentis un mois après l’événement traumatique selon les paramètres des événements. Nous pouvons donc penser qu’indépendamment du lieu d’occurrence de l’événement, de son origine, de sa nature ou de son type, les individus éprouvent des besoins similaires. Ce constat avait déjà été abordé antérieurement dans la littérature (Pennewaert, 2004). Nos résultats nous montrent aussi que les répondants ont mentionné avoir éprouvé majoritairement un besoin d’estime et un besoin émotionnel (p<0,05). Pour ce dernier, nos résultats concordent avec ceux de Benuto et coll. (2019). Par contre, ils en diffèrent en mettant le besoin d’estime en avant du besoin informationnel. Après un événement traumatique, indépendamment de ses paramètres, les travailleurs, dans une grande majorité, disent avoir ressenti un besoin d’estime à leur égard ainsi qu’un besoin d’écoute et de compréhension. De même, nos résultats nous permettent de conclure qu’un mois après l’événement, il n’y a pas de différence significative selon les paramètres des événements traumatiques entre les personnes envers lesquelles le travailleur éprouve un besoin de soutien (p>0,05). Cela implique que les travailleurs ont des tendances similaires en matière de besoins de soutien envers leurs collègues, leur supérieur direct ou leurs autres supérieurs, et ce, indépendamment des paramètres de l’événement traumatique vécu. Même si les tendances sont similaires en matière de besoin de soutien indépendamment des paramètres de l’événement traumatique, les travailleurs ont plus tendance à ressentir un besoin de soutien tout d’abord envers leur supérieur direct (p<0,01), puis envers leurs collègues (p<0,05), et finalement envers leurs autres supérieurs. Plus spécifiquement, nous pouvons aussi observer que c’est envers leurs collègues que les répondants éprouvent le plus un besoin de soutien lorsque l’événement traumatique est vécu de manière individuelle (68 %) et le moins lorsqu’il est d’origine naturelle (44 %).

Dans un deuxième temps, nous avons souhaité savoir comment le soutien a été perçu par les travailleurs qui ont vécu un événement traumatique. Le tableau 2 présente la comparaison entre la perception de soutien par les travailleurs en fonction de la source d’où provient ce soutien (collègues, supérieur direct ou autres supérieurs) et selon les paramètres de l’événement traumatique. Pour notre analyse, nous avons considéré tous types de soutien confondus (émotionnel, tangible, informationnel ou d’estime) et si ce soutien a été fourni seulement quelques fois, rarement, souvent ou très souvent (en opposition au fait de ne pas avoir reçu de soutien de la source de soutien).

Tableau 3

Pourcentage de travailleurs ayant dit avoir reçu différents types de soutien un mois après l’événement selon les sources qui les ont fournis

Pourcentage de travailleurs ayant dit avoir reçu différents types de soutien un mois après l’événement selon les sources qui les ont fournis

Notes : *p<.05, **p<.0 1

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Nous observons qu’il n’y aucune différence significative entre le soutien fourni par les collègues par rapport aux paramètres de l’événement traumatique. En ce qui concerne le supérieur direct, nous observons qu’il a plus tendance à fournir un soutien selon la perception des répondants quand l’événement traumatique est d’origine humaine que quand il est d’origine naturelle (p<0,05). De même, les autres supérieurs ont plus tendance à fournir du soutien selon la perception des travailleurs quand l’événement traumatique a été vécu de manière individuelle et collective que quand il a été vécu de manière collective (p<0,05). Ces résultats nous permettent aussi de conclure qu’en général les collègues sont ceux qui fournissent le plus souvent différents types de soutien aux travailleurs qui ont vécu un événement traumatique (p<0,001). Citons l’hypothèse de la mobilisation du soutien formulée par Barrera (1986) : un niveau de détresse plus apparent chez les sujets favoriserait la mobilisation de l’entourage à leur procurer de l’aide. Par rapport aux types de soutien fournis (tangible, informationnel, d’estime, émotionnel et de camaraderie) nous n’avons pas observé de différence significative selon les paramètres des événements traumatiques, à l’exception de quand l’événement s’est produit à l’étranger. Dans ce dernier cas, les individus ont plus tendance à dire qu’ils ont reçu un soutien émotionnel que si les événements ont eu lieu dans leur propre pays (p<0.001). Plus spécifiquement, nos analyses montrent une insuffisance plus importante du soutien d’estime par le supérieur immédiat, du soutien émotionnel par les collègues et le supérieur immédiat, et du soutien informationnel par le supérieur immédiat et par les autres supérieurs. De manière générale, nous constatons que plus d’un travailleur sur deux n’aurait jamais ou aurait rarement reçu de soutien (tous types de soutien et de sources confondus). Formulons comme hypothèse l’impact de la distance géographique entre l’employeur et les travailleurs : le fait d’être à distance affecterait négativement la fréquence à laquelle la ligne hiérarchique procurerait du soutien. En effet, toujours selon Barrera (1986), les travailleurs auraient montré peu d’indices évidents de leurs difficultés, ce qui aurait modulé la mobilisation de leur entourage professionnel. Sur la base de ce qui précède, nous affinons notre hypothèse comme suit : le fait de se trouver à distance rendrait moins évidente la détection des indices de difficultés des travailleurs, ou encore, la distance géographique ne serait pas propice à la propension de certains types de soutien, comme le soutien tangible (par exemple, accompagner un agent à un rendez-vous). Nous remarquons en effet que les collègues, qui font partie de l’entourage quotidien des agents touchés, sont ceux qui ont le mieux comblé les besoins et les autres supérieurs, qui se trouvent à distance par rapport aux agents postés à l’étranger, le moins, tous besoins confondus.

Nous avons aussi demandé aux participants de cette enquête dans quelle mesure leurs besoins ont été comblés par leurs collègues, leur supérieur direct et les autres supérieurs. Par rapport au soutien d’estime, le fait qu’un autre supérieur sur dix, un supérieur immédiat sur cinq et un collègue sur trois octroient souvent ou très souvent ce soutien et le comblent à respectivement 43 %, 51 % et 59 % témoignent d’une certaine qualité du soutien octroyé. Ces observations sont en accord avec les observations de Dale et coll. (2020) selon lesquelles le soutien des proches au travail a un effet sur les individus qui ont vécu un événement traumatique. D’où l’hypothèse que si les autres supérieurs, le supérieur immédiat et les collègues étaient plus nombreux à octroyer du soutien d’estime, ceci aurait un impact sur l’adéquation perçue de ce soutien par les travailleurs. Cette hypothèse parle en faveur d’un renfort quantitatif du soutien d’estime. Par rapport au soutien émotionnel, le fait qu’avec plus d’un collègue sur deux qui octroie souvent ou très souvent du soutien émotionnel ce besoin ne soit comblé qu’à 65 % appuie l’hypothèse que c’est en augmentant la qualité du soutien octroyé que l’impact sur l’adéquation perçue serait le plus important. Un renfort qualitatif du soutien émotionnel semble donc indiqué. En ce qui concerne le supérieur immédiat, avec un sur cinq qui octroie ce soutien, celui-ci est comblé à 65 %, ce qui témoigne de la qualité du soutien octroyé. Un renfort quantitatif serait dès lors à promouvoir. Des corrélations positives sont observées entre le soutien reçu (soutien positif) et la présence de diverses symptomatologies (Kaniasty, 2005; Wills et Shinar, 2000; Nadeau, 2013). Parmi les hypothèses explicatives de ce phénomène se trouvent des éléments en lien avec la fréquence et le contenu des communications lors des échanges de soutien : la fréquence devrait être suffisante pour générer une habituation aux souvenirs traumatiques et réduire les reviviscences émotionnelles (Nadeau, 2013); le contenu des communications devrait être assez émotionnel pour permettre l’accès à la signification et au contexte de l’événement traumatique (Ehlers et Clark, 2000), car l’interprétation que le sujet fait du comportement de soutien de son entourage va avoir un impact positif ou négatif sur sa détresse post-événement traumatique. Par exemple, un agent pourrait interpréter le soutien de son supérieur comme le signe que ce dernier le considère comme inapte à gérer la situation. Par rapport au soutien informationnel, avec 5 % ou moins des supérieurs immédiats et des autres supérieurs qui octroient ce soutien, un renfort quantitatif semble indiqué auprès de ces sources.

4. Conclusions et pistes pour de futures recherches

L’originalité du présent travail est la réalisation d’une recherche plus approfondie sur la relation entre les besoins de soutien des travailleurs et le soutien reçu, et ce, par rapport à différents facteurs comme les sources de ce soutien, les types de soutien et les paramètres des événements traumatiques.

Nous pouvons conclure qu’il n’y a pas de différence significative entre les besoins de soutien éprouvés par les travailleurs selon les paramètres des événements traumatiques. Par contre, tous les besoins de soutien, à l’exception du besoin d’aide tangible, se font ressentir dans plus d’un cas sur deux, sont principalement éprouvés envers le supérieur immédiat et les collègues, et sont comblés entre approximativement 40 % et 60 %. Nous avons aussi observé que le soutien de l’entourage varie un peu plus selon les paramètres de l’événement traumatique et surtout selon la source qui fournit ce soutien.

Ces résultats soulignent l’importance de renforcer le soutien procuré par les différentes sources de soutien aux travailleurs qui ont vécu un événement traumatique, d’une part, et d’adapter ce soutien aux besoins des travailleurs, d’autre part. Ces résultats soulignent ainsi l’importance de renforcer qualitativement et quantitativement le soutien procuré par l’entourage professionnel des travailleurs à la suite d’un événement traumatique. La pertinence de cette observation est appuyée par les constats qui se dégagent lorsque l’on considère spécifiquement la manière dont chaque besoin a été comblé : le besoin de soutien de camaraderie a été le mieux comblé et le besoin de soutien informationnel, le moins. Comme possible explication de ce résultat, notons l’hypothèse du soutien inapproprié de Coyne, Wortman et Lehman (1988) : dans certains cas, les travailleurs auraient reçu un soutien, lequel aurait été inapproprié ou n’aurait pas répondu à leurs besoins ou ne se serait pas présenté au bon moment ou pas par la bonne personne. Nous avançons l’hypothèse que la complexité du comportement à déployer varie en fonction du type de soutien. Par exemple, planifier une sortie avec un collègue mobiliserait chez l’aidant des aptitudes plus quotidiennes que le fait de procurer des informations pertinentes après un événement traumatique. Un niveau différent de connaissance et d’aptitude en matière d’événements traumatiques serait ainsi requis pour répondre aux différents besoins. Ce constat soulève à son tour la question de la sensibilisation, voire de la formation des collègues et de la ligne hiérarchique à leur rôle de soutien à la suite d’un événement traumatique.

De plus, les résultats ont révélé que lorsque l’événement traumatique s’est produit à l’étranger, plus d’un travailleur sur deux n’aurait jamais ou rarement reçu de soutien (tous types de soutien et de sources confondus). Nous avons soulevé l’hypothèse que la distance géographique rendrait moins évidente la détection des indices de difficultés ou de détresse des travailleurs par leur entourage professionnel qui se trouverait à distance. Ces résultats soulèvent de nouvelles questions : quels facteurs pourraient expliquer un faible niveau de détresse des travailleurs? Qu’en est-il du fait d’occuper une fonction qui valoriserait le fait d’être en contrôle des situations et des émotions et de ne pas montrer de signes de faiblesse? Qu’en est-il de la manière dont le contexte professionnel des travailleurs accueille l’expression de difficultés individuelles et collectives? Selon Pollock, Paton, Smith et Violanti (2003), un climat de travail qui reconnaît et conçoit comme légitime l’expression des émotions compte parmi les facteurs qui favorisent la résilience individuelle et d’équipe après des événements stressants. Les résultats récoltés ne nous permettent pas d’examiner ces pistes, car seul le niveau individuel a été étudié, ce qui constitue une limite de notre étude. Récolter des informations au niveau du système touché par l’événement traumatique permettrait d’en savoir plus sur les ressources et les failles du système pour faire face à l’événement traumatique. Étudier le système et prévoir la possibilité d’entrer en contact avec les participants pour approfondir certains résultats pourraient constituer d’autres pistes pour de futures recherches.

Du côté des limites de l’investigation, notons que l’utilisation d’un outil autoadministré soumet l’investigation aux biais connus de ces mesures liés aux erreurs du répondant (Hess, Senécal, et Vallerand, 2000). Menée de manière transversale et rétrospective, l’investigation est sujette à des biais de mémoire de la part des participants. Une autre limite liée au facteur temps est l’instabilité temporelle de certaines échelles. Ainsi, seule la mesure du soutien perçu présente une stabilité temporelle jugée bonne (Nadeau, 2013), possiblement parce que les questions relatives à ce soutien ne font pas référence à l’événement traumatique (Wills et Fegan, 2001; Wills et Shinar, 2000), ou parce que ce soutien serait influencé par des composantes assez stables comme les traits de personnalité ou les expériences passées du sujet en comparaison au soutien reçu (positif et négatif) qui représente des mesures plus objectives et influencées par des variables plus changeantes comme la fréquence des interactions avec l’entourage (Dunkel-Schetter et Bennett, 1990). Le manque de stabilité temporelle du soutien reçu pourrait refléter le fait qu’il s’agisse d’une mesure plus propice à évoluer selon les circonstances et les besoins probablement changeants de l’individu au fil du temps (Jacobsen, 1986; Weiss, 1976). Enfin, par rapport à l’échelle de disponibilité perçue, entre 20 % et 30 % des travailleurs selon le type de soutien ne se prononcent pas. Un élément qui pourrait expliquer ce résultat est que l’entourage professionnel des travailleurs ait changé depuis l’événement traumatique, ne leur permettant pas d’avoir été confrontés à une situation de ce type avec leur entourage professionnel actuel. Le fait que la stabilité de l’entourage professionnel n’ait pas été mesurée est une autre limite de l’investigation.

Pour l’institution étudiée, les résultats de cette recherche appuient la pertinence de développer une politique interne de prévention psychosociale des événements traumatiques commune à tous les événements traumatiques vu que les besoins des travailleurs ne varient pas de manière significative en fonction des paramètres des événements traumatiques. Cette politique devrait avoir pour objet de renforcer le soutien procuré par les collègues et chaque niveau hiérarchique aux travailleurs qui vivent un événement traumatique. Concrètement, elle sensibiliserait prioritairement la ligne hiérarchique à l’octroi de soutien d’estime, de soutien émotionnel et de soutien informationnel, et les collègues à l’octroi de soutien émotionnel. En tenant compte de la complexité spécifique de la réponse requise pour combler chaque besoin de soutien, elle informerait chaque source sur comment octroyer du soutien de manière adéquate, tant au niveau de la fréquence que du contenu.

Enfin, cette recherche rejoint la littérature qui s’intéresse aux paramètres post-événement qui agissent comme facteur de protection dans l’apparition, la fréquence et l’intensité des symptômes post-traumatiques et les processus de récupération psychiques des personnes qui ont vécu un événement traumatique. Plus particulièrement, elle s’intéresse au soutien procuré par l’entourage professionnel dans le cas d’événements traumatiques vécus au travail. Elle détecte à son tour que les travailleurs touchés éprouvent des besoins de soutien envers leur entourage professionnel. Elle révèle des failles dans la manière dont ce dernier répond à ces besoins. À une époque où il est fréquent de faire appel à une aide psychologique extérieure à l’entreprise après la survenue d’un événement traumatique, cette recherche souligne l’importance que cette mobilisation d’aide extérieure ne se fasse pas au détriment du soutien à procurer par l’entourage professionnel aux travailleurs touchés.