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L’arrestation à Londres, le 16 octobre 1998, de l’ancien homme fort du Chili, Augusto Pinochet, a fourni l’occasion à plusieurs de réfléchir sur l’une des périodes les plus troubles de l’histoire chilienne et sur le processus de transition à l’oeuvre depuis 1989. Ce pays est, en effet, un des rares à avoir traversé, en 30 ans, des expériences politiques radicalement opposées, passant d’une brève tentative originale de construction du socialisme par les voies démocratiques à une dictature militaire qui cédera finalement le pouvoir, 16 ans plus tard, à un régime institutionnel de type libéral. La démarche au coeur de cet ouvrage repose fondamentalement sur deux grands axes de réflexion autour desquels s’articule la pensée de l’auteur, qui ont pour cible l’ambiguïté du rapport à la démocratie. D’abord, le Chili contemporain, en dépit des espoirs soulevés par la fin du régime militaire, n’est pas parvenu à résoudre les problèmes posés par la démocratie et les droits humains dans un pays profondément marqué par le conservatisme de ses élites et l’intransigeance des militaires. De plus, malgré la réputation qu’il s’est taillé à l’échelle internationale en matière de croissance économique, notamment à titre de laboratoire des thèses des Chicago boys, le Chili, même après 13 années de « transition », ne constitue pas une société égalitaire ; l’inégalité y demeure un facteur de division de la société civile à la fois prégnant et surtout déstructurant sur le plan politique.

Il y aurait ainsi une difficulté structurelle à l’enracinement de la démocratie dans ce pays, attribuable pour l’essentiel à un héritage à la fois social et politique. Optant pour une approche résolument historique, l’auteur aborde, dans un premier temps, l’évolution du système politique chilien. D’emblée, il met en évidence le caractère tranché et déterminant des clivages qui constitueront le prélude aux événements tragiques de septembre 1973. À l’instar de tous les héritiers de la conquête espagnole, le Chili porte « une faille sérieuse au niveau culturel » qui, de manière récurrente, s’est traduite par un mépris des droits et de la vie humaine. L’esprit de domination des élites, que sous-tend une configuration verticale des rapports sociaux, a pavé la voie, bien avant l’arrivée de Pinochet, à une série d’interventions musclées des militaires qui, périodiquement, réprimèrent l’agitation sociale. Malgré le développement des partis politiques comme des institutions démocratiques au xxe siècle, la démocratie chilienne demeure congénitalement et chroniquement affectée par l’exiguïté de l’espace politique qui découle de la vision profondément « classiste » d’une grande partie de la classe politique.

Cette division sociale conjuguée aux aspirations frustrées de certaines couches de la population fournira un cadre propice à la polarisation idéologique dont profitera l’Unité populaire d’Allende en 1970. J. Del Pozo consacre un chapitre fort intéressant à l’épisode socialiste en insistant sur l’incapacité de la gauche chilienne, inexpérimentée et prisonnière de ses dogmes, à briser la dynamique de l’affrontement. Entreprendre la construction du « pouvoir populaire », certes en respectant le cadre juridique, mais avec à peine un peu plus du tiers des votes, s’avérait un pari d’autant plus risqué que l’entreprise apparaissait dès le départ inacceptable aux yeux inquiets des autorités américaines. Cela dit, le coup d’État n’aurait pas été possible sans la mise en place, de l’intérieur, des éléments qui allaient le rendre irréversible. Centralisateur, incapable de mobiliser la classe moyenne et trop peu disposé à discuter plus largement avec l’opposition parlementaire de la question des expropriations d’entreprises comme de la réforme agraire, Allende allait rapidement devenir la victime de sa propre détermination. D’abord ouverte au dialogue, la Démocratie chrétienne, contre les principes démocratiques les plus élémentaires, se fera complice des militaires en fournissant à ces derniers la légitimité dont ils avaient besoin, ce qui atteste du caractère ambigu de la démocratie au Chili et des moeurs non moins contestables de certains politiciens.

Il ressort de l’ouvrage de J. Del Pozo une image contrastée de la dictature issue du putsch du 11 septembre 1973. S’attardant à en décrire les contours, l’auteur cherche à concilier deux approches. La première, largement connue, tend à dépeindre le régime sous les traits du fascisme. Comme se plaisait à le dire le général président, c’est sous le couvert d’une « guerre spéciale » contre la subversion et le marxisme que l’armée va asseoir son pouvoir. La brutalité avec laquelle la répression s’abat sur les différents secteurs de la société civile (on dénombre quelque 3100 victimes, dont 1102 disparus) contribue à donner corps à cette thèse. Un véritable climat de terreur visant à empêcher toute forme d’opposition et à discipliner la main-d’oeuvre (que l’on s’empressa par ailleurs de désyndicaliser) va ainsi s’imposer comme l’un des principaux modes de régulation politique. De même, la dictature étendit-elle son contrôle sur l’ensemble des activités culturelles et médiatiques. Hormis cet aspect incontournable, J. Del Pozo fait cependant remarquer l’absence totale d’un parti de masse (auquel Pinochet lui-même s’opposait) et de mécanismes conjoints d’encadrement de la population capables de quadriller la société et d’insuffler une idéologie mobilisatrice. La seconde approche, plus nuancée, décrit plutôt un régime autoritaire de type « militaro-civil » (quelques civils soigneusement choisis exercèrent des fonctions ministérielles), distinct en ceci qu’il se présente comme porteur d’un projet de « rénovation économique » axé sur l’ouverture au capital étranger comme à la privatisation tous azimuts, et en cela bien différent des politiques étatistes caractéristiques du fascisme.

Devenu président en 1974, Pinochet a su manoeuvrer avec habileté en éliminant (parfois physiquement) ceux qui pouvaient lui porter ombrage sans briser l’esprit de corps des forces armées et la loyauté qu’elle exprima jusqu’à la fin à son égard. Deux autres éléments peuvent également expliquer sa longévité. D’abord la troublante bienveillance du pouvoir judiciaire, particulièrement la Cour suprême qui, acceptant la thèse de l’état d’exception, ne se prononça à aucun moment contre les mesures prises par la dictature, cette dernière pouvant opérer avec toutes les apparences de la légalité. Ensuite, le support inébranlable d’une portion appréciable des Chiliens hantés par la peur du communisme et du désordre social, et partageant avec les thuriféraires des nouvelles autorités l’idée que la démocratie devait être protégée contre elle-même.

À l’évidence, la dictature a profondément transformé la société chilienne, laissant les stigmates de son long règne autant sur les structures économiques et institutionnelles que sur les mentalités. Une véritable rupture s’est produite au niveau économique, rupture dont témoigne la remise en question de l’ancien mode de développement. Le démantèlement des prérogatives de l’État s’est traduit de manière durable par la mise en place d’une nouvelle configuration dominée par un secteur privé hégémonique qui a fini par se substituer à l’État, en totalité ou en partie, dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’habitation. La diminution radicale des dépenses publiques, la chute du taux de syndicalisation, le recours systématique à la sous-traitance, tout comme le poids du patronat dans les lois du travail toujours en vigueur montrent en quoi les relations sociales ont été bouleversées.

J. Del Pozo fait également une analyse éclairante des effets sur les comportements politiques de la manière dont le pays s’est défait de l’emprise militaire. Plusieurs paradoxes ont ainsi marqué le changement de régime. D’emblée, le rétablissement de l’État de droit ne semblait pouvoir se réaliser sans accorder l’impunité aux militaires. Vaincu politiquement à la suite du plébiscite de 1988, Pinochet allait néanmoins demeurer chef de l’armée encore huit ans, puis sénateur à vie, riche de surcroît d’une fortune en partie acquise à même les fonds publics. Qui plus est, grâce à l’introduction de nouvelles règles constitutionnelles, l’armée échappa à toute sanction et sortit indemne de l’opération. Disposant de terrains publics, de certaines industries, de ses propres hôpitaux, de ses collèges et même d’une université, l’armée s’est constituée en un petit monde à part qui poussa l’arrogance jusqu’à refuser de reconnaître avoir transgressé certaines limites légales et morales. Faute de collaboration, le problème des disparus est ainsi demeuré entier, rendant bien illusoire une véritable « réconciliation ».

Par ailleurs, résultat d’une stratégie d’alliance élaborée entre le parti socialiste et la Démocratie chrétienne, la Concertacion démocratique s’adressa lors du plébiscite non plus au « peuple » mais à la « Nation ». Plus qu’un simple virage étymologique, ce changement de terme révèle la mise à distance des acteurs politiques issus des milieux populaires pourtant à l’origine des manifestations contre Pinochet, mais perçus par la classe moyenne comme trop radicaux. Aussi, la sortie de la dictature est-elle pour l’essentiel le fruit de négociations et de compromis réalisés au sein d’une classe politique désireuse de restreindre l’expression populaire à l’intérieur du cadre électoral. Forcément, cela a eu des impacts majeurs sur toute la culture et les pratiques politiques du pays. Jadis bien implantée dans les divers milieux communautaires et populaires, et jouissant d’un solide réseau de militants, la gauche chilienne s’est elle-même métamorphosée. En témoigne l’attitude du Parti socialiste de Ricardo Lagos dont la volonté d’élargir sa base électorale en maintenant intacte l’union avec les démocrates chrétiens l’a conduit à rompre avec l’approche participative des mouvements sociaux, générant le désenchantement au sein des milieux populaires.

L’auteur trace finalement un portrait mitigé du processus de transition dont, curieusement, le pays ne serait pas encore sorti. À plusieurs égards, on serait tenté de conclure à l’échec. La stabilité apparaissant préférable à une trop grande ouverture démocratique, le nouvel État se serait engagé depuis 1989 sur la voie de la continuité et de « l’équilibre social » en assumant avec succès « la reproduction de l’ordre économique et social créé par l’autoritarisme ». À cet effet, l’incapacité de réformer en profondeur la Constitution et les lois héritées des militaires fait ombrage à l’oeuvre de démocratisation. De plus, le système électoral dit « binominal » produit une distorsion de l’expression populaire en empêchant qu’une majorité dans les urnes ne se traduise par une majorité en sièges au Congrès. Conjugué à la prérogative de nomination de sénateurs que s’est arrogée l’armée, ce système confère à la droite, forte d’une solide base électorale, un véritable veto bloquant toute velléité gouvernementale qui irait dans le sens d’une réforme. Cela pose avec acuité la question de la représentation et met en perspective à la fois le lourd héritage auquel fait allusion l’auteur et le caractère incomplet du retour à la démocratie. Préférant parler d’un « processus inachevé », J. Del Pozo rappelle certains acquis. Au cours des derniers 10 ans, le pluralisme idéologique s’est accompagné d’un plus grand respect des droits humains, la liberté d’expression et d’association n’étant plus menacée. Soulignons que l’horizon terrifiant d’un autre coup d’État apparaît, dans le contexte international actuel, pratiquement impossible. À ce propos, en jouant la carte de la souveraineté et de l’intégrité des institutions nationales aptes à juger Pinochet, les autorités s’engageaient de facto à remettre en cause l’impunité. Bien que l’ancien dictateur n’ait pu être jugé, la démarche entreprise par le juge Juan Guzman s’est accompagnée d’une multiplication des accusations contre les militaires. Au-delà des nécessaires condamnations, les procédures judiciaires annoncent sans doute une étape qualitativement nouvelle pour la démocratie chilienne dont la capacité à faire face aux maîtres d’hier s’avère indispensable à sa consolidation.

D’une lecture agréable, cet ouvrage est d’abord destiné au grand public. Riche en informations et en anecdotes, les non-initiés y trouveront une synthèse bien documentée des principaux faits qui ont marqué les changements de régimes au cours des 30 dernières années. De même, l’auteur rend compte (parfois trop succinctement), des principales thèses qui ont cours sur la transition, laquelle apparaît comme un processus complexe à l’intérieur duquel le Chili, faute d’orientations claires, semble emprisonné. A posteriori, la démocratie chilienne semble donc encore bien fragile. Il ressort en effet de cette lecture l’impression troublante d’un pays profondément divisé. Le Chili contemporain s’est transformé en une société sans mémoire au sein de laquelle de bonnes consciences en sont venues à croire que les violences passées ne concernent désormais que les victimes, comme si l’attitude amnésique des militaires avait fini par gagner les esprits. Désormais, pour une catégorie croissante de personnes, l’individualisme triomphant prend la forme d’une quête obsédante de nouvelles possibilités de consommation. Cette propension à l’oubli n’est pas étrangère, signale J. Del Pozo, au clivage récurrent de l’électorat, empêchant la mise en oeuvre de projets politiques ambitieux, susceptibles de générer un plus large consensus. En découle, à l’heure où s’impose partout l’incantation au dieu marché, une pression à une gestion pragmatique de l’économie centrée sur l’amélioration du niveau de vie et sur l’impératif d’une adaptation au marché mondial. Après le rêve cruellement brisé du socialisme, ceux qui espéraient beaucoup de la voie chilienne vers la démocratie devront sans doute attendre encore un peu.