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En France, Jean-Fabien Spitz est considéré comme l’un des spécialistes de la pensée politique anglo-saxonne. Ses travaux s’inscrivent dans la tradition historique de Quentin Skinner et accordent un rôle essentiel à l’histoire des idées dans la compréhension de la modernité politique. Son interprétation de Locke ne fait pas exception. Le livre ne porte pas uniquement sur l’auteur des Deux traités du gouvernement civil, mais, plus largement, il reconstitue la genèse d’une pensée constitutionnelle comprise comme la source véritable de la liberté moderne.

Dans ce livre, J.-F. Spitz défend la thèse que Locke est avant tout un penseur constitutionnaliste, car il a su conserver l’idée, à l’origine classique et médiévale, d’une communauté morale indépendante de l’institution politique. La pensée politique de Locke n’aurait pas, en ce sens, comme finalité la défense des intérêts et des biens individuels, mais la préservation d’une liberté individuelle qui trouve ses fondements dans l’obéissance à la loi. Cette thèse rejoint, de façon plus générale, l’interprétation sous-jacente de J.-F. Spitz sur la modernité : la liberté moderne trouve sa source dans une conception d’une loi naturelle ou dans un accès rationnel à un ordre objectif et universel de justice. D’où le souci de Locke de « chercher les moyens de préserver l’idée que le règne de la loi est la seule voie de la liberté » et de conserver « une norme de justice indépendante de la volonté dans un contexte où, cependant, l’individualisme semble nous orienter vers la toute puissance de la passionnalité humaine et nous indiquer que l’accord sur le droit ne peut être qu’un artifice s’imposant par les voies de la puissance et de la volonté » (p. 13).

La dimension plus polémique du livre est sans doute la charge de l’auteur à l’encontre de toute interprétation du droit et de la liberté en termes de volonté. À suivre son propos, cela ne pourrait conduire qu’à l’imposition d’un individualisme calculateur et au règne de l’arbitraire que ce soit celui d’un seul (le Léviathan) ou de tous (la volonté générale). Sans le dire explicitement, cette charge vise aussi le procéduralisme et le démocratisme ambiants dans les conceptions éthiques contemporaines. J.-F. Spitz veut ainsi offrir une autre lecture de la modernité politique. Selon cette interprétation, il y a davantage de continuité que de rupture dans le passage de l’état de nature à la société civile, et le pouvoir politique trouve ses limites dans des normes objectives qu’il ne produit pas. Pour l’existence d’une pensée constitutionnelle, deux idées doivent être conservées: une communauté naturelle antérieure au pouvoir politique et l’accès à une norme objective et universelle.

Les premiers chapitres s’intéressent plus spécifiquement aux interprétations des idées constitutionnelles que l’on retrouve chez Francisco Suàrez, Georges Lawson, Samuel Rutherford et Philip Hunton. Ces auteurs sont rarement étudiés dans la littérature francophone, et J.-F. Spitz offre à leur sujet un solide travail d’interprétation. On retiendra de cette lecture que l’idée médiévale d’une distance entre le peuple et le gouvernement, qui prit forme dans les débats théologico-politiques entourant la question de l’obéissance et des devoirs envers le prince, a joué un rôle clé dans la formation d’une pensée constitutionnelle. D’où cette autre thèse de J.-F. Spitz d’une continuité entre les pensées politiques médiévale et moderne. Les premiers constitutionnalistes ont repris l’idée que le peuple est d’essence naturelle et que son existence peut être comprise comme antérieure au pouvoir politique. C’est cette distinction qui fut, par la suite, au coeur des discussions concernant la légitimité et le rôle de l’institution politique au sein du constitutionnalisme. Car le peuple, communauté morale réelle, ne cherche pas par le contrat à s’instaurer lui-même comme souverain. Il cherche essentiellement à répondre à des besoins de préservation (assurer le respect de la loi). C’est l’opposition que fait G. Lawson entre « community » et « commonwealth » : la « distinction entre une société dotée d’un pouvoir constituant (mais dépourvue de tout pouvoir politique en acte) et un gouvernement doté de l’ensemble des prérogatives souveraines ( jura majestatis ), mais dépourvu quant à lui de toute faculté de définir ou de remodeler son propre pouvoir » (p. 54). La communauté éthique que forme le peuple est ainsi une association pré-politique qui contient en soi la puissance politique mais de façon inactive : le peuple a le pouvoir de constituer le gouvernement et de le destituer, mais pas celui d’exercer lui-même l’autorité publique.

La séparation entre pouvoir constituant et pouvoir constitué est essentielle, écrit J.-F. Spitz, à une pensée de la limitation du pouvoir politique, car elle permet de justifier le droit ou le devoir du peuple de ne pas obéir au gouvernement et, éventuellement, de le destituer quand celui-ci viole ou contredit les préceptes éthiques fondamentaux. Le peuple ne renonce jamais à sa liberté de juger de la loi : « […] les obligations civiles contractées envers les gouvernants ne peuvent jamais annuler, en chaque individu, l’obligation naturelle d’autopréservation en tant qu’être moral. C’est ce qui explique que le peuple ne peut jamais légitimement s’engager à ne pas résister » (p. 80). Cette antériorité du peuple sur le gouvernement serait toutefois sans consistance sans la présence d’une norme commune objective qui structure la communauté morale. Le constitutionnalisme, écrit J.-F. Spitz, trouve son véritable fondement dans l’idée classique et médiévale d’un droit fondé dans la nature des choses. « Si la politique constitutionnelle est possible dans le monde contemporain, c’est non pas grâce à l’irruption d’un univers désenchanté et d’un sujet désengagé par rapport à toute norme morale objective, mais grâce à la préservation de la représentation du monde comme porteur de normes qui obligent la conduite des hommes indépendamment des considérations portant sur l’intérêt et le désir » (p. 153). D’ailleurs, pour J.-F. Spitz, cette référence à la loi naturelle est essentielle non seulement au constitutionnalisme, mais à la liberté moderne en général, car elle préserve l’individu contre l’arbitraire de la volonté et de la puissance.

La pensée politique de Locke s’inscrit dans le développement du constitutionnalisme. Mais le problème sérieux auquel elle était confrontée — qui est le problème général de la modernité, selon J.-F. Spitz —, était celui de conserver les idées de communauté morale et de loi naturelle tout en préservant les postulats nouveaux de l’individualisme. La communauté ne pouvait plus se concevoir sur le mode organique ou sous l’aspect d’un corps unifié et hiérarchisé, comme c’était toujours le cas chez G. Lawson. Locke devait donc donner une interprétation de la loi conforme à l’individualisme, mais tout en évitant deux écueils inverses, contraires tous les deux au constitutionnalisme : « d’une part, faire de la communauté une instance législative souveraine », ce qui viendrait masquer la distinction entre peuple constituant et gouvernement constitué nécessaire au droit de résistance. D’autre part, faire des consciences individuelles les seules interprètes de la loi commune « sans apporter à cette thèse le correctif selon lequel ces consciences (ou ces raisons) ne sont pas nécessairement divergentes dans la condition naturelle » (p. 197).

Locke apporta des corrections importantes à la pensée constitutionnelle naissante. En restant dans le ton des thèses anarchistes de S. Rutheford et de P. Hunton, il reprit la distinction entre « l’association détentrice d’un pouvoir politique potentiel (le pouvoir d’instituer un gouvernement pour assurer sa propre préservation), et le corps politique détenteur d’un pouvoir politique en acte » (p. 186). Mais il modifia, d’une part, la définition sous-jacente de communauté naturelle. Le peuple n’était plus représenté comme un corps organique, mais comme un composé de raisons individuelles distinctes et égales, qui n’en demeuraient pas moins unies par une norme commune objective. D’autre part, le mode d’accès à la loi fut aussi radicalement transformé. Le pouvoir d’être juge et interprète des normes objectives appartenait dorénavant à chaque homme individuellement. Et c’était chacun, par lui-même, qui conservait ce droit, même après l’instauration de l’autorité politique. Locke maintenait ainsi, au coeur de sa pensée, la limitation de l’autorité politique. Le gouvernement d’ailleurs n’est jamais constitué pour faire régner une volonté particulière ou générale, mais uniquement pour instituer le règne de la loi. De plus, pour Locke, l’institution politique n’est pas l’instance qui dit le droit, mais uniquement l’instance qui permet que le droit soit respecté. C’est là une différence essentielle, car la loi positive et l’action gouvernementale sont jugées selon le droit naturel dont chaque conscience est interprète par elle-même, ce qui maintenait actif le droit de résistance du peuple envers l’action gouvernementale.

Locke et ses prédécesseurs partageaient une même inspiration, soit qu’il existe des principes de droit indépendants de toute volonté et émanant d’une institution (la communauté morale) qui limitent l’action gouvernementale. Mais leur différence provenait de la conception du droit de résistance auquel J.-F. Spitz accorde deux chapitres importants. Il ne revient pas à la communauté, par l’entremise de ses représentants, ni au peuple réuni sous une volonté commune de juger si le gouvernement viole les clauses du contrat — Locke s’oppose à tout majoritarisme ou démocratisme sur cette question —, mais à chaque citoyen singulier : chacun doit suivre le témoignage de la vérité de son âme pour décider de résister ou non. Il ne doit se fier qu’à lui-même, car sa liberté naturelle lui interdit de soumettre son raisonnement à la volonté d’un tiers. Mais Locke devait répondre à un autre dilemme : comment s’assurer de la convergence des raisons individuelles dont chacune est interprète par elle-même de la loi naturelle. Or, dans l’interprétation qu’il en donne, J.-F. Spitz énonce à travers Locke sa propre conception de la modernité, car c’est la loi morale qui est l’instance permettant l’union des raisons individuelles. Dans le droit de résistance lockien, il ne s’agit aucunement d’une action collective mais d’actes de consciences individuelles séparées les unes des autres qui peuvent néanmoins converger dans les jugements qu’elles portent sur le droit. Cette convergence n’est pas le fruit du hasard, elle est le résultat d’actes de raison dont les fondements ne sont pas la volonté, mais une loi objective antérieure à la conscience. La pluralité des raisons individuelles n’interdit pas la formation d’une raison commune non instituée, mais elle n’implique jamais une raison publique autorisée qui s’exprimerait telle une volonté générale. Car, de fait, ce n’est jamais la volonté qui s’exprime au travers de la résistance, mais toujours la force de la loi.

L’interprétation de J.-F. Spitz soulève quelques interrogations auxquelles l’auteur ne répond pas toujours clairement. D’une part, il ne donne pas de définition satisfaisante de la conception lockienne de la loi naturelle, ce qui ne permet pas, à mon avis, de saisir le saut qualitatif que reçoit cette idée dans la pensée politique de Locke. En effet, il m’apparaît fondamental chez Locke que la norme objective, qui auparavant s’exprimait comme loi objective de la communauté, reçoive dorénavant une interprétation sous forme de droits naturels attitrés aux individus. J.-F. Spitz a raison lorsqu’il identifie comme changement le fait que l’individu devient interprète par lui-même de la loi, mais il s’intéresse peu au fait que les finalités de la loi changent aussi de destinataire. Dorénavant, l’individu et ses biens propres, et non la communauté et le bien commun, sont visés par la loi. Le bien commun est secondaire par rapport à un bonheur individuel résidant dans le respect d’un droit naturel défini comme droit de propriété. C’est un point essentiel, et le libéralisme parlera, à partir de Locke, en termes de droit (naturel) plutôt qu’en termes de loi : le pouvoir politique trouve ses limites dans le respect des libertés individuelles et non plus dans le bien commun. Il s’agit d’un saut qualitatif qui permet de nuancer la thèse, malgré tout pertinente, d’une continuité entre les conceptions médiévales et modernes de la liberté. D’autre part, on regrette que l’auteur n’ait pas élargi sa thèse du lien intime entre la liberté et la loi au débat contemporain sur la justice. On peut, à juste titre, s’interroger sur la pertinence du projet d’une « communauté morale réelle » dans un contexte où la référence à une autorité extérieure à la volonté ne nous semble plus accessible. Malgré ces quelques remarques, le livre demeure intéressant pour son interprétation du constitutionnalisme et l’éclairage qu’il apporte aux conflits, toujours actuels, entre une pensée de la souveraineté (ou de la volonté) et une pensée constitutionnelle.