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Henri Milner, fondateur de Inroads, A Canadian Journal of Opinion and Policy, est l’auteur d’un ouvrage récent de sociologie politique comparatiste sur la citoyenneté. H. Milner constate un désengagement de la population à l’égard de la politique qui se traduit notamment par une baisse générale de la participation électorale. Il estime que ce désintérêt serait notamment lié à l’affaiblissement des connaissances politiques des citoyens, raison qui ne serait que rarement invoquée. L’auteur propose une réforme des institutions politiques afin que les responsables politiques participent concrètement à l’éducation civique, à la formation et à l’information permanentes des citoyens. Il procède pour cela à une analyse comparative du niveau de compétences civiques dans quinze pays d’Europe et d’Amérique du Nord, ainsi qu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le concept de compétence civique (civic literacy) introduit par H. Milner se définit comme l’habileté des personnes à acquérir et à mobiliser des connaissances qui leur permettent de comprendre les débats de société et d’effectuer des choix politiques éclairés. Ce concept serait à la fois un indicateur et un facteur explicatif de la citoyenneté. Un niveau élevé de compétences civiques est considéré comme une fin en soi (p. 241).

L’ouvrage comporte quatre parties. La première présente les notions de capital social et d’engagement civique. Le capital social est une notion issue de la sociologie qui a été développée dans le domaine de l’analyse politique comparée par Robert Putnam et, plus particulièrement, dans son ouvrage Bowling Alone paru en 2000. Elle caractérise un bien public dont le développement est lié à un renforcement de l’adhésion associative et de la confiance interpersonnelle, cette dernière favorisant la participation (p. 18). Selon H. Milner, la notion de capital social serait d’un moindre recours pour expliquer les variations de la participation des citoyens aux suffrages, la confiance et l’associativité étant des indicateurs très fortement liés aux contextes culturel et institutionnel considérés. Il démontre qu’il y aurait une corrélation faible entre la participation électorale et l’adhésion associative ainsi qu’une absence de corrélation entre cette même participation et la confiance envers autrui. Ces indicateurs traditionnels de l’engagement civique ne seraient donc pas appropriés à une étude comparatiste. H. Milner choisit ainsi comme indicateur la participation moyenne aux élections locales, puisqu’il considère que les décisions politiques locales sont « les plus proches des activités quotidiennes des citoyens » (p. 15) et qu’elles sont universelles dans les pays démocratiques (p. 53). Un indice de participation accru aurait sans doute été préférable. Il serait par exemple envisageable de constituer un indicateur à partir de données relatives à des élections se déroulant à plusieurs niveaux, national et local notamment. H. Milner choisit d’axer son analyse sur l’importance des connaissances politiques individuelles et introduit la notion de compétence civique qui serait, selon lui, plus appropriée que celle de capital social.

Une relation tripartite serait ainsi à l’oeuvre entre compétences civiques, institutions politiques et participation (p. 114). Cette relation structure la deuxième partie de l’ouvrage. Il s’agit d’une cartographie des sources de compétences civiques, qui passe notamment par l’étude de l’influence des institutions politiques et des médias. La proportion de citoyens compétents n’est autre que ce que H. Milner nomme le niveau des compétences civiques. Les indicateurs choisis par l’auteur pour évaluer les compétences civiques sont le taux d’alphabétisation, le niveau de scolarité, les aptitudes à la lecture et à l’écriture, le taux d’abandon scolaire, le tirage des quotidiens, le nombre d’heures passées devant la télévision, la participation aux activités d’éducation des adultes et la fréquentation des bibliothèques. L’ensemble de ces indicateurs serait mauvais pour le Canada et plus encore pour le Québec.

H. Milner argue que les systèmes proportionnels influenceraient positivement la participation aux élections : « Contrairement à ce qui se produit dans les systèmes majoritaires, ceux qui sont basés sur la [représentation proportionnelle] réduisent les tentations des dirigeants politiques, qui risquent fort d’avoir besoin de l’appui de leurs rivaux une fois les élections passées, d’inhiber la conscience de l’électorat face aux alternatives sur les questions du jour » (p. 143). Le citoyen serait mieux informé dans un système consensuel basé sur la représentation proportionnelle (p. 148). Toutefois, l’assimilation des connaissances politiques se ferait avant tout par le biais des médias et de la scolarité. H. Milner montre que la participation politique locale diminuerait avec l’écoute télévisuelle. À partir de ce constat, il conclut que la dépendance télévisuelle peut être considérée comme un indicateur des compétences civiques (p. 167), ce qu’il conviendrait sans doute de réexaminer.

La troisième partie porte sur les choix politiques spécifiques aux médias et aux institutions politiques qui favoriseraient les compétences civiques. L’affaiblissement des compétences civiques conduirait à une fragilisation de la social-démocratie. L’accord de subventions aux journaux, le sous-titrage télévisé et les restrictions à la télévision commerciale auraient ainsi un effet positif sur les compétences civiques. Il en est de même pour ce qui concerne les règles qui définissent rigoureusement le temps d’antenne consacré à l’information politique en Europe, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis où c’est l’argent qui détermine le temps de diffusion.

Un chapitre est consacré à l’importance des processus d’acquisition des connaissances après les études formelles par les adultes en particulier, comme par exemple, en Suède, les cercles d’étude. H. Milner estime en effet qu’il y a « de bonnes raisons de croire » que ce que l’on apprend adulte en dehors du circuit scolaire se traduit par un développement des compétences civiques bien plus conséquent que ce que l’on apprend pendant la scolarité (p. 194). La Nouvelle-Zélande et la Suède servent d’études de cas pour H. Milner, deux pays où l’auteur a été professeur invité en 1996 (Université Victoria en Nouvelle-Zélande) et de 1998 à 2000 (Université d’Umeå en Suède). La Nouvelle-Zélande et la Suède sont des pays comparables sur le plan de « l’homogénéité de [leur] population et de [leur] géographie » (p. 221). Les efforts d’éducation des adultes et de développement social instaurés dans certains pays scandinaves en font un modèle de citoyenneté. À l’inverse, les réformes économiques et les modifications institutionnelles en Nouvelle-Zélande (dépendance à l’égard des marchés, privatisation et déréglementation) seraient à l’origine d’effets néfastes sur la compétence civique. Afin de parvenir à une politique propice à l’égalité, la Nouvelle-Zélande devrait, selon H. Milner, développer des institutions corporatistes de type scandinave (p. 236).

La quatrième partie du livre est une évaluation de l’impact socioéconomique des compétences civiques. Par exemple, une « quête obstinée » d’un meilleur rendement économique par le pouvoir politique néo-zélandais se serait faite au détriment des compétences civiques (p. 243). Les compétences civiques donneraient lieu, à long terme, à des conditions économiques relativement égalitaires et, par conséquent, à des « sociétés fondées sur le bien-être durable » (p. 287), ce bien-être devant être compris comme une savante combinaison entre performance économique et redistribution des revenus. Dans les sociétés à forte culture politique comme en Scandinavie (et donc à haut degré de compétences civiques pour reprendre les termes de l’auteur), les intérêts de l’ensemble des secteurs de la vie publique seraient pris en compte contrairement aux sociétés à faible culture politique comme les États-Unis.

Dans un dernier chapitre faisant office de conclusion, H. Milner invite les pays à bas niveau de compétences civiques à donner la priorité à la promotion des compétences générales, à s’inspirer du modèle suédois pour ce qui est plus spécifiquement de l’éducation civique des jeunes et à développer cette éducation également pour les adultes. Seules les sociétés qui possèdent un niveau élevé de compétences civiques seraient armées face à la mondialisation économique et au développement exponentiel des technologies de l’information (p. 304).

H. Milner clôt son ouvrage sur la situation singulière du Canada ; il constate une « égalité relative des revenus, nettement plus forte […] que ne le prédirait le niveau des compétences civiques » (p. 305) et observe un déclin de la participation électorale. H. Milner estime que le Canada et le Québec devraient s’inspirer très largement du modèle scandinave. L’avenir politique du pays serait donc fondé sur la distribution des ressources intellectuelles et matérielles. Il conviendrait néanmoins d’interroger la pertinence du lien statistique établi par l’auteur entre l’égalité des revenus et la compétence civique, en incluant des données informatives complémentaires sur l’économie canadienne.

Les indicateurs choisis dans cette étude à grande échelle semblent pertinents quant à la mesure de l’accès des individus à l’information, mais rendent-ils réellement compte de la participation effective des citoyens à la politique ? Celle-ci ne saurait se limiter à la participation électorale. La définition de la compétence civique gagnerait à être nourrie par l’analyse détaillée des différentes formes de mobilisation et de discussion sur des questions sensibles comme celles qui ont trait à l’environnement, aux changements sociaux et politiques et qui sont mises en oeuvre par des acteurs qui ont des rationalités diverses et des intérêts multiples. De tels dispositifs constituent une forme de reconnaissance de la pluralité des opinions et des logiques argumentatives avancées par les acteurs. La notion de compétence civique pourrait ainsi être analysée en regard d’autres formes de compétences dont sont dotés les acteurs, ce qui aurait certainement pour effet de dépeindre au mieux la complexité de l’exercice de la démocratie. Le travail considérable effectué par H. Milner a permis d’identifier des facteurs essentiels au renforcement de l’engagement civique et le concept de compétence civique fera, à n’en pas douter, l’objet de réflexions prochaines.