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La réforme juridique a suivi en Chine un développement très progressif, marqué par au moins trois étapes fondamentales : les années 1980, qui furent celles du renouveau d’un droit socialiste en tant que branche du savoir ainsi que cadre structurant des échanges avec l’étranger et du contrôle social ; les années 1989-1996, au cours desquelles le droit chinois s’est peu à peu modernisé, notamment dans le domaine économique, tout en demeurant clairement subordonné au politique ; et, depuis 1997, sous le double impact de la perspective de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la plus grande ouverture et autonomisation de la société, la réforme juridique est entrée dans une nouvelle phase au cours de laquelle les autorités de Pékin ont désormais pour ambition affichée à la fois la mise en place d’un « État de droit socialiste[1] » et la réduction du fossé qui existe entre la Chine et l’étranger, tant en ce qui concerne les normes juridiques que le fonctionnement de la justice. Tout en permettant une progressive et relative autonomisation du droit par rapport au politique, cette réforme n’a guère entamé le caractère répressif du droit chinois, en particulier dans les domaines pénal et des libertés publiques[2]

Si la lenteur et l’inachèvement de la réforme juridique ne semblent guère avoir bridé le développement des échanges économiques entre la Chine et l’étranger, l’approfondissement de cette réforme a non seulement ouvert à ce pays la porte de l’OMC en décembre 2001, mais a indéniablement favorisé l’intégration de son économie à l’économie-monde. L’internationalisation de ce pays constitue à l’évidence l’une des évolutions majeures de la fin du XXe siècle[3].

Parallèlement, cette réforme juridique a mis en lumière le gouffre qui séparait le système juridique chinois des systèmes étrangers, en particulier occidentaux, tout en augmentant les attentes extérieures en matière juridique à l’égard de la Chine, tant dans le domaine des droits de l’homme que dans celui du droit économique.

La réforme juridique chinoise, mais aussi les propres limites de cette réforme[4], ont par conséquent exercé d’autres types d’influences, davantage diplomatiques ou politiques. C’est tout d’abord, en double réaction à l’évolution juridique intérieure et aux pressions extérieures, un impact sur la politique chinoise en matière de droits de l’homme dans les instances internationales, notamment l’ONU (Organisation des Nations Unies). C’est ensuite l’évolution du débat sur ces questions entre la Chine et les pays occidentaux. C’est enfin la progressive transformation de l’image de la Chine à l’étranger, image qui demeure très contradictoire. En effet, d’une part, cette image peut véhiculer l’idée d’une profonde métamorphose de ce pays et de son entrée dans la modernité et, d’une certaine manière, le monde civilisé. D’autre part, cette image reste, aux yeux de nombreux observateurs et militants des droits de l’homme ou de la démocratie, celle d’un pays qui ne parvient pas à se réformer ou qui perpétue par trop un système politique autoritaire et de parti unique incompatible avec tout véritable État de droit[5].

L’accroissement relatif des pressions extérieures

Le paradoxe de toute réforme est que ce processus attire beaucoup plus les pressions internationales que les périodes de glaciation politique. On se souvient que, dans les années 1970, les Occidentaux ne se préoccupaient guère de la situation alors particulièrement déplorable des droits de l’homme en Chine, tant ils trouvaient dans ce pays un utile contrepoids à la puissance et à la menace militaires soviétiques. En d’autres termes, les intérêts stratégiques essentiels de l’Occident, et en particulier des États-Unis — tirer parti des divisions du camp socialiste et affaiblir le bloc soviétique —, avaient alors clairement la priorité sur tout combat en vue de l’amélioration des droits de l’homme dans le monde et a fortiori la démocratisation des pays autoritaires. Or, à l’époque, dominé par le culte de la personnalité de Mao Zedong et soumis aux contrecoups de la Révolution culturelle[6], le régime chinois était autrement plus répressif qu’après 1979. Et ceux qui souhaitaient savoir ce qui se passait de l’autre côté du « rideau de bambou » étaient souvent réduits à recueillir les témoignages des réfugiés chinois, parvenus, souvent à la nage, à Hong Kong. Or, à l’époque, peu nombreux étaient ceux qui, en particulier en Occident, voulaient voir la réalité maoïste en face, tant la fascination pour l’altérité chinoise, par-delà l’influence du courant « maophile », dominait alors la scène politique et intellectuelle. Le succès du livre pro-chinois d’Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera[7], a depuis longtemps démontré l’ampleur de ce tropisme.

En revanche, l’ouverture de la Chine par Deng Xiaoping, puis la montée de la revendication démocratique au sein de la société chinoise, ont multiplié les critiques et les pressions internationales, avant que celles-ci soient une fois encore submergées à partir de 1992, cette fois par la fascination exercée par l’essor débridé de l’économie chinoise[8]. Certes, ces pressions étaient encore faibles lors de l’écrasement du premier printemps de Pékin (1978-1979), du fait de l’immense espoir suscité par le retour de Deng au pouvoir et le lancement des réformes économiques. La Chine, disait-on alors dans les milieux diplomatiques occidentaux, « allait dans le bon sens », ce qui permettait de justifier un silence, parfois complice en matière de répression des libertés essentielles de la personne humaine. La persistance de la menace soviétique et de la volonté chinoise de mettre en place une quasi-alliance avec les Occidentaux pour la contrer (un « arc de cercle » disait alors Deng) n’était pas non plus étrangère à cette frilosité occidentale.

C’est en réalité le massacre de Tianan men qui a « réveillé » les Occidentaux, les contraignant à sortir de leur relative indifférence, voire insouciance, du moins pour quelque temps. Mais là encore, par-delà l’ampleur de la répression, deux données nouvelles ont contribué à expliquer la vivacité de la réaction occidentale :

  • L’impossibilité pour les autorités communistes chinoises d’interdire toute couverture médiatique de l’événement : pour la première fois dans l’histoire de la République populaire, un massacre perpétré par le gouvernement de Pékin était diffusé en direct aux quatre coins de la planète ; a contrario, que sait-on aujourd’hui de la répression exercée par les autorités de la Corée du Nord sur leur société ? Guère plus que ce que les réfugiés de ce goulag de dimension nationale peuvent livrer aux journalistes étrangers à leur arrivée en Chine.

  • Le profond contraste qui se fit jour entre la voie imposée alors par le PC chinois et celle choisie au même moment non seulement par les pays d’Europe de l’Est qui engageaient un processus irréversible de démocratisation, mais aussi par l’Union soviétique qui, sous l’impulsion de Gorbatchev, changeait de visage et surtout perdait rapidement l’aspect menaçant qu’elle avait revêtu pendant tant d’années, avant de finalement disparaître en 1991.

En d’autres termes, la fin de la menace soviétique a contribué à donner une importance et une acuité nouvelles aux violations des droits de l’homme en Chine.

Après Tianan men, tant les gouvernements occidentaux que les organisations indépendantes de protection des droits de l’homme se sont mobilisés pendant plusieurs années pour tenter de demander des comptes à la Chine et la contraindre à réduire la nature répressive de son régime. Chaque année, les premiers ont tenté d’engager une procédure devant la Commission des droits de l’homme des Nations Unies destinée à discuter de la situation des droits de l’homme en Chine et à condamner la politique des autorités de ce pays dans ce domaine. Mais, du fait de la mobilisation efficace par Pékin des pays du tiers-monde ou des États peu démocratiques représentés au sein de cette commission, cette capitale a pu échapper à toute mise en cause véritable et donc à tout opprobre et toute pression internationale. D’un autre côté, les organisations de droits de l’homme ont fait preuve d’un activisme probablement trop concentré sur la condamnation publique de la Chine et, par conséquent, sur la préparation de la réunion annuelle, en mars-avril, de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Or, à mesure que l’on s’éloignait de Tianan men et que, surtout, à l’instigation de Deng Xiaoping lui-même (qui en janvier 1992 effectua un voyage historique dans le Sud du pays et en particulier à Shenzhen), les réformes économiques reprenaient[9], les relais politiques et sociaux de cette mobilisation s’affaiblissaient[10], déclenchant un débat sur l’efficacité d’une condamnation symbolique, sans effets véritables sur le terrain, du gouvernement chinois.

C’est la raison pour laquelle, au bout de huit années d’infructueuses démarches, en 1997, à l’instigation de la France, certains gouvernements européens jetaient déjà l’éponge et décidaient de ne plus entreprendre d’action devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU, préférant privilégier le dialogue à la confrontation. Les États-Unis ont encore tenté pendant quelques années de contraindre la Chine à s’expliquer devant cette commission, recueillant le soutien tardif et timide de gouvernements européens trop heureux de se rallier à une initiative qui leur permettait de mieux justifier leur politique de coopération avec les autorités chinoises auprès de leur opinion publique, sans pour autant froisser trop directement les autorités communistes. En 2003, satisfaite de la reprise du dialogue bilatéral avec Pékin sur les droits de l’homme, l’Administration Bush a suspendu une première fois cette démarche que, pour des raisons apparemment électorales, elle réactivait momentanément l’année suivante. Cependant, en 2005, tirant argument des avancées du dialogue entrepris et des progrès enregistrés par la Chine dans ce domaine, Washington s’est aligné une nouvelle fois sur la position des capitales européennes, mettant au jour les limites de tout combat onusien pour l’amélioration de la situation des droits de l’homme dans un pays donné.

Finalement, en 2006, la Commission des droits de l’homme de l’ONU était démantelée et remplacée par une instance à laquelle les États-Unis, insatisfaits de l’inachèvement de la réforme, refusaient de participer. Ainsi, toute perspective de condamnation internationale de la Chine s’éloignait encore davantage.

Force est de constater que ce progressif affaiblissement des pressions extérieures a aussi été favorisé par la Chine elle-même, à la fois par l’évolution de la stratégie de son gouvernement en la matière, par sa réforme juridique et, surtout, par la montée de sa puissance économique, ce pays étant devenu, aux yeux de nombreux décideurs, « l’usine du monde » et un marché incontournable.

En effet, au lendemain de Tianan men, le PC chinois dénonçait encore en bloc l’approche « bourgeoise » des droits de l’homme. Bien qu’il ait accepté la reprise du dialogue bilatéral sur cette question en 1991 (notamment avec l’Australie, la France et les États-Unis), il a refusé encore pendant plusieurs années l’idée que son système de protection de ces droits était profondément déficient. Ce n’est qu’à partir de 1996-1997 qu’il a modifié progressivement son attitude[11], reconnaissant le caractère perfectible de la « démocratie socialiste » et envisageant de signer puis de ratifier les deux principaux pactes de l’ONU relatifs aux droits de l’homme (le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, signé en 1997 et ratifié en 2001[12], et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé en 1998 mais non encore ratifié)[13]. Constituant une forme de reconnaissance des faiblesses du système juridique chinois, la refonte en 1996 (effective au 1er janvier 1997) de la loi pénale et de la loi de procédure pénale, ainsi que la nouvelle priorité accordée à la mise en place d’un « État de droit socialiste », ont aussi contribué à modifier les termes du débat[14], non pas que ces nouveaux textes ou nouveaux objectifs aient exercé un impact direct et décisif sur la situation effective des droits de l’homme en Chine. Par exemple, les droits de la défense dans le domaine pénal restent souvent bafoués. Néanmoins, les évolutions ont renforcé la position de ceux qui en Occident privilégiaient le dialogue et la coopération sur la confrontation. Toutefois, le décollage économique de la Chine au cours des années 1990 et la montée de son poids économique sur la scène mondiale devaient permettre à ces Occidentaux de remporter une victoire facile. Dès lors, faisant face à une situation économique intérieure en général morose, les pays occidentaux ont cherché à stimuler par tous les moyens leurs échanges avec la Chine ainsi que l’accession de ce pays à l’OMC, marginalisant de ce fait la question des droits de l’homme et n’y faisant rituellement référence que pour régulièrement calmer les quelques activistes qui leur demandaient d’exercer des pressions sur les autorités de Pékin[15]. Plus encore que l’évolution du droit chinois, c’est cette nouvelle donne qui devait favoriser la mise en place d’une coopération juridique institutionnalisée entre la Chine et l’Occident.

Le développement de la coopération juridique internationale

La multiplication des liens économiques et humains entre la Chine et l’étranger a de fait favorisé dans le domaine juridique une coopération chaque jour plus intense et diversifiée. Sans chercher ici à juger la valeur de cette coopération, force est de reconnaître l’accroissement très net de la demande chinoise dans ce domaine, en particulier depuis le milieu des années 1990, et le souhait de nombreux gouvernements étrangers et organisations internationales d’aider la Chine à moderniser son système juridique[16].

La plupart des pays occidentaux, dont le Canada, les États-Unis et les pays membres de l’Union européenne, consacrent des sommes importantes à la formation des juristes chinois ainsi qu’à leur familiarisation avec les principes et les techniques juridiques de leur propre système. Cette coopération est également développée par de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG), telles que la Fondation Ford ou l’Institut Wallenberg en Suède, qui sont engagées dans de multiples projets de formation, de recherche et d’échanges avec la communauté des juristes chinois[17].

D’une manière générale, cette coopération est progressivement devenue plus spécialisée, plus technique et plus adaptée aux besoins primordiaux de la Chine. Les missions quasi touristiques ont peu à peu cédé le pas à des voyages d’études plus précis, destinés à rassembler l’expérience d’un certain nombre de pays dans un domaine particulier de la réforme juridique[18]. C’est ainsi que des textes aussi importants que les nouvelles lois pénale et de procédure pénale[19] (1997) ont été élaborés[20].

Toutefois les problèmes demeurent, car la coopération juridique, essentiellement bilatérale, manque encore de cohérence et de coordination, favorisant les doublons et ralentissant la circulation de l’information[21]. De même, les dialogues bilatéraux instaurés par le gouvernement chinois en matière de droits de l’homme dès 1991 ont été souvent perçus par les organisations non gouvernementales spécialisées comme une tactique visant à marginaliser toute confrontation, sans pour autant modifier l’état des choses en Chine même. Le dialogue avec l’Union européenne offre un exemple très représentatif du succès de cette tactique. Les participants européens sont peu au fait des dossiers, ne laissent guère voix au chapitre aux représentants des ONG de protection des droits de l’homme qui participent à ces rencontres et, surtout, n’imposent aucun engagement véritable de résultats aux instances gouvernementales que représentent les délégués chinois. Or, seuls de tels engagements peuvent permettre à ce dialogue, comme, plus généralement, à la coopération juridique, de réellement porter leurs fruits. Cependant, obsédés par l’économique[22], les gouvernements occidentaux, dans l’ensemble (exception faite des États-Unis), ne sont guère exigeants dans ce domaine, perpétuant une approche rituelle et superficielle des graves et persistantes violations des droits de l’homme en Chine.

La concurrence entre les divers systèmes de droit, notamment entre le droit continental et la common law, est également de nature à compliquer les transferts de droit et à affaiblir l’impact des pressions extérieures en matière de droits de l’homme. Ainsi, cherchant avant tout à diffuser sa propre tradition juridique et à battre en brèche l’influence internationale du droit anglo-saxon, le gouvernement français tend à perdre de vue les objectifs communs que tous les « États de droit » et toutes les démocraties devraient poursuivre en Chine, de manière coopérative et coordonnée. Le bicentenaire du Code civil de Napoléon, en 2004, a par exemple été l’occasion de nombreuses manifestations de prestige, de nature totalement bilatérale, qui n’ont eu aucun effet réel sur un droit chinois qui s’efforce d’introduire des règles autrement plus adaptées que celles qui figurent dans un texte, certes vénérable, mais qui précède largement la formation du droit contemporain (en particulier le droit des sociétés).

Les pressions extérieures dans le domaine du droit des affaires et leurs limites

On peut tout à fait étendre ce raisonnement relatif aux pressions extérieures au droit des affaires. La multiplication des relations économiques et commerciales entre la Chine et l’extérieur a suscité des attentes toujours plus grandes des partenaires étrangers de ce pays, à la recherche d’une meilleure sécurité juridique. Depuis l’admission de la Chine à l’OMC en décembre 2001, ces pressions sont certes canalisées par cette organisation, mais n’en demeurent pas moins très fortes. Les chambres de commerce américaines et européennes en Chine sondent chaque jour le respect par le gouvernement chinois des engagements auxquels il a souscrit, multipliant les démarches auprès de leurs propres gouvernements afin que ceux-ci les aident à contraindre les autorités chinoises à mieux protéger les intérêts des entreprises qu’elles représentent[23].

L’inachèvement de la réforme juridique chinoise et surtout l’inadéquation entre ce que cette réforme laisse espérer, du fait du gigantesque chantier législatif ouvert, et ce qu’elle a réellement changé, en raison de l’issue pour le moins incertaine de toute procédure judiciaire[24], ont par conséquent contribué à augmenter les sources de conflits entre la Chine et l’étranger. Cette nouvelle situation a en particulier obligé les gouvernements occidentaux à accorder une attention bien plus grande qu’hier à la gestion des différends commerciaux et des demandes contradictoires de leurs entreprises (mesures antidumping, limitation des importations chinoises, meilleure protection de leur propriété intellectuelle et industrielle) et du gouvernement chinois (statut d’économie de marché). Accusé par la suppression depuis le 1er janvier 2005 des quotas sur les exportations chinoises de textiles, le creusement du déficit commercial européen avec la Chine (déjà 66 milliards d’euros en 2003 et 106 milliards d’euros en 2005) a accru les réticences de l’Union européenne à accorder à l’économie chinoise le statut d’économie de marché, en dépit des vives pressions de Pékin. Directement créatrice de chômage, la question de la délocalisation des entreprises des pays développés vers la Chine risque de devenir l’une des principales pommes de discorde entre Pékin et les capitales occidentales.

Une fois encore, les aléas de la réforme juridique chinoise n’ont guère bridé le développement des échanges entre la Chine et l’étranger ni l’augmentation des investissements extérieurs dans ce pays[25]. Si, à partir de l’automne 2003, la question de la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine, embargo imposé après Tianan men, est venue un temps relancer le débat sur les droits de l’homme en Chine, cela n’a exercé pour l’heure qu’une influence modeste sur la réforme juridique chinoise. Pékin a alors promis aux Européens que l’Assemblée populaire nationale ratifierait dans de brefs délais, c’est-à-dire au printemps 2005, le second pacte de l’ONU en la matière. Néanmoins, ce ne fut pas le cas : cette session du Parlement chinois a plutôt choisi de promulguer une « loi anti-sécession » qui légalisait l’usage de la force contre Taiwan, dans des circonstances fixées de manière unilatérale par Pékin. Le résultat de cette décision a été de précipiter la non-levée par l’Union européenne de l’embargo. Et l’obsession du nouveau président chinois Hu Jintao pour la stabilité sociale a repoussé à un avenir lointain et incertain toute ratification par la Chine du pacte de l’ONU.

En effet, les réformes juridiques internes qui doivent être introduites pour permettre la ratification de ce pacte (dont la « judiciarisation » des peines de rééducation par le travail, aujourd’hui encore décidées par la Sécurité publique et donc de nature administrative) n’ont pas encore vu le jour. Et les ouvertures acceptées par le gouvernement chinois en mars 2005 en matière de droits de l’homme — l’acceptation d’accueillir le rapporteur de l’ONU sur la torture, l’ouverture d’un bureau du Comité international de la Croix-Rouge à Pékin et la libération de la prisonnière politique ouïgoure Kebiya Kadeer — ne sont pas perçues comme suffisantes pour réellement réduire les atteintes aux droits de l’homme en Chine[26]. Au contraire, le bilan très négatif que le rapporteur spécial de l’ONU, Manfred Nowak, a établi à l’issue de son voyage en Chine en 2005, tant sur la situation de la torture que sur les obstacles mis sur son chemin par la Sécurité publique pour accomplir sa mission, augurent mal d’une évolution positive dans ce domaine[27].

Cela étant dit, d’une manière générale, au regard de ces dossiers économiques et commerciaux, la question des droits de l’homme mobilise bien peu les opinions publiques et les gouvernants occidentaux. Si les conflits entre la Chine et l’étranger demeurent dans ce domaine, ils sont le résultat des pressions exercées par un nombre de plus en plus restreint de pays (dont les États-Unis en dépit des évolutions récentes) et d’organisations non gouvernementales spécialisées dans ces questions (Amnesty International, Human Rights in China, Reporters sans frontières, etc.).

Conclusion : une image encore controversée

Au total, en dépit de l’engouement des communautés d’affaires occidentales pour le marché chinois, l’image internationale du droit chinois et de la réforme juridique engagée en Chine il y a plus de vingt-cinq ans, demeure pour le moins controversée au sein des sociétés démocratiques.

Indéniablement, cette image a évolué et d’une manière générale s’est améliorée. La plus grande ouverture des autorités chinoises au dialogue sur les droits de l’homme, la décision qu’elles ont arrêtée en 2004 d’accorder un statut constitutionnel à la protection de ces droits et la progressive prise de conscience par la société chinoise de ses droits individuels[28], sinon encore politiques, et plus généralement la multiplication des liens commerciaux, culturels, intellectuels et individuels entre Chinois et étrangers, sont tous des facteurs qui ont influencé la perception extérieure de la situation du droit et des droits de l’homme en Chine. En outre, les nouvelles limites de l’horreur atteintes par le terrorisme islamique international et la multiplication des États défaillants (failed states) ont également contribué à rehausser la valeur du développement économique de ce pays, de sa réforme juridique ainsi que de sa stabilité politique, quoique celle-ci reste fondée sur des principes autoritaires et donc non démocratiques.

Il n’en demeure pas moins qu’aucun gouvernement ne peut se draper dans les nécessités de la guerre contre le terrorisme pour continuer (ou se mettre) à enfreindre les droits de l’homme universels qu’il a accepté, notamment par son adhésion à la Charte des Nations Unies, de protéger. Les autorités de Pékin ont beau jeu de rappeler à tout moment que d’importants progrès ont été enregistrés dans ce domaine depuis 1979. Qui en effet pourrait nier ce fait ? Néanmoins, la mondialisation de l’économie et de la société chinoises a rendu les partenaires de ce pays plus exigeants et soumis le gouvernement chinois à des contraintes plus nombreuses et plus fortes, quand bien même celles-ci seraient plus prononcées dans le domaine du droit économique que dans celui des droits de l’homme.

Quelle que soit la voie suivie par la Chine à l’avenir, la réforme juridique engagée il y a plus d’un quart de siècle a déjà modifié les relations que ce pays entretient avec l’extérieur. Si cette réforme n’est pas encore parvenue, en raison de ses limites et en particulier des contraintes politiques qui l’entravent, à améliorer autant que le souhaiteraient les autorités de Pékin leur image internationale, elle a comblé une partie du fossé politique et culturel qui, hier (à l’époque de Mao) et avant-hier (sous l’Empire mandchou), séparait la Chine du reste du monde, d’une certaine manière la « banalisant », mais aussi contribuant à faire de cette grande nation un membre à part entière de la communauté internationale. Il reste à voir si la nouvelle équipe dirigeante arrivée au pouvoir à partir de 2002 saura poursuivre cette réforme et la pousser plus avant. La voix choisie par Hu Jintao a plutôt laissé transparaître non seulement un grand conservatisme politique, mais aussi une volonté de reprise en main. Cependant, Hu et les responsables qui l’entourent devront compter avec une pression internationale croissante dans le domaine juridique, pression qui est aujourd’hui de plus en plus souvent relayée par le corps social chinois[29]. « Surfant » sur la vague de l’essor économique, les autorités chinoises sont jusqu’à maintenant parvenues à gérer et souvent à endiguer ces pressions. Le Parti communiste (PC) chinois a cependant accepté d’entrer dans un débat mondial sur le droit et les droits de l’homme qui ne peut à terme qu’affecter son action et l’inciter, sinon à établir un État de droit, du moins à poursuivre la modernisation et la professionnalisation[30] des systèmes juridique et judiciaire chinois.