Article body

Au cours des dernières années, de nombreux observateurs ont souligné un usage croissant du droit par les mouvements sociaux (Israël, 2009 ; Agrikoliansky, 2010). Les entrepreneurs de cause s’adresseraient de plus en plus aux cours et aux tribunaux pour faire connaître leurs revendications et obtenir satisfaction. De plus, même quand elles échouent, ces stratégies renforceraient la construction et la cohésion de ces groupes militants (Scheingold, 2004). Comme le montre l’actualité récente, les mouvements gais et lesbiens participent à ce mouvement. En Amérique du Nord, il s’agit d’une performance courante de leur répertoire d’action et une importante littérature examine les relations entre droit et mobilisations homosexuelles (notamment Goldberg-Hiller, 2002 ; Andersen, 2004 ; Mezey, 2007 ; Smith, 2008 ; Bernstein et al., 2009). En Europe, tant la jurisprudence des cours européennes que celle des tribunaux nationaux témoignent d’un accroissement du recours aux institutions judiciaires dans un but militant.

En d’autres mots, les groupes minorisés et les mouvements sociaux qui les représentent se saisissent du droit pour revendiquer de nouveaux droits. Dans ce but, ils invoquent la plupart du temps les principes d’égalité et de non-discrimination. En général, ces mobilisations sont interprétées à travers le prisme de la judiciarisation, qui insiste sur « un déplacement du pouvoir du Législatif, de l’Exécutif vers le judiciaire » (Commaille et Dumoulin, 2009 : 99). Il s’agit de souligner le rôle accru des institutions judiciaires dans le système politique, tant comme cibles qu’acteurs. Cependant, les mouvements sociaux peuvent également être influencés par le droit autrement. Celui-ci peut devenir leur principal cadre de référence, à partir duquel ils pensent et construisent leur action. Au-delà de l’usage stratégique des cours et des tribunaux, le droit peut alors constituer une matrice pour l’action collective (McCann, 2004 : 507).

Élucider cet autre rapport entre droit et action collective, non exclusif du premier, constitue l’objectif de cet article. Celui-ci étudie la manière dont le droit est entré en jeu dans le processus de revendication de l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne. Comparer ces trois pays s’avère particulièrement intéressant, dans la mesure où, s’ils diffèrent sur les plans du système politique et de l’histoire homosexuelle, un phénomène similaire y est observé. En effet, dans ces États, l’usage de stratégies judiciaires et le recours aux cours et aux tribunaux sont quasiment absents, mais le droit a joué un rôle central dans l’émergence de la demande du droit au mariage et a accompagné son développement. Il s’agit donc de souligner un phénomène partagé et de s’interroger sur les causes communes de cette évolution à partir de l’étude d’éléments transversaux (Paternotte, 2011). Ce texte restitue tout d’abord l’importance du droit dans le processus de revendication. Face au recours limité aux cours et aux tribunaux, il propose ensuite la notion  de juridification, qui se distingue de celles de judiciarisation et de juridicisation. Il s’interroge enfin sur les causes de la transformation du rapport au droit qui sous-tend la revendication du droit au mariage et situe celle-ci au sein des mutations plus vastes des mouvements homosexuels au cours des deux dernières décennies. Il souligne combien cette transformation s’appuie sur un glissement de la notion d’égalité, définie de manière croissante comme l’inverse de la discrimination.

La place du droit dans la revendication de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne

Un recours très rare aux cours et aux tribunaux

Le recours aux cours et aux tribunaux constitue une stratégie rarement employée par les militants belges, français et espagnols. Dans ces trois pays, la voie parlementaire et partisane a été préférée à celle de la justice, ce qui reflète sans doute des différences de système politique par rapport à l’Amérique du Nord ainsi que la présence connue, voire recherchée, d’alliés au niveau politique. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que c’est en France, pays où ces relais étaient les plus faibles, que, conjointement à de nombreuses prises de parole dans les médias, la voie judiciaire a été la plus explorée. Les principaux faits judiciaires et les tentatives d’utiliser cette arène peuvent être rapidement présentés.

En France, le milieu des années 2000 constitue un tournant. Avant cette date, quelques affaires judiciaires souvent privées avaient confirmé l’absence de garanties juridiques pour les couples de même sexe, mais elles n’ont pas donné naissance à un mouvement social autour de cet enjeu. Par contre, à partir de cette date, alors que s’imposait le constat d’une fermeture de l’espace politique, la justice est progressivement devenue un lieu de combat, comme en témoigne l’augmentation du nombre de procès. Pour la revendication du mariage, l’année 2004 constitue un jalon important. En mars de cette année, à l’occasion d’une conférence à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur les politiques de lutte contre les discriminations à l’égard des lesbiennes et des gais en Europe, le juriste Daniel Borrillo évoque le rôle des tribunaux dans d’autres contextes, dont l’ordre juridique européen (Éribon, 2004). Dans un contexte marqué par l’agression de Sébastien Nouchet, les campagnes de mariages massifs à San Francisco et la victoire de José Luis Rodríguez Zapatero en Espagne, surgit alors l’idée d’encourager des mariages illégaux entre personnes du même sexe et de provoquer une campagne de désobéissance légale. Si, à ce stade, la voie parlementaire était privilégiée, les tribunaux sont apparus comme une arène potentielle, tout particulièrement afin de jouer avec la légalité. Quelques mois plus tard, l’annulation du mariage homosexuel de Bègles (Gironde) par le Tribunal de grande instance puis la Cour d’appel de Bordeaux a poussé ces activistes à franchir le seuil du prétoire pour clamer l’injustice de leur situation. En outre, un recours a été déposé par les mariés déboutés devant la Cour européenne des droits de l’homme en septembre 2007, dans l’espoir avoué de faire plier le pouvoir politique français grâce à l’arène judiciaire, à l’instar du modèle américain.

À l’inverse, en Belgique et en Espagne, les stratégies judiciaires sont restées peu présentes. En 1998, juste après l’adoption du droit au mariage comme revendication, la Federatie Werkgroepen Homoseksualiteit (FWH), fédération gaie et lesbienne flamande, décida de rassembler des fonds pour financer des procès (FWH, 1998a, 1998b, 1998c). Toutefois, cette stratégie a été très vite abandonnée au profit du lobbying au sein et vis-à-vis des partis politiques. En Espagne, quelques affaires judiciaires ont, comme en France, souligné le vide juridique entourant les unions de même sexe. Celles-ci conduisirent les militants espagnols à se mobiliser sur l’enjeu des couples de même sexe, tout particulièrement en Catalogne. Cependant, le recours à la justice a surtout été le fait des opposants à l’ouverture du mariage. D’une part, la Constitution de 1978 a été invoquée pour refuser le terme « mariage » aux unions de même sexe, sous prétexte qu’elle traite uniquement du mariage entre l’homme et la femme. Cet argument, défendu par le Consejo General del Poder Judicial [Conseil général du pouvoir judiciaire], a été mis en avant par le Parti populaire dans le recours constitutionnel introduit dès l’approbation de la loi sur le mariage en 2005. D’autre part, une partie des milieux judiciaires ont tenté de faire obstruction à la loi. Ils ont utilisé leur pouvoir d’influence pour bloquer son approbation. Surtout, dans un pays où les mariages civils peuvent être conclus au tribunal, certains juges ont ralenti les démarches pour des couples de même sexe, voire refusé de les marier au nom du droit à l’objection de conscience et de craintes d’inconstitutionnalité.

Une omniprésence du monde du droit

La faible présence des cours et des tribunaux comme cibles et comme acteurs ne signifie pas pour autant une absence du droit. Au contraire, si l’on déplace le regard en amont, celui-ci a profondément influencé l’action des mouvements sociaux. Il apparaît avant tout comme la matrice sur base de laquelle la revendication du mariage a été élaborée. À travers une définition spécifique de la notion d’égalité, qui oppose celle-ci à la notion de discrimination, il est présent depuis les origines de cette revendication et en constitue une des racines. De plus, la demande d’ouverture du mariage a été défendue à l’aide d’un vocabulaire et de concepts empruntés au monde du droit : le vocabulaire des droits humains et de la citoyenneté d’une part et la théorie juridique de l’égalité d’autre part. Enfin, cette revendication a été élaborée et portée par de nombreux professionnels du droit : juristes, avocats, etc.

Le droit comme matrice

La revendication d’ouverture du mariage aux couples de même sexe est apparue en Belgique, en France et en Espagne vers 1996-1997. Cette demande fait suite à une première étape durant laquelle les demandes de reconnaissance légale des unions homosexuelles avaient conduit à l’exigence de contrats alternatifs au mariage, ouverts aux couples de même sexe et de sexe différent dans ces trois pays. Au cours de cette période, qui correspond à la première moitié des années 1990, l’idée du mariage n’était pas absente, mais ne constituait pas encore une réelle revendication. Il s’agissait plutôt d’un étalon juridique à la lumière duquel était construite la revendication d’un statut différent, d’un horizon a priori considéré comme inatteignable, d’une ressource symbolique, voire d’un argument de négociation. Le contexte du sida, à l’issue alors fatale, imposait en outre de chercher une solution dans l’urgence, ce qui disqualifiait la possibilité de demander le mariage, une option jugée inaccessible à court terme. Un certain nombre d’acteurs refusaient également cette revendication pour des raisons idéologiques.

En 1996-1997, les revendications relatives à la reconnaissance légale du couple homosexuel ont subitement basculé. Si le mariage ne constituait pas encore la revendication de l’ensemble du mouvement, plusieurs de ses franges l’ont adoptée et en ont fait leur priorité. En Belgique, la FWH décida, à l’issue d’un processus de consultation interne et d’un vote en assemblée générale, de poursuivre simultanément deux objectifs : l’ouverture du mariage civil au nom du droit à l’égalité et l’obtention d’un partenariat ouvert aux couples de même sexe et de sexe différent pour les personnes qui ne souhaitent pas se marier. En France, AIDES adopta la même revendication combinée à celle de l’accès au concubinage en 1997, lors de la publication du rapport Vers la reconnaissance descouples de même sexe. Dans ce texte, dont Daniel Borrillo est l’un des auteurs, l’association de lutte contre le sida considère que l’accès au mariage constitue un droit fondamental dont la « négation implique une atteinte aux principes d’égalité et de non-discrimination » (Borrillo et Schulz, 1997 : 5). En Espagne, la Coordinadora Gai-Lesbiana de Catalunya a fait ce choix en 1996 (Petit, 2003 : 46-47), conséquence de deux évolutions : d’une part, la négociation de lois régionales fit comprendre aux activistes que demander le mariage permettrait d’obtenir de meilleures lois d’unions de fait et que, une fois obtenues, le droit au mariage allait s’imposer comme nouvelle revendication ; d’autre part, l’échec répété des propositions de loi d’unions de fait au niveau espagnol avait semé des doutes quant à l’efficacité de cette stratégie, poussant les activistes à conclure qu’il valait peut-être mieux tenter directement la voie du mariage. Ces trois groupes, pionniers, furent rapidement rejoints par d’autres acteurs : Act Up-Paris, Fédération des associations gaies et lesbiennes (FAGL), Federación Estatal de Lesbianas y Gays (FELG), etc.

Ce basculement en matière de contenu des revendications correspond à l’introduction des trithérapies dans les pays européens. Comme cela a été maintes fois souligné, cette innovation médicale a transformé la perception du sida, qui est passé du statut de maladie nécessairement mortelle à celui d’affection chronique. Ce changement a inauguré une nouvelle période dans le vécu de la maladie, qualifiée de normalisation. Il a probablement aussi influencé les mobilisations autour de la reconnaissance légale des unions de même sexe. Ces demandes étaient étroitement liées aux situations dramatiques vécues par les couples homosexuels et à l’urgence de régler ces situations. Or, c’est précisément cette logique qui a disparu, ouvrant le champ à d’autres rythmes et à d’autres raisonnements. C’est en effet surtout une nouvelle manière de réfléchir à l’enjeu de la reconnaissance légale des unions de même sexe qui a pu s’imposer. Comme l’ont relevé Daniel Borrillo et Pierre Lascoumes (2002 : 69), la logique d’égalité des droits était présente avant cette date, mais elle s’est épanouie à la faveur de ce changement.

La logique de l’urgence découlant de l’épidémie du sida coexistait de plus avec diverses manières de concevoir l’égalité des couples de même sexe, souvent héritées des luttes menées précédemment (Paternotte, 2011). Celles-ci, qui procédaient souvent d’une philosophie plus libertaire que libérale et qui témoignaient d’une influence plus importante d’idéologies d’extrême gauche, ont progressivement perdu en visibilité, en grande partie à la faveur d’un changement de génération. Si le mariage était rejeté parce qu’il semblait inatteignable, il l’était également car jugé peu désirable dans le cadre de certains projets de société. L’objectif d’égalité des droits était souvent subordonné à des objectifs politiques plus vastes, qui conditionnaient la manière de définir l’égalité. Comme l’a écrit Gérard Bach-Ignasse, un des pères du pacte civil de solidarité (pacs) :

Il s’agissait de trouver un cadre qui respecte la diversité des situations tout en se fondant sur le principe d’égalité. [Ce dernier] ne saurait toutefois devenir le ressort unique de tous les mouvements sociaux. En principe, ce principe a l’inconvénient d’opérer « toutes choses égales par ailleurs », de reposer sur une conception statique et non dynamique de la société : c’est une vision assez conservatrice des choses.

Bach-Ignasse, 2002 : 115-116

L’affirmation de la revendication du mariage comme solution au vide juridique entourant les unions de même sexe repose donc sur l’émergence d’une nouvelle temporalité et sur la déconnexion entre l’exigence d’égalité, désormais entendue dans une acception strictement juridique, et d’autres projets de société, par exemple pour transformer ou renverser celle-ci ou créer une communauté d’affinités. Cette demande correspond à l’aboutissement de la logique juridique d’égalité une fois que celle-ci n’est plus subordonnée à d’autres objectifs ou impératifs politiques et sociaux qui délégitimaient certaines options. Le droit apparaît ainsi comme la matrice de cette revendication et la définition de l’égalité qui la sous-tend ne constitue pas la seule possible, mais une définition spécifique, aux accents très juridiques, qui a une histoire et pose l’égalité comme l’inverse de la discrimination. Ce phénomène est d’autant plus puissant dans les pays de Code Napoléon, dans lequel le mariage occupe une place centrale, et dans des États dont les traditions de citoyenneté sont essentiellement universalistes. En effet, celui qui pose l’exigence d’égalité comme prioritaire tout en définissant celle-ci en tant que non-discrimination bute inéluctablement sur la figure juridique du mariage. De plus, la difficulté d’imaginer que l’égalité puisse passer par des solutions différenciées, du moins dans le domaine du genre et de la sexualité, présente très rapidement les solutions alternatives comme discriminatoires, à l’inverse de ce qui a pu se passer dans un premier temps en Scandinavie ou en Grande-Bretagne (notamment Banens et Mendès-Leite, 2008 ; Descoutures et al., 2008).

Un vocabulaire et des outils conceptuels juridiques

Tant le vocabulaire que les arguments utilisés pour revendiquer l’ouverture du mariage reposent sur des emprunts au monde du droit, des droits et de la citoyenneté. On note en effet la récurrence de termes tels que droit(s) ou citoyenneté. En outre, certaines expressions utilisées par le passé ont disparu au profit de notions juridiques accrues. C’est par exemple le cas des termes « oppression », « dictature » ou « domination », qui ont cédé la place à la notion de « discrimination ». Les arguments en termes de « libération » et les « groupes révolutionnaires » ont quasiment disparu.

Par ailleurs, le principal argument pour justifier l’ouverture du mariage procède de l’outillage du droit et, plus spécifiquement, de la théorie juridique de l’égalité. Selon celle-ci, qui définit l’égalité par l’absence de discrimination, il est discriminatoire (donc non égalitaire) d’appliquer des statuts juridiques différents à des personnes se trouvant dans une situation similaire. Par conséquent, si l’on pose, à l’instar des partisans du droit au mariage, que les couples de même sexe et ceux de sexe différent vivent les mêmes réalités, il ne subsiste plus aucune raison de ne pas ouvrir cette institution aux premiers. Il s’ensuit un discours qui tend à prouver la comparabilité des personnes homosexuelles et hétérosexuelles, ainsi que la confection d’arguments selon lesquels le mariage ne se fonde plus sur la famille ou la procréation, mais sur la relation vécue par les partenaires. Au-delà d’une certaine vision de l’égalité, le droit a donc aussi fourni les outils à l’aide desquels les militants ont défendu leurs revendications.

La présence cruciale de professionnels du droit

L’analyse biographique des principaux militants révèle enfin la présence importante de professionnels du droit. Comme le montrent les exemples de Paul Borghs ou Michel Pasteel en Belgique, Daniel Borrillo, Yann Pedler et Caroline Mécary en France ou Ricardo de la Rosa et Pedro Zerolo en Espagne, ces personnes ont participé de manière directe, par leurs conseils, leurs écrits et leurs interventions, à l’élaboration de la revendication du droit au mariage et au cadrage des arguments, ainsi que, dans certains cas, aux opérations de lobbying et de mobilisation. Ils ont ainsi dépassé la position d’expert ou de conseil des associations gaies et lesbiennes, par laquelle ils sont souvent entrés dans ce dossier, pour s’investir comme militants à part entière. Par ailleurs, grâce à leur capital social et relationnel, ces acteurs ont souvent assuré des liens avec les milieux politiques, médiatiques et intellectuels. Beaucoup participent de plus à des échanges et à des réseaux transnationaux, qui ont constitué de puissants facteurs de convergence entre les pays étudiés (Paternotte et Kollman, 2013). Sous la forme d’une communauté épistémique, ces rencontres et ces groupes de juristes ont construit un véritable laboratoire pour l’élaboration de l’idée et du discours qui ont conduit à la revendication de l’ouverture du mariage, ainsi que pour l’échange d’arguments et de stratégies. La présentation du parcours des principaux acteurs permet de mieux saisir les modalités de cette forme d’engagement.

En Belgique, Paul Borghs est devenu juriste dans le cadre de son investissement militant. Il a entamé des études juridiques après avoir constaté que ces compétences faisaient défaut au sein de la cellule politique de la fédération gaie et lesbienne flamande. Il est aujourd’hui l’expert juridique de cette association et la voix autorisée sur la thématique droit et homosexualité et, à ce titre, il est régulièrement auditionné au Parlement. Du côté francophone, Michel Pasteel est entré dans le dossier au début des années 1990 en tant qu’avocat de l’association Tels Quels. Avec Jacques Hamaide, il a été chargé de l’écriture de la première proposition associative relative à la reconnaissance légale des unions de même sexe. Il est plus tard devenu un des principaux artisans de l’ouverture du mariage, qu’il a portée au sein du Parti socialiste et dans le cabinet de la vice-première ministre Laurette Onkelinx.

En France, Daniel Borrillo est sans conteste un des penseurs du droit au mariage. Il s’est impliqué dans ce dossier au début des années 1990, lors du décès d’un de ses amis argentins. Très vite, il a assuré des permanences juridiques au sein de l’association AIDES, une expérience qui l’a conduit à vivre de plus près les tracas des couples homosexuels. Professeur de droit, il a alors rejoint la commission juridique de l’association, ainsi que le groupe de travail sur la reconnaissance des couples. Dès les débats sur le pacs, il a défendu, conjointement à Caroline Mécary, que si cette mesure était un progrès, l’égalité ne serait acquise qu’à travers l’ouverture du mariage. Il n’a cessé de défendre cette position en France comme à l’étranger (il a participé à de nombreux réseaux internationaux et a influencé les débats dans des pays comme l’Espagne et l’Argentine). En 2004, il a initié le mariage de Bègles avec Didier Éribon. Yann Pedler a été un des premiers juristes à s’être ouvertement affiché comme militant homosexuel et à défendre des associations de lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres (LGBT). Membre de la commission juridique d’AIDES Paris Île-de-France, il a dirigé le groupe de travail sur la reconnaissance légale des couples de même sexe et a rédigé la proposition de contrat de vie sociale (CVS). Il a participé aux discussions sur le Contrat d’union civile et sociale (CUCS), ainsi qu’à l’émergence de la revendication du mariage. Plus récemment, il a fait partie de l’aventure de Bègles. Enfin, Caroline Mécary défend plusieurs associations LGBT françaises et a contribué à leur réflexion sur le mariage et la famille. Elle a aussi été l’avocate de Noël Mamère et des mariés de Bègles et a plaidé les principales affaires LGBT françaises, s’imposant comme une des références sur ces dossiers en droit français.

En Espagne, Pedro Zerolo est l’un des principaux artisans de l’ouverture du mariage, au niveau associatif puis politique. Avocat, il est entré dans l’association gaie et lesbienne de Madrid (COGAM) pour y tenir la permanence juridique. Au milieu des années 1990, il s’est lié d’amitié avec Daniel Borrillo, qui séjournait alors à Madrid. Il a rédigé la première proposition de loi sur le couple défendue par son association, dont il est devenu président. En 1998, il a été élu à la tête de la Federación Española de Lesbianas y Gays (FELG), poste qu’il a occupé jusqu’en 2003, année où il a été nommé candidat du Partido Socialista Obrero Español (PSOE, parti socialiste ouvrier espagnol) pour la mairie de Madrid. Depuis 2004, il appartient à l’état-major de ce parti. Ricardo de la Rosa est un avocat catalan spécialisé en droit civil. Il appartient à la cellule politique de la Coordinadora Gai-Lesbiana, dont il est le spécialiste juridique. À ce titre, il a été un des artisans de l’émergence de la revendication du mariage au sein de cette association.

Au-delà de la judiciarisation : la juridification

Si les cours et les tribunaux ont été peu sollicités au cours du processus de revendication du droit au mariage en Belgique, en France et en Espagne, le droit, son univers et ses acteurs ont été très présents. Ce constat incite à interroger les notions décrivant les rapports entre droit et action collective. Ces rapports ont été souvent appréhendés à l’aide de la notion de judiciarisation qui insiste sur la place accrue des cours et des tribunaux dans la régulation politique. Or, l’étude empirique a montré son inadéquation.

Un autre concept est suggéré pour décrire les relations entre droit et action collective : la juridification. Ce terme est emprunté au travail de Lars Blichner et Anders Molander (2008 : 47-48), qui se sont interrogés sur ses différentes significations. Une de celles-ci renvoie à l’idée d’un « cadrage légal », un « processus par lequel les gens tendent de manière croissante à se considérer eux-mêmes et à considérer les autres comme des sujets légaux et attachent une signification à la pratique sociale appelée loi », à se voir « comme appartenant à une communauté de sujets légaux avec des droits et des devoirs juridiques égaux ». Cette forme de rapport au droit implique « qu’une société développe une culture légale qui s’étend au-delà et remplace parfois d’autres cultures fondatrices », qu’« un individu pren[ne] chaque fois davantage part à la société par le fait d’accepter la loi comme cadre de référence de base »[1].

La notion de juridification insiste ainsi sur le caractère fondateur et englobant du droit, devenu constitutif du lien social. Elle présente le droit comme une matrice de la vie en société, dont il oriente le fonctionnement. Ce faisant, elle évite de réduire le monde du droit à celui des cours et des tribunaux. Appliquée aux mouvements sociaux, elle envisage la possibilité d’autres articulations, dans lesquelles le droit interviendrait en amont des mobilisations et en influencerait tant les modalités que les revendications. Cette notion poursuit ainsi la voie ouverte par Stuart A. Scheingold dans l’ouvrage fondateur The Politics of Rights : Lawyers, Public Policy and Political Change (2004), même si cet auteur l’a ensuite partiellement abandonnée pour se consacrer à l’étude de la litigation et des formes d’activisme des professionnels du droit. En effet, selon Scheingold, « la loi est réelle, mais elle est aussi le produit de notre imagination. Comme toutes les institutions fondamentales, elle jette une ombre de croyance populaire qui peut finalement être plus significative, même si plus difficile à comprendre, que les autorités, les règles et les pénalités que l’on associe en général au droit » (p. 3). Scheingold ouvre ainsi la porte à l’analyse du droit comme matrice. Cette dimension apparaît d’autant plus clairement lorsqu’il lui applique la notion d’idéologie telle que définie par Clifford Geertz, selon laquelle le droit fournit « un cadre symbolique dans les termes duquel formuler, réfléchir et réagir à des problèmes politiques » (cité par Scheingold, p. 14).

Dans un article récent, Jérôme Pélisse a aussi tenté de s’écarter de la notion de judiciarisation comme seule manière d’analyser les rapports entre droit et mobilisation en proposant le concept de juridicisation. À partir de l’examen des formes récentes de régulation des conflits au travail, il définit la juridicisation comme « le recours accru au droit dans les interactions ordinaires des relations de travail » (2009 : 73)[2] et précise qu’il s’agit d’une condition nécessaire mais non suffisante de la judiciarisation, distinguant clairement ces deux phénomènes. Il souligne aussi que la juridicisation implique la transformation du droit en « maxime d’action » (p. 76), c’est-à-dire « la pénétration pratique des règles juridiques dans les motifs d’action » (p. 81). Toutefois, s’il traite ainsi de formes symboliques et cognitives du rapport au droit, Pélisse appréhende surtout ce dernier comme un ensemble de règles et de textes. À l’inverse, la notion de juridification, en insistant sur le rôle matriciel du droit pour l’action collective, considère plutôt celui-ci comme un système de pensée nécessitant une certaine logique de raisonnement et s’appuyant sur un imaginaire spécifique. Elle sous-entend que le droit soit devenu le principal référent à la base de l’élaboration de certaines revendications et de la grammaire utilisée pour les formuler.

Comme l’indiquent les développements qui précèdent, ce phénomène peut être observé pour l’émergence de la revendication du droit au mariage. D’autres demandes comme la levée de l’interdiction du don de sang par les gais, les lois pénalisant les actes et les propos homophobes ou la reconnaissance de l’homoparentalité le confirment. Ce rôle matriciel du droit suppose de croire que la loi constitue un instrument à même de réguler les rapports sociaux, de résoudre les conflits inhérents à ceux-ci et de corriger les inégalités, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un levier pour changer la société. Ce phénomène renvoie à une transformation profonde du rapport au droit au sein du mouvement gai et lesbien, au cours de laquelle le statut matriciel du droit, ce « cadrage légal », serait apparu. Comme l’écrit Miriam Smith à propos du Canada (où les actions judiciaires ont été plus importantes),

Alors que [dans les années 1960 et 1970] la demande de droits à travers une action en justice était perçue comme un moyen au service de l’objectif de construire le mouvement de libération gaie et de défier les fondements des codes sociaux hétéronormatifs, […] la loi et les actions judiciaires furent [ensuite] considérées de manière croissante comme les mesures du changement politique et social.

Smith, 2005a : 346

Cette transformation du rapport au droit est elle-même indissociable des transformations du mouvement gai et lesbien. Alors que ce mouvement s’inscrivait parmi les groupes radicaux surgis au lendemain de Mai 1968, il a progressivement troqué son discours révolutionnaire et la volonté de changer les formes d’organisation de la société pour une approche plus institutionnelle de la lutte politique et sociale, dont le droit constitue le langage et qui vise l’inclusion dans les structures sociales existantes. L’usage croissant de la notion de citoyenneté en témoigne. La notion de juridification permet ainsi de relativiser les interprétations selon lesquelles l’émergence de la revendication du droit au mariage découlerait d’un virage conservateur, de l’embourgeoisement ou de la normalisation ou de l’hétérosexualisation du mouvement gai et lesbien. Il s’agit bien plus d’une transformation radicale de ses cadres de référence, les militants d’aujourd’hui ne réfléchissant plus dans les mêmes termes que leurs prédécesseurs.

Des transformations plus vastes

Quatre mutations traversées par le mouvement gai et lesbien contemporain semblent particulièrement importantes pour comprendre la transformation de ce rapport au droit : l’engagement militant de professionnels du droit, un changement de génération militante, l’institutionnalisation et la professionnalisation de ces associations et l’usage croissant de la notion de droits humains. Ces mutations participent elles-mêmes à des évolutions plus globales, tant le rapport au droit que la nature et l’organisation des relations entre la société civile et les institutions politiques se sont transformés dans les sociétés belge, française et espagnole au cours des dernières décennies. D’ailleurs, d’autres mouvements sociaux traversent des phénomènes similaires, dont le mouvement féministe (Lang, 1997).

Engagement des professionnels du droit

Au cours des dernières années, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’engagement militant des professionnels du droit. Ces travaux, regroupés sous le concept de cause lawyering, portent surtout sur l’action d’avocats devant les cours et les tribunaux (Israël, 2001). Toutefois, certains auteurs envisagent l’action de juristes et d’avocats en amont des stratégies judiciaires, notamment au niveau de l’élaboration des objectifs et des arguments, « la mise en forme, la contestation et l’expression des mécontentements » (Gaïti et Israël, 2003 : 24).

Cet investissement n’a pas pris les mêmes formes qu’en Amérique du Nord (Smith, 2005b ; Rayside, 2008). Aux États-Unis, la volonté de quelques juristes d’utiliser leur expertise professionnelle en faveur des droits des gais et des lesbiennes a conduit ceux-ci à fonder des associations spécifiques. Par exemple, interpellé par une petite annonce cherchant un avocat gai et influencé par l’expérience du Legal Defense and Educational Fund de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l’avocat Bill Thom fonda en 1972 l’association Lambda, dont la litigation constitue la principale activité (Andersen, 2004 : 1-3). À l’inverse, en Belgique, en France et en Espagne, ces juristes militants ont préféré rejoindre les associations qui existaient. Celles-ci ont rapidement mis leurs compétences à profit, d’autant plus que les revendications relatives à la protection juridique des couples de même sexe apparaissaient comme essentiellement juridiques. Certains ont par ailleurs préféré rester à la marge de ces associations, se cantonnant (du moins dans un premier temps) dans la position d’avocats de celles-ci. D’autres ont également déployé des formes de lobbying au sein d’associations de juristes (syndicat de la magistrature, collèges professionnels, etc.).

Pour comprendre l’émergence de la revendication du mariage, il paraît intéressant de s’interroger sur les motivations de cet engagement et sur ses effets sur le processus de revendication. D’une part, comme l’indique l’avocat italien Stefano Fabeni, fondateur du Center of Research and Legal Comparative Studies on Sexual Orientation and Gender Identity (CERSGOSIG), ces juristes posent souvent un lien direct entre maîtrise du droit et changements politique et social. La lutte est donc placée d’emblée dans une perspective juridique. Selon Stefano Fabeni (2005 : 4),

dans les pays dans lesquels le débat légal n’est pas développé, et où les réformes législatives sont faibles ou inexistantes, la circulation des informations juridiques, la promotion d’événements juridiques et l’échange d’expériences entre experts à l’échelle internationale sont des éléments centraux pour combattre la discrimination basée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. 

D’autre part, loin de suivre ou d’imposer un agenda spécifique, ces acteurs ont la plupart du temps tenté de résoudre les problèmes concrets auxquels ils faisaient face à partir des ressources qui étaient les leurs, à savoir le droit. Il est logique que les formes spécifiques de cet engagement aient influencé le contenu des revendications, tout particulièrement en regard de la position privilégiée de ces acteurs. Par conséquent, le discours sur l’égalité des droits relève moins d’un choix politique, conscient et stratégique, à un moment donné, de certains activistes, que de la reprise plus ou moins diffuse d’un mode de raisonnement qui leur était familier. En outre, il n’est pas clair si le processus de juridification précède l’entrée de ces juristes dans une forme plus active de militantisme, conduisant à leur recrutement, ou si l’action militante de ceux-ci a contribué à transformer le rapport au droit des associations gaies et lesbiennes, menant à la juridification. Ces deux phénomènes sont probablement concomitants.

Un changement de génération militante

L’hypothèse d’un changement de génération militante constitue un deuxième facteur de transformation du rapport au droit au sein des associations homosexuelles. Selon celle-ci, les activistes qui ont élaboré et défendu la revendication d’ouverture du mariage civil ne seraient pas les mêmes que ceux qui ont porté les combats pour l’émancipation sexuelle au cours des années 1970 et au début des années 1980. Cette nouvelle génération présenterait une autre manière de concevoir les luttes homosexuelles, nourrie par des différences de socialisation comme militant et, souvent, comme homosexuel, dans laquelle s’inscrirait cet autre rapport au droit.

Cette idée a été défendue par Kerman Calvo dans sa thèse de doctorat traitant des transformations du mouvement LGBT espagnol entre 1970 et 1997. Il s’agirait de la principale explication du passage progressif des associations gaies et lesbiennes espagnoles du statut d’outsiders défiant les structures du pouvoir à celui de mouvements organiques, pragmatiques et réformistes, rompus aux mécaniques des jeux politiques et au langage de l’État. Selon Calvo (2005 : vii-viii),

les mouvements sociaux ne répondent pas automatiquement aux flux et reflux de l’environnement ; ils agissent plutôt selon les principes fondateurs des activistes qui, à leur tour, sont forgés en consonance avec le processus particulier de construction générationnelle. Dans le cas particulier de l’Espagne, le processus de mainstreaming des mouvements gais et lesbiens s’inscrivait étroitement dans un processus de remplacement générationnel : une nouvelle génération politique a été créée tout au long des années 1980 ; nourrie par l’expansion de la subculture commerciale et l’assimilation de discours étrangers sur la culture gaie et les droits humains. Il s’agissait d’une génération qui croyait dans la capacité de la sexualité à être un marqueur identitaire collectif et qui, en tant que tel, s’opposa âprement à la génération pionnière d’activisme, celle formée durant les années 1970 et socialisée politiquement autour des idées du marxisme et de la révolution sociale.

On pourrait ajouter que l’abandon du socialisme et de la révolution s’inscrivait aussi dans une vision moins conflictuelle de la politique et de l’hétérosexualité, conduisant ces activistes à rechercher leur inclusion plutôt que la destruction de la société.

Cette hypothèse se vérifie en France et en Belgique. En effet, à l’exception d’une poignée d’activistes, aucun militant en faveur de la lutte pour le mariage n’a participé aux combats des années 1970 et 1980. On observe de plus une différence de génération entre les défenseurs de l’ouverture du mariage et la plupart de ceux qui privilégiaient un contrat alternatif au mariage[3]. Ces différences générationnelles renvoient à des formes de socialisation distinctes comme militants et, la plupart du temps, comme homosexuels. Comme le souligne Nancy Whitthier (1997 : 761-762), « les générations sont formées sur la base de compréhensions partagées du monde, qui sont généralement des rationalisations d’expériences politiques et sociales antérieures ». Ces socialisations ont généré des représentations différenciées des groupes formés par les homosexuels et les hétérosexuels, des institutions, du mariage, etc. Ainsi, les militants en faveur de l’ouverture du mariage, tout particulièrement les plus jeunes d’entre eux, ont découvert leur sexualité dans un contexte dans lequel il était moins difficile de s’affirmer comme homosexuel et de rencontrer des pairs que dix ou vingt ans plus tôt, une expérience qui semble avoir affecté la manière dont ils se représentent le groupe auquel ils appartiennent et dont ce dernier se distingue de la majorité homosexuelle. En outre, les transformations du contexte ont rendu envisageables certaines demandes précédemment jugées inacceptables. En Belgique, les passages successifs du refus de toute forme de reconnaissance légale à la demande du contrat de vie commune, puis de cette dernière à l’exigence d’ouverture du mariage, étaient étroitement liés à la manière dont les militants concernés percevaient le groupe formé par les homosexuels. La définition des termes de l’inclusion était profondément influencée par celle du groupe d’appartenance. Ceux qui défendaient le droit au mariage étaient souvent les mêmes que ceux qui accordaient peu d’importance aux spécificités des homosexuels en tant que groupe social et insistaient sur la nécessité de tenir compte de la diversité interne à celui-ci au moment de formuler les revendications. À l’inverse, ceux qui proposaient d’autres formes de reconnaissance légale, voire refusaient un tel statut, subordonnaient la plupart du temps la reconnaissance des différences internes au respect de spécificités propres à tous les homosexuels, que celles-ci soient politiques ou plus ontologiques (Paternotte, 2006). La conséquence logique était souvent un objectif de subversion politique et sociale ou la fondation d’une communauté.

Professionnalisation et institutionnalisation du mouvement gai et lesbien

Au cours des deux dernières décennies, les associations gaies et lesbiennes des trois pays étudiés ont connu un double mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation. Ces deux phénomènes apparaissent étroitement liés et ont incité à un recours plus intense au langage du droit. En effet, il semble légitime, au regard de l’évolution des mouvements LGBT, de poser l’hypothèse d’un début d’institutionnalisation du mouvement LGBT, qui rappelle les transformations vécues par une partie du mouvement féministe lors de l’instauration du féminisme d’État. Les principales associations gaies et lesbiennes belges, françaises et espagnoles se sont en effet progressivement structurées, ont engagé un personnel parfois nombreux et ont connu une augmentation substantielle de leur budget, essentiellement grâce à des financements publics. Elles bénéficient en outre d’une visibilité et d’une légitimité sans précédent. Ayant aujourd’hui pignon sur rue, elles ont acquis au fil du temps une position difficilement contournable dans les débats politiques et sociaux les concernant, sont écoutées par la presse et sollicitées par d’autres mouvements sociaux. Surtout, les autorités locales, régionales et nationales, qui les redoutent parfois, les consultent au sujet des politiques à destination des personnes LGBT, voire leur confient des pans entiers de la conception et de la gestion de celles-ci, un processus initié lors de la mise en place de dispositifs de lutte contre le sida. Le militantisme LGBT se serait par conséquent éloigné des groupes restreints, voire clandestins, des années 1970, 1980 et d’une partie de 1990 pour acquérir progressivement un statut d’insider. Parallèlement, on observe un processus de professionnalisation des associations et, souvent, d’« ONGisation » de ces groupes, dont le principal interlocuteur, voire mécène, est désormais l’État.

Cette double évolution favorise un recours plus important au droit. En effet, tout acteur qui souhaite s’institutionnaliser doit maîtriser le langage des institutions auxquelles il s’adresse, ce qui convertit le droit en un lieu de passage obligé. Comme l’écrit Éric Agrikoliansky (2003 : 62) dans son étude du service juridique de la Ligue française des droits de l’homme,

le droit, comme langage et technologie spécifiques à l’État moderne, représente […] un instrument heuristique pour porter au sein de l’appareil politico-administratif des griefs et des revendications […] Il est en ce sens un instrument essentiel de traduction des revendications profanes en demandes intelligibles et acceptables par les administrations, et ce d’autant plus qu’il est aussi un instrument de contrôle de l’action publique.

Ce nouveau langage, qui découle des objectifs que s’est assignés le mouvement, implique la présence d’activistes qui en possèdent la maîtrise, ce qui se reflète dans la politique de recrutement. Sur cette base, les juristes, dont le droit constitue le système de référence et de raisonnement, constituent des cibles de choix. Cette évolution a toutefois sans doute coexisté avec la volonté de certains juristes, décrite précédemment, de s’engager dans le mouvement gai et lesbien.

Droits humains et transnationalisation

Enfin, les références au discours des droits humains, présentes dès les années 1960 et 1970, se sont accrues au sein des mouvements gais et lesbiens. Elles passent notamment par l’affirmation que « les droits LGBT sont aussi des droits humains ». Cette association a permis aux militants homosexuels d’obtenir des droits dans l’ordre juridique interne (Kollman, 2007). Elle est aussi liée aux formes de leur transnationalisation. En effet, elle a été promue par des organisations non gouvernementales (ONG) telles que l’International Lesbian and Gay Association (ILGA) afin d’obtenir accès aux organisations internationales et par des juristes et des professeurs d’université souvent liés aux groupes précités (Sanders, 1996). Elle procède aussi du souhait de créer une solidarité entre gais et lesbiennes du monde entier et d’une recherche d’« effet boomerang », soit le fait de contourner les obstacles domestiques en invoquant des développements à l’étranger ou au niveau international (Keck et Sikkink, 1998).

Toutefois, le statut et la nature de ces invocations se sont transformés, requérant un usage et une maîtrise du droit plus importants. En effet, si de nombreuses difficultés subsistent notamment au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU), des progrès y ont aussi été enregistrés et l’orientation sexuelle apparaît aujourd’hui dans plusieurs documents internationaux. Ces avancées font petit à petit émerger un ensemble de garanties juridiques, qui ont transformé les droits humains en quelque chose de plus concret et les rapprochent des droits protégés dans les ordres juridiques internes. La lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle apparaît par exemple dans plusieurs documents du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne (Bonini-Baraldi et Paradis, 2010). Cette question est en outre discutée de manière croissante au sein de l’ONU, comme en témoignent les prises de position de Ban Ki-moon[4], la lecture d’une déclaration considérant l’orientation sexuelle et l’identité de genre comme des droits humains en décembre 2008 à l’Assemblée générale des Nations Unies ou le discours de Hillary Clinton prononcé à Genève, en décembre 2011, à l’occasion de la journée des droits humains[5]. Parallèlement, les stratégies militantes concernant les droits humains présentent aujourd’hui un caractère juridique accru, comme en témoignent les dynamiques relatives à la Déclaration de Montréal (2006)[6] et aux Principes de Jogjakarta (2007)[7]. L’essor de ce discours a contribué à la reprise du vocabulaire des droits par les associations gaies et lesbiennes, d’autant que ces activistes distinguent rarement droits humains et droits de citoyenneté. Il a aussi renforcé avec le temps les besoins d’une expertise juridique (Waites, 2009).

Conclusion

Les mouvements sociaux peuvent se saisir du droit pour faire avancer leur cause. Le droit constitue alors une « arme » (Israël, 2009), une ressource à la disposition de militants qui, souvent, ont recours aux cours et aux tribunaux. C’est à ce niveau qu’intervient la notion de judiciarisation, qui décrit la place croissante des institutions judiciaires dans la vie politique et sociale et, plus spécifiquement, l’action des mouvements sociaux. La plupart du temps, les phénomènes de juridicisation et de cause lawyering y sont également limités. Toutefois, le droit peut également intervenir en amont des mobilisations et les influencer différemment. Les mouvements sociaux peuvent en effet aussi être façonnés autrement par le droit, qui les englobe et influence leur action, constituant alors une matrice. Ce fut le cas lors de la revendication de l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne, cette demande apparaissant comme indissociable du monde du droit. C’est en effet à travers l’affirmation du droit comme système de référence que cette revendication a pu émerger et qu’elle s’est imposée. En outre, cette demande a été formulée dans des termes souvent juridiques et portée par de nombreux professionnels du droit. Elle repose enfin – et c’est un élément décisif – sur l’adoption d’une définition strictement juridique de la notion d’égalité, qui oppose celle-ci à la notion de discrimination et occulte des formulations antérieures.

Dans cet article, la notion de juridification a été proposée pour décrire cet autre rapport entre droit et militantisme. Se distinguant tant de la judiciarisation que de la juridicisation, elle permet d’étudier l’action du droit, y compris quand les cours et les tribunaux sont absents, et de souligner son rôle de matrice pour l’action et les revendications des mouvements sociaux. Cette notion jette ainsi un regard neuf sur l’histoire et les transformations de ces groupements et souligne les liens entre le changement du rapport au droit et les mutations plus globales vécues par ceux-ci. Pour terminer, la notion de juridification pose une question plus générale quant aux rapports entre droit et société : dans quelle mesure ce rapport matriciel au droit constitue-t-il un phénomène social plus global, caractérisant d’autres mouvements sociaux, voire la société dans son ensemble ?