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Fernand Braudel commençait son indépassable Histoire de la Méditerranée par l’aveu de son amour passionné pour cette région. L’expression de soi est ainsi loin d’être incongrue avec la rigueur scientifique dans l’écriture de l’histoire. Ce commentaire est celui qui convient au livre de Raymond-M. Hébert. Tandis que le « je » se fait entendre fortement dans le chapitre introducteur et dans la conclusion, il devient plus discret dans les huit autres chapitres formant le coeur de l’analyse politique, historique et sociologique des événements qui ont amené les Franco-Manitobains à se libérer du « carcan » (p. 43) traditionnel de l’Église au début des années 1960. Le livre couvre une période historique d’environ dix ans et s’adresse aussi bien aux universitaires qu’au grand public. C’est le mérite de Hébert d’avoir su cerner et mettre au jour le caractère intrinsèquement irréductible de cette Révolution tranquille franco-manitobaine. Le moteur du changement au Manitoba français n’est pas l’État, comme ce fut le cas au Québec, mais essentiellement la génération de « jeunes », influencée par la modernisation de la société québécoise. Au Manitoba français, les luttes ont surtout lieu dans les domaines de l’éducation, de la politique et de la culture. Le plan de l’ouvrage reproduit en ce sens la marque particulière de ce bouleversement. En effet, on voit les chapitres évoluer des efforts institutionnels pour l’enseignement du français dans un cadre laïc – condition incontournable à la survie linguistique de cette minorité francophone – vers les éclosions de la culture du Manitoba français.

Le chapitre 1 forme une introduction dans laquelle l’auteur positionne son regard critique. Jeune diplômé d’un bastion de l’éducation catholique au Manitoba, le Collège des jésuites de Saint-Boniface, aspirant au statut de membre de l’Ordre de Jacques-Cartier, lancé à vingt ans dans l’arène journalistique tout en côtoyant un cercle d’intellectuels qui expriment ouvertement leurs opinions en faveur d’un rejet du cléricalisme, Hébert incarne dans son être même la complexité sociale franco-manitobaine. Bien plus qu’un chapitre autobiographique, ces premières pages brossent les contours généraux de cette société et précisent la nature de la scission idéologique qui la traverse. En outre, elles situent d’emblée l’enquête sociopolitique sur le plan des acteurs ; le plus important d’entre eux est un organisme, l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM). Les chapitres 2 et 3 lui sont consacrés. Le but de cette association, fondée en 1916, est la sauvegarde de l’enseignement en français. La Révolution française au Manitoba français analyse les forces qui s’affrontent au sein même de l’Association et qui déclenchent sa « longue agonie ». Ainsi, face aux défis contemporains, l’idéologie dominante, tournée vers des valeurs religieuses catholiques, constitue une entrave à une action efficace et concertée pour préserver la langue française. Les tensions et les dissensions profondes sur cette question auront finalement raison de l’organisme qui en 1968 deviendra la Société franco-manitobaine (SFM), abandonnant du coup toute référence à la religion dans la lutte de la minorité franco-manitobaine pour le droit à l’enseignement en français. L’auteur explique, dans les deux chapitres suivants, les facteurs qui ont mené à ce changement en l’espace de quelques années ; il en décrit aussi les étapes : le travail du nouvel exécutif (chap. 4) élu en 1965, qui n’hésite pas à « élargir les cadres [de l’Association] afin d’assurer une plus grande participation des forces vives de la communauté » (p. 126) ; la tenue du Rallye du Manitoba français en 1968 (chap. 5), qui concrétise l’orientation de l’Association vers « l’animation sociale comme outil de renouvellement de la communauté » (p. 147) ; de ce Rallye découle la création de la SFM, dont le mandat élargi couvre désormais tous les domaines de la vie des Franco-Manitobains, l’éducation bien sûr, en passant par la politique, la culture et l’économie. Pour Hébert, il est clair que c’est seulement au cours de l’été 1968 que « la communauté entra enfin pleinement dans le XXe siècle » (p. 175). Parallèlement à cette évolution au niveau de l’élite, la population franco-manitobaine ne demeure pas inactive. Le chapitre 6 se consacre aux combats pour l’obtention d’écoles publiques laïques. Même des membres du clergé appuient ouvertement les revendications de la base, et ce, contre la sclérose de leur archevêque, Mgr Maurice Baudoux, encore omniprésent mais devenant de plus en plus impuissant face à cet appui populaire pour la laïcisation ; cette dernière atteint tous les niveaux de l’éducation française, des écoles primaires à l’enseignement universitaire. Le chapitre 7 narre l’histoire des médias francophones aux prises avec ces transformations historiques. L’auteur décrit le manque de souplesse du journal La Liberté et le Patriote, contrôlé par le clergé ; il montre aussi l’effritement de cette mainmise cléricale au fil de la décennie. En ce qui concerne la radio française, la vente de CKSB à la Société Radio-Canada marque la disparition de « l’influence moralisatrice » (p. 253) des ecclésiastiques sur le contenu des émissions. Le chapitre 8 est un gros plan sur deux trajets politiques franco-manitobains, celui de Laurent Desjardins, député à l’Assemblée législative du Manitoba, et celui de Roger Teillet, député à la Chambre des communes. Ce chapitre permet également d’insérer les débats qui animent la communauté dans les cadres politiques provincial et fédéral. Desjardins et Teillet ont tous deux été la cible des contestataires qui, dans leur volonté d’embrasser les valeurs contemporaines, soutiennent les politiciens les plus aptes à répondre à ce désir. Aussi la couleur politique des députés importe-t-elle peu dans le soutien que leur vouent les esprits progressistes : au provincial ces « jeunes » soutiennent les conservateurs de Duff Roblin, au fédéral ils appuient le Parti libéral de Pierre Elliott Trudeau. Desjardins, député provincial libéral, militant pour le financement des écoles privées catholiques, ne doit sa survie politique qu’aux éléments les plus traditionnels de la société franco-manitobaine, alors que Teillet, ministre fédéral, ne parvient pas à faire imposer sa candidature pour représenter les libéraux dans la circonscription de Saint-Boniface. Sa défaite est imputable à l’ardeur sans précédent déployée par la jeune génération pour le choix du candidat Joseph Guay, « allié manitobain de Trudeau depuis le début » (p. 279) et apte à soutenir l’élan novateur de la communauté à Ottawa. Le chapitre 9 de La Révolution tranquille au Manitoba français narre l’épanouissement d’une culture franco-manitobaine vivifiée par « l’évolution rapide des structures institutionnelles et politiques » (p. 285). Cette éclosion touche le théâtre, le phénomène des boîtes à chansons, la littérature, les arts visuels, l’architecture. Saint-Boniface est en pleine effervescence culturelle et la population s’ouvre résolument et sans complexes au monde. Faisant diptyque avec le chapitre 1, le dixième et dernier chapitre voit revenir la voix de Hébert qui, dans sa conclusion, interroge la société actuelle, surtout dans le domaine de l’éducation où, malgré les victoires des années 1960, les « institutions […] n’ont pas réussi à enrayer le phénomène de l’anglicisation de la jeunesse ni à lui inculquer des valeurs identitaires et culturelles plus fortes que celles qu’elle possédait il y a vingt ans » (p. 337). Trois annexes et un index complètent utilement le volume.

La révolution tranquille au Manitoba français est une étude d’ensemble importante de l’histoire des Franco-Manitobains, basée en grande partie sur des entrevues personnelles et sur plusieurs fonds d’archives ; le lecteur assiste par conséquent au déroulement d’une aventure politique et sociale aux côtés des individus qui l’ont menée. Les progrès vers la laïcisation de la société sont racontés, pour ainsi dire, de l’intérieur. Hébert laisse une grande place à la voix de ceux qui ont bâti le Manitoba français moderne et il puise largement dans les médias imprimés pour étoffer ses descriptions, d’où le dynamisme qui émane de cette oeuvre à laquelle l’auteur ne sacrifie pas une analyse personnelle fine, étayée par une solide bibliographie dont on peut toutefois regretter le nombre restreint de titres. L’ouvrage a le mérite de ne pas tomber dans le piège de l’ethnocentrisme ou de la petite histoire. Non seulement Hébert fait-il le lien entre les remous que traverse cette communauté des Prairies et les événements mondiaux (le concile Vatican II aussi bien que le rock-and-roll), mais il souligne aussi la contribution d’organismes et de personnes qui ne sont pas franco-manitobains (dans le sens restreint du terme : né au Manitoba, parlant français et d’origine québécoise) au développement de la langue française. La justesse du portrait de la société franco-manitobaine qui émerge de sa réflexion vient sans doute du fait que ce volume est le résultat d’une lecture judicieuse de documents de première main. La Révolution tranquille modifie, il est vrai, drastiquement la vie quotidienne des Franco-Manitobains, toutefois ces changements n’ont pas lieu selon une courbe rectiligne, mais par poussées successives qui n’excluent ni retour en arrière ni stagnation. L’analyse de la naissance de la SFM en est peut-être le meilleur exemple. De plus, l’action du clergé ne saurait être perçue de manière monolithique : c’est dans ses collèges que se sont formés ces esprits frondeurs ; ailleurs, ce sont des pères qui sont les avant-gardistes, voire les progressistes radicaux – Hébert ne manque jamais de souligner leur apport favorable à la société. Aujourd’hui, sociologues et politologues s’efforcent de replacer les changements des années 1960 dans un contexte de continuité, mettant davantage l’accent sur les zones grises de cette période historique. On ne peut donc que louer ce livre qui s’insère parfaitement dans la recherche actuelle sur la Révolution tranquille (voir notamment Guy Berthiaume et Claude Corbo, La Révolution tranquille en héritage, Montréal, Boréal, 2011), forcément celle du Québec, puisque Raymond-M. Hébert est le premier à consacrer une enquête exhaustive à la Révolution tranquille franco-manitobaine.