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[C]es manifestants se divisent en trois groupes. Il y a d’abord les ‘traditionnels’, tels que les syndicats, qui vont respecter le cadre réglementaire démocratique qui prévaut au Canada […] ils sont, Dieu merci majoritaires. [Il y a ensuite] ces gens qui travaillent avec des concepts dits de désobéissance civile. Leurs moyens d’action peuvent aller du sit-in assez sympathique à des actions plus corsées, comme se couler dans le ciment ou s’attacher à des autobus pour que les policiers ne puissent pas les remorquer. Il y a finalement les groupes dits d’action directe. Ces groupes violents n’ont pas vraiment d’idéologie. Ce sont des casseurs, des anarchistes.

Florent Gagné, directeur général de la Sûreté du Québec, peu avant le Sommet des Amériques à Québec, en 2001 (Courrier international, 11 avril 2001)

Il faut comprendre, dans des groupes de manifestants, au Québec, on a… on a trois catégories de manifestants. Tu as les pacifiques, bon, qui incluent les étudiants, qui incluent monsieur et madame Tout-le-monde, qui viennent manifester pacifiquement. On a, au Québec, aussi, des groupes qui se spécialisent dans le désordre civil, dans lequel ils sont contre la violence, mais commettent certains délits, certains crimes. La gestion d’une crise avec des… des manifestants comme ceux-là se fait plus facilement. Mais on a aussi des groupes qui sont des anarchistes, des activistes et des criminels et des bandits…

Mario Laprise, directeur général de la Sûreté du Québec, témoignant aux audiences de la Commission spéciale d’examen des événements du printemps 2012, le 26 septembre 2012

Dans les régimes libéraux contemporains, les pratiques de la police soulèvent un certain nombre de questions au sujet de la « démocratie » et des droits fondamentaux. Les débats publics et les réflexions d’universitaires portent, entre autres, sur l’imputabilité de la police face aux autorités politiques et à la société civile (problème d’impunité), la transparence en termes de communication (problème de l’opacité et de la manipulation de l’opinion publique) et la neutralité devant la diversité des catégories raciales, sociales et politiques (problème de discrimination ou de « profilage ») (Jones et al., 1996 ; Ward et Stone, 2000 ; Sklansky, 2007).

Ces enjeux sont d’autant plus importants lorsque les interventions policières deviennent plus nombreuses et plus répressives, comme c’est le cas en Occident depuis environ une quinzaine d’années, à l’occasion de vagues de mobilisation et de contestation, en particulier du mouvement altermondialiste (Fillieule et della Porta, 2006 ; Waddington, 2007 ; Fernandez, 2008 ; Jobard, 2008 ; Starr et al., 2011 ; Dupuis-Déri, 2013a ; Wood, 2014), quoiqu’il n’y a pas de consensus quant à la cause d’une telle transformation[2]. Lors de grands sommets internationaux, par exemple, les forces policières mobilisées se comptent par milliers (souvent plus de 10 000), elles obtiennent des budgets de plusieurs centaines de millions de dollars et procèdent régulièrement à des centaines d’arrestations, voire à plus de mille pour un seul événement protestataire (voir Dupuis-Déri, 2013a : 261-262, annexe, tableaux I et II).

Plusieurs études menées au Canada depuis le début des années 2000 (King, 2004 ; Sheptycki, 2005 ; Shantz, 2012 ; Wood, 2014) indiquent que la police est passée d’une approche dite de « gestion négociée » des relations avec les mouvements sociaux (privilégier la communication et l’échange d’information, la négociation des trajets et la mise en place d’un service d’ordre) à une approche de « neutralisation stratégique ». Il s’agit maintenant de réduire le plus possible la capacité d’action lors de mobilisations jugées « radicales », en particulier par des arrestations de masse, y compris avant le début d’une manifestation (dans une perspective plus globale, voir Waddington, 2007 : 118 et suiv.).

C’est en réaction à cette situation, mais aussi dans un contexte d’élargissement et d’intensification des mobilisations au Québec (altermondialistes [Dupuis-Déri, 2009 ; Dufour, 2013] ou du mouvement étudiant [Ancelovici et Dupuis-Déri, 2014 ; Dufour et Savoie, 2014]), que des organismes de défense des droits et des groupes militants se sont inspirés des notions de profilage racial et de profilage social pour proposer celle de « profilage politique » à la fois pour désigner les pratiques de la police et les dénoncer. Selon Martin Goyette, Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre (2014 : 402), « [c]’est sur la base des stéréotypes que se construit le profilage. C’est ainsi que ces groupes sont davantage surveillés, contrôlés, arrêtés et judiciarisés en dehors même de l’existence d’un comportement criminel. » La thèse majeure du profilage affirme que la police réprime les individus uniquement en raison de leur identité raciale, sociale ou politique, même s’ils ne commettent aucun méfait. La thèse mineure affirme plutôt que lorsqu’ils commettent un méfait, les individus profilés sont plus rapidement et plus durement réprimés que les autres qui posent les mêmes gestes, mais que la police ne surveille pas aussi attentivement. Dans les deux cas, cette problématique soulève des questions juridiques, sociales et politiques.

L’objectif de la réflexion développée ici est de présenter le contexte d’émergence de la notion de profilage politique au Québec, en portant une attention particulière à la ville de Montréal (d’autres études ont révélé l’importance d’étudier la répression policière dans un cadre municipal : Rafail, 2005 et 2010 ; Vitale, 2007 ; Waddington et King, 2007). Plus précisément, il s’agit d’identifier quelle était la dynamique entre la police et les mouvements sociaux lorsque cette nouvelle notion a été avancée dans l’espace public, puis de préciser quelles autres notions ont servi d’inspiration pour proposer cette notion[3]. Cette discussion permettra de mieux comprendre comment des institutions et des acteurs proches des mouvements sociaux ou qui y militent parviennent à modifier le discours public, par exemple en introduisant de nouvelles notions. En conclusion, plusieurs pistes seront identifiées pour d’éventuelles recherches sur le profilage politique.

Retour sur la connaissance sociologique de la police

Autant les études sociologiques que les travaux sur l’histoire de la police occidentale révèlent que les attitudes et les comportements de celle-ci sont fortement influencés par la perception qu’elle entretient au sujet de catégories ou de groupes qui constituent sa « clientèle », c’est-à-dire qui méritent attention en raison de leurs caractéristiques (réelles ou perçues) raciales, sociales et politiques. Les autorités ont tendance à expliquer qu’il s’agit là d’une attitude rationnelle, puisque ces catégories seraient précisément celles qui posent problèmes dans la société (plus hauts taux de transgression, de criminalité, de violence, etc.). Pour leur part, les spécialistes expliquent aussi ce phénomène en identifiant plusieurs facteurs à l’oeuvre : histoire de la police, par exemple dans des contextes coloniaux et postcoloniaux (Rigouste, 2012 : 19-54) ; préjugés des policiers eux-mêmes et processus d’acquisition et de confirmation de ces préjugés (Wilson et al., 2004) ; catégories auxquelles les policiers eux-mêmes appartiennent ; formation professionnelle et structure organisationnelle de la police ; rapport de la police avec d’autres organisations (pouvoir politique, pouvoir économique, les médias, etc.) ; expérience locale ou nationale et transfert de savoirs entre corps policiers (van Maanen, 1978 ; Monjardet, 1996 ; Loubet del Bayle, 2006).

Du côté de l’étude sociologique des relations entre la police et les mouvements sociaux, des analyses récentes ont permis de préciser que les policiers distinguent de manière binaire entre « (bon) manifestant et […] (mauvais) émeutier », pour reprendre les propos de Fabien Jobard (2008 ; même constat dans Starr et al., 2011 : 95). La police distingue d’une part les manifestantes et manifestants raisonnables et respectables et, de l’autre, les manifestantes et manifestants déraisonnables, donc peu respectables et même problématiques en matière de maintien de l’ordre (Favre, 1990 : 157 ; Fillieule, 1997 : 312 ; della Porta et Reiter, 1998 : 24-27 ; Fillieule et della Porta, 2006). Ces stéréotypes fonctionnent comme un guide d’action, la police se montrant en général plus tolérante et respectueuse face aux manifestations respectables, et plus intolérante et répressive dans le cas des manifestations perçues comme irrationnelles et méprisables et relevant, à ses yeux, d’une simple criminalité sans fondement politique (McClintock et al., 1974).

La dynamique entre la police et les mouvements sociaux au Canada et au Québec

La police au Canada a toujours exercé une surveillance particulière des groupes considérés comme potentiellement subversifs (Parnaby et Kealey, 2003), même si c’est souvent l’armée qui était déployée dans la rue pour contenir des foules turbulentes, jusqu’au début du vingtième siècle (Parizeau, 1980 ; sur l’histoire de la police au Québec, voir Dupont, 2011). Plus récemment, soit depuis le Sommet des Amériques en 2001, deux directeurs généraux de la Sûreté du Québec ont affirmé publiquement que la police distingue différentes catégories de protestataires (voir les deux citations en exergue de ce texte). Il y aurait, d’un côté, à la fois les « pacifiques » et les adeptes de la désobéissance civile, qui certes transgressent la loi mais avec qui la « gestion » est aisée. De l’autre côté, des individus qui n’auraient pas de réelle cause à défendre, puisqu’il s’agit de « bandits », de « casseurs », d’anarchistes criminels. Ces déclarations publiques semblent faire écho à plusieurs études des relations entre la police et les mouvements sociaux au Canada et au Québec.

Une première étude, quantitative, a été menée par J.A. Frank et Michael Kelly, de l’Université d’Ottawa, et leurs résultats ont été présentés vers 1980. Ces chercheurs s’inscrivaient dans la foulée des travaux des sociologues Charles Tilly et William A. Gamson, qui ont insisté sur l’importance de ne pas expliquer les manifestations de rue uniquement en termes macrosociaux (par exemple la lutte de classe ou le taux de chômage). Selon leur perspective, il serait plus intéressant de porter attention aux groupes qui se mobilisent et aux interactions entre ceux-ci et les institutions officielles, dont la police (Frank et Kelly, 1979 : 594-595). Fondée sur une analyse quantitative d’un ensemble de données recueillies dans des journaux[4], cette étude prend en compte 281 manifestations qui se sont déroulées entre 1963 et 1975 en Ontario (145 événements) et au Québec (136 événements). Il s’agissait de déterminer, entre autres, quelles variables avaient un impact prépondérant (major impact) sur la possibilité qu’il y ait des arrestations. Les chercheurs ont retenu des variables qui concernent le statut politique du groupe qui se mobilise, sa forme organisationnelle, ses revendications, ses formes d’action collective (manifestation ou grève) et la répression (arrestations). Pour le Québec, 76 % des événements (manifestations, grèves) de groupes au statut jugé illégitime et n’ayant pas d’« amis en haut lieu » (ibid. : 608) ont été l’occasion d’arrestations, pour seulement 37 % des événements associés à des groupes considérés comme ayant un statut acceptable (ibid. : 609). L’écart est de près de 40 points de pourcentage. Les chercheurs concluent que la répression policière (arrestations) au Québec est influencée modérément par le « statut dans la société » d’un groupe, soit la manière dont il est « perçu par les autorités » (Frank, 1984 : 326-327 ; voir aussi Frank et Kelly[5], 1979 : 597 [pour l’hypothèse] et 608 et suiv. [pour les résultats]). Frank note que les groupes qui semblent les moins légitimes aux yeux des policiers sont aussi ceux qui contestent « les valeurs dominantes » et dont les membres seraient « communistes » (l’étude a été menée à l’époque de la guerre froide) ou « anarchistes », soit « des radicaux cherchant à miner l’ordre établi » et dont l’idéologie remet « en cause la légitimité de l’État » (Frank et Kelly, 1979 : 597 ; Frank, 1984 : 348-349). Selon Frank et Kelly, donc, la police distingue entre manifestations légitimes et illégitimes, et cette distinction a une influence (modérée) en termes de répression.

Une autre étude quantitative a été réalisée plus récemment à l’Université McGill par Patrick Rafail (2005). Cette fois, l’attention se porte sur la période qui correspond à l’émergence du mouvement altermondialiste. Analysant trois journaux locaux[6], ce chercheur a répertorié 1152 manifestations entre 1998 à 2004 dans trois villes canadiennes, soit Montréal (413 manifestations), Toronto (379) et Vancouver (360). Son objectif principal était de comprendre quelles variables diminuent ou augmentent les probabilités qu’il y ait une ou plusieurs arrestations lors d’une manifestation. Il a identifié plusieurs variables, soit les tactiques policières et militantes, la taille de la manifestation, l’intensité de la prémobilisation, la cause défendue, l’historique du groupe qui mobilise (épisodes passés de violence et d’affrontements avec la police). Les résultats de son étude indiquent qu’il y a presque deux fois plus d’événements marqués par de la destruction de propriété publique ou privée à Montréal que dans les deux autres villes (les occurrences restent faibles dans tous les cas : 13 % à Montréal, 7 % à Vancouver, 6 % à Toronto). Or, les arrestations sont un peu plus fréquentes à Toronto (16 % des fois) qu’à Montréal (14 %)[7] et à Vancouver (13 %). Quant à la police de Montréal, elle procède plus souvent à des arrestations de masse (30 arrestations et plus), soit dans 22 % de l’ensemble des manifestations où il y a des arrestations (10 % à Toronto et 4 % à Vancouver) (Rafail, 2005 : 24)[8]. L’auteur souligne qu’« [u]n résultat qui mérite une mention particulière est l’absence d’une forte relation entre la violence des manifestantes et manifestants et les arrestations, dans deux [Toronto et Montréal] des trois villes, malgré l’intuition qu’il y aurait un lien » (Rafail, 2010 : 500). Il conclut qu’« en ce qui a trait aux arrestations [à Montréal], ce que font les contestataires durant une manifestation n’a pas de lien direct avec les arrestations » (Rafail, 2005 : 27-28). Il confirme donc que « la police traite certains contestataires différemment des autres » (Rafail, 2010 : 501).

Adoptant une approche qualitative, j’ai moi-même proposé deux études de la répression policière au Québec, la première traitant des années 1990 à 2011 (environ 3800 arrestations) (Dupuis-Déri, 2013b) et la seconde de la grève étudiante au Québec en 2012 (environ 3500 arrestations et près de 1500 quelques mois plus tard, au printemps 2013) (Dupuis-Déri, 2013c et, en collaboration, Dupuis-Déri et L’écuyer, 2014). L’analyse portait sur les discours diffusés dans les médias au sujet des manifestations ciblées par des arrestations, et ceux des policiers s’exprimant dans des cahiers d’opération[9] et des témoignages lors de procès. Il est apparu que les policiers ont tendance à percevoir comme une menace les « anarchistes », identifiés plus ou moins précisément en fonction de l’apparence vestimentaire ou de drapeaux. Il est possible de penser que ces anarchistes provoquent les arrestations puisqu’ils ont eu recours à la force lors de quelques manifestations (Dupuis-Déri, 2007). Pourtant, la police a procédé à des arrestations de masse alors qu’aucun méfait n’avait été signalé, voire avant le début de manifestations (encerclement d’environ 500 personnes, le 26 avril 2002, avant une manifestation appelée par la Convergence des luttes anticapitalistes – CLAC). Par ailleurs, en certaines occasions, des communiqués de la police indiquent qu’elle est la cible de projectiles, mais aucune arrestation n’est effectuée, ou seulement une ou deux, dont, parfois, d’individus reconnus pour avoir commis des méfaits lors d’un événement antérieur (Dupuis-Déri, 2013c : 222). Ces recherches confirment donc les conclusions des études précédentes, à savoir que ce que font les manifestantes et manifestants ne détermine pas l’attitude de la police à leur égard. L’analyse du discours de policiers permet de confirmer que l’identité politique des manifestants est un facteur important – de l’aveu même des policiers – pour expliquer le type d’intervention, soit plus ou moins répressif selon le groupe qui manifeste. Lors d’un procès à la suite de l’« arrestation préventive » du 26 avril 2002, avant le départ d’une manifestation, un policier témoigne qu’il y avait dans la foule « des drapeaux rouges [sic] représentant l’anarchie et des gens à problèmes », ce qui annonçait « un potentiel de violence »[10]. L’anarchiste apparaît donc à ce point menaçant qu’il mérite d’être arrêté avant d’avoir commencé à manifester[11].

Une autre étude traite non pas des mobilisations associées à des groupes radicaux, mais au contraire des mobilisations syndicales au Canada, en particulier les grèves. Alan Hall et Willem De Lint, du Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Windsor, ont mené au début des années 2000 des entrevues téléphoniques auprès de 58 policiers dans 38 villes de 10 juridictions provinciales différentes, ainsi que 15 entrevues avec des syndicalistes. Ces chercheurs mentionnent que « [s]elon la police, le potentiel qu’il y ait des problèmes lors de contestations sociales est rarement le fait de membres de syndicats et plus souvent celui de groupes ‘radicaux’ qui refusent de manifester de manière légale » (Hall et De Lint, 2003 : 230 [je souligne]). Pourtant, la transgression de la loi ne semble pas être le facteur qui explique l’intervention policière. Les policiers qui font face à des grévistes veulent surtout réduire la tension, y compris en décourageant les employeurs ou le public de franchir la ligne de piquetage, même quand elle est illégale ou qu’un juge a émis une injonction qui n’est pas respectée par les grévistes (ibid. : 226 et 228). Les policiers considèrent alors que le meilleur moyen de maintenir l’ordre consiste à limiter leur démonstration de force. En conclusion, les chercheurs remarquent que « [s]i la différence entre la manière dont agit la police (policing) face à des grèves ou aux manifestations du mouvement antimondialisation révèle quelque chose, ce n’est pas tant que la police rejette son rôle de force de l’ordre public, mais plutôt qu’elle est sélective lorsqu’elle décide quand avoir recours à la force et contre qui » (ibid. : 232 [je souligne]).

Ces diverses études exposent une constante depuis la fin des années 1960, soit que l’identité réelle ou perçue des manifestantes et manifestants influence la manière dont les forces policières interviennent, ou pas. Dans le contexte des années 2000, la répression policière cible avant tout le mouvement altermondialiste et les « anarchistes », et cela souvent indépendamment du type d’action menée. Il serait alors possible de parler de discrimination, ou de profilage politique.

Diversité des profilages[12]

Plusieurs voix se sont élevées au Québec depuis les dernières années pour dénoncer le « profilage politique », une expression qui cherche à faire entendre que la police n’intervient pas de manière neutre et impartiale face aux diverses composantes des mouvements sociaux. Cette notion évoque le « profilage racial », une notion qui est apparue aux États-Unis (Skolnick, 1966) à l’occasion de conflits entre les forces policières et les communautés racialisées, en particulier dans le cadre de la « guerre à la drogue » et de la « guerre au terrorisme » (Hoopes et al., 2003 ; Harris, 2011 : 56). Or, la notion de « profilage » vient des forces policières elles-mêmes, qui parlent d’abord de « profilage criminel ». Le profilage psychologique des criminels de droit commun n’est pas seulement une notion, mais bien une technique policière qui existe depuis plus d’un siècle en Grande-Bretagne. L’enquête concernant Jack l’Éventreur est souvent mentionnée dans la littérature savante comme un des premiers cas de profilage criminel, mais on évoque même le cas de la chasse aux sorcières qui avait été l’occasion de développer des techniques pour profiler les suspectes (Bartol et Bartol, 2013). Aujourd’hui, plusieurs agences sont spécialisées dans ce domaine. Au Canada, il s’agit par exemple de la Section des services spéciaux et des sciences du comportement de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et du Service de l’analyse du comportement de la Sûreté du Québec (SQ). Dans ses propres documents, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) explique que le « profilage criminel est une pratique policière légitime utilisée pour identifier un suspect » (SPVM, « Politique Relations avec les citoyens », no Po. 170, 24 novembre 2014 [dans Okomba-Deparice, 2012 : 42]), et reprend aussi la définition de Martin Scheinin (2007 : §33) qui le présente comme « l’association systématique d’un ensemble de caractéristiques physiques, comportementales ou psychologiques à un certain type d’infraction, et l’utilisation de ces caractéristiques pour justifier les décisions prises par les services de police » (Okomba-Deparice, 2012 : 13 note infra 5).

Plusieurs universitaires ont discuté du profilage criminel et participé à son développement, dont le psychologue David Canter (2004) qui dirige le Centre for Investigative Psychology à l’Université de Liverpool. Pour Damon A. Muller de l’Université de Melbourne (2000 : 236), le profilage criminel consiste avant tout à proposer une description hypothétique du criminel en fuite, en termes de traits de personnalité, de comportements, mais aussi d’indices quant à la catégorie d’âge, l’appartenance ethnique ou la situation géographique (dans ce dernier cas, on parlera même de « profilage géographique »). Au départ, le profilage criminel s’intéressait aux crimes déjà commis et excessivement violents et ritualisés, en particulier les meurtres en série et les viols en série. Or, dans son éditorial du premier numéro du Journal of Investigative Psychology and Offender Profiling, publié en 2004, Canter précisait que le profilage pouvait être utilisé dans les cas de vols, d’incendies et de terrorisme. En outre, le profilage criminel est maintenant perçu comme ayant une valeur prospective, c’est-à-dire qu’il fonctionnerait comme une grille d’évaluation permettant d’identifier de potentiels suspects avant qu’ils ne passent à l’acte. Ce « profilage prospectif » (Bourque et al., 2009 : 6) justifie une surveillance accrue et l’interpellation et la fouille de certaines catégories d’individus, avant qu’aucun méfait n’ait été commis. Le psychologue Richard Kocsis a par ailleurs admis que le « profilage » peut être défini à la fois comme une science et un art et que « c’est probablement un peu des deux » (cité par Muller, 2000 : 234 ; voir aussi Winerman, 2004 : 66). Pour certains auteurs, le jugement est encore plus sévère : « La recension des écrits scientifiques ne nous a donc pas permis de légitimer la pratique du profilage prospectif sur les plans scientifique, légal et moral, ni même sur le plan de l’évaluation du risque pour des événements rarissimes statistiquement. » (Bourque et al., 2009 : 6) Le profilage criminel compte nombre de détracteurs parmi celles et ceux qui défendent les droits fondamentaux et critiquent les attitudes et les pratiques discriminatoires. Selon cette perspective critique, le profilage criminel comporte un risque important de dérive et peut dissimuler des pratiques de profilages racial, social et politique.

Du côté de celles et ceux qui cherchaient à critiquer les pratiques discriminatoires de la police, c’est l’expression de profilage racial qui s’est imposée la première. Discutée depuis longtemps aux États-Unis (Skolnick, 1966 ; Westley, 2003 [1950]), l’expression est apparue dans les années 1990 au Canada et au Québec. Pour d’aucuns, « [l]a pratique du profilage racial déshonore la profession policière » (Chalom, 2011). Pour d’autres, il s’agit d’un « mythe » qui ne servirait qu’à jeter le discrédit sur une pratique rationnelle de profilage criminel, puisque certaines catégories raciales ou ethniques auraient réellement une plus forte propension au crime (Mac Donald, 2001 : 1). Jacques Duchesneau, ancien chef de la police de Montréal et alors président de l’Administration canadienne pour la sûreté dans le transport aérien, expliquait en 2006, au sujet des fouilles dans les aéroports : « On doit faire une certaine ségrégation, qu’on le veuille ou pas. » Il soulevait alors une question rhétorique à laquelle il répondait aussitôt : « Est-ce du ‘racial profiling’ ? Non, c’est du ‘profiling’. » (dans Buzzetti, 2006, A3)

Or il est de plus en plus reconnu, et même par certains corps de police, que le profilage racial est un problème concret qui soulève des questions en termes de droits, de justice, de liberté et d’égalité. Ainsi, les responsables du numéro spécial de la revue Policing and Society (vol. 21, no 4, 2011) consacré aux pratiques policières d’interpellation (« Halte ! », « Arrêtez-vous immédiatement ! ») et de fouille rappelaient que les policiers interviennent le plus souvent à partir d’intuitions ou de simples soupçons liés « à des perceptions plus générales au sujet des communautés marginales », ce qui aurait pour « effet de rendre suspectes des communautés entières ». Les policiers qui interpellent des individus qui leur semblent en situation d’immigration illégale se justifieront en expliquant que les suspects « paraissaient étrangers », parlaient une langue étrangère, lisaient un journal en langue étrangère, écoutaient de la musique étrangère, « sentaient » comme un immigrant illégal, apparaissaient sales ou tout simplement comme quelqu’un qui « n’aurait pas dû être là » (Bowling et Weber, 2011 : 482).

Au Canada, les personnes soumises au profilage racial sont surtout celles à la peau noire ou foncée d’origine africaine ou latino-américaine ainsi que les Autochtones (Green, 2006 ; Comack, 2012), et les personnes perçues comme musulmanes ou d’origine arabe, surtout depuis l’attaque aérienne contre les États-Unis du 11 septembre 2001. La Commission ontarienne des droits de la personne s’est penchée sur cette problématique dès 2003, précisant que « le profilage criminel diffère du profilage racial, puisque le premier découle de preuves objectives d’un comportement délictueux, tandis que le second se fonde sur des présomptions stéréotypées » (2003 : 7). De plus, les services de police ont tendance à mobiliser davantage de ressources pour surveiller certaines populations, ce qui entraîne un nombre disproportionné d’interventions, de condamnations et d’incarcérations (Bernard et McAll, 2008 ; pour un phénomène similaire aux États-Unis, voir Harcourt, 2003). La même année au Québec, le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI) a mis sur pied un groupe de travail sur le profilage racial. L’année suivante, le SPVM dévoilait sa première politique pour lutter à l’interne contre le profilage racial. En 2005, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse du Québec (CDPDJ) a lancé un premier document proposant une définition du phénomène :

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.

Turenne, 2005 : 4-5

La CDPDJ concluait en 2010 que « [l]es stéréotypes rattachés aux personnes racisées jouent un rôle clé dans le déclenchement de l’intervention policière » (Eid et Turenne, 2010 : 7). Cela se constate même lorsque l’individu semble appartenir à des catégories privilégiées en termes professionnels et financiers, ce que soulignait aussi la juge Juanita Westmoreland-Traoré dans un jugement rendu à la Cour du Québec : « [l]es jeunes Noirs font l’objet de profilage racial s’ils sont fortunés et conduisent des voitures luxueuses ; ils font aussi l’objet de profilage racial lorsqu’ils sont pauvres » (dans Eid et Turenne, 2010 : 6).

À la suite du rapport de la CDPDJ, la Ville de Montréal (2011) a reconnu par voie de communiqué l’importance de « réprimer toute forme de discrimination sur son territoire », alors que le SPVM disait réagir favorablement aux audiences, reconnaissant que

certaines problématiques de profilage racial existent […] La position du SPVM est claire : le profilage racial est inacceptable et ne sera pas toléré. Mais il n’y a pas de profilage racial généralisé au SPVM […] Par ailleurs, il peut arriver qu’une méconnaissance, tant du travail policier que de la réalité locale, engendre des malentendus laissant place à une perception de profilage racial.

Service de police de la Ville de Montréal ; d’autres corps policiers se positionnent aussi, comme à Ottawa [Radio-Canada, 2013]

Enfin, la notion de « profilage racial » est maintenant inscrite dans la jurisprudence. Par exemple, le juge Pierre-Armand Tremblay expliquait, dans son jugement de l’affaire Longueuil (Ville de) c. Debellefeuille rendu le 20 septembre 2012 à la Cour municipale de Longueuil, que « [l]a doctrine et la jurisprudence soumises au Tribunal démontrent que le profilage racial n’est pas nécessairement volontaire et empreint de mauvaise foi ».

La notion de profilage racial a servi de modèle pour le développement d’autres notions qui désignaient des problématiques à la fois similaires et différentes, à savoir les profilages social et politique. En 2004, la CDPDJ a été interpellée par plusieurs groupes qui présumaient qu’il y avait une discrimination systématique quant à la manière dont la police à Montréal traitait les personnes sans domicile fixe. Un groupe de travail a été mis sur pied en 2005, et la CDPDJ a finalement produit en 2009 un document au sujet du profilage social, intitulé La judiciarisation des personnes en situation d’itinérance a Montréal : un profilage social (Bellot et al., 2005 ; Campbell et Eid, 2009 : 71 ; Sylvestre, 2009). L’avocate Christine Campbell et le sociologue Paul Eid y ont retracé loin dans le passé la pratique du « profilage social », rappelant la chasse aux pauvres (Chamayou, 2010 : 114-125) et aux vagabonds il y a plusieurs siècles, mais insistant surtout sur l’influence d’initiatives plus récentes expérimentées dans la ville de New York, dans les années 1990, où la chasse aux « incivilités » était devenue une priorité de la police (Wilson et Kelling, 1982 : 29-38 ; voir aussi Silverman, 2001). Campbell et Eid (2009) rappelaient aussi que les cibles de cette forme de profilage sont souvent des personnes itinérantes qui vivent dans la pauvreté extrême et sont marquées par l’alcoolisme, la toxicomanie et des problèmes de santé mentale.

En 2012, le SPVM produisait un Plan stratégique en matière de profilage racial et social dans lequel il était rappelé que

[L]e profilage criminel est un concept assez bien assimilé chez les policiers du SPVM. Il faut cependant continuer à leur rappeler l’importance d’intervenir sur la base des comportements [faits, observations, renseignements, descriptions ou modus operandi, etc.] et non sur l’apparence des individus afin d’assurer une prestation exempte de discrimination.

Okomba-Deparice, 2012 : 14

Dans ce document, le SPVM affirme qu’il « fait sienne la définition du profilage racial de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse » (ibid. : 14) et s’inspire aussi des travaux de la CDPDJ pour discuter de profilage social. Ces deux profilages sont identifiés par le SPVM comme problématiques, nuisant aux efforts déclarés de « rapprochement avec les citoyens » et même à « l’efficacité du travail policier » (ibid. : 15). Le plan d’action identifie des « défis » et propose des « axes d’intervention » et des « mesures » pour réduire les risques de profilages racial et social. Cela dit, le profilage politique n’y est pas mentionné.

Profilage politique

Moins connue que les notions de profilage racial et de profilage social, celle de profilage politique est tout de même l’objet de débats publics depuis quelques années. La notion de profilage politique est apparue au Québec dans un contexte marqué par des réflexions de plus en plus poussées au sujet des profilages racial et social, et par la montée de la contestation altermondialiste. Déjà, en 1998, un rapport de la Ligue des droits et libertés constatait que les « agissements des forces policières sont symptomatiques d’un phénomène de dénigrement, de marginalisation et de criminalisation de la dissidence, particulièrement celle des mouvements de lutte contre la mondialisation et la libéralisation des échanges » (Barrette, 2002 : 23). La notion de profilage politique a été définie pour la première fois (à ma connaissance) par Mes Natacha Binsse-Masse et Denis Poitras, qui représentaient la plaignante Rachel Engler-Stringer dans un recours collectif contre la Ville de Montréal à la suite d’une arrestation de masse le 28 juillet 2003, lors de manifestations contre un sommet ministériel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Environ 238 personnes avaient été encerclées puis arrêtées. S’inspirant explicitement de la définition du profilage racial de la CDPDJ, le recours collectif offrait cette définition :

Le profilage politique désigne toute action prise par une ou des personnes d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs tels l’opinion politique, les convictions politiques, l’allégeance à un groupe politique ou les activités politiques, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent[13].

Le recours a finalement été débouté, sous motif de prescription.

Les liens entre les différentes formes de profilages ont été discutés lors d’un colloque intitulé « Le profilage discriminatoire dans l’espace public », organisé en hommage à Me Natacha Binsse-Masse par la Ligue des droits et libertés et le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) et qui s’est tenu les 10 et 11 juin 2010 à Montréal, quelques jours avant le Sommet du G20 à Toronto où la police a procédé à plus de 1000 arrestations (Dupuis-Déri, 2013d). À l’occasion du colloque, plusieurs intervenants ont partagé leurs réflexions sur le profilage politique[14]. La même année, la juriste Lucie Lemonde écrivait, dans un bulletin de la Ligue des droits et libertés consacré aux profilages :

Le profilage politique fait référence au traitement différent réservé à certains manifestants à cause de leurs convictions politiques […] Ce type d’intervention policière que sont les arrestations massives et préventives est discriminatoire dans la mesure où les policiers n’agissent pas ainsi lors de manifestations syndicales, par exemple. Ils procèdent aux arrestations de masse lors de manifestations altermondialistes, non pas en fonction des agissements illégaux des manifestants, mais plutôt sur la base de leur identité politique, réelle ou supposée.

Lemonde, 2010 : 7

La notion a été reprise en 2011 par Alexandre Popovic qui a porté plainte auprès de la CDPDJ contre le SPVM, après l’annonce de l’existence d’une unité d’enquête relevant de la Division du crime organisé, nommée Guet des activités et des mouvements marginaux et anarchistes (GAMMA). Le plaignant avait collaboré avec le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) ainsi qu’avec la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) fondée après la mort de Fredy Villanueva, un jeune homme d’origine latino-américaine tué à Montréal-Nord par un policier lors d’une intervention de routine dans un parc, le 9 août 2009. La CRAP évoquait dans ce cas le « profilage racial ». Popovic soulignait dans sa plainte que le nom même de GAMMA laissait entendre que « les convictions exprimées par l’adhésion à une idéologie politique, telle que l’anarchisme et l’anticapitalisme, constituent désormais un motif suffisant aux yeux du SPVM pour qu’une personne fasse l’objet de guet […] ce qui relève du profilage politique pur et simple ». La CDPDJ déboutera cette plainte. La même année, la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) diffusait une Déclaration contre le profilage politique à Montréal endossée par une quarantaine de groupes communautaires et militants et une vingtaine de personnalités publiques, en grande partie des universitaires, et l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) dénonçait dans les médias l’« escouade GAMMA », l’accusant également de pratiquer le profilage politique (Le Devoir, 19 juillet 2011).

Lors de la grève étudiante de 2012, le COBP adoptait le « profilage politique » comme thème de sa manifestation annuelle contre la brutalité policière du 15 mars à Montréal. Pendant la grève étudiante, plusieurs textes des médias ont traité de la question du « profilage politique » (parmi bien d’autres : Duchaine, 2012 ; Miles, 2012 ; Santerre, 2012), parfois en suggérant une comparaison avec le profilage racial (Elkouri, 2012). Une étude fondée sur plus de 300 témoignages, signée conjointement par la Ligue des droits et libertés, l’Association des juristes progressistes et l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (2013 : 41), a documenté la répression policière pendant la grève, tout en parlant explicitement de profilage politique.

La notion de profilage politique est utilisée dans le débat public dans une perspective à la fois descriptive et normative, puisqu’il s’agit d’exprimer une critique des agissements de la police. Cette dernière tente pour sa part d’intervenir dans le débat public pour convaincre qu’elle ne pratique pas le profilage politique, concédant qu’il s’agirait bien d’un problème dans un régime libéral où le système de justice en général et la police en particulier ont la prétention d’être des institutions neutres. Ainsi, lors de la longue grève étudiante de 2012, au Québec, le directeur du SPVM, Marc Parent, déclarait publiquement au sujet du « profilage racial ou politique » qu’il « n’est pas question qu’on accepte ce genre d’intervention basée sur des biais ou des préjugés » (Duchaine, 2012 ; Miles, 2012 ; Santerre, 2012). De leur côté, André Pyton (2012), inspecteur-chef adjoint à la Direction des opérations policières du Service de protection des citoyens de Laval, parlait de « profilage criminel » et un chroniqueur du Journal de Montréal déclarait que « la police fait ce qu’il faut pour maintenir un semblant d’ordre et de sécurité dans la ville. Elle ne fait pas de profilage politique, elle sait à qui elle a affaire. » (Aubin, 2012 : 25 [je souligne])

Or, à la suite de la vague d’arrestations de masse à Montréal lors de la grève étudiante en 2012 et l’année suivante, plusieurs recours collectifs ont été déposés, dont certains évoquent la problématique du profilage politique. De plus, le « profilage politique » est au coeur d’un procès devant la juge Julie Coubertin de la Cour municipale de Montréal au sujet de deux actions d’occupation organisées par le mouvement étudiant, lors duquel est évoqué le projet GAMMA. La notion est donc de plus en plus activement utilisée par des acteurs sociaux, médiatiques et juridiques.

L’expression profilage politique peut avoir plusieurs fonctions lorsqu’énoncée dans l’espace public, dont : désigner en la problématisant une réalité constatée par les militantes et militants ainsi que par plusieurs études sociologiques, y compris au Canada et au Québec ; encourager à considérer ce phénomène comme étant aussi problématique que d’autres phénomènes en partie similaires et reconnus comme problématiques. Quant aux autorités, elles refusent toujours de reconnaître l’existence de cette problématique et l’expression elle-même tarde à trouver une existence juridique et à s’inscrire dans la jurisprudence.

Profilage politique et modèle de « répression sélective »

Un événement hautement médiatisé a récemment amené plusieurs éditorialistes, journalistes, chroniqueurs et même le premier ministre du Québec à constater que la police peut intervenir (ou pas) différemment selon l’identité sociale et politique de celles et ceux qui commettent un méfait à l’occasion d’une mobilisation politique. Lors de l’été 2014, les syndicats de la fonction publique municipale se mobilisent contre le projet de loi 3, perçu comme une menace pour leurs fonds de retraite. À Montréal, le 18 août 2014, des syndiqués perturbent une audience du conseil municipal. Ce chahut est précédé par une manifestation devant l’hôtel de ville, au cours de laquelle des manifestants masqués apposent des affiches sur les murs du bâtiment, à quelques pas seulement de policiers en faction qui restent les bras littéralement croisés[15]. Déjà quelques semaines auparavant, une autre manifestation à laquelle avaient participé des policiers s’était terminée par un lancer de casquettes dans un feu allumé devant l’hôtel de ville, alors que des pompiers arrosaient la façade de l’immeuble. Cette action collective avait aussi attiré l’attention des médias et suscité moult débats.

Évidemment, la situation était complexe puisque les policiers sont eux aussi membres de la fonction publique municipale et mobilisés par leur fraternité contre le projet de loi 3. Or, ce qui a surtout été remarqué, c’est qu’un corps policier (le SPVM) qui avait été si prompt à intervenir souvent brutalement lors de la grève étudiante en 2012 ne réagissait pas lorsque des syndiqués commettaient sous leurs yeux des méfaits parfois même plus graves que ceux commis en 2012, lors d’événements s’étant soldés alors par des centaines d’arrestations. Il semblait donc y avoir deux poids, deux mesures (sans compter les 1500 arrestations en 2013, à Montréal, le plus souvent avant même le départ de manifestations, sous prétexte que la police n’avait pas été informée de l’itinéraire).

Dans les jours qui ont suivi le chahut à l’hôtel de ville, de très nombreuses voix se sont élevées dans les médias pour déplorer l’inaction des policiers, notant au passage la différence de traitement entre étudiants et syndiqués. L’éditorialiste en chef du Devoir, Bernard Descôteaux, rappelait que

Les policiers ont eux-mêmes établi un double standard envers les citoyens, liés à la cause qu’ils défendent en descendant dans la rue. Le « gratteux de guitare » et l’étudiant contestataire sont généreusement bastonnés et poivrés, mais pas ceux dont on juge que la cause était juste et bonne. Cela est dangereux.

Descôteaux, 2014 : A6 ; voir aussi un éditorial de La Presse : Journet, 2014 : A20 [je souligne]

Même le chroniqueur Richard Martineau (2014), qui avait été très critique des « carrés rouges » en 2012, constatait dans Le Journal de Montréal qu’il y a un traitement différent de la part des policiers, selon que ce sont « des étudiants qui manifestent » ou « des employés municipaux qui manifestent et font du grabuge » (voir aussi Payette, 2014). Sur son blogue, le chroniqueur François Cardinal[16] de La Presse parlait de « profilage à l’envers » (une expression quelque peu curieuse).

Les journaux ont aussi publié des lettres ouvertes de syndicalistes ou d’ex-syndicalistes, qui à leur tour constataient une certaine incohérence de la part des forces policières (Patenaude, 2014, A6 ; Robert, 2014 : A19). Enfin, le premier ministre Philippe Couillard a déclaré, après cet événement : « On fait un parallèle, que je comprends, entre les événements du printemps 2012, où la réaction des forces de l’ordre a été vigoureuse, et ceux d’hier. Il ne peut y avoir deux types de traitement pour ce genre de comportement. » Et de conclure : « [C]e ‘double standard’ ébranle le lien de confiance entre les forces policières et la population. » (Radio-Canada, 2014)

Sous la pression publique et politique, la police a procédé à une enquête et plusieurs syndicalistes ayant pris part au chahut ont été accusés, certains ont même été mis à pied. Mais l’inaction des policiers la journée même de l’événement rappelle des observations partagées dans les études présentées ci-dessus (Rafail ; Dupuis-Déri ; Hall et De Lint). Elles offrent toutes des exemples de manifestations syndicales illégales qui n’ont pas été la cible d’une intervention de la police, cette dernière aidant même les syndiqués à gérer le trafic automobile lors du blocage d’un entrepôt par des « lock-outés » du Journal de Montréal, en décembre 2009, ou à calmer l’impatience de personnes devant un piquet de grève lors de la grève du Syndicat des professeures et professeurs de l’Université du Québec à Montréal [UQAM] (SPUQ), en mars 2009 (Dupuis-Déri, 2013a : 26-27). Hall et De Lint déclarent qu’ils ont été témoins d’une situation où deux employés d’une agence de sécurité privée ont tenté de franchir une ligne de piquetage avec leur véhicule que les grévistes ont lourdement endommagé (ainsi que l’équipement à l’intérieur) et que les policiers sur les lieux ont arrêté uniquement les deux agents de sécurité (2003 : 230). Rafail (2010 : 490) rappelle qu’en 2002, à Montréal, la police a encerclé et arrêté 371 personnes lors d’une manifestation contre la brutalité policière, après que quelques vitrines aient été fracassées. Or, le 25 novembre 2003, la police n’est pas intervenue quand 500 membres du Syndicat canadien de la fonction publique ont vandalisé l’immeuble où résidait un membre du comité exécutif de la Ville de Montréal (déversement de barils de purin de porc et activation des gicleurs d’incendie). Ces cas illustrent les conclusions générales des études, à savoir que la police procède suivant un « modèle de répression sélective » (l’expression est de Rafail) selon l’identité sociopolitique et idéologique des contestataires, et non en fonction de leurs actions.

Conclusion

L’émergence de la notion de « profilage politique » dans l’espace public au Québec est donc le résultat d’un ensemble de facteurs : 1) un contexte politique marqué à la fois par un dynamisme accru de mouvements sociaux et 2) par des interventions policières plus répressives, 3) le constat fait par des universitaires, des avocates et avocats et des militantes et militants que la police intervient de manière différente selon les mouvements sociaux, 4) la proximité dans le vocabulaire public et dans celui de réseaux universitaires, juridiques et militants, de notions similaires qui peuvent être reprises et requalifiées (passage du profilage racial au profilage social, puis politique), 5) le rôle de certains acteurs institutionnels (Ligue des droits et libertés, COBP, CRAP, mouvement étudiant [aux États-Unis, on peut penser à l’American Civil Liberties Union]), juridiques (juristes et avocats) et militants (par exemple, Alexandre Popovic), qui réalisent ce transfert, en particulier parce que leur sujet d’intérêt et leurs expériences militantes les placent à l’intersection de diverses problématiques.

Cela dit, plusieurs questions restent sans réponse, ce qui ouvre autant de pistes pour des recherches éventuelles. Quelles sont les différences entre les formes de profilage, des points de vue collectif et individuel ? Le profilage politique implique souvent des officiers supérieurs qui dirigent des dizaines, voire des centaines de policiers, et cible des centaines d’individus (arrestations de masse). L’intervention est même parfois planifiée à l’avance et en partenariat avec d’autres services comme les ambulanciers et les pompiers. Malgré cela, le profilage politique peut aussi toucher individuellement des militantes et militants que la police connaît bien. À Montréal dans les années 1990, Alexander Popovic (2013), qui militait contre la répression policière, a été arrêté à de très nombreuses reprises, puis la police cibla le militant anticapitaliste Jaggi Singh, l’anarchiste Katie Nelson pendant la grève étudiante (Marquis, 2012) et Jennifer Bobette, associée au COBP (Lavoie, 2014).

Il serait important de comprendre si les diverses formes de profilage s’influencent mutuellement, et comment. Par exemple, une étude sur le droit d’interpellation accordé aux policiers britanniques par la Loiantiterroriste en 2000 (Section 44, Terrorism Act) révèle que la police a procédé à 100 000 interpellations en 2009, ciblant de manière disproportionnée des personnes ayant la peau foncée (de toutes ces interpellations, aucune n’a donné suite à des accusations pour terrorisme). Dans ce cas, les profilages politique (terrorisme) et racial (couleur de la peau) se croisent (Parmar, 2011 : 370).

Des études pourraient aussi être menées pour mieux saisir la représentation que la police se fait des individus ciblés par le profilage politique. Ainsi, un policier à la retraite se rappelle des interventions au Québec contre les mobilisations indépendantistes, vers 1970. Il s’agissait, selon lui, de « fesser dans le tas et effectuer des arrestations, surtout de ceux qui portaient la barbe qui, dans l’esprit de plusieurs, était l’attribut des vrais fauteurs de trouble » (Côté, 2003 : 134). Il y a donc des croisements entre l’identité politique et l’inscription dans des modes culturelles.

Il serait aussi important de mieux saisir l’influence des services de renseignement sur le profilage politique (Cyr, 2013). Par exemple, une étude sur le Sommet du G20 à Toronto, fondée entre autres sur des documents de la police obtenus en vertu de la Loi d’accès à l’information, a révélé que les services de renseignement avaient identifié l’« anarchiste criminel » comme la principale menace pour la sécurité et offert des formations conséquentes aux policiers qui allaient être déployés dans les rues. Les auteurs de cette étude identifient alors un phénomène d’« amplification de la menace » qui aurait eu pour effet de justifier une répression relevant du profilage politique (Monagham et Walby, 2011 : 659). On peut se demander aussi si les visites à des militantes et militants d’agences de services de renseignement (Lévesque, 2012 ; Presse canadienne, 2012) constituent une sorte de profilage politique (sous forme de harcèlement, menace, etc.). On peut aussi vouloir mieux comprendre l’influence d’autres acteurs sociaux quant au profilage politique, au premier titre les médias, phénomène déjà discuté dans le cas des États-Unis dès la fin des années 1970 (Marx, 1979 ; voir aussi Boykoff, 2007 : 282-283 et 288).

Dans un contexte où les services de sécurité sont de plus en plus privatisés, il serait important d’étudier le profilage politique que pourraient pratiquer des employés d’agences privées de sécurité, ou des policiers dont les services ont été commercialisés (South, 1988 ; Bayley et Shearing, 1996 : 589-590 ; Rigakos, 2002).

Il serait aussi pertinent de développer une réflexion sur le profilage sexuel, qui pourrait à son tour être étudié en lien avec le profilage politique. Il semble que les femmes courent en général moins de risques d’être appréhendées par la police, y compris en situation de profilage racial (Wortely et Owusu-Bempah, 2011 : 398) ou social (Campbell et Eid, 2009 : 34). Mais quand elles sont appréhendées, les femmes ont davantage de risques d’être victimes de harcèlement et d’agression sexuelle, comme cela a été rapporté au sujet du Sommet du G20 à Toronto (Canadian Civil Liberties Association et National Union of Public and General Employees, 2011 : 45-46).

Il serait intéressant d’évaluer si le profilage politique se pratique aussi dans le système de justice, par exemple de la part des juges qui imposent des condamnations, et comment ce phénomène est affecté, ou non, par les autres types de profilage.

Enfin, comme il s’agit de profilage politique, il serait aussi intéressant de mieux comprendre l’influence que peut exercer l’autorité politique sur ce type spécifique de profilage. Spécialistes des mouvements sociaux, Donatella della Porta et Herbert Reiter constatent que « [l]a police est sensible aux orientations de l’élite politique […] la réponse en matière de maintien de l’ordre reste fortement influencée par la réponse politique qui est donnée aux mouvements tant au niveau national qu’international » (2002 : 75). On peut aussi se demander pourquoi les autorités politiques et policières qui ont maintenant reconnu la problématique des profilages racial et social refusent encore de reconnaître l’existence du profilage politique.