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Pour Diane Lamoureux, « la philosophie politique a des visées pratiques et critiques, éclairées par un regard historique » (p. 19). Elle permet de s’orienter dans une politique toujours concrète, locale et provisoire en effectuant un déplacement du regard, un décentrement qui permet d’envisager des solutions autres (p. 19). Dans Le trésor perdu de la politique, Lamoureux se place au sein de la tradition française de l’engagement intellectuel, mais en la révisant à la lumière de son propre engagement en tant qu’universitaire québécoise, féministe et militante. Elle pose ainsi la question de l’action de l’intellectuelle, spécifiquement et en réaction au sexisme de l’université et de la philosophie politique. En tant qu’activiste, elle cherche aussi à déprofessionnaliser la politique et à valoriser la contribution des opprimées et des subalternes à une politique qui ne saurait exclusivement être le domaine des politiciens et des universitaires, et qui doit être concertée et collective.

L’introduction fonctionne surtout comme un rappel de ce qu’est la philosophie politique critique, tradition déjà bien établie et dont l’auteure rappelle les axiomes principaux, mais aussi comme un recadrage de cette tradition à partir de la situation des universitaires québécoises féministes. Lamoureux inscrit donc ses textes dans un courant critique du néolibéralisme et de la réduction de la démocratie à la représentation, et reprend surtout les idées de Hannah Arendt, Jacques Rancière, Gayatri Spivak, Iris Young, Axel Honneth, Rosa Luxemburg, Nancy Fraser, Claude Lefort, ou encore Étienne Tassin (dont elle emprunte le titre) et Françoise Collin.

Lamoureux rend de cette manière le livre accessible à un jeune public québécois qui n’aurait pas encore eu la chance de rencontrer cette tradition critique (ainsi qu’à un public français qui n’aurait entendu que des échos des questions politiques québécoises). L’ouvrage présente d’ailleurs six courts textes de conférences réécrits afin de mieux s’adresser aux citoyennes et citoyens plutôt qu’à un public universitaire, notamment en faisant de nombreuses références à des événements contemporains. Chaque texte, issu d’expériences militantes et de soucis théoriques, est précédé d’une présentation qui en retrace l’historique.

Pour penser la politique de manière positive plutôt que comme seule critique de l’État et de la domination, Lamoureux se tourne vers la politique des associations communautaires et des autres organisations de la société civile qui créent, entretiennent et développent le lien de concitoyenneté plutôt que de le détruire. Au-delà de l’auto-organisation et de la création de sens dans la vie des citoyennes qui y développent une capacité d’agir – aspects non négligeables de leur contribution à la vie politique –, ces organisations proposent aussi des modèles d’actions politiques collectives qui sont reprises ailleurs dans la société civile, mais aussi par l’État. Lamoureux rappelle ainsi que « les groupes féministes ont été à l’origine des transformations législatives importantes qui ont changé la vie des femmes au cours des 40 dernières années » (p. 33) et ont aussi contribué à diminuer l’emprise du racisme et du sexisme sur les moeurs.

Plutôt que de créer une communauté homogène, les associations communautaires comme les mouvements féministes ou le Réseau de vigilance contre le gouvernement Charest tendent à créer des liens de citoyenneté par l’entremise de la diversité et des conflits, qui ne peuvent être éliminés de la vie politique, et à dévoiler la multiplicité des enjeux politiques et des luttes sociales en rejetant la pratique de la hiérarchisation des idéaux. De telles conception et pratique de la politique tendront à favoriser l’égalité tant sociale et économique que politique en ne privilégiant pas les appartenances sociales. Cette subjectivation politique se produit suivant trois formes : le refus de l’identité assignée par l’État ; la démonstration d’un tort subi, habituellement par l’État ; et une identification « impossible » à un groupe entièrement différent, victime d’un tort passé ou présent mais reconnu, et qui crée un espace d’autodéfinition politique où il est possible de se faire entendre et voir.

Ce genre de mouvement contribue à la formation d’une autre sorte de subjectivité politique qui commence dès que l’État exclut une personne en tant que membre d’un groupe social dit minoritaire de la subjectivité universelle qu’il construit. La mobilisation de telles personnes, surtout pour la revendication d’une reconnaissance et de l’identité et des droits, mène à l’énonciation de normes de justice qui rivalisent avec celles de l’État et, de ce fait, rouvrent la question de ce qui est à même de donner légitimité à toute politique. Un tel processus de subjectivation recrée ainsi la politique là où il ne subsistait plus que de l’administration. Plus que de se faire manifestants ou opposants, les membres de tels mouvements et organisations agissent en tant qu’égaux des politiciens : ils mettent en oeuvre un droit égal à la parole et à l’action et, donc, à l’élocution et à l’élaboration des principes qui régissent la vie politique.

Ces mêmes logiques sont approfondies dans l’étude des sujets de la démocratie municipale, de l’antiféminisme propre au néolibéralisme, des coalitions anticapitalistes et des manifestations étudiantes et citoyennes lors du « Printemps érable » de 2102. Ces quatre textes présentent autant d’exemples de luttes concrètes, contemporaines et contextualisées qui permettent à Lamoureux de peaufiner la théorie, mais aussi à son lectorat de reprendre ses analyses à son compte en établissant des parallèles avec ses propres pratiques.

Ces luttes présentent par ailleurs toutes les difficultés d’une action en marge des institutions officielles : le manque de résultats, la difficulté de maintenir des réseaux et des organisations qui exigent beaucoup de temps, l’apparente futilité d’une action qui a du mal à rivaliser avec les moyens dont disposent les élus. Cependant, elles présentent aussi toute une série de moyens qui sont propres à des organisations dont les membres n’ont pas à se soucier de réélection : l’inclusion de points de vue minoritaires, l’utilisation de procédés rhétoriques inédits, ou encore la personnalisation de l’action et de la narration – autant de procédés qui rappellent que les élues n’ont pas plus accès à une position universelle, valable pour toutes, que leurs égales. La capacité de ces mouvements à développer un projet compréhensif, plutôt que de se limiter à une critique comme peut le faire l’anticapitalisme, leur permet aussi de dépasser plusieurs de ces difficultés en créant de nouveaux liens politiques au sein d’un projet commun. Pour accompagner l’anticapitalisme tout en le dépassant, Lamoureux s’appuie notamment sur les luttes féministes et les idées de développement limité et de décroissance. À travers toutes ces luttes, il s’agit de donner un sens toujours renouvelé à l’égalité et à la liberté, et à continuer de leur joindre la solidarité que les organisations communautaires sont à même de créer par « un effort politique de tous les instants » (p. 98).

Après une lecture rapide (ou même une lecture de cette recension), Le trésor perdu de la politique pourra paraître limité théoriquement, puisque Lamoureux consacre un nombre important de pages expliquer des théories déjà très répandues ; de même, les luttes dont elle fait état ont souvent été relatées. Mais, au contraire, elle réussit à affiner ces théories au contact des luttes politiques qui occupent tout autant son attention et trouvent de nouvelles explications. La relecture des théories de la délibération est particulièrement réussie à cet effet. En effectuant une synthèse d’oeuvres majeures de la philosophie politique contemporaine, et en la dirigeant vers un public non universitaire qui peut ainsi y avoir accès et utiliser ces concepts pour une action mieux concertée, Lamoureux est fidèle à sa conception de la philosophie politique.

La contribution majeure de ce livre est sans aucun doute de reprendre des considérations théoriques et de les ancrer dans des expériences et des exemples concrets et somme toute assez éloignés de ceux qui ont motivé les Arendt, Rancière, Lefort et autres à les développer. La philosophie politique peut ainsi servir de pont entre les pratiques et les situations et offrir un relais entre les militantes et les militants de lieux et de temps moins éloignés qu’on a souvent tendance à le croire.