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Le professeur de science politique (Université du Québec à Montréal) Jean-Marc Piotte, que l’on connaissait déjà grâce à plusieurs ouvrages, dont Les neuf clés de la modernité (2007, Québec/Amérique) et Les grands penseurs du monde occidental (2005, Fides), propose ici un ouvrage où il dévoile sa pensée dans le contexte de la situation politique québécoise. L’analyse est bien ancrée dans la conjoncture politique : d’une part, elle succède au contexte de la grève du printemps 2012 (le « Printemps érable »), considérée ici comme un mouvement social important pour le Québec ; d’autre part, elle s’inscrit dans un sentiment de désillusion du Parti québécois comme véhicule politique pertinent, et ce, à la veille de l’élection de 2013 qui verra ce parti retomber dans l’opposition. La position de l’auteur est politiquement située à titre d’intellectuel qui prend part aux débats publics contemporains et s’inscrit à l’occasion dans une perspective militante. Les propositions reposent sur une argumentation solide présentée sous forme de débats avec des conceptions alternatives. Comme annoncé dans le sous-titre, Piotte propose un regard sur la société et la politique au Québec. Au fil de l’ouvrage, sa pensée est animée par trois valeurs clairement identifiées : liberté, égalité et solidarité[1].

Démocratie des urnes et démocratie de la rue se compose de dix chapitres offrant des essais sur différentes thématiques.

Au chapitre 1, « La liberté et son contraire », l’auteur insiste sur l’importance de la liberté de pensée et d’expression pour la démocratie. Dans la conception qu’il propose, la liberté découle d’une connaissance et d’une critique de la tradition : « le questionnement rigoureux de la tradition léguée est un passage nécessaire pour penser librement » (p. 20). Piotte s’oppose à l’argument voulant qu’une culture dominante imposant des normes sociales contraigne la liberté plus que les sociétés traditionnelles dominées par une religion qui définit les règles morales en soutenant plutôt que la possibilité de s’exprimer et la multiplicité des sources d’information avantage la liberté (p. 22). Puis, s’inspirant de Tocqueville et de Descartes, il distingue « individualisme » et « individualité » : « l’autodétermination définissant l’essence de l’individualité » et l’individualisme étant « la principale maladie de l’homme moderne qui ne songe qu’à soi ou à ses proches, s’affranchissant de tout devoir de solidarité envers la société et l’humanité ». Prenant l’exemple des jeunes « engagés collectivement sans jamais sacrifier leur individualité » lors de la grande grève étudiante de 2012, il conclut : « La solidarité est maintenant un choix. Elle relève dorénavant de la libre conscience et de la volonté de chacun. » (p. 23)

Au chapitre 2, « La grande culture et l’autre », Piotte fait une revue (critique) des différentes conceptions de la culture générale, de la grande culture et de la culture populaire. Au chapitre 3, « Le bon peuple et les méchants intellectuels », il poursuit en s’opposant à l’idée que la distinction conceptuelle soit utilisée pour opposer peuple et intellectuels et créer ainsi une division sociale. Il dénonce les intellectuels qui considèrent la liberté comme une reproduction du passé idéalisé sans faire une évaluation critique de cette tradition. Piotte accepte que l’opposition à l’individualisme qui accompagne cette idée constitue un problème. Cependant, selon lui, « la solution ne consiste pas à revenir à la société liberticide prémoderne. Il faut au contraire se battre pour convaincre chaque citoyen que le plein développement de son individualité ne peut se réaliser qu’en solidarité avec les autres. » (p. 42) Il faut utiliser le passé pour avancer, pour se positionner à l’avenir et non pour proposer un retour, un recul.

Le chapitre 4, « L’université et la gauche intellectuelle », porte sur la thématique de ce lieu « privilégié de formation des intellectuels » (p. 45) qu’est l’institution universitaire. L’auteur s’oppose à une conception valorisant l’« âge d’or de l’université » pour lui opposer celle de notre époque (p. 45). Tout en admettant que l’université est un lieu de transmission de savoir, il soutient qu’elle tend à peu innover et que les intellectuels qu’elle produit sont « nécessaires au fonctionnement de la société » (p. 47). Piotte dénonce par ailleurs la professionnalisation des études universitaires qui explique la hausse du nombre d’étudiants en sciences administratives ; la solidarité syndicale sélective qui exclut les chargés de cours des syndicats représentant les professeurs ; et la recherche ciblée qui oblige chaque professeur à « devenir une PME » de recherche (p. 58). Le chapitre se termine par un idéal inspiré de William von Humbold : « l’enseignement devrait transmettre, dans chaque domaine, une tradition intellectuelle de pensée et de réflexion, et une attitude critique envers celle-ci, afin d’amener les étudiants à participer de façon créative à cette tradition » (p. 60).

Dans le chapitre 5, « Les droites : un panorama historique et politique », l’auteur compare l’évolution des luttes et des politiques de droite et de gauche. Sa position étant clairement située du côté de la gauche et critiquant la droite, ce chapitre proposant une revue dichotomique des deux tendances nous a semblé plus éditorial qu’informatif. Le style se poursuit au chapitre 6, « Les glorieuses et les obscures », alors que Piotte présente l’évolution du marché du travail et des interventions du gouvernement pour stimuler l’économie et l’emploi au vingtième siècle. Chacun de ces deux chapitres se termine sur l’espoir qu’il porte envers le parti politique Québec solidaire.

Piotte commence le chapitre 7, « Démocratie des urnes et démocratie de la rue », en soutenant que l’État démocratique ne représente pas le peuple et qu’il est au service d’une classe privilégiée. Cette oligarchie contrôlant les moyens de production économique et culturelle influence énormément ce que pense la population. Cependant, par le biais des libertés fondamentales comme la liberté de pensée et d’expression, les personnes peuvent choisir qui et quoi les influencent. Il clôt ce chapitre sur un plaidoyer pour davantage de démocratie directe servant à renforcer la démocratie représentative.

L’intention du chapitre 8, « Les casseurs et les autres », est d’évaluer les diverses tactiques utilisées lors de la grève étudiante de 2012, qualifiée ici de réjouissante. Les six pages composant le chapitre effleurent malheureusement seulement le sujet pour dire que la violence de l’État et la violence policière étaient sans commune mesure avec celle des casseurs. Pour ce qui est des grévistes, Piotte distingue les actions violentes qu’il juge légitimes de celles qu’il qualifie de stratégiquement inutiles en vue des revendications. Il prédit que cette démocratie de la rue s’opposant à celle des urnes s’amplifiera « jusqu’à ce que des partis nouveaux, fondés sur ces mouvements sociaux, prennent le pouvoir pour réglementer le marché, ce qui ne pourra se faire ultimement qu’à l’échelle internationale » (p. 115).

Au chapitre 9, « La modernité et le citoyen québécois », l’auteur tente de situer le Québec eu égard à la citoyenneté et à la nationalité. Se situant dans une position favorable à l’interculturalisme prônant la solidarité, Piotte note le problème pratique de la contradiction entre la solidarité et la liberté individuelle. Il soutient que la délimitation encadrant cette liberté doit être le résultat d’un débat démocratique. Puis, il aborde l’épineuse question de l’indépendance du Québec. Il termine en proposant la reconnaissance par le Canada d’un statut particulier pour le Québec, avec possibilité d’une Constitution, tout en admettant qu’une telle possibilité de la part du Canada soit improbable.

Le chapitre 10, « Le voile et le crucifix », s’inscrit dans le contexte québécois des débats autour de la possibilité d’introduire une « Charte des valeurs ». L’auteur dénonce d’abord l’islamophobie et la peur de l’étranger et prône l’interculturalisme et l’accueil de l’autre. Ensuite, il s’oppose au port du voile et soutient que « les employés de la fonction publique et parapublique devant représenter le caractère neutre et laïque de l’État devraient, dans leur travail, s’abstenir du port de signes religieux ostentatoires » (p. 150). Cependant, pour être conséquent avec cette position, il ajoute que la laïcisation de l’État demandée par la majorité devra, pour être cohérente, retirer le crucifix de l’Assemblée nationale et abandonner la récitation de prières (p. 151).

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L’intérêt de cet ouvrage tient d’abord à l’ancrage des sujets abordés dans la conjoncture politique et sociale du Québec. Heureusement, malgré l’âge de l’auteur, il n’y a pas de condamnation de la jeunesse, au contraire. Par moment, les propos nous ont semblé utopiques, optimistes à la limite de la naïveté. Cependant, il s’agit peut-être également d’une stratégie rhétorique permettant de redonner espoir et de convaincre en abordant des sujets qui risquent plutôt de diviser. Ce livre s’adresse aux lecteurs intéressés par une perspective informée, cultivée, critique et politiquement située à gauche sur ces questions.