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Les catastrophes naturelles et l’action humanitaire qui s’ensuit désapproprient-elles le savoir du parler ordinaire sur la souffrance ou donnent-elles une occasion de s’en approprier ? La question est posée dans deux contextes radicalement différents. Les catastrophes naturelles peuvent provoquer une situation d’exception ou, au contraire, elles peuvent être inscrites dans la mémoire des gens comme des situations récurrentes. Ces deux cas définissent chacun des modes d’action humanitaire qui produisent des effets distincts. Le séisme de 2010 en Haïti a non seulement créé une situation d’exception, mais il est, par son coût humain, sans précédent. Cela a sans doute justifié un afflux sans commune mesure des organisations non gouvernementales (ONG). L’ampleur du désastre et de l’entreprise correspondante de secours d’urgence dans une fébrilité parfois cacophonique a retenu l’attention tant des institutions publiques que des chercheurs. On a fait état en Haïti du coût de l’aide, du gaspillage de celle-ci, de son inefficacité, de la part non honorée de l’aide promise, de la concurrence acharnée et vaine entre les ONG, du rôle d’empiètement des ONG sur les prérogatives de l’État, du manque de considération des structures sociales existantes, du caractère uniformisant des interventions humanitaires, même parfois de la destruction irréfléchie des réseaux sociaux de la population haïtienne. Au Guatemala où les désastres sont à la fois plus fréquents et de moindre ampleur, l’action humanitaire des ONG semble mieux organisée et davantage liée aux groupes associatifs. Les effets de l’action des ONG sur le mode de mise en récit de la souffrance sont-ils alors les mêmes ? En Haïti ou au Guatemala, l’attention des chercheurs s’est tournée vers ces actions humanitaires, mais peu sur les effets qu’elles engendrent sur le rapport à soi des populations affectées.
Maintenant les ONG se sont globalement retirées d’Haïti. Elles ont laissé derrière elles un monde souvent largement inadapté à la reconstruction et même à la survie, mais un monde surtout raconté dans des récits « appauvris » par des contraintes énonciatives propres au champ (discursif) de l’aide internationale. Ces récits nous parviennent à travers un ordre du discours qui – régulé par les ONG et secondairement par un État faible – raréfie l’expression de la souffrance. Alors qu’au lendemain du séisme, le débordement populaire d’émotions religieuses s’était mêlé à une expression très vive de solidarité immédiate, saluée par les groupes associatifs, avec l’intervention d’ONG imposant une laïcité de principe (même dans les ONG confessionnelles), c’est à la fois le savoir populaire sur la souffrance, les expressions de religiosité et cette entente spontanée qui sont mis entre parenthèses. Où sont-ils même taris ?
Au caractère uniformisant de l’intervention des ONG, à son impact sur les structures d’organisation, et aux enjeux relatifs à la répartition et à la gestion de l’aide internationale – des champs d’études déjà partiellement couverts dans la littérature existante – vient s’ajouter un autre champ : les effets de l’intervention des ONG sur le mode de raconter la souffrance. L’étude de ce mode de raconter est l’angle d’approche particulier des textes proposés dans ce numéro. Il table sur le fait que les populations affectées par les catastrophes possèdent un savoir préalable sur la souffrance qui leur permet de réagir à ces circonstances exceptionnelles pour se réapproprier la situation et leur rapport au monde.
Tout en réglant fonctionnellement des situations de catastrophe, les ONG ont mis sur le désordre et la souffrance des mots relatifs au paradigme de l’urgence. En imposant leurs propres catégories sur les priorités d’intervention, les ONG ont-elles désapproprié les gens de leurs savoirs sur la souffrance, y compris en les dépouillant de leur tonalité religieuse ? Ou, le maniement des mots d’urgence a-t-il raréfié l’expression de la souffrance, préparant ainsi l’appauvrissement du mode de raconter ? Ou bien encore, le retrait des ONG ou la perturbation que celles-ci ont introduite ouvrent-ils au contraire à une incitation au discours sur la souffrance ? Traduisent-ils une réappropriation par les gens de leur savoir sur la souffrance ? Les actions collectives ponctuelles et les postures discursives qui échappent aux catégories instituées par les ONG témoignent-elles de cette réappropriation ? Discours, souffrance, religieux, ONG : voilà les quatre thèmes abordés dans les textes de ce numéro. S’y ajoute un cinquième – hypothétique –, la réappropriation dans le « parler ordinaire » du discours sur la souffrance.
La spécificité de l’expérience haïtienne du désastre se situe au niveau du caractère drastique de la situation d’exception et des solutions d’urgence qui s’y rattachent. Lorsque, comme au Guatemala, les catastrophes se reproduisent avec une certaine régularité et que l’intervention est moins brusque, la situation est différente. Le mode de raconter plus ou moins forcé des ONG conduit-il alors à un état d’appauvrissement des récits comparable à celui d’Haïti ? Pour mieux saisir la spécificité de cet appauvrissement, une comparaison avec le cas du Guatemala fournit un contre-exemple où il est possible de prendre en compte l’ordre de la temporalité, un arrimage plus étroit s’étant établi dans certaines régions de ce pays entre les ONG et les structures locales au fil des catastrophes. Cette comparaison permettra de mieux comprendre si l’appauvrissement des récits de souffrance constaté en Haïti est lié à la brutalité de l’arrivée et du retrait des ONG autour de la catastrophe ou s’il tient davantage à la nature même du travail des ONG dans les deux contextes.
Ce numéro est le produit d’une recherche collective réalisée grâce à une subvention « Développement Savoir » du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH, 2012-2015) « Souffrance et désordre : parler ordinaire, religion et ONG face aux catastrophes naturelles (Haïti-Guatemala) ». Cette recherche a été menée dans le cadre du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL). Pendant près de deux ans, des réunions de recherche ont réuni les professeurs et les étudiants chercheurs associés à ce projet. Les premières réunions ont consisté à approfondir le cadre méthodologique de formulation des hypothèses. Il s’agissait en particulier d’articuler la littérature des ONG sur le « savoir local » avec la connaissance socio-historique du chercheur principal de cette recherche CRSH, auteur de trois livres sur Haïti et en l’occurrence auteur de cette présentation. Dans un livre sur l’État en Haïti (L’État faible : Haïti/République dominicaine, Montréal) et surtout dans sa réédition très augmentée d’octobre 2011 (Montréal, Mémoire d’encrier), je mettais en évidence que si les ONG ont encore affaibli l’État haïtien, celui-ci était très faible depuis longtemps. Sur la base de cette mise en perspective, la problématique de recherche a débouché sur un guide d’entretien reconnu par un certificat d’éthique émis le 8 mars 2013 par le Comité institutionnel de la recherche sur les êtres humains de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce guide a été mis en oeuvre une première fois lors d’une mission d’entrevues en septembre-octobre 2012 que j’ai effectuée avec la participation de Diana Colin, étudiante à l’Université d’État d’Haïti. Certains jours, nous étions accompagnés par Ilionor Louis, directeur du programme de maîtrise en sciences du développement à la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti et auteur du livre Pertes capitales. Propos sur les processus sociaux et le champ politique haïtien (paru à Port-au-Prince aux Presses de l’Université d’État d’Haïti en 2015). Ces 49 entrevues ont été poursuivies par des conférences à Jacmel et à Port-au-Prince. Celles-ci, dans l’échange intense de questions (auquel Louis participait), prolongeaient les entrevues.
Les réunions de recherche se sont poursuivies à Montréal de novembre 2012 à avril 2013 avec la participation de Martin Hébert, professeur d’anthropologie à l’Université Laval, cochercheur de ce projet, qui, avec Florence Roy-Allard, alors étudiante à la maîtrise en anthropologie à l’Université Laval (diplômée depuis mai 2015), établissait un champ de comparaison sur la base de leur connaissance du Guatemala. À partir de ces réunions, des textes ont été rédigés et des communications présentées aux congrès conjugués de l’ACELAC/ACEA (Association canadienne des études latino-américaines et des Caraïbes / Association canadienne des études africaines) tenus à l’Université Carleton, Ottawa (3-4 mai 2013). Deux panels ont rassemblé l’équipe élargie du GRIPAL. À la suite de ces participations aux congrès, une dernière mise au point de l’instrument de recherche a été réalisée et un nouveau terrain a été effectué.
Deux des auteurs de ce numéro – René Delvaux et Andréanne Martel (étudiants en science politique à la maîtrise à l’UQAM, Martel ayant soutenu un mémoire de maîtrise sur le sujet[1]) – ont en effet entrepris en mai-juin 2013, en association avec Diana Colin et Lucien Louis-Jacksonne (étudiants à l’Université d’État d’Haïti) et sous la supervision sur place d’Ilionor Louis, une seconde mission d’entrevues. Un total de 81 entrevues ont alors été réalisées à Léogâne et à Port-au-Prince[2]. Vingt billets de terrain ont été rédigés par l’un et l’autre du 6 mai au 29 mai 2013 et placés sur le site Internet du GRIPAL[3], où ils peuvent encore être consultés. Les articles de Martel et de Delvaux se basent sur ces entrevues, mais aussi sur celles réalisées l’année précédente à Jacmel. Il en est de même du texte sur « le mauvais sujet » que j’ai personnellement coécrit avec Vanessa Molina.
De son côté, Florence Roy-Allard a fait trois semaines de terrain au Guatemala en juin 2013 avec des directives à distance de Martin Hébert. Elle a corédigé avec lui l’article : « La mémoire du désordre. La temporalité dans le parler ordinaire et le discours des ONG lors de catastrophes naturelles au Guatemala ». Du 27 mai au 10 juin 2013, elle a rédigé et placé sur le site Internet du GRIPAL huit billets de terrain (ils peuvent encore y être consultés). L’importance accordée dans la problématique de ce numéro aux modes de raconter a exigé pour plusieurs participants de faire appel à leur formation en « analyse du discours ». Celle-ci a notamment été concrétisée par la participation de Ricardo Peñafiel (professeur associé à l’UQAM en analyse du discours), en tant que « collaborateur » de cette recherche CRSH, ainsi que de Catherine Huart, doctorante en sociologie.
Les événements prévus par l’équipe en vue de la commémoration (en 2014) du séisme du 12 janvier 2010 et la préparation d’une table ronde tenue à l’hôtel Plaza à Port-au-Prince au début de février 2014 (« Raconter la souffrance après le retrait des ONG ») ont donné l’occasion de rencontrer de nombreux spécialistes haïtiens et des chercheurs travaillant sur Haïti. Sur la base de ce complément important, la rédaction des articles a pu être poussée plus loin et terminée en juillet 2015.
En conclusion, si, contrairement à ce que répètent les médias, les habitants des zones sinistrées qui ont été en contact avec les organisations humanitaires n’ont pas pour autant un avis négatif sur celles-ci, la réalité de leur vie d’épreuve ne se résume pas à la participation aux tâches d’urgence et de reconstruction. Si les ONG prescrivent un parcours narratif pour résoudre ce qui leur apparaît comme les problèmes premiers, des imaginaires sociaux imposent une autre manière de faire et surtout de raconter la souffrance que les catastrophes naturelles font voir de manière inusuelle. Tout un autre répertoire se dégage en arrière-fond des solutions techniques données et souvent inopérantes ; ce répertoire propose une temporalité débordant le cadre de la prévention, il oppose, malgré la dénégation de la part des ONG des besoins religieux et à cause aussi de celle-ci, la croyance dans un monde des esprits, n’échappant pas pour autant à un ordre victimaire. Enfin, il conduit la population à reconnaître dans les imaginaires sociaux des positions assumées de « mauvais sujets » qui ne sont pas pour autant des tranchées d’opposition. Par rapport à l’ordre de rangement humanitaire, il n’y a pas que la conformité ou l’opposition. L’analyse permet de mettre à jour des places interstitielles, elle fait l’objet des articles présentés dans ce numéro.
Appendices
Annexe
Composition de l’échantillon Haïti (septembre 2012 - mai 2013)
Note biographique
Professeur titulaire de science politique à l’Université du Québec à Montréal, André Corten est membre fondateur du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL). Il a notamment publié Haïti : misère, religion et politique (Paris, Karthala, 2001) et L’État faible : Haïti et République dominicaine (Montréal, Mémoire d’encrier, 2011). Avec Vanessa Molina, il a coécrit Images incandescentes. Amérique latine : violence et expression politique de la souffrance (Québec, Nota Bene, 2010). Il a codirigé en 2012, avec Catherine Huart et Ricardo Peñafiel, L’interpellation plébéienne en Amérique latine (Paris / Québec, Karthala / Presses de l’Université du Québec).
Notes
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[1]
Martel, Andréanne, 2013, La coordination en Haïti suite au séisme : le mécanisme des clusters, un enjeu de gouvernance, mémoire de maîtrise en science politique, Montréal, Université du Québec à Montréal.
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Méthodologie et échantillon Haïti (septembre 2012 - mai 2013).
Entretiens avec questionnaire semi-directif d’une durée de 30 à 60 minutes. La majorité (39 sur 49) des entretiens exploratoires de Jacmel ont été menés en français. À Léogâne et à Port-au-Prince, ils ont été menés en créole. Dans les trois villes, le chercheur ou les assistants chercheurs canadiens étaient assistés par un étudiant haïtien, parfois épaulé par Ilionor Louis.
Dans les trois villes, l’échantillon est orienté selon une application souple de la méthode par quota, en l’occurrence tenter d’avoir un nombre comparable d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux ; à Jacmel, 4 catégories : témoins privilégiés, bénéficiaires, intervenants, administratifs ; à Port-au-Prince et à Léogâne, 2 catégories principales en camp ou hors camp : bénéficiaires et non-bénéficiaires. Les entrevues effectuées à Jacmel sont numérotées de 1 à 49, celles de Port-au-Prince de 100 à 148 et celles de Léogâne de 200 à 231. Les catégories par âge sont : moins de 39 ans et 40 ans et plus.
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