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L’impact des conditions sociales, plus particulièrement des inégalités et de la pauvreté, sur la santé des individus et des collectivités apparaît aujourd’hui comme incontestable. En effet, les conditions socioéconomiques à l’intérieur desquelles évoluent les individus et les groupes sociaux sont étroitement liées à leur exposition à certains facteurs de risque pour la santé. La reconnaissance de l’importance de ce problème a d’ailleurs pris de l’ampleur depuis 2008, alors que la Commission des déterminants sociaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait son rapport Combler le fossé en une génération : Instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé. Depuis, plusieurs études ont corroboré les conclusions de ce rapport, notamment quant à l’importance de s’attaquer aux causes des inégalités de santé (pauvreté, écarts de revenus, éducation), de réduire les écarts dès le départ en investissant dans les services à la petite enfance, d’assurer une protection sociale complète et de compenser les effets des conditions défavorables existantes. Malgré cela, la tendance actuelle semble être à l’accroissement des écarts entre riches et pauvres dans l’ensemble des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), y compris le Canada. Or, les politiques publiques, sans être une panacée, sont reconnues pour jouer un rôle essentiel dans cette lutte aux inégalités sociales.

Situant en ces termes la pertinence de leur objet d’étude (chap. 1), Marie-France Raynault et ses collaborateurs se fixent pour objectif d’identifier les politiques publiques qui sont les plus porteuses de succès pour la réduction des inégalités sociales et de la pauvreté, afin « d’éclairer les décideurs et les concepteurs de politiques » (p. 15). Le choix de s’appuyer, pour ce faire, sur l’exemple particulier des pays scandinaves (Suède, Norvège, Finlande, Danemark) est justifié par leur succès relatif en termes de réduction des inégalités et de la pauvreté (chap. 3). La forte concordance de leurs politiques (chap. 4) avec les stratégies préalablement identifiées (au chap. 2) comme favorables à la réduction des inégalités explique aussi ce choix. L’essentiel de l’ouvrage est consacré à la description détaillée des politiques scandinaves considérées comme porteuses pour la réduction des inégalités de santé, dans divers secteurs d’intervention. Ce faisant, il met en évidence un ensemble de préoccupations et de stratégies communes aux politiques adoptées dans ces différents secteurs, notamment en termes d’équité, d’empowerment (donner les moyens aux individus d’exercer du pouvoir sur leur vie et de prendre leur place comme citoyen), d’intégration et de transversalité, d’inclusivité et de décentralisation vers les municipalités.

Plus spécifiquement, la lecture de cet ouvrage permet de prendre connaissance de politiques familiales (chap. 5) assurant une couverture étendue, constituées d’un ensemble de mesures cohérentes et flexibles (congés en cas de maladie des enfants, pauses d’allaitement, congés parentaux prolongés pouvant être pris à temps partiel et de manière interrompue dans les premières années de vie de l’enfant) et renforçant le pouvoir que les parents de jeunes enfants sont en mesure d’exercer sur leur vie. On y découvre également une politique du logement (chap. 6), qui, considérant non seulement le droit au logement mais aussi celui à un environnement de vie de qualité, s’inscrit de manière cohérente dans une perspective plus large de développement durable. Ainsi, en plus d’investir de manière importante dans les logements sociaux ou publics, d’offrir des allocations de logement et d’adopter des mesures encourageant la mixité socioéconomique, certains pays scandinaves ont placé ce secteur d’intervention sous la responsabilité de leur ministère de l’Environnement.

L’équité entre les sexes (chap. 7) apparaît également comme un principe central des politiques scandinaves, dont l’application doit traverser l’ensemble des secteurs d’intervention et de politiques (gender mainstream). Ainsi, diverses mesures touchant tant à l’autonomie financière qu’à la désexualisation des rôles sont mises en place afin d’accroître le pouvoir exercé par les femmes sur leur propre vie ainsi que dans la sphère publique. Le système scolaire, notamment, semble jouer un rôle primordial à cet effet.

En cohérence avec l’importance accordée à l’éducation dans les pays nordiques, ceux-ci se distinguent par la gratuité et l’universalité de leur système d’éducation (chap. 8). Considérant les succès particuliers obtenus par certains de ces pays, les auteurs s’attardent particulièrement à deux cas d’espèce. Ils révèlent ainsi, d’abord, un système préscolaire suédois bien financé et intégré au système scolaire (sous la responsabilité du ministère de l’Éducation), géré localement par les municipalités et intégré de manière cohérente à la politique familiale. Par ailleurs, le système scolaire finlandais présente plusieurs caractéristiques qui semblent porteuses de succès, notamment le regroupement de l’enseignement primaire et secondaire au sein d’une même école ayant un fort ancrage local (proximité du lieu de résidence, administration municipale), ainsi que l’adoption d’une approche pédagogique socioconstructiviste axée sur le développement d’une capacité d’apprentissage autonome.

Les pays nordiques optent en outre pour une conception élargie des facteurs d’exclusion (handicaps, dépendances, itinérance, mais aussi parents de jeunes enfants, étudiants, aidants naturels) qui les conduit à adopter une approche intersectorielle (éducation, logement, emploi, santé) afin de favoriser l’inclusion sociale (chap. 9). L’occupation d’un emploi, puisqu’il « contribue à l’autonomie et à l’indépendance économique des personnes » (p. 107), demeure cependant le moteur premier de l’intégration.

Revenant plus en détails sur la question du développement durable (chap. 10), les auteurs soulignent comment, par l’adoption de lois nationales, les gouvernements centraux ont su insuffler aux instances locales responsables leur volonté de s’engager dans cette voie. En effet, les priorités établies en termes de développement durable sont systématiquement prises en compte dans les autres domaines d’intervention municipale (le budget notamment). Cet engagement repose sur une vision intégrée et cohérente, liant les objectifs de bien commun et de développement économique. Les auteurs reconnaissent cependant que le succès de ces mesures repose en partie sur certaines particularités propres aux pays scandinaves, dont leur structure d’État unitaire (favorable à l’efficacité de la décentralisation), leur forte tradition interventionniste, ainsi que leur culture politique du consensus.

Dans le but d’offrir une perspective critique sur les possibilités d’application proposées par l’ensemble de ces politiques en termes de réduction des inégalités sociales (chap. 11), les auteurs s’aventurent brièvement dans la discussion des conditions économiques et sociohistoriques délimitant leurs possibilités d’adoption, de leur viabilité économique et sociale, ainsi que des effets pervers et des problèmes qui persistent malgré leur existence. Cela les amène notamment à aborder la persistance d’une division sexuée du marché du travail entre secteurs public et privé, ainsi que de quelques difficultés en regard de l’intégration de certaines populations vulnérables, tels les jeunes et les immigrants. Cette discussion critique prend cependant, à plusieurs égards, des allures de plaidoyer pour l’adoption du modèle scandinave. En effet, malgré leur reconnaissance des effets potentiellement néfastes de la montée de l’individualisme, les auteurs remettent peu en question la viabilité de ce modèle d’État providence, insistant plutôt sur le capital social particulièrement élevé et l’importance du retour sur investissement dont bénéficient ces pays.

Discutant, par ailleurs, des conditions économiques et sociohistoriques qui ont pu s’avérer favorables à l’implantation de telles politiques, les auteurs mettent l’accent sur les conditions communes avec le Québec. Ce faisant, ils n’abordent pas ce qui, au contraire, pourrait en limiter l’application. Particulièrement, bien que plusieurs éléments dans le texte laissent présager que certains facteurs liés à la culture, aux institutions et à l’historicité particulières de ces pays (notamment : tradition interventionniste, culture du consensus, démocratie locale et gouvernement unitaire) ont pu avoir une influence importante sur leur capacité à adopter et à implanter de telles politiques, les auteurs ne traitent pas extensivement des limites que ces éléments peuvent poser pour la reproduction de ces politiques.

La principale faiblesse de cet ouvrage réside cependant dans la démonstration de l’impact des politiques scandinaves spécifiquement en termes de santé. Si, en effet, l’objectif officiellement formulé de l’ouvrage se limite à l’identification des meilleurs moyens (politiques) de lutter contre les inégalités sociales et la pauvreté, l’intérêt de s’attarder à cette question est essentiellement justifié sur la base des impacts anticipés de la réduction de ces inégalités sur la santé des individus et des collectivités. Or, les divers travaux de recherche qui se sont intéressés à la question ne sont jusqu’ici pas parvenus à un consensus quant à l’impact de l’adoption d’un modèle d’État providence fort, tel celui qu’on trouve dans les pays scandinaves, sur l’obtention de meilleurs résultats de santé. Au contraire : « Comparative studies have found that socioeconomic inequalities in mortality and morbidity are not smaller in countries with relatively universal and generous welfare policies (e.g. Nordic countries) than they are in other countries[1]. »

Du reste, Le bon sens à la scandinave est un ouvrage fort instructif et agréable à lire, qui parvient à capter l’attention du lecteur et qui remplit à merveille ses objectifs de vulgarisation, en permettant de démystifier, par la présentation concrète de politiques et de mesures spécifiques, ce modèle scandinave qui fait actuellement, au Québec, l’objet de tant d’attention.