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Considérant les tournures incertaines que prennent les trajectoires de l’État démocratique, Les surveillants de l’État démocratique, un ouvrage dirigé par Jean Crête, constitue une contribution indéniable à la compréhension des contraintes institutionnelles et structurelles nécessaires pour que la formulation et l’implantation des politiques publiques se fassent de façon démocratique. À ce titre, il examine et met en perspective les institutions qui arment le citoyen et ses représentants dans cette lutte constante pour maintenir le cheminement vers la démocratie afin d’en évaluer la pertinence et l’efficacité dans un régime démocratique.

Structuré en deux parties, l’ouvrage aborde la surveillance de l’État à partir de terrains divers (Amérique, Europe et Afrique). En réalité, la pratique de surveillance de l’État est une caractéristique fondamentale des États démocratiques étroitement liée au déficit démocratique. L’examen de cette surveillance à partir d’un large spectre interdisciplinaire et selon des facettes diversifiées permet également d’en percevoir l’étendue au-delà des frontières étatiques. Ainsi, en portant un regard inédit sur la gestion des politiques dans un cadre démocratique, cet ouvrage constitue un outil pour les chercheurs qui s’intéressent à la gouvernance et à la gestion publique.

Crête introduit l’ouvrage en exposant les fondements de l’État démocratique. L’État a certes un rôle dans l’avènement de la démocratie, elle-même produit de la civilisation. Or, le succès de la société démocratique repose surtout sur des institutions inclusives qui contraignent les autorités politiques à maintenir cette inclusion. C’est pourquoi l’évaluation de celles-ci est un impératif pour garantir la vie démocratique. En ce sens, les diverses contributions documentent à partir d’études empiriques et de méthodologies variées comment les autorités politiques sont contraintes, ou non, de maintenir l’ouverture et de diminuer, voire d’éliminer les pratiques prédatrices typiques des régimes autoritaires. Alors que Crête conclut l’ouvrage en soulevant différents débats mettant en lumière la place qu’occupent les contraintes dans la surveillance des gouvernements, il présente aussi une thèse soutenant que la démocratie ne peut s’exercer sans de nombreuses contraintes appliquées aux dirigeants et que ces contraintes ont effectivement un coût.

La première partie rend compte du processus et du contenu de la vérification que des officiers de l’État portent à l’action des autorités exécutive et administrative de l’État. D’entrée de jeu, Geneviève Tellier décrit le rôle du directeur parlementaire du budget du gouvernement fédéral canadien et examine son potentiel à appuyer les parlementaires en matière de reddition des comptes (chap. 1). La création du poste du directeur parlementaire vient en réponse aux défaillances des mécanismes de reddition de compte. Et le champ d’action de celui-ci se trouve restreint par des enjeux liés aux ressources, à sa responsabilité, à son indépendance, aux liens avec le Parlement et à sa crédibilité et qui pourraient nuire à sa pertinence. Au-delà de l’ampleur du travail du directeur parlementaire, c’est surtout l’usage de ses services qui semble déterminer son aide en matière de reddition des comptes. C’est pourquoi si l’auteure demeure prudente quant aux effets de ce nouveau « chien de garde » sur le renforcement de la surveillance des questions budgétaires des parlementaires, puisque le poste n’a été créé que récemment, elle affirme tout de même que les informations fournies par le directeur parlementaire du budget ne semblent pas avoir changé la tendance des parlementaires à s’intéresser aux sujets fortement médiatisés au détriment des questions budgétaires pointues et spécialisées.

Louis Imbeau poursuit avec la question de l’efficacité des arrangements institutionnels relatifs aux instances supérieures de contrôle (ISC) (chap. 2). Il compare le degré de transparence des documents budgétaires publiés par le gouvernement par le biais de trois types d’institutions, le vérificateur général, la Cour des comptes et le contrôleur des finances, dans 27 pays du continent africain. Il démontre que le rattachement institutionnel de l’ISC a un effet sur un aspect de la transparence, soit l’ouverture du processus budgétaire, une transparence qui serait par ailleurs plus grande lorsque l’ISC est un vérificateur général plutôt qu’une cour des comptes ou un organe administratif. Ainsi, le rattachement institutionnel et une plus grande liberté sont deux facteurs institutionnels qui favorisent conjointement la production de documents budgétaires transparents.

La contribution de Jean Crête, Nouhoun Diallo, Patricia Rasamimanana et Fatma Timlet nous plonge au coeur du contenu des rapports annuels que les vérificateurs généraux des dix provinces canadiennes soumettent à leur Assemblée législative respective (chap. 3). Les auteurs font le constat d’une variation du type de remarques faites dans les différents rapports, variation dont l’importance se décèle au sein même des provinces et peu ou pas entre les provinces. Bien plus, ils notent la tendance du changement dans le temps du type de commentaire vers la production d’une « information compréhensible par le citoyen ». Mais les auteurs restent malheureusement muets sur les possibles liens de ces changements avec l’évolution paradigmatique des administrations publiques sous examen.

La deuxième partie traite des contraintes structurelles auxquelles font face les processus de surveillance de l’État. D’abord, l’écriture du droit est considérée comme un enjeu de « bonne administration » (p. 112) et constitue un savoir qui participe à la surveillance des fonctionnaires. C’est ce qui ressort de l’étude d’Émilie Biland et Rachel Vanneuville qui examinent la mutation de la surveillance juridique des administrions dans le cas du Conseil d’État français et la promotion de la « légistique » (chap. 4). En effet, par le biais de la formation juridique des fonctionnaires, cette nouvelle pratique scripturale impose une manière renouvelée de penser et de pratiquer le droit mêlant « rigueur formelle et visée comptable » et rendant la bureaucratie moins sujette aux dérives antidémocratiques. Cette transformation de l’usage du droit et de son processus d’institutionnalisation invite au renouvellement des modalités de surveillance des pratiques administratives. De même, l’intégration de la préoccupation gestionnaire à la légistique force une adaptation des voies d’analyse portant moins sur la forme intrinsèque des textes que sur l’efficience de leur production.

Steve Jacob et Rima Slaibi nous ramènent ensuite au Canada et se concentrent sur l’évaluation au sein du gouvernement fédéral (chap. 5) pour apprécier de façon rationnelle la performance des dirigeants. Après une revue historique de l’évaluation, ils finissent par déterminer à quel point l’évaluation de politiques est un instrument de surveillance ou au contraire un instrument de domination au service du gouvernement. Ils font toutefois remarquer que, quoique constitutionnellement non contraignante, la pratique d’évaluation semble s’être développée dans les ministères par obligation et qu’elle remplit partiellement l’objectif de surveillance. D’où le besoin d’enraciner le réflexe évaluatif et la promotion du développement d’une culture évaluative utile au grand nombre afin que le développement de l’évaluation atteigne toujours ses objectifs légitimes d’aide à la décision, de surveillance, ainsi que ses impératifs démocratiques.

Dans une perspective plus large, Alexandre Tourigny et Marc André Bodet s’intéressent aux marges de manoeuvre dont dispose l’État et aux conséquences des contraintes que les décideurs publics appliquent sur l’évolution des politiques publiques. Ils mesurent les changements dans les dépenses de deux provinces (Québec et Ontario), pour trois champs d’activité (santé, éducation, services sociaux). Ils montrent aussi comment les théories de l’« incrémentalisme » et de l’équilibre ponctué permettent potentiellement d’expliquer tant le statu quo que le changement dans les politiques publiques en matière de dépenses. En effet, la validité empirique de la théorie de l’équilibre ponctué témoigne de la présence systématique et même frappante de changements soudains survenant après de longues périodes de stabilité. C’est pourquoi ils attirent l’attention sur la surestimation de la capacité des institutions à s’adapter de façon efficace aux besoins des citoyens. Le risque est alors à craindre de causer l’insatisfaction, voire le cynisme chez la population, l’accentuation des inégalités liées au processus d’attention sélective remettant en cause le contrat social des sociétés démocratiques.

François Pétry quant à lui met en relief la surveillance que les citoyens exercent pour assurer que les politiciens tiennent leurs promesses une fois élus (chap. 7). Il constate une contradiction entre les vues des citoyens (négative) et celles des experts (positive) sur la capacité des élus à tenir leurs promesses électorales. L’examen du principe de parti responsable et du principe de public, à l’aide de données empiriques canadiennes, irlandaises et suédoises, permet d’identifier des causes possibles de cette divergence : l’usage de critères différents pour évaluer si les dirigeants tiennent leurs promesses ainsi que d’autres facteurs comme la divergence des promesses sur lesquelles se fondent l’évaluation et la légitimité des promesses par rapport aux attentes des citoyens. Or, il semble que la perception qu’ont les citoyens des politiques publiques est limitée par le faible accès et la qualité de l’information qu’ils détiennent sur les promesses électorales et leur accomplissement. Ainsi, même si la tenue des promesses est certes importante, encore faut-il que les gouvernements soient transparents, réceptifs et responsables vis-à-vis des citoyens.

L’ouvrage Les surveillants de l’État démocratique s’inscrit dans l’actualité de la gouvernance publique. À travers chacune des contributions, il examine de manière bien structurée et riche en illustrations les processus de surveillance de l’État. En plus, on ne saurait passer sous silence l’impressionnante bibliographie à l’appui des différents chapitres. Pareilles réflexion et démonstration se révèlent spécialement pertinentes dans un contexte où les appels à une nouvelle culture démocratique se multiplient. C’est ce qui renforce la pertinence de l’ouvrage pour les gouvernements et la légitimité des institutions de surveillance comme gages de la vie démocratique au quotidien. En revanche, si les citoyens constituent l’élément au coeur des États démocratiques, l’ouvrage a le mérite de soulever les contraintes qui pèsent sur leur rôle de surveillants.