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Depuis les révolutions industrielles qui ont ponctué les trois derniers siècles, le travail salarié, grosso modo défini comme une activité rémunérée accomplie au sein de l’économie de marché (Gorz, 2004 ; Méda, 2010), représente le vecteur par excellence de la reconnaissance sociale, de l’inclusion à la pleine citoyenneté et de l’acquisition des droits sociaux. Or non seulement les femmes ont-elles traditionnellement été tenues en marge du salariat, mais l’ouvrage domestique et de care qu’elles fournissent encore à ce jour en plus grande proportion ne compte pas comme un « travail », et les donneuses de soins ne sont pas considérées comme des membres qui contribuent pleinement à la société. De fait, depuis la modernité, le travail occupe un statut particulier dans les luttes féministes pour la justice sociale et a ainsi longtemps déterminé les stratégies d’accès à la citoyenneté sociale déployées par les mouvements de femmes. Alors que, pour certaines féministes, l’accès à la citoyenneté sociale semblait devoir passer par la pleine intégration au marché du travail et aux hauts lieux de pouvoir (Friedan, 1966 ; Bergmann, 1998 ; 2009 ; Sandberg, 2013), pour d’autres, c’était surtout la demande de reconnaissance de la valeur différente de l’apport traditionnellement féminin en soins, services domestiques et reproductifs (care) qui devait être portée par les féministes, que ce soit dans la visée de contrer l’exploitation du travail des femmes ou dans celle de contrer le mépris culturel dans lequel le care a traditionnellement été tenu (Dalla Costa et James, 1973).
L’ouvrage En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir (2013) de Sheryl Sandberg, présidente-directrice générale de la société Facebook, reconnue comme la cinquième femme la plus puissante du monde par le magazine Forbes en 2011, est représentatif de la première tendance (Chung, 2014). Selon ce point de vue, il est essentiel que les femmes s’efforcent d’accéder aux postes de pouvoir sur le marché du travail si elles veulent la réalisation de l’égalité des sexes. Pour Sandberg, la culture des institutions ne pourra être transformée si les femmes demeurent à la maison ou confinées aux positions subalternes, sans réel pouvoir décisionnel sur le marché de l’emploi. Les femmes qui aspirent à une carrière doivent surmonter l’intériorisation de leur infériorité – résultat de leur subordination et de leur exclusion historiques des lieux de pouvoir et de leur socialisation genrée –, braver leur tendance (apprise) à la modestie, à la timidité, à la retenue, et faire un effort supplémentaire pour « prendre place à table », pour s’établir dans les lieux de pouvoir. En revanche, pour des économistes féministes postmarxistes, certaines féministes matérialistes radicales et quelques théoriciennes du care contemporaines, l’accès des femmes à une pleine citoyenneté sociale ne passera pas simplement par l’assimilation des femmes au marché du travail tel qu’il est présentement configuré ou, dit autrement, par une soumission non interrogée à ses impératifs, à ses règles de fonctionnement et à ses valeurs. Cet accès exigera, d’une part, que nous repensions l’organisation du marché du travail, son mode de fonctionnement, ainsi que sa culture et les attitudes et comportements qu’il demande aux travailleurs et travailleuses. Il requerra, d’autre part, la reconnaissance de la valeur égale (et, pour certaines, supérieure) du travail de care historiquement pris en charge par des femmes, aussi bien sur le marché du travail qu’à l’intérieur de la sphère privée (Kittay, 1998 ; Molinier et al., 2009).
Or, que l’on plaide la reconnaissance de l’apport différent du travail de care des femmes ou qu’on les incite à accéder à un marché du travail laissé tout à fait inchangé, investi de valeurs masculines et organisé d’après le modèle du « travailleur idéal » (Williams, 2000), les femmes se retrouveront perdantes. Dans le premier scénario, elles seront fort probablement reléguées aux positions subalternes à l’intérieur de cette institution qu’est le salariat, alors que dans le second, elles seront inévitablement limitées à une citoyenneté de seconde zone, à l’écart du salariat. C’est cette impasse vieille de plus de deux siècles, à laquelle mènent les stratégies féministes misant soit sur la reconnaissance de la différence des femmes (la stratégie de la différence), soit sur ce qu’elles ont en commun avec les hommes (la stratégie de l’identité), que Carole Pateman (2011) qualifiait de « dilemme de Wollstonecraft ». Comment en sortir ? Comment repenser l’organisation du travail, sa valeur, son sens, dans une perspective visant le rétablissement de la justice de genre ?
Face aux limites de ces deux modèles de justice que Nancy Fraser (2012) identifie respectivement comme le modèle du « soutien de famille universel » et celui de la « parité du pourvoyeur de care », des penseuses féministes ont emprunté une voie mitoyenne misant sur un partage plus égalitaire entre les sexes des divers rôles sociaux, cherchant à éviter que la revalorisation du travail de care ne se fasse aux dépens de la participation égale des femmes à une vie publique économique et politique qui appelle aussi un changement culturel profond (Méda, 2008 ; Okin, 2008 ; Fraser, 2012). Mais si les faiblesses des deux premiers modèles de justice ne sont plus à démontrer, la réalisation de ce dernier modèle de partage égalitaire du travail promu par Susan Moller Okin, Nancy Fraser ou encore Dominique Méda tarde à s’achever. L’heure est au bilan. Dans une société libérale comme le Canada, les femmes s’acquittent toujours des deux tiers du travail domestique, consacrent aux soins des enfants deux fois plus de temps que leur conjoint de sexe masculin, et assument dans une plus grande proportion la prise en charge de parents âgés en perte d’autonomie (Statistique Canada, 2011) – un travail non payé, non valorisé et qui ne compte pas du tout, ni dans les revenus cumulés au fil des ans (avec conséquences directes sur la retraite), ni dans les statistiques relatives à la main-d’oeuvre et au produit intérieur brut (PIB). Sur le marché du travail, les femmes sont concentrées dans des secteurs à prédominance féminine, soit les secteurs des services, des soins et d’éducation des jeunes enfants. Elles gagnent toujours 29 % de moins que les hommes et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel (Statistique Canada, 2011) pour assurer une conjugaison plus souple de leur responsabilité de principal parent à leur rôle de salariée. Elles sont en conséquence fortement sous-représentées dans les hautes sphères du pouvoir, désertent les postes à haute responsabilité exigeants en temps et aux horaires inflexibles ; par exemple, au Québec, elles représentent moins du tiers des députés à l’Assemblée nationale (Assemblée nationale du Québec, 2015).
Ce numéro spécial « Travail, genre et justice sociale » se propose de réfléchir au sens du travail, à sa place dans nos sociétés, aux difficultés liées à son articulation aux autres temps de vie et aux injustices de genre qui accompagnent son partage inégalitaire, sa hiérarchisation et ses critères de qualification. Il présente plus précisément un regard critique sur les liens étroits qui sont à faire entre travail et injustices de genre, une question qui demeure, encore aujourd’hui, trop souvent reléguée aux marges des grands débats en science politique. Les articles de la section thématique de ce numéro s’articulent en grande partie autour des questions suivantes : la réduction du temps de travail pour tous, proposition avancée par Bertrand Russell (2002), André Gorz (2004) et bien d’autres, recèle-t-elle vraiment la promesse d’une société plus juste et égalitaire, notamment sur le plan du genre ? Quels sont les risques que comporterait une telle réduction, notamment pour les femmes ? Compte tenu de l’importance centrale du travail salarié dans nos sociétés, comment interpréter l’activité des retraités, plus précisément celle des femmes, longtemps considérées comme « inactives » en raison du travail de care invisibilisé dans le domaine du privé ? Quel rôle joue, ou devrait jouer, le marché de l’emploi dans les défis liés à la conciliation travail-famille ? Pour quelles raisons les politiques sociales et familiales visant à réformer les institutions que représentent la famille et le marché du travail n’ont-elles pas, de fait, entraîné un partage plus égalitaire du travail salarié et du travail de care entre les sexes ? D’autres politiques plus audacieuses, telles que les congés de paternité obligatoires, devraient-elles être mises de l’avant ? Quelles en seraient alors les justifications normatives ? La rhétorique de la dérégulation de l’entreprise privée qui conteste l’imposition de telles mesures aux entreprises est-elle normativement justifiée et cohérente ? Comment reconfigurer l’entreprise pour la rendre plus juste sur le plan du genre ?
La reconnaissance de la valeur du labeur de care est un élément clé de toute démarche visant la réalisation d’un partage plus égalitaire de ce travail entre les sexes (Hamrouni, 2015). Entre autres, les politiques familiales cherchant à faciliter, pour les familles, une meilleure articulation entre le temps consacré à l’emploi et celui voué aux responsabilités de soins dans le cadre domestique supposent l’acquis d’une telle reconnaissance économique et sociale du care. Cependant, bien que les États providence contemporains aient officiellement adopté des mesures de conciliation emploi-famille dans les vingt dernières années, cet idéal apparaît encore comme un lointain mirage. Dans les faits, ces mesures de conciliation ont surtout facilité, pour les femmes, l’occupation d’une fonction subalterne ou à temps partiel sur le marché du travail et le rôle de principale donneuse de soins non payée dans la famille (Bergmann, 2009 ; Junter-Loiseau, 1999, cité dans Hamrouni, 2012). Si, en raison de contraintes normatives, culturelles et institutionnelles, les femmes peinent toujours à équilibrer le temps consacré au travail et celui voué à leur famille, l’impératif de conciliation des différents temps de vie s’est souvent fait au prix de la relégation des tâches domestiques et de soins à d’autres femmes, socialement défavorisées ou plus vulnérables : les femmes de ménage, les préposées aux bénéficiaires et les nounous (notamment celles issues de l’immigration) héritent du travail domestique et de soins (Bakan et Stasiulis, 1997 ; Ehrenreich et Hochschild, 2004 ; Descarries et Corbeil 2005 ; Ibos, 2008 ; Molinier, 2009 ; Nakano Glenn, 2009 ; Falquet et al., 2010 ; Mahon et Robinson, 2011).
Les débats entourant la reconnaissance du labeur de care ou la conciliation emploi-famille se concentrent souvent sur l’institution même qu’est la famille. Ils se polarisent autour des politiques familiales qui devraient être adoptées pour encadrer la réorganisation du travail qui a cours en son sein selon les objectifs d’égalité des sexes et d’égalité des chances pour les enfants. Dans leur article « Les politiques de conciliation travail-famille : la nécessité d’une analyse intersectorielle ? », Mélanie Bourque et Nathalie St-Amour soulignent à juste titre qu’en conséquence, le rôle crucial que pourrait tenir le marché du travail dans la réalisation de la conciliation emploi-famille a été négligé. Cherchant une voie plus prometteuse pour réaliser cet idéal, les auteures abordent la question de la conciliation emploi-famille non plus sous l’angle de la politique familiale, mais celui des actions de l’État, notamment du rôle qu’il peut tenir dans la reconfiguration du marché de l’emploi.
La conciliation emploi-famille n’étant, pour certaines critiques féministes, rien de moins qu’un euphémisme, une « métaphore des discriminations » (Junter-Loiseau, 1999) pour désigner l’articulation difficile entre les impératifs du marché et ceux du care auxquels les femmes professionnelles font aujourd’hui face, des auteurs ont voulu, depuis les quinze dernières années, procéder inversement : plutôt que de chercher à renverser le mépris social qui accable le care compris comme travail typiquement féminin, ils ont imaginé d’autres mesures qui, ciblant désormais les hommes, chercheraient à renforcer leurs liens au travail de care. En d’autres termes, désamorcer l’effet conjugué des multiples facteurs (iniquité salariale, discrimination systémique, répartition inégale du care dans la famille) qui contribuent structurellement à réassigner les femmes au care (Hamrouni, 2015) et à renouveler ce que la juriste Joan Williams (2000) appelle le « mythe de la domesticité » passe, selon eux, par l’octroi d’incitatifs forts aux hommes. Dans « Égalité entre les sexes et libéralisme : le cas des congés de paternité », Maud Gauthier-Chung se demande en ce sens s’il peut être normativement justifié, du point de vue du libéralisme égalitaire, de viser l’abolition du genre en promouvant, par exemple, des quotas de congés de paternité. Développant l’argumentation qui lui permet d’apporter à cette interrogation fondamentale une réponse positive, elle propose de défendre stratégiquement une telle politique sous l’angle du droit des pères au care.
L’idéologie déjà dominante de la dérégulation gouvernementale et de la non-intervention de l’État au sein de l’entreprise entendue comme association privée vient cependant compliquer la justification de l’application de telles mesures contraignantes aux entreprises. En effet, non seulement aux yeux des libertariens, mais aussi du point de vue des penseurs égalitaristes contemporains, à commencer par John Rawls, l’entreprise, tout comme la famille, est une institution privée qui relève du domaine des « associations » et qui peut s’autoréguler à l’abri des interventions de l’État. Ces approches dominantes en philosophie politique contemporaine nous ont ainsi privés de la possibilité de remettre en question les structures et les modes de fonctionnement de l’entreprise. Or quels devraient être les principes normatifs guidant l’évaluation critique de l’entreprise du point de vue de la justice de genre ? Voilà l’une des questions abordées par Naïma Hamrouni et Pierre-Yves Néron dans leur article « Justice, genre et entreprise. Esquisse d’une philosophie politique féministe de l’entreprise ». Après s’être intéressés à la place prépondérante qu’occupe l’éthique du care dans la littérature féministe sur l’entreprise, où il s’agit essentiellement de promouvoir des dirigeants d’entreprise vertueux et « caring », ils concluent que cette éthique se trouve en partie démunie lorsque vient le temps de penser plus largement les transformations organisationnelles structurelles de l’entreprise, de sa culture et des rapports en son sein qu’exige la réalisation de la justice de genre. Ayant déterminé que l’éthique du care et les approches distributives d’inspiration rawlsienne de la justice de genre demeurent des cadres d’analyse insuffisants de l’injustice liée au genre dans l’entreprise, les auteurs esquissent une approche multidimensionnelle de la justice de genre dans et de l’entreprise, alliant justice distributive, participative et égalité relationnelle.
Dans Éloge de l’oisiveté paru en 1932 dans sa version originale anglaise, Bertrand Russell formulait une des critiques les plus satiriques des sociétés modernes fondées sur le travail et posait radicalement que « la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail » (2002 : 7). Réduire le temps de travail pour tous, afin de travailler tous, représentait dans les années 1980 une des stratégies soutenues par des philosophes du travail préoccupés par la montée du taux de chômage qui accompagnait l’intégration des femmes à l’emploi, la mondialisation néolibérale et le phénomène de délocalisation des entreprises. Une telle réduction du temps de travail, afin de garder du temps pour soi et pour les proches (par opposition à la montée de l’idéologie du « tout au marché »), a depuis été discutée par plusieurs féministes comme étant un des moyens de faciliter l’articulation emploi-famille. Dans « Réduire le temps de travail… Pour qui ? Pour quoi ? Les conditions d’une réorganisation des temps sociaux pour l’égale liberté », Sylvie Paquerot et Philippe Langlois formulent toutefois une critique acerbe de cette stratégie qui, loin de servir le projet d’émancipation des citoyens et citoyennes, risquerait plutôt de venir contrecarrer cette quête d’égalité et de liberté (particulièrement celle des femmes). Les auteurs nous invitent non seulement à reconsidérer de façon critique la disjonction entre revenu et travail, mais aussi à reconnaître les conséquences les plus regrettables qui découlent de la reprivatisation du travail de soins au Québec.
Cette reprivatisation soulève évidemment plusieurs enjeux complexes pour les femmes qui travaillent à temps plein, mais aussi pour toutes ces retraitées qui, loin d’embrasser une oisiveté confortable ou de mettre fin à leurs activités de soins et de soutien, voient souvent ces dernières augmenter après qu’elles ont quitté le travail salarié. Pour plusieurs chercheurs, il est par ailleurs évident que l’existence de ce groupe fort important de femmes retraitées représente un prétexte idéal pour nos gouvernements de diminuer certains services en matière de soins de santé ou de services à la petite enfance, le tout en invoquant un discours de « responsabilisation » des citoyens et en soulignant les bienfaits d’un « vieillir actif » et les plaisirs de la grand-parentalité. Or, comme l’exposent Isabelle Marchand et Oscar E. Firbank dans leur article « Récits du quotidien après la sortie de carrière : quelle expérience du vieillir ‘actif’ et quels enjeux de citoyenneté ? », si les femmes retraitées embrassent souvent avec joie et volontairement le travail de soins lié à leurs petits-enfants, le même constat ne s’applique pas toujours aux responsabilités qui leur reviennent en tant que proche aidante : ici, la contrainte morale et l’épuisement sont régulièrement au rendez-vous. Par l’entremise d’une lecture attentive de récits de vie de plusieurs femmes retraitées, les auteurs montrent bien que cette nouvelle « citoyenneté active du vieillissement » doit impérativement être pensée en tenant compte des injustices de genre qui lui sont liées.
Si les cinq premiers articles de la section thématique accordent une attention toute particulière aux injustices de genre liées au travail, les deux derniers traitent des injustices sociales et de la détresse qui affectent bien souvent ceux et celles qui travaillent au sein d’économies post-fordistes. Traditionnellement, le marché du travail était organisé d’après deux principes phares : les revenus obtenus devaient d’abord être distribués selon la performance de chacun, et le marché du travail devait garantir, pour ses travailleurs, le droit au produit de son travail. La récente crise financière a cependant mis en évidence l’existence de nouveaux types de marchés, où « le gagnant rafle la mise » (winners-take-all markets – WTAM). Dans ce type de marché, les deux principes traditionnels encadrant le marché du travail ne tiennent plus, et l’abîme qui sépare le travail fourni des revenus qu’il est possible d’en tirer est plus profond que jamais. S’intéressant de près à ce phénomène préoccupant, Christian Jobin, dans « Le travail à l’ère des ‘marchés où le gagnant rafle la mise’ », propose « une piste de solution permettant de mieux réguler les WTAM qui sont en grande partie responsables de l’accroissement actuel des inégalités économiques. Celui-ci évalue (comme le fait par ailleurs Bernier dans l’article qui clôt la section thématique) quelques pistes de solution afin de contrecarrer les effets les plus pervers du type de marché auquel tant de travailleurs font (difficilement) face.
Pour Émilie Bernier, il est impératif de réfléchir aux divers moyens dont nous disposons afin de résister à la misère individuelle et toujours plus insidieuse qui accompagne le travail de nos jours. Dans son article intitulé « Pour une herméneutique de la misère. Relecture de deux thèmes marxiens : l’aliénation et le communisme », celle-ci se donne deux tâches principales. D’abord, bien saisir comment nos économies post-fordistes viennent incessamment contrarier l’articulation d’un commun et d’un espace démocratique qui pourraient mener à des réformes significatives dans le mode d’organisation de la production et de la distribution des richesses. Ensuite, montrer comment la pensée de Marx (et de quelques-uns de ses héritiers) pourrait venir nourrir une nouvelle philosophie du travail – une philosophie qui serait intimement liée à la dimension subjective et affective de ce dernier.
Il est évident que plusieurs autres questions pertinentes entourant les liens entre le travail et les injustices de genre n’auront pas été étudiées ici. Pourtant, même si la reconnaissance du care (ce « contre-travail ») n’est pas explicitement abordée dans un article, elle est traitée dans une recension de l’ouvrage de Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), recension que nos lecteurs trouveront à la fin de cette section thématique. Nos articles n’examinent pas non plus la question éminemment importante du rapport entre le travail subalterne des femmes, la double journée de travail et leur accès limité aux postes clés en politique. Depuis que les femmes du Québec ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité en 1940, elles peuvent officiellement participer pleinement à la vie politique publique. Malgré ces acquis, on sait qu’elles demeurent sous-représentées en politique, aussi bien en tant que candidates aux élections qu’en tant qu’élues, et que la culture politique reste éminemment masculine, guerrière. À l’heure actuelle, les femmes ne représentent que 27,2 % des députés qui siègent à l’Assemblée nationale (Assemblée nationale du Québec, 2015). Nombreuses sont les recherches qui mettent en rapport la persistance de l’organisation familiale genrée (le report de la principale responsabilité de care sur les femmes dans la famille), mais aussi la persistance de formes de discriminations indirectes dans le recrutement de potentielles députées et de biais masculins dans la détermination des qualités requises par le candidat en vue dans ce champ du travail directement lié au pouvoir (la combativité, l’habileté discursive, le sens de la persuasion, l’agressivité, l’adresse rhétorique, la capacité de formuler des arguments massue, etc.) (Young, 2000). La politique de la parité et celle des quotas sont revenues à l’avant-scène au cours des dernières années à titre de mesures venant annuler les résultats de la persistance de ces formes de discrimination directes et systémiques et permettant de redresser les injustices passées liées à l’exclusion historique des femmes des lieux de pouvoir (voir par exemple Lépinard, 2007 ; Krook, 2009 ; Bereni, 2015 ; ou Navarro, 2015). Pour des partisans de la théorie critique féministe comme Iris Marion Young, pour que l’inclusion démocratique des femmes soit réalisée, il ne suffira pas d’éliminer les formes de discriminations directes à leur endroit ou d’adopter des mesures d’action positive telles que les quotas ou la parité afin de réaliser l’égalité numérique en politique. Les normes du discours dominant en politique correspondent à des valeurs et à une culture profondément masculines (Young, 2000 ; Tremblay, 2005) et, en ce sens, l’inclusion démocratique des femmes passera aussi par une transformation culturelle de grande ampleur, exigeant que l’on repense les règles du jeu politique, que l’on mette en question et que l’on transforme la culture du débat guerrière qui imprègne la vie politique[1], et que l’on admette des modes de communication et d’expression qui diffèrent du style argumentaire hargneux courant (Young, 2000 ; Bourgault, 2015). Ces débats d’actualité sont en grande partie ceux au coeur de l’ouvrage de Laure Bereni, La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir (2015), dont la recension est aussi offerte ici.
Ce numéro spécial réunit des textes écrits par des politologues, mais aussi par des philosophes et des spécialistes du travail social. Son caractère multidisciplinaire atteste de la complémentarité d’approches typiquement sociologiques, philosophiques et politiques de la question du genre, du travail et de la justice sociale. Par les thèses souvent audacieuses qu’y présentent leurs auteures et auteurs, nous espérons que cette contribution saura soulever d’importants débats multidisciplinaires dans le monde francophone universitaire.
Appendices
Note
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[1]
L’adoption à l’unanimité de la motion visant l’interdiction des applaudissements partisans à l’Assemblée nationale du Québec en septembre 2015 s’inscrirait dans cette mouvance.
Bibliographie
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