Recensions

Syrie. Anatomie d’une guerre civile, d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Paris, CNRS Éditions, 2016, 416 p.[Record]

  • Jean-Sébastien Marsolais

…more information

On pourrait reprendre un concept du philosophe Vladimir Jankélévitch et dire que le politique a pour « organe-obstacle » les déterminants sociaux, économiques et culturels de la société où il s’incarne. En effet, le politique est l’expression d’une liberté qui fait ses choix à partir de ces déterminants dont il est le fruit, mais aussi qui s’en arrache et qui va au-delà d’eux. Le politique prend appui sur les déterminismes pour les surmonter volontairement dans un moment souvent imprévu, voire imprévisible, et qui est toujours à défendre et à refaire dans la durée. Le printemps syrien, et l’effondrement subséquent des institutions des révolutionnaires, peut être conçu comme un tel moment politique, et c’est précisément là le propos de Syrie. Anatomie d’une guerre civile, le nouveau livre d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay. L’ouvrage est le fruit d’observations directes et de plus de 250 entretiens que les trois auteurs ont effectués en Syrie lors de deux voyages distincts : le premier en décembre 2012 et janvier 2013 (essentiellement dans le gouvernorat d’Alep) et le second en août 2013 (à Alep et en Turquie). Les chercheurs se sont particulièrement intéressés au personnel des zones insurgées et aux participants des premières manifestations pacifiques (p. 17). De ces entrevues, 161 ont été utilisées dans le livre, dont 40 avec des Irakiens et des Syriens qui ont vécu sous l’État islamique. C’est autour de ce travail de terrain que se construit le propos des auteurs : c’est à partir de lui qu’ils racontent et étudient le conflit syrien, modérant les théories qui leur semblent moins pertinentes au regard de leurs données, attirant l’attention du lecteur sur certains points qu’ils jugent centraux et élaborant de nouveaux cadres d’analyse selon les lacunes qu’ils constatent dans la littérature existante. Dans l’ouvrage, la trajectoire de la révolution syrienne et de la guerre civile qu’elle a entraînée est subdivisée en trois grands moments : la phase de contestation pacifique (2011), dans laquelle il faut penser les manifestations à travers la mobilisation inattendue des Syriens et la survie du régime ; la phase d’insurrection unanimiste (2012-2013), où sont construites des institutions militaires et civiles alternatives de type étatique ; et la phase de l’éclatement et de la radicalisation (après 2013), qui est caractérisée par la plongée dans la guerre civile, produit de logiques exogènes à la société syrienne (p. 24-25). Le livre se compose de quatre parties qui recoupent largement ces dynamiques. La première présente la genèse de la révolution syrienne. Les auteurs y décrivent, en s’appuyant principalement sur les grands titres de la littérature sur le sujet, la situation politique, sociale et économique qui prévalait en Syrie sous Bachar al-Assad avant les soulèvements, à savoir que le « régime produit une société dépolitisée où disparaissaient la production sociale de la politique et, réciproquement, la capacité des organisations politiques à se saisir des activités sociales » (p. 66). Pourtant, selon eux, les hypothèses économico-communautaires et les théories du choix rationnel issues de l’étude du régime syrien échouent complètement à expliquer le passage à l’action des manifestants. Ils proposent donc un nouveau schéma de « mobilisations par délibération », un modèle qui s’élabore autour du choix rationnel des individus qui soupèsent des fins individuelles et collectives et qui prennent leurs décisions à l’issue de délibérations solitaires ou de discussions (p. 80). Devant le mouvement de contestation, le régime met en place différentes stratégies : concessions socioéconomiques, communautarisation du conflit et escalade de la violence. Finalement, c’est surtout l’absence de coordination et d’encadrement de l’opposition qui aura empêché les manifestations de renverser définitivement le régime (p. 116). La deuxième partie …