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Depuis quinze ans, les think tanks ont la cote en science politique. Ces nouveaux objets ont raison de fasciner leurs contemporains. Situés à l’intersection de plusieurs champs, ils offrent leurs angles à tant d’approches de cette discipline : théorie des élites, groupes de pression, sociologie politique, relations internationales, politiques publiques. En ce sens, le livre d’Alexander Ruser, Climate Politics and the Impact of Think Tanks, traitant du rôle joué par ces derniers aux États-Unis et en Allemagne dans les processus des politiques climatiques, ne peut que confirmer la tendance actuelle, à savoir l’intérêt croissant pour ce genre d’organisations de recherche auxiliaire qu’il n’est plus possible d’ignorer.
La littérature scientifique traitant de l’influence des think tanks conservateurs et néolibéraux américains s’enrichit qualitativement et quantitativement d’année en année. Après une succession d’études de cas ayant démontré le rôle majeur joué par les think tanks américains dans la négation du réchauffement climatique et même dans les rollbacks de politiques climatiques qui ont eu lieu sous la présidence de Georges W. Bush, il était plus que pertinent de procéder à une étude comparative pour vérifier si les think tanks génèrent les mêmes effets perturbateurs ailleurs dans le monde. Par exemple, le rôle que jouent les think tanks financés généreusement par les entreprises pétrolières aux États-Unis dans le contre-mouvement environnemental s’observe-t-il aussi en Allemagne ? C’est la question de recherche qui structure le livre de Ruser, professeur à l’Université d’Adger en Norvège. La démonstration qu’il y développe accouche d’une comparaison des plus instructives qui permet de comprendre avec davantage de subtilité que l’écosystème et la culture politique dans lesquels « habitent » les policy institutes composent des facteurs déterminants en ce qui a trait à la nature de l’influence qu’ils exercent sur les politiques nationales (p. 60).
Sans prétendre mettre fin aux désaccords concernant la définition de l’objet en question, que Ruser a raison de présenter comme un terme générique ou umbrella term (p. 44), on peut présenter les think tanks comme des organisations de recherche qui font valoir une expertise sur les politiques publiques et les enjeux de sociétés et qui prennent généralement la forme d’organismes sans but lucratif (OSBL), avec ou sans mission de bienfaisance.
Le chapitre consacré aux think tanks américains figure parmi les meilleures synthèses de ce qui a été produit sur les think tanks de combat (advocacy think tanks) en matière de réchauffement climatique. Avec plus d’un millier d’entités surtout concentrées dans la région washingtonienne, les États-Unis composent, à ce jour, le terreau le plus favorable à la prolifération de ces organisations de recherche militantes. Les facteurs sous-jacents à cette réalité évoqués par Ruser sont nombreux : système parlementaire à faible discipline partisane, ressources philanthropiques débordantes, foisonnement de lobbies, existence depuis longtemps d’un véritable marché de la recherche externalisée, surplus massif de professionnels de recherche titulaires d’un doctorat cherchant à offrir leurs services hors universités, polarisation sociale et médiatique inégalée en Occident, etc. (p. 57-59).
Pour l’auteur, les think tanks conservateurs et néolibéraux sont « les représentants permanents » du réseau des climato-sceptiques à Washington (p. 92). Ils composent aussi un « rouage » important dans la machine républicaine (p. 92) où ils occupent une fonction stratégique essentielle. « In sum, the visible think tanks in the US belong to a conservative network that is structured around a shared belief system that favours free-market politics and fundamental opposition to government regulation. In the increasingly polarized political landscape of the US, climate change poses a major threat. » (p. 94) C’est bien pourquoi on peut dire avec Philip Mirowski (2013, Never Let a Serious Crisis Go to Waste. How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso) que les experts conservateurs actifs dans les 35 think tanks recensés par Ruser ont servi d’organes pour prolonger les disputes sur les politiques climatiques afin de propager un agnosticisme (une agnotology) à l’égard du réchauffement climatique dans la population et auprès des élites.
Ces think tanks climato-sceptiques, qui fonctionnent en réseau, s’abreuvent aux mêmes sources : de grandes fondations américaines favorables au libre-échange qui réinventent chaque décennie de nouvelles stratégies pour paralyser et discréditer l’intervention publique et les régulations en tout genre.
En Allemagne, la situation est tout autre. L’intervention de l’État y est légitimée par de fortes traditions étatistes qui remontent à la République de Weimar (p. 102). Ainsi, la majorité des think tanks qui traitent d’environnement sont le fruit d’initiatives gouvernementales et demeurent financés par l’État (p. 103). En conséquence, les think tanks de combat y sont marginaux et les organisations de recherche auxiliaires opérant dans le giron universitaire prédominent (p. 106).
Les nombreux acteurs qui donnent vie à la culture politique allemande depuis trente ans ont réussi, par ailleurs, à créer une véritable fierté nationale : représenter l’avant-garde environnementale sur le continent et dans le monde (p. 109). La chose est d’autant plus structurante qu’il existe bon nombre de législations qui, en plus de contraindre l’action des gouvernements à plusieurs niveaux, orientent par ricochet la « recherche-action » qui se fait chez les think tanks. Il en résulte que les policy institutes qui traitent d’environnement sont institutionnalisés et intégrés dans les cycles de politiques et ont même un accès privilégié aux ministères (p. 111).
De plus, nier le consensus qui existe dans cette République fédérale allemande autour du réchauffement climatique d’origine anthropique suffirait pour pulvériser toute prétention de scientificité de la part d’un think tank qui en partagerait le postulat. Cette culture politique allemande a pour effet, en matière de recherche environnementale, de marginaliser les think tanks de combat qui pourraient être à la solde des lobbies.
À bien des égards, la situation américaine permet de rappeler que les think tanks de combat, lorsqu’ils sont suffisamment financés et influents, peuvent servir de front de résistance à l’action de politiques publiques basées sur la science comme en ce qui concerne la lutte au réchauffement climatique. En ce sens, ils peuvent favoriser et accélérer les faillites de politiques publiques en maintenant vives de fausses controverses, parfois fabriquées de toutes pièces par des organisations essentiellement financées par des lobbies qui ont réussi au fil du temps à se présenter aux yeux de tous comme des fondations caritatives. Surtout, le travail des mercenaires de la recherche réalisé par des think tanks de combat multimillionnaires afin de propager le discours climato-sceptique – eux qui étaient autrefois protabac comme l’ont démontré Erik M. Conway et Naomi Oreskes en 2010 avec Les Marchands de doute – est digne d’enseignement en science politique. Le comportement des advocacy think tanks américains, tels que Heritage Foundation, Heartland Institute, Competitive Enterprise Instiute, CATO Institute, Atlas Network, a su prouver qu’il était malgré tout stratégique de semer le doute sur le climat dans la population, même si cela va à l’encontre du savoir scientifique ; car la classe politique peut ensuite s’appuyer sur le scepticisme de la population pour justifier l’inaction ou le démantèlement de politiques environnementales.
À l’inverse, les think tanks, lorsque judicieusement orientés vers des principes d’intérêt général et constitués selon des règles scientifiques, peuvent s’avérer être de formidables auxiliaires capables de contribuer à réinventer les politiques qui encadrent nos sociétés complexes. C’est bien sur le plan épistémologique que se dégage donc la contribution fondamentale de Climate Politics and the Impact of Think Tanks. Scientific Expertise in Germany and the US d’Alexander Ruser : ces organisations sont intégrées dans des régimes de connaissance (p. 59 et 138) qui balisent le champ des possibles que peuvent emprunter les policy institutes. Cela permet de souligner toute l’importance de l’encadrement institutionnel qui s’avère nécessaire pour éviter que les think tanks ne se transforment en partis politiques et qu’ils ne fassent que réitérer les clivages idéologiques sur le territoire de la recherche.