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Parue neuf ans après la publication de l’ouvrage original, cette nouvelle édition de poche était attendue. Les travaux de Dylan Riley sur le fascisme sont enfin disponibles à nouveau pour le plus grand bénéfice des sociologues et des politologues intéressés par l’autoritarisme et la démocratie. L’auteur ajoute au texte original une nouvelle introduction qui replace l’ouvrage dans le contexte des débats théoriques sur le fascisme. Il y inclut une version résumée de sa critique de l’utilisation du concept de fascisme pour qualifier la trajectoire de Donald Trump, publiée dans la New Left Review (no 114, 2018).

S’inspirant d’Antonio Gramsci, Riley conteste la théorie toquevillienne de la démocratie et son principal représentant contemporain, Robert Putnam. Il rejette l’idée qu’une société civile forte garantisse le développement de la démocratie libérale. Il soutient que les trois cas de fascisme qu’il présente dans l’ouvrage sont des exemples de sociétés civiles fortes, ce qui n’a pas empêché l’Italie, l’Espagne et la Roumanie de succomber à la vague fasciste qui a frappé l’Europe dans les années 1920 et 1930. À partir de la fin du XIXe siècle, ces trois pays ont notamment connu une importante progression des coopératives de crédit agricole. De plus, les régions les plus affectées par cette progression sont celles où les fascistes ont connu la plus forte mobilisation. Cette anomalie, du point de vue de l’analyse toquevillienne de la démocratie, est le point de départ d’une réflexion sur la relation entre société civile et développement du fascisme. Riley refuse de renoncer à l’idée d’une corrélation entre société civile et démocratie, jugeant que c’est la définition de cette dernière et sa relation avec le fascisme qui pose problème. Selon lui, le fascisme doit être conceptualisé comme une forme de « démocratie autoritaire », ayant pour objectif une meilleure représentativité du peuple à travers un mouvement antipolitique. La politique, aux yeux des fascistes, constitue une source de division qui prévient la véritable volonté du peuple de prévaloir.

Cette définition du fascisme permet à Riley de résoudre le problème empirique de la corrélation entre société civile et démocratie. Si la démocratie ne se résume pas aux institutions libérales, le développement de la vie associative cause peut-être la croissance des forces démocratiques. Cette solution théorique ne règle cependant pas les questions principales qui intéressent l’analyse comparée des fascismes : qu’est-ce qui cause le développement des forces fascistes ? Et qu’est-ce qui explique que ces forces arrivent parfois à prendre le pouvoir et à se constituer en régime ? Pour répondre à ces questionnements, Riley se tourne vers Antonio Gramsci et le concept d’hégémonie. Selon lui, en plus d’avoir vu se développer des sociétés civiles fortes en leur sein, l’Italie, l’Espagne et la Roumanie ont en commun d’avoir été gouvernées, dans les années précédant l’avènement du fascisme, par des classes dominantes non hégémoniques. Le développement de la politique hégémonique dans ces trois pays a échoué lors de trois étapes successives décisives. Les tentatives de rallier les forces sociales d’abord à un projet d’hégémonie intra-classe, ensuite à un autre d’hégémonie interclasses et finalement à un projet contre-hégémonique ont ouvert la porte à la montée de forces antipolitiques qui ont mené aux régimes fascistes. Incapables de s’allier une coalition décisive des classes dominantes, les élites politiques italiennes, espagnoles et roumaines se sont livré des luttes fratricides qui ont miné leur rapport de force avec les classes subalternes. C’est ce rapport de force affaibli par les divisions qui explique l’incapacité des élites politiques à convaincre les dominés de légitimer l’ordre politique libéral qu’elles incarnaient. Trop faibles pour intégrer les masses à une véritable démocratie libérale en concédant le suffrage universel, les élites ont étendu le suffrage de façon limitée afin d’assurer la pérennité de leur pouvoir. Par conséquent, elles n’ont pas été en mesure d’obtenir le soutien d’une part significative des classes subalternes pour leur projet. Les divisions internes à la classe dominante ont rendu improbable la constitution d’un bloc contre-hégémonique autour d’un projet alternatif. La capacité de mobiliser contre un ennemi fort et uni serait, selon Gramsci et Riley à sa suite, une condition pour maintenir l’unité du mouvement contestataire.

Le suffrage universel survient dans un contexte d’absence de politique hégémonique dans les trois pays étudiés. Les organisations de la société civile, en l’absence d’hégémonie politique, ont contribué au développement d’un mouvement antipolitique plutôt qu’au développement de la démocratie libérale. Face à la menace que pouvait représenter le fascisme pour les classes subalternes, la division de ces dernières les a rendues incapables de résister. Les mouvements fascistes en Italie, en Espagne et en Roumanie ont donc pris le pouvoir en raison de causes similaires.

Les trois régimes fascistes comportent des différences importantes. Le rôle du parti en leur sein n’est pas le même, par exemple. Riley distingue par conséquent trois types de fascisme, qui correspondent au type de société civile qui s’est développé dans chacun de ces pays au cours des décennies précédentes. En Italie, où les organisations de la société civile se sont développées de façon autonome, le Parti national fasciste a maintenu son autonomie au sein d’institutions de plus en plus subordonnées au dictateur. C’est ce que Riley qualifie de « party fascism ». En Espagne, la vie associative s’est développée sous le contrôle des élites. Dans le régime franquiste, ces dernières ont réussi à subordonner le parti unique, Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista [Phalange espagnole traditionaliste et des Juntes d’offensive nationale-syndicaliste], formé par la fusion, imposée par le régime, entre des organisations fascistes et d’autres traditionnalistes et monarchistes. Cette forme de fascisme où le régime utilise un parti unique à ses propres fins et où celui-ci n’est pas une organisation autonome est qualifiée de « fascisme traditionnaliste ». En Roumanie, le régime dirigé par Ion Antonescu a supprimé le parti fasciste – la Légion de l’archange Michel, dite Garde de fer – et s’est lui-même chargé de mettre en place un programme fasciste. Riley considère que ce « fascisme d’État » est le résultat d’un développement de la société civile sous l’impulsion de l’État.

Après ces trois études approfondies, il discute deux théories concurrentes qu’il confronte à son approche et aux cas traités dans les chapitres précédents. Il analyse aussi deux cas supplémentaires pour mettre les trois approches à l’épreuve. Au terme de cette confrontation avec l’histoire allemande et hongroise, Riley juge que l’approche gramscienne est mieux à même d’expliquer la montée du fascisme – et son incapacité à prendre le pouvoir en Hongrie – que l’approche marxisante des travaux de Barrington Moore fils et l’approche wébérienne notamment associée aux travaux de Michael Mann.

La force de l’approche de Riley réside dans sa capacité de réconcilier des positions longtemps vues comme antagoniques dans les études du fascisme. Les travaux associant une certaine gauche à l’origine du fascisme et ceux se basant sur une analyse des conflits de classes ont longtemps appartenu à des traditions irréconciliables. The Civic Foundations of Fascism permet jusqu’à un certain point de dépasser cette opposition.

L’ouvrage comporte un certain nombre de limites. Le langage employé par l’auteur laisse parfois entendre que le développement politique des pays étudiés aurait dévié d’une trajectoire « normale », ce qui expliquerait le résultat, la montée du fascisme. Ces formulations apparaissent datées à une époque où les sciences sociales ont remis en question l’idée d’une trajectoire historique idéale pouvant servir d’étalon de comparaison pour les cas divergents. Ces questions de langage peuvent probablement être réglées par une reformulation ne touchant pas au coeur des propositions de l’auteur.

Une critique plus importante mérite toutefois d’être adressée à la conceptualisation du fascisme de Riley. Bien qu’une lecture nuancée de la relation complexe entre démocratie et autoritarisme soit pertinente, la définition du fascisme comme « démocratie autoritaire » tend à réduire la démocratie à la sphère de la légitimation, ce qui rend difficile la distinction entre des régimes authentiquement démocratiques et d’autres se revendiquant comme tels à des fins strictement propagandistes. Cette définition du fascisme permet aussi assez mal de distinguer entre le fascisme et d’autres formes d’autoritarisme dans l’entre-deux-guerres. Riley met sa thèse et les théories concurrentes à l’épreuve en survolant le cas hongrois, où le fascisme n’aurait pas eu de succès. Il n’est cependant pas clair ce qui, à ses yeux, distingue la pratique politique de Miklós Horthy de celle des fascistes en Italie, en Espagne et en Roumanie. En somme, les idées mises de l’avant dans l’ouvrage méritent d’être approfondies sur le plan théorique.

L’ouvrage de Dylan Riley suscitera certainement des débats intéressants au sein de la communauté des chercheurs intéressés par le fascisme et par la démocratie. Devant les défis auxquels font face les régimes démocratiques à une époque de montée des populismes et des mouvements d’extrême-droite, une telle discussion est nécessaire. Même ceux qui partagent le scepticisme de Riley quant à l’utilité de la comparaison entre fascismes historiques et populismes contemporains doivent reconnaître les apports de cette discussion sur le passé à la compréhension des enjeux actuels. The Civic Foundations of Fascism devrait être sur la liste de lecture de tous ceux qui souhaitent y participer.