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Professeur au campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, le politologue Frédéric Boily est un expert reconnu des droites canadiennes. Paru aux Presses de l’Université Laval, son ouvrage Droitisation et populisme : Canada, Québec, États-Unis est une contribution que sauront apprécier ceux et celles qui souhaitent mieux comprendre l’essor récent du populisme de droite dans notre coin du monde. Dans son introduction, le politologue décrit la victoire de Donald Trump en 2016 comme un « moment significatif dans l’évolution de la droite occidentale » (p. 2). D’où cette question qui sous-tend l’ensemble de son livre : « Assiste-t-on […] à une irrésistible “droitisation” […] ou à une “populisation” de la vie politique occidentale dont Trump serait l’aboutissement ? » (p. 3-4). L’ouvrage se décline en cinq chapitres thématiques. Le chapitre 1 sert à répondre à la question : « À quel point peut-on parler d’un retour de la droite et d’une droitisation ? » (p. 12). Selon Boily, « au-delà de son caractère d’évidence la thèse de la droitisation n’a pas la clarté que l’on pourrait croire » (p. 17). Une des idées phares du chapitre est qu’on a observé au moins deux périodes de droitisation distinctes au cours des dernières décennies. La première droitisation va grosso modo du début des années 1980 jusqu’à la grande récession de 2008-2009. Principalement d’ordre économique, elle se caractérise par son rejet de l’État et du keynésianisme (p. 40). Principalement culturelle, la seconde droitisation débute en 2008 et se caractérise notamment par le retour du nationalisme ethnoculturel (p. 50). Dans le chapitre 2, Boily se demande à quel point on assiste sous Trump à une « populisation » de la vie politique aux États-Unis. Pour ce faire, il revisite les écrits de l’historien Richard Hofstadter [1916-1970] qui a étudié le populisme américain dans ses ouvrages The Age of Reform (1955) et The Paranoid Style in American Politics (1965). En montrant la présence continuelle du populisme dans l’expérience historique américaine, Hofstadter contribue à dé-singulariser le « phénomène Trump » (p. 56). Il n’en demeure pas moins qu’un débat persiste quant à savoir si Trump est réellement un populiste dans la tradition américaine. Boily pose les termes du débat en opposant la figure de Donald Trump à celle de Bernie Sanders, le sénateur du Vermont campé à gauche et candidat lors des primaires présidentielles démocrates de 2016 et de 2020. Le contraste entre les mouvements incarnés par ces deux hommes amène la nécessité de distinguer un populisme identitaire (Trump) d’un populisme protestataire (Sanders), le premier associé à la droite et le second à la gauche (p. 59). Boily conclut son chapitre en affirmant que le populisme américain est une « [c]onstante de la démocratie américaine [à laquelle il se greffe] de manière ambigüe à droite et à gauche » (p. 85).

Délaissant les États-Unis pour le Canada, le chapitre 3 porte sur l’existence du populisme au nord du 45e parallèle. Boily souligne d’entrée de jeu que le Canada est souvent perçu comme « un havre de paix démocratique, bien à l’abri de la “contagion populiste” qui se répand ailleurs ». Or, il s’agit d’une erreur d’appréciation qui résulterait notamment d’une conception du populisme qui associe cette tendance exclusivement au radicalisme et au racisme (p. 89). Rappelant que le populisme est d’abord un style politique avant d’être une idéologie (p. 91-92), l’auteur montre que l’ancien premier ministre progressiste-conservateur John Diefenbaker, le chef créditiste Réal Caouette et le Reform Party ont tour à tour incarné un certain populisme à Ottawa. Encore aujourd’hui, le style populiste est bien présent dans la capitale fédérale, et ce, autant au Parti conservateur qu’au Parti libéral et au sein du Nouveau Parti démocratique (p. 108-110). L’auteur évoque par ailleurs la « tentation identitaire du populisme » qui se manifeste au niveau provincial (en Alberta et au Québec notamment). Il conclut à cet égard que « le populisme reste diffus dans l’espace politique provincial canadien, aucune formation politique n’en faisant l’exclusivité de son offre politique ou son fonds de commerce » (p. 117). Lui aussi campé au Canada, le chapitre 4 décrit la nature et les défis de la droite fédérale canadienne après la défaite des conservateurs en 2015. Selon Boily, l’après-Stephen Harper est pour les conservateurs une ère de profondes remises en question (p. 122). L’élection fédérale de 2019 a exposé les principaux problèmes auxquels ce parti fait face : sa trop grande concentration géographique, ses fractures idéologiques et l’épineuse question de l’influence de la droite religieuse (p. 124-125). Les conservateurs fédéraux seraient aujourd’hui devant une triple tentation (p. 133 et suiv.) : tentation du conservatisme social et religieux, tentation du repli régional et tentation du populisme. Concernant cette dernière, Boily rappelle que les résultats enregistrés par le Parti populaire de Maxime Bernier lors du scrutin de 2019 (moins de 2 % des voix à l’échelle du pays et aucun député élu) laissent croire qu’il n’y a actuellement pas d’appétit apparent pour un parti qui ferait du populisme identitaire son fonds de commerce (p. 149).

Finalement, le chapitre 5 porte sur la pensée de femmes qu’on peut qualifier d’intellectuelles de droite, un sujet qui n’aurait pas fait jusqu’à maintenant l’objet d’analyses approfondies (p. 157-158). Se voulant un travail exploratoire en vue d’une recherche plus considérable (p. 156), le chapitre analyse les textes de cinq intellectuelles de droite canadiennes (deux anglophones et trois francophones) produits entre 2015 et 2018 et portant sur Trump ou sur la présence islamique en Occident. Sans montrer comment les écrits de ces femmes se distinguent de ceux de leurs homologues masculins, Boily observe qu’une convergence de vue qui transcende les barrières linguistiques et idéologiques semble unir les autrices analysées. Dans la conclusion de son ouvrage, il affirme qu’il est possible qu’on assiste à l’émergence d’une troisième droitisation qui irait de pair avec l’essor du populisme de droite (p. 193). Une postface a été ajoutée à l’ouvrage à propos de la nécessité de garder un oeil ouvert au cours des prochaines années pour voir comment la COVID‑19 influencera l’évolution des droites et du populisme.

Dans l’ensemble, Droitisation et populisme est un ouvrage éclairant, bien documenté et agréable à lire. D’une pertinence indiscutable, il saura alimenter au cours des années à venir les réflexions autour de l’essor contemporain des populismes de droite. Le premier chapitre fait oeuvre utile en déconstruisant l’idée de la droitisation et en montrant l’existence de deux périodes de droitisation distinctes. On se permettra deux remarques cependant : d’abord, il est surprenant que, dans un ouvrage portant sur la droitisation et sur les droites, Boily ne profite pas de son premier chapitre pour offrir une définition de la droite, surtout qu’il insiste à plusieurs reprises sur la pluralité des droites. Quel est le dénominateur commun à ces différents courants idéologiques et comment se distinguent-ils par rapport à la gauche ? Dans un contexte où plusieurs parlent de l’obsolescence de l’axe gauche–droite et alors que le populisme redéfinit ce qui relève de la droite, on souhaiterait avoir de celle-ci une définition non tautologique et qu’on puisse opérationnaliser. Ensuite, on se demande si l’auteur n’aurait pas eu intérêt à mieux cadrer son chapitre sur le plan géographique ; quand il évoque un processus de droitisation, parle-t-il seulement du Canada et des États-Unis ou inclut-il l’Europe et l’ensemble des pays démocratiques ? Ce n’est pas toujours clair et cette critique est valable pour plusieurs autres endroits dans le livre. Le chapitre 2 est également intéressant, mais on se demande si l’auteur n’a pas fait un pari un brin ambitieux en tentant d’inclure dans un seul chapitre l’histoire du populisme aux États-Unis, l’analyse des écrits de Hofstadter, les débats historiographiques sur le populisme américain et les phénomènes Trump et Sanders. Ce chapitre pourrait éventuellement donner lieu à une monographie en bonne et due forme. Les chapitres 3 et 4 portant sur l’histoire du populisme au Canada des années 1960 à nos jours et sur les défis du Parti conservateur de l’après-Harper sont les plus intéressants et permettent à l’auteur de montrer sa maîtrise de ces sujets. Seul le chapitre 5 nous laisse sceptique quant à sa pertinence. L’étude des intellectuelles de droite est un sujet potentiellement très pertinent, mais ce qui est présenté ne nous informe guère sur les liens entre la pensée des autrices et la tentation populiste de la droite canadienne. De même, l’analyse de contenu présentée ne permet pas de savoir en quoi ces intellectuelles se distinguent ou non de leurs homologues masculins (en somme, que nous apprend l’étude spécifique des intellectuelles de droite ?). Nous nous permettons en terminant une dernière critique concernant le travail d’édition du livre. Quelques relectures supplémentaires auraient permis de simplifier certaines phrases à la syntaxe alambiquée et de corriger les formulations redondantes et les coquilles qu’on trouve ici et là. Cela étant dit, ces petites critiques ne doivent nullement remettre en doute la qualité générale de ce livre qui plaira autant aux chercheur·es, qu’aux étudiant·es et au grand public intéressé par les questions qui y sont traitées.