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À Claude Lévi-Strauss (1908-2009) dont les travaux ont complètement transformé notre intelligibilité des traditions amérindiennes et demeurent une formidable source d’inspiration.

Des traditions visibles et sources de fascination

Au Canada et au Québec, les traditions amérindiennes n’ont jamais été aussi visibles qu’au cours de la dernière décennie. Les spiritualités autochtones, par exemple, s’observent aussi bien sur les territoires éloignés qu’au coeur des métropoles. Elles apparaissent dans les institutions culturelles, les centres de ressourcement thérapeutique, dans les églises et les chapelles, dans les prisons. Elles s’affichent même dans les casinos et les galeries marchandes, au cinéma comme au théâtre, sur les sites Internet, dans les musées, les festivals, les librairies ésotériques et les colloques. Elles se déploient dans l’espace intime des maisons ou à l’occasion des nombreux powwows qui rythment la vie estivale des réserves amérindiennes et où affluent de plus en plus les touristes. Depuis le tout dernier numéro que la revue Recherches amérindiennesau Québec a consacré à ces questions de spiritualité et d’identité, en 2000, le nombre de publications sur ce thème a explosé, si bien qu’en présenter un bilan exhaustif dépasse le cadre du présent numéro[1]. Ces traditions n’interpellent plus seulement les anthropologues et les sociologues, mais toutes les disciplines académiques : de l’histoire aux sciences juridiques, des arts à la théologie, de la philosophie aux sciences politiques, de la littérature aux sciences des religions et aux sciences de l’éducation. Les chercheurs universitaires et le grand public s’intéressent à ce point aux traditions autochtones qu’il y a lieu de se demander s’il n’y a pas derrière cet engouement un sentiment presque nostalgique, une aspiration à mieux connaître des cosmologies où, hiérarchiquement, le relationnel l’emporte encore sur l’individuel et la temporalité cyclique sur la temporalité linéaire. Certains voient plutôt dans ces stéréotypes les marques d’un exotisme tenace et d’une autre réduction. D’autres encore préfèrent y lire le signe d’une avancée du multiculturalisme et d’une plus grande ouverture de l’opinion face à ces cultures. En témoigne, par exemple, l’insertion au Québec, dans les manuels du tout nouveau programme d’éthique et culture religieuse destiné aux élèves du primaire et du secondaire, d’un volet sur les spiritualités autochtones qui se retrouvent aux côtés des religions du tronc abrahamique.

Cette fascination que suscitent les traditions autochtones n’est évidemment pas nouvelle. Elle commence dès la conquête de l’Amérique avec l’essor du mythe du Bon Sauvage et traverse toute la période coloniale, comme l’illustre le cas de Grey Owl au xixe siècle. Elle se perpétue aujourd’hui dans ces multiples références à la sagesse amérindienne et à l’harmonie cosmique, qui accompagnent cette passion écologique ou métaphysique de la nature qui a trouvé son épanouissement en Occident, en réaction aux excès de la modernité. La passion des modernes pour les spiritualités autochtones et pour les Amérindiens est, de ce fait, une longue tradition. Comme les hybrides de Bruno Latour (1997), ceux du monde amérindien attirent et dérangent à la fois. Les mélanges et les transgressions qu’ils opèrent suscitent sans cesse de multiples interrogations : s’agit-il d’un objet traditionnel, rituel ou folklorique ? A-t-on affaire à un récit authentique ou bricolé, à un rituel local ou importé, à une pratique traditionnelle ou moderne, à du théâtre, à une cérémonie ancienne ou réinventée, à un portrait ou à une caricature ?

Il faut peut-être se défaire de ces fantômes, la pureté ou l’authenticité demeurant des points contestables, y compris à l’intérieur d’une seule et même tradition. Enfin, la frontière entre ces registres demeure souvent ténue, si bien qu’un objet décoratif ou ludique peut servir d’objet rituel, funéraire, ou d’amulette, si nécessaire. Les miniatures inuites constituent un excellent exemple, le même objet pouvant remplir différentes fonctions selon les contextes (Laugrand et Oosten 2008a). Dans la pensée du bricoleur si bien décrite par Claude Lévi-Strauss (1962), le critère essentiel est la valeur d’usage ou l’adéquation de l’objet en fonction des besoins, et non son origine. Le bricoleur thésaurise des objets hétéroclites, sa règle est de « toujours s’arranger avec les “moyens du bord” [...] en vertu du principe que “ça peut toujours servir” » (Lévi-Strauss 1962 : 31).

Dans ce numéro, nous chercherons moins à savoir d’où viennent les éléments exogènes des rituels à l’étude, ou encore s’ils sont traditionnels ou modernes, mais plutôt à saisir comment ils signifient et entrent dans la fabrique des traditions. Plusieurs auteurs examinent de quelle manière les rituels sont incorporés, et comment ils permettent à leur tour d’incorporer d’autres éléments. En effet, les cultures d’accueil soumettent toujours les nouveautés à leurs propres grilles, le mécanisme de l’appropriation présupposant une sélection. La notion de « traditions inventées », chère à Éric Hobsbawm et Terence Ranger (1983) et reprise par nombre d’historiens et de socio-anthropologues, semble de ce point de vue descriptive mais analytiquement peu opératoire. Aucune tradition n’échappe à cette logique de bricolage, même si les acteurs se défendent de dresser des échaffaudages. La Bible des chrétiens offre un bel exemple d’une construction éminemment syncrétique et pourtant jamais perçue comme telle par ses lecteurs. Nous proposons donc d’accorder plus d’attention aux opérations qu’impliquent la fabrique et la transformation des traditions qu’à la question des origines ou de l’invention (voir Mauzé 1997).

La diversité du paysage religieux et l’affirmation d’une différence

Au-delà de certaines caractéristiques communes, le paysage religieux ou spirituel des autochtones est protéiforme. Loin de disparaître, contrairement à ce qu’annoncent depuis longtemps des missionnaires, des historiens et des socio-anthropologues, ce paysage s’est enrichi, renouvelé, fragmenté et complexifié (voir Oosten, Laugrand et Remie 2006). On ne saurait le réduire à ces mouvements dits néo-chamaniques ou encore à ces traditions plastiques des néo-Indiens qu’analysent Jacques Galinier et Antoinette Molinié (2006) dans les régions sud-américaines.

Au Canada, deux phénomènes apparemment contradictoires ont fini par converger. Leurs effets sont à la base de cette affirmation d’une différence culturelle que de nombreuses communautés continuent à marteler.

En premier lieu, il faut prendre acte d’une attitude de résistance, vécue sur une base quotidienne dans bien des familles autochtones et ce, en dépit des politiques d’assimilation et d’intégration. Dans le silence des maisons et à l’abri des médias, des hommes et des femmes continuent de transmettre leurs savoirs et leurs valeurs à leurs enfants, sans le besoin de s’afficher au grand jour ou de manifester un esprit de révolte. Jean-Guy Goulet (2000) a bien montré cette résistance des Lakotas et des Cris qui refusent la présence des médias dans leurs cérémonies et leurs prières, rejetant la consommation touristique, le spectacle et le sensationnel. Comme le note Marie-Pierre Bousquet (2007) à propos des Algonquins, la situation diffère selon les générations, mais on aurait tort de croire à la disparition intégrale du système de valeurs et des pratiques autochtones. Chez les Inuits, comme dans bien d’autres groupes, il apparaît de plus en plus manifeste que les savoirs ne sont jamais distribués également dans les familles, si bien que, dans une même phratrie ou une même lignée, des personnes sont des puits de savoir, et leurs confrères des individus à qui les traditions ne sont pas transmises avec la même intensité. Dès lors, inutile d’en conclure trop vite à la fin des traditions.

En somme, il faut admettre que certains autochtones se montrent indifférents envers certaines valeurs et normes de la société dominante, préférant, a contrario, maintenir autant que possible d’autres modes d’existence, de pensée et de pratiques. Dans cette perspective, les piètres performances observables dans des domaines sociaux, éducatifs et économiques où l’État a pourtant investi des sommes considérables pour le développement des communautés, prennent une tout autre signification. Elles sont en partie des preuves patentes d’un choc des cultures toujours à l’oeuvre. Cette situation déconcertante évoque ce que l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro (1991 : 367) a nommé « l’inconstance amérindienne », dans le contexte des missions jésuites du Brésil, une attitude d’acceptation et de refus qui renvoie à la fois à cette ouverture à l’autre caractérisant les cosmologies amérindiennes et aussi à cette capacité des Amérindiens à se retourner et à reprendre leurs pratiques.

Inverse au précédent, le second phénomène est l’adoption indéniable, dans nombre de communautés autochtones, de certaines des logiques produites et transmises par l’État moderne. Les politiques d’assimilation, de sédentarisation, de scolarisation, et l’avènement d’une société de consommation ont bien évidemment produit leurs effets sur les sociétés améridiennes, de sorte qu’hormis des parcours individuels exceptionnels, un malaise général règne encore dans un grand nombre de réserves. Il est cependant intéressant de constater combien cette adoption de la modernité demeure sélective, quitte à ce que certains de ses éléments soient rejetés ou mis à profit, pervertis ou détournés, à la manière des tricksters (voir Servais 2005 ; Nadasky 2003). L’acceptation par de nombreux autochtones des normes et de tout l’appareil juridique canadiens est un bon exemple. Cette démarche semble d’autant plus souhaitable aux Amérindiens qu’ils ont su remporter d’importantes victoires devant les tribunaux, notamment en Cour suprême (voir Bousquet 2005 ; Otis 2007). Mais il est flagrant de pouvoir surperposer aussi bien cette adoption de la logique juridique moderne à une forte affirmation identitaire qui se traduit, depuis les années 1970, par la revitalisation de multiples institutions culturelles et la revendication d’un particularisme. Ne s’agit-il pas de ré-équilibrer les choses, d’offrir l’image d’une autochtonie vivante et dynamique, au moment même où l’on a choisi de céder du terrain ? Les powwows, les cérémonies, les danses au tambour, le retour des potlatchs et d’une myriade d’autres rituels de purification, de guérison, de quête des visions, etc. comportent sans aucun doute une puissante charge politique et symbolique d’affirmation identitaire destinée à faire valoir cette présence et préséance des autochtones[2].

À partir des processus les plus visibles jusqu’aux moins visibles, quelques grandes tendances toujours à l’oeuvre peuvent être identifiées. Toutes participent au dynamisme et à la créativité des traditions autochtones :

  • le développement rapide de vastes réseaux pan-indiens qui existent et innervent le continent depuis des siècles, mais dont la réactivation dans le cadre de stratégies d’affirmation identitaire contribue au renforcement et au mélange des traditions (voir Delâge et Sawaya 2001 ; Tanner 2004 ; Buddle 2004 ; Niezen 2005). Ce processus s’est amplifié avec les moyens de communication du xxe siècle, notamment des réseaux Internet ;

  • la diffusion mondiale des idéologies du Nouvel-âge et du néo-chamanisme qui alimente, dans les sociétés dominantes, une demande constante en matière de spiritualités alternatives. Il en découle une multiplication et une intensification des échanges entre autochtones et non-autochtones, de même que l’apparition de réseaux parallèles, d’une nouvelle imagerie et de rituels inventés[3] ;

  • l’explosion des cercles et autres initiatives de guérison, dont les orientations varient beaucoup d’une communauté à l’autre mais qui, depuis la création de la Fondation autochtone de guérison (FADG) en 1998, s’imposent comme une réponse globale à la sédentarisation et à l’assimilation des peuples autochtones[4] ;

  • l’évolution des idéologies politiques et des systèmes juridiques qui débouche, au Canada notamment, sur la reconnaissance constitutionnelle de droits, y compris religieux. Ces droits faisant dorénavant partie des droits fondamentaux, les revendications se font de plus en plus nombreuses. Cette judiciarisation générale des questions autochtones entraîne une instrumentalisation de l’histoire et nourrit la rectitude politique, mais elle se traduit surtout par une montée en puissance d’idéologies essentialistes qui s’expriment dans des requêtes jusque-là inédites : rapatriement d’objets rituels des musées, rapatriement d’ossements, protection des sites sacrés, défense de la propriété intellectuelle, etc.[5] ;

  • la poussée des traditionalismes autochtones qui tendent à protéger, réifier ou réinventer des institutions. Ces initiatives de revitalisation ont fait émerger, ici et là, de véritables poches de résistance de contestation à l’assimilation socioculturelle. Ces démarches s’accompagnent de discours parfois corrosifs sur les institutions hégémoniques[6] ;

  • sans oublier, à l’autre extrémité du spectre, les manifestations d’une appropriation du christianisme profonde et silencieuse. En effet, certaines communautés revendiquent des valeurs communes et/ou une nouvelle identité chrétienne, comme si le le pentecôtisme ou l’évangélisme leur conférait aujourd’hui une occasion de mieux se connecter entre elles et à une autre échelle. L’incorporation du christianisme par les autochtones est à l’oeuvre depuis plusieurs siècles, elle a cependant donné lieu à des transformations moins spectaculaires. Elle s’exprime aujourd’hui de multiples manières (cultes des saints et dévotions, ateliers et camps bibliques, rejet de pratiques ancestrales, etc.) et s’appréhende bien comme une stratégie de prise de contrôle des pouvoirs spirituels en provenance de l’extérieur. Cette appropriation du christianisme s’observe dans des formes plus ou moins indigénisées, pour reprendre l’expression de Marshall Sahlins (2007), et résulte de « négociations culturelles », selon le bon mot d’Ann Fienup-Riordan (1990, 1997).

L’adoption du christianisme, alliance et nouveaux pouvoirs

Ce processus mérite une plus longue explication. À l’oeuvre depuis les premiers contacts entre Européens et Amérindiens, il a pris naissance avec les stratégies basées sur l’alliance et la volonté de s’approprier de nouveaux pouvoirs (Delâge 1991[7]).

L’historien Alan Greer (2005) en donne une illustration à partir du culte de Kateri Tekakwitha chez les Iroquois et leurs descendants mohawks. On pourrait également citer les cultes à Sainte-Anne qui, depuis l’évangélisation, se traduisent par d’importantes activités pèlerines au Québec comme dans l’ouest du pays (Chute 1992 ; Morinis 1992 ; Delâge et Dubois 1998 ; Gagnon 2002, 2007). Dans une autre perspective, le théologien Achiel Peelman (1992, 2004) a tenté de mieux cerner les formes de ce christianisme autochtone en partageant des expériences et des rituels avec des Algonquins et des Innus. Jean-Guy Goulet (1998) l’a fait aussi avec les Dènès-Thas de l’Alberta, montrant les conceptions et les réalités spécifiques que ces populations placent derrière les concepts de Dieu, par exemple[8].

Au regard des transformations et des continuités observables, les questions posées demeurent parmi les plus complexes : Jésus peut-il incarner la figure d’un guérisseur ou d’un chamane amérindien ? Le christianisme des autochtones prend-il la forme d’une nouvelle mystique, susceptible de renouveler le christianisme romain ? Nous laisserons au lecteur le soin de répondre à ces questions, mais on ne peut plus nier l’existence, du nord au sud des Amériques, non pas d’un seul, mais de plusieurs christianismes autochtones (Vilaça et Wright 2008 ; Westman 2008).

De nombreux travaux restent cependant à entreprendre pour saisir ces modèles inédits, à la fois colorés par les univers symboliques des sociétés qui maintenant les reproduisent et modelés par ces schèmes hégémoniques identifiés par Philippe Descola (2005). Depuis quelques années, le succès durable des mouvements pentecôtistes et évangéliques dans de nombreuses communautés de l’Ouest canadien ou du Grand Nord exige aussi une plus ample réflexion sur cette part chrétienne des identités et des cultures autochtones[9]. Le christianisme favorise-t-il la continuité des multiples relations que tissent sans cesse les autochtones, entre les vivants et les morts, les animaux et les non-humains, le monde immanent et le transcendant ? Ces traditions chrétiennes sont-elles vécues comme une voie d’accès à la modernité et à ses valeurs ou, au contraire, comme une solution de rechange à cette modernité ?

Historiquement, les traditions chrétiennes et amérindiennes s’enchevêtrent depuis longtemps. En témoignent ces innombrables mouvements messianiques et prophétiques qui se sont multipliés dans tout le pays depuis le xvie siècle[10], ou encore ces rites de conversion du Grand Nord marqués par des transgressions rituelles dont la logique nous est livrée par la cosmologie des Inuits (Laugrand 2002[11]). De nos jours, les rites oraux offrent maintes illustrations de cet enchevêtrement (voir par exemple Lassiter, Ellis et Kotay 2002 à propos des Kiowas) qui rend problématiques les entreprises de catégorisation, car les traditionalistes et les chrétiens ne se distinguent pas si facilement. L’usage des formules et des chants chamaniques, par exemple, se fait sur le même mode que l’usage des hymnes chrétiens et des prières que les Amérindiens adressent au Créateur ou au Grand Esprit, autre figure syncrétique née de la rencontre avec l’Ancien monde (Delâge 1991, 1992). Les valeurs du partage et de l’harmonie, de la commensalité, les pratiques du rêve et des visions constituent d’autres éléments à partir desquels un christianisme pan-amérindien pourrait bien se constituer, si l’on en juge par les idéologies que brandissent des mouvements déjà anciens comme la Native American Church ou beaucoup plus récents, comme le Cercle des nations de l’Algonquin William Commanda.

Transformations et continuités rituelles

Comme d’autres concepts, la notion de syncrétisme ne suffit plus depuis longtemps à rendre compte des profondes transformations que connaissent les traditions autochtones. D’une part, des homologies de structures et de relations permettent de déceler une continuité dans ces nouvelles configurations symboliques.

Chez les Innus, le culte à Sainte-Anne est modelé par des pratiques chamaniques (cf. Gagnon 2007 ; Tanner 2007) en même temps qu’il s’inscrit parfaitement dans une acceptation de la modernité (Rodrigue 2001[12]). D’autres repèrent de la continuité dans ces pèlerinages au lac Sainte-Anne que font les Pieds-Noirs de l’Alberta, tant ces derniers comportent des éléments congruents avec la Danse du soleil (Morinis 1992). Ces homologies ne relèvent pas de simples constructions anthropologiques car elles émanent souvent aussi de points de vue locaux. Selon les aînés inuits, certains rites pentecôtistes évoquent ainsi les rites chamaniques qu’ils ont connus (Laugrand 2002 ; Oosten et Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2009). Plusieurs catégories chrétiennes, comme celle de la figure démoniaque, demeurent enfin profondément ambiguës, faisant office de véritables refuges pour les éléments les plus déroutants. Sous l’étiquette diabolique, les non-humains continuent de prospérer, quitte à ce qu’on accentue leur malveillance, un processus qui évoque la moralisation du chamanisme identifiée par Jean-Pierre Chaumeil (2003).

D’autre part, l’actualisation des cosmologies amérindiennes et la réception du christianisme n’ont pas fait disparaître pour autant des valeurs et des pratiques anciennes que les acteurs ne jugent pas incompatibles avec celles du christianisme auxquelles ils souscrivent (voir Kan 1991 pour le cas des Tlingits). L’idée selon laquelle les chasseurs autochtones peuvent communiquer avec les animaux et les entités non humaines qui les entourent est l’exemple même d’une solide continuité qui se traduit par la reproduction de pratiques rituelles allant des offrandes au partage de la viande, de l’initiation aux pratiques funéraires, en fonction des traditions considérées. Dans les sociétés où la chasse reste une réalité quotidienne, le schème animique demeure donc toujours dominant, pour reprendre le terme de Philippe Descola (2005). Ce schème se lit dans d’autres institutions, comme : le recyclage des noms et les traditions éponymiques chez les Inuits (Saladin d’Anglure 2006) ; les conceptions de la réincarnation chez les Kutchins et les Athapascans (Slobodin 1994) ; la place donnée aux rêves chez les Dènès et les Innus (Goulet 1998 ; Helm 1994, 2000 ; Guédon 2005, Henriksen 2009) ; le pouvoir accordé à certains objets rituels, comme le tambour, chez les Atikamekw (Laurent 2007) ; le respect marqué envers certains animaux et la pratique de rites de chasse (Tanner 1979 ; Feit 2000 ; Scott 2007), etc.[13] Si des rituels comme ceux de la scapulomancie ou de la tente tremblante semblent ainsi avoir disparu du devant de la scène, les logiques qui président à leur mise en oeuvre paraissent solidement ancrées.

Les traditions autochtones demeurent donc bien vivantes. À ce titre, la place cruciale qu’occupent les ancêtres et les défunts dans les discours et les pratiques devrait être prise beaucoup plus au sérieux car même si certains groupes en accentuent la tonalité, on ne saurait réduire ces manifestations à du folklore. Il serait pertinent aussi de s’interroger davantage sur la corporalité amérindienne contemporaine à la lumière du perspectivisme d’Eduardo Viveiros de Castro (1984, 1998) et de l’animisme tel que défini par Descola (2005), ces deux théories faisant du corps physique le lieu identitaire par excellence où se lit l’expérience de la vie. À cet égard, il y aurait lieu de se demander si l’importance de la relation au territoire pour les autochtones ne tient pas aussi, au-delà des raisons politiques évidentes, à des paramètres ontologiques. L’exemple inuit laisse entendre qu’un grand nombre de toponymes renvoient à des parties du corps, ce qui ferait du territoire un corps métaphorique, sorte de prolongement du corps physique et, ce faisant, un lieu privilégié d’expression de la différence[14].

En Amérique du Nord, de nombreux rituels laissent aujourd’hui apparaître des structures feuilletées. Ces rituels s’appréhendent, tantôt comme le fruit de combinaisons complexes, de bricolages et de recompositions, tantôt comme la reproduction de formes antérieures qui ont persisté en dépit de la christianisation et de l’adoption de la modernité. Les rituels de divination inuits, le qilaniq en particulier, offrent un bon exemple de cette dernière configuration, la forme de ce rituel étant demeurée presque inchangée depuis plusieurs siècles (Laugrand et Oosten 2008b). En revanche, la Danse du soleil ou les potlatchs contemporains témoignent d’importantes transformations si on les compare aux versions du xixe siècle. Cet éventail composite des traditions et des options pose de sérieux défis à la recherche, pas seulement parce qu’il rend en partie caduque la délimitation classique des aires culturelles, mais parce qu’il implique de renouveler nos outils conceptuels, de mieux combiner des perspectives historiques et anthropologiques, et d’adopter des méthodologies et approches expérientielles, si l’on suit Jean-Guy Goulet (1998, 2004 ; Goulet et Miller 2007).

Au cours des dernières décennies, les emprunts se sont eux aussi multipliés entre des groupes autochtones parfois très éloignés les uns des autres. Les concepts de Terre-Mère ou de cercle, par exemple, se sont considérablement diffusés avec le pan-indianisme. Au Québec, ces échanges entre les nations améridiennes sont à la base du renouveau rituel. Sylvie Poirier (2008) et Laurent Jérôme (2007) ont mis en lumière le rôle de ces réseaux d’échange et d’alliance dans les communautés atikamekw qui interagissent sans cesse avec leurs voisins ojibwas. Mais ces réseaux se sont tissés à l’échelle nationale et transnationale, les organismes et les tribunes internationales jouant un effet de levier. Par leurs cures et leurs savoirs, des Ojibwas de l’Ontario ont sollicité les services de chamanes de l’Équateur. Les Galibis de Guyane et les Kayapos du Brésil ont rencontré des Innus de la Côte-Nord. Dans l’Arctique, au Nunavut et au Nunavik, des équipes volantes de pasteurs-guérisseurs en provenance des îles Fidji et de Samoa se déplacent pour pratiquer des exorcismes in situ et réconcilier les générations inuites (Laugrand et Oosten 2007, s.d.). Ces mêmes groupes investissent les Plaines et le pays dakota, en particulier. Les dynamiques à l’oeuvre exigent donc un important renouvellement sur les plans théorique, ethnographique et méthodologique (Crépeau et Bousquet, à paraître ; Poirier 2008), une réflexion enfin sur l’opportunité d’un « mégaculturalisme » (Desveaux 2007).

Au cours de leur histoire, les systèmes religieux et les spiritualités autochtones n’ont, en définitive, pas cessé de se transformer, de se redéfinir, d’emprunter ici et là des éléments aux traditions voisines. Lévi-Strauss (1991 : 248) en livre plusieurs exemples avec ces récits européens adoptés et transformés dès les premiers temps de la Conquête. Or, ce processus d’incorporation se poursuit, mais à une vitesse accélérée et bien au-delà des mythes. Les autochtones s’approprient aisément des catégories et des logiques de ceux qui ont tant contribué à leur réduction. Certains groupes, comme les Wendats, les Pieds-Noirs de l’Alberta ou les communautés de Colombie-Britannique, sont devenus maîtres dans cette mise à profit des normes produites à l’échelle nationale et internationale. Au cours des dernières années, la notion de droits ancestraux de nature religieuse a abouti à toutes sortes d’initiatives inédites, comme la préservation ou la protection de sites sacrés, d’ossuaires ou de sites rupestres. Des cérémonies et des offrandes ont retrouvé une pertinence difficile à contester. Dans un proche avenir, il faut s’attendre à ce que les normes internationales énoncées en matière de préservation des patrimoines matériel et immatériel génèrent d’autres revendications, autour de la propriété intellectuelle notamment. Reste à savoir si ce processus de judiciarisation sera aussi profitable, à long terme, qu’il ne l’est à court terme pour les communautés, les jeunes générations ne semblant pas toujours disposées à assumer les engagements signés par les générations précédentes...

De multiples catégories s’avèrent, du coup, problématiques pour traiter des traditions autochtones. Les notions de « systèmes traditionnels » ou de « spiritualité » sont tellement saturées de sens et de connotations que leur polysémie les rend inutilisables sur le plan analytique. Les concepts classiques de dualisme religieux, d’acculturation, de transferts culturels, de métissage ou même de résistance, demeurent trop statiques et trop opaques par rapport aux dynamiques à l’oeuvre. Surtout, ces concepts ne permettent pas de rendre compte de cette continuité transformative qui caractérise ces traditions autochtones, habituées depuis longtemps à emprunter sans se poser la question de leur homogénéité ou de leur authenticité. Pour reprendre la théorie perspectiviste de Viveiros de Castro (1998), faut-il voir là un biais du multiculturalisme des modernes qui échouent à saisir ce multinaturalisme des Amérindiens ? En d’autres termes, n’est-ce pas tant la différence des corps qui intéresse ces derniers et non celle des idées et des cultures, si facilement adoptées et perverties ? Quoi qu’il advienne, les notions de cosmologies ou d’ontologies nous apparaissent d’autant plus pertinentes qu’elles permettent de cerner, au-delà des multiples transformations à l’oeuvre, la continuité de certains éléments, les rituels étant ici des mécanismes clés.

Dans les traditions autochtones, la notion de transformation joue un rôle décisif tant pour les mythes que pour les rites, tant pour les masques que pour les corps, et au présent comme au passé. Claude Lévi-Strauss en a apporté une démonstration magistrale dans les Mythologiques. Le masque à transformation qui orne la couverture de ce numéro nous paraissait de ce fait approprié même si nous n’avons pu présenter d’article sur ces traditions des Amérindiens de la Côte-Ouest (voir Mauzé 2004). Emmanuel Désveaux (2001) a poursuivi l’exercice avec les rites et les pratiques au moyen de sa théorie des quadrants – qui lui a inspiré le titre de Quadratura Americana. Ces entreprises, théoriquement stimulantes, prêtent un flan à la critique, car l’identification d’une règle de transformation ou d’un modèle ne permet pas encore d’expliquer ou de prévoir l’action des acteurs. Bourdieu a fait valoir ce point dans sa critique de l’économie, or il vaut pour le social et l’idéel. La formalisation des transformations mythiques, sociales ou symboliques par des formules mathématiques nous apparaît donc une entreprise illusoire au regard de la complexité des comportements humains et des matériaux ethnographiques. Il demeure que ces travaux synthétiques aident à comprendre la force des cultures et des schèmes, à moins qu’il faille définitivement abandonner ces idées kantiennes pour entrer dans les logiques améridiennes, comme le propose Viveiros de Castro (à ce sujet, voir Breton et al. 2006 ; Latour 2009) ?

À cette étape, convenons qu’il faut en tous cas renoncer aux visions romantiques que des auteurs reproduisent sans cesse en voyant un rapport d’incompatibilité entre les traditions amérindiennes et le christianisme, les autochtones ayant pour leur part, cerné des points de jonction et commencé depuis longtemps un travail de synthèse et d’interprétation. Sur ce plan, de l’Arctique à l’Amazonie, les chamanes ont agi comme des précurseurs, comme des passeurs, pour reprendre l’expression de Serge Gruzinski (2001). Premiers à établir des ponts entre les univers de sens, ils ont profité des malentendus et joué de ces multiples quiproquos dans leurs compétitions avec des missionnaires dont les victoires resteront toujours entachées de s’être produites sur les terrains des chamanes auxquels ils s’opposaient[15].

Les rituels jouent donc depuis toujours un rôle déterminant en tant qu’opérateurs des transformations à l’oeuvre[16]. Cependant, si les rituels s’imposent aux acteurs, ces derniers sont aussi des interprètes à l’affût de la nouveauté, attachés qu’ils sont à des valeurs et à des pratiques. Les rituels donnent donc à voir un mélange continuel de séquences qui n’existent pas en nombre illimité, mais qui, connues ou reconnues, peuvent s’ordonner dans un ordre différent. L’inédit surgit précisément de ces recompositions. Il est par conséquent intéressant de reprendre ici une autre image lévi-straussienne, celle du rituel-kaléidoscope. L’anthropologue en décrit la logique dans Tristes Tropiques, alors qu’il séjourne chez les Nambikwaras dont il observe les danses à la lumière des observations ethnographiques de ses prédécesseurs salésiens. Mais c’est dans « Le Père Noël supplicié » (1952) que la démonstration est la plus aboutie. Lévi-Strauss y montre combien les plus grands détracteurs de ce nouveau personnage importé tout droit des États-Unis, dont l’évêque de Lyon, s’opposent en vain à l’adoption de ce nouveau rite puisque c’est justement en organisant la crémation du Père Noël qu’ils reproduisent sans le savoir, la séquence finale du rituel païen qu’ils s’efforcent de détruire.

Faute d’espace, nous ne prolongerons pas cette présentation du numéro par un récapitulatif de l’anthropologie contemporaine des rituels. Rappelons plus simplement que, depuis les travaux de l’école française de sociologie, les spécialistes du rituel se heurtent à définir son cadre précis. Les approches contemporaines font sortir une fois pour toutes le rituel du sacré et du religieux, mais elles buttent toujours sur le problème de ses frontières, envisageant alors le rituel dans ses aspects les plus fragmentaires et les moins visibles comme dans une perspective plus vaste. Retenons que les rituels ne peuvent s’appréhender adéquatement sans être rapportés aux cosmologies dans lesquelles ils s’inscrivent (voir le concept de « condensation rituelle », introduit par Houseman et Severi 1994). De même, si l’anthropologie des rituels a élargi considérablement ses objets, s’intéressant à des éléments comme le rire, le jeu ou les émotions, elle écarte dorénavant les dichotomies trop commodes qu’on a longtemps voulu maintenir entre la pratique et le folklore, le rituel et le théâtre, alors que toutes relèvent de l’ordre de la performance et du « faire comme si ».

Pour revenir au rôle du rituel dans la transformation des traditions autochones, qu’importe la nature des traditions, anciennes ou modernes, pratiquées ou imaginées, fidèlement reproduites ou réinventées, religieuses ou profanes, dominantes ou marginales, les rituels légitiment et instituent ce que les cultures réceptrices retiennent. Ils se donnent à voir comme une succession de séquences dont l’ordre varie avec le temps. Ils réduisent l’exogénéité des éléments incorporés et organisent la continuité symbolique et sociale[17].

Les contributions

Dans le présent numéro, les contributions rassemblées ne prétendent pas faire le tour d’un sujet aussi vaste que les transformations rituelles en milieu amérindien. Plus modestement, les auteurs sollicités reviennent plutôt sur ce rôle clé que jouent les rituels dans la fabrique, la transformation et l’actualisation des traditions. Les cas empiriques concernent ici plusieurs groupes autochtones du Canada et des États-Unis.

Le tout premier article est signé par trois chercheurs de Belgique qui travaillent auprès des communautés autochtones au Québec et en Ontario. Charlotte Bréda, Mélanie Chaplier et Olivier Servais s’intéressent à la thématique de la survie et au réapprentissage de pratiques dites « traditionnelles » dans plusieurs communautés algonquiennes, notamment chez les Innus et les Cris. Ils montrent comment cette catégorie de survie sert à valoriser le lien que ces communautés maintiennent avec leurs territoires de chasse et la vie dans le bois, alors qu’elles connaissent en même temps d’importantes transformations socio-économiques, de nombreux Amérindiens quittant les réserves pour vivre en ville, délaissant ainsi en partie leur mode de vie. La notion de survie apparaît donc comme une notion clé pour comprendre comment les Amérindiens fabriquent la continuité de leurs perspectives. Son usage permet enfin de résoudre une apparente contradiction avec des pratiques qui tendent à disparaître de la scène ou à se transformer, et un discours identitaire qui place toujours le territoire au centre de ses préoccupations.

L’article d’Annik Chiron de la Casinière nous transporte ensuite chez les Unangans ou Aléoutes, qui vivent dans le détroit de Béring, en Alaska. La situation semble ici inverse à celle des Algonquiens. En effet, l’auteure montre comment, au-delà d’un discours qui affirme la disparition des traditions chamaniques, un Aléoute rencontré à Anchorage, lors d’une enquête sur la demande de pardon officielle que ces peuples ont adressée au gouvernement américain, lui livre quelques clés de tout un univers symbolique profondément déroutant. Si l’on décèle, certes, l’influence du christianisme orthodoxe dans ce témoignage actualisé, on saisit bien comment les rituels permettent de connecter et de reconnecter. Le titre de l’article est un tantinet provocant, Youri n’étant vraisemblablement pas le dernier chamane aléoute, mais un gardien de ces traditions millénaires qui, même après une occidentalisation violente et forcée, fait preuve d’une singulière et surprenante résilience.

Les contributions de Marie Goyon et de Laurent Jérôme abordent deux cas de réappropriation et d’innovation dans la continuité des traditions. Spécialiste des Plaines et des brodeuses autochtones de Saskatchewan, Marie Goyon prend comme point de départ un film lakota. Elle suit de près la trajectoire d’un personnage mythologique fondamental dans ces traditions, la Femme double, montrant comment cette figure ambiguë des rôles féminins connaît, en fait, une remarquable stabilité dans le temps, puisqu’elle est omniprésente dans l’histoire et les pratiques artistiques de ces peuples et ce, bien au-delà des énormes transformations sociales et culturelles que ces derniers connaissent depuis le xixe siècle. L’auteure va encore plus loin en imaginant déjà la résonance que pourrait avoir cette figure émancipatrice auprès des femmes autochtones d’aujourd’hui. Laurent Jérôme a centré son enquête sur les développements contemporains d’un seul et unique rituel, la cérémonie des premiers pas. À partir de données ethnographiques récentes et d’observations recueillies à Wemotaci, chez les Atikamekw de la Haute-Mauricie, il montre comment ce rituel s’appréhende comme une sorte de « nexus » pour reprendre un terme de Descola, qui permet le renforcement des relations entre les humains, mais également entre ces humains et les entités non humaines qui les entourent. Une fois de plus, la modernisation ou l’occidentalisation des communautés atikamekw apparaît compatible et va peut-être de pair avec le maintien d’une forte identité culturelle et ce, même si des obstacles existent. L’auteur traite enfin des multiples transformations qu’induisent les rituels sur les initiés et, surtout, de la dimension politique de ces institutions qui permettent de réintégrer les ancêtres dans le monde des vivants.

Les quatre autres contributions portent sur de nouvelles pratiques rituelles qui résultent de transformations récentes. Frédéric Laugrand et Jarich Oosten s’efforcent d’abord de mieux saisir, à partir du cas des cercles de guérison et de pratiques d’inspiration néo-chamanique, comment des éléments exogènes ont été importés par les Inuits, qui les ont intégrés ou incorporés, ou au contraire rejetés. Le lecteur devine ici le travail des catégories de la culture d’accueil qui sélectionnent, retiennent certains aspects et en rejettent d’autres. Les auteurs introduisent la notion d’actualisation des traditions et s’interrogent sur la timidité des pratiques dites néo-chamaniques qui intéressent moins les Inuits et s’adressent surtout aux Occidentaux en mal de spiritualité. De ce point de vue, la folklorisation des traditions chamaniques n’est pas encore une réalité dans le Grand Nord. Travaillant également avec des Inuits du Nunavut, Nicole Stuckenberger aborde les croyances et les pratiques des Inuits pentecôtistes de Qikiqtarjuaq, une communauté située au sud de la Terre de Baffin. L’auteure avance que ces mouvements ne se sont pas développés pour des raisons d’ordre théologique, mais surtout parce qu’ils offrent un discours et des pratiques signifiantes dans le contexte des traditions inuites de jadis et de la modernisation des communautés nordiques. À Qikiqtarjuaq, le thème de la transformation demeure extrêmement porteur et tout à fait compatible avec les perspectives inuites où les humains, Dieu et les animaux sont en interrelation constante, la religion étant un facteur essentiel pour le maintien et la restauration d’une bonne vie sociale.

Spécialiste des Dènès-Thas, Jean-Guy Goulet poursuit la réflexion sur l’affirmation identitaire des autochtones en s’intéressant à sa dimension religieuse telle qu’il est possible de la percevoir dans une série de revendications et de déclarations contemporaines. L’auteur montre comment la notion de Créateur, elle-même une fabrique coloniale, est instrumentalisée par les autochtones qui s’y réfèrent constamment pour faire valoir leurs revendications et la reconnaissance de leurs droits ancestraux. Le lecteur découvre l’habileté de ces populations qui réussissent, avec beaucoup de talent, un peu de ruse et des rituels, à se saisir des armes de l’oppresseur pour les retourner à leur avantage.

Signé par Serge Lemaitre et Valérie Descart, le dernier article porte sur de nouveaux rituels perpétués depuis quelques années sur des sites rupestres situés en Ontario. À l’occasion d’observations relatives à quelque soixante-quinze rochers, les deux auteurs s’intéressent aux offrandes rituelles que les autochtones déposent sur ces sites et aux relations qu’elles présupposent. Une fois de plus, on devine bien comment la continuité des traditions s’élabore dans un va-et-vient qui tient compte de paramètres inédits comme ceux des droits religieux et que les rituels permettent maintenant d’établir.

En définitive, tous les articles de ce numéro montrent, chacun à leur manière, que loin de se reproduire à l’identique, les traditions amérindiennes et inuites se modifient ou s’actualisent constamment, laissant apparaître en amont et sur le plan symbolique de fortes continuités. Contrairement aux chercheurs souvent très habiles pour qualifier les systèmes en présence par des catégories et les figer en insistant tantôt sur de la continuité, tantôt sur des transformations, les autochtones refusent souvent de trancher pour l’une ou l’autre de ces interprétations. En refusant de fermer le système, ils nous invitent à saisir les ambiguïtés et à tenir compte des contextes avant de tomber dans le piège des catégories.