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L’Amazonie, grande réserve naturelle de cours d’eau et espace riche en ressources naturelles comme le bois et les minéraux, prisés sur les marchés internationaux, est au coeur du projet de développement économique du Brésil. Les grands projets d’exploitation des ressources naturelles qui s’y trouvent, menés par des entreprises brésiliennes et étrangères avec l’aval des autorités gouvernementales, ont toutefois été l’objet de maints débats politiques, sociaux et juridiques au cours des deux dernières décennies. Le projet de barrage hydroélectrique Belo Monte dans le bassin du fleuve Xingu, dans l’État du Pará, en est un exemple emblématique. En effet, bien qu’il n’ait été inauguré officiellement qu’en 2016, la construction de ce barrage a suscité plusieurs controverses, conflits et débats avec les communautés affectées par sa construction, révélant notamment les contradictions entre le modèle de développement extractiviste néolibéral et les normes internationales et nationales en matière de droits humains et de droits environnementaux (Bratman 2014 ; Taylor Klein 2015). Ce cas, comme plusieurs autres moins médiatisés, révèle aussi tout l’enjeu du développement des ressources en territoire autochtone, alors que les communautés affectées luttent pour leur droit à la participation et à l’autodétermination.

Partout au Brésil, les processus de consultation des peuples autochtones dans le cadre des grands projets de développement des ressources des années 1990 et 2000 sont contestés parce qu’ils sont orchestrés par le haut, menés par des acteurs non autochtones et en porte-à-faux avec le droit autochtone à l’autodétermination. En effet, même si la Constitution de 1988 prévoit des droits explicites au territoire et à la participation pour les peuples autochtones, ces droits demeurent souvent inappliqués (Silva 2016). De plus, si les principes de la consultation et du consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) sont régulièrement mobilisés dans les discours politiques et devant les tribunaux par les groupes autochtones, la traduction de ces principes dans les pratiques demeure un objet de conflit et de contestation (Schumann 2018b).

C’est dans ce contexte ambigu quant à l’interprétation juridique et aux usages politiques de la norme du CPLE qu’ont émergé depuis 2014 les protocoles communautaires autonomes de consultation autochtones (Protocolos comunitários autônomos de consulta indígenas). Le recours à de tels protocoles, développés unilatéralement par plusieurs communautés autochtones (Souza Filho 2019), s’est depuis imposé comme « bonne pratique » au Brésil, alors que plusieurs peuples autochtones se sont dotés de protocoles depuis 2014. Si ces protocoles sont désormais largement répandus, peu de chercheurs en sciences sociales se sont jusqu’à présent penchés sur leur origine, leur nature et leur portée juridique et politique (Fernandes 2018 ; Oliveira 2016 ; Rojas Garzón et al. 2016 ; Silva 2017).

À partir de l’étude comparée de deux cas de protocoles brésiliens, soit les protocoles juruna et munduruku, cet article entend documenter le phénomène en s’intéressant au rôle des protocoles comme pouvant devenir (ou non) des outils politiques et juridiques permettant aux peuples autochtones de s’approprier la norme du CPLE et lui donner un sens en contexte brésilien. Bien que l’analyse comparée des protocoles existants suggère que ceux-ci proposent un cadre similaire pour traduire le CPLE et définir les processus de consultation, la comparaison des pratiques de mobilisation de ces protocoles comme outil politique et juridique dans le contexte de projets de développement spécifiques illustre par ailleurs la diversité des trajectoires de mise en oeuvre des protocoles. En effet, ceux-ci s’inscrivent dans des contextes interactionnels locaux différents, où évoluent des acteurs multiples aux rapports de force distincts et souvent inégaux. Notre approche vise donc à retracer l’émergence et les usages de ces protocoles par les acteurs en place, afin d’en souligner non seulement la portée juridique, mais aussi politique[1].

Droits autochtones et CPLE au Brésil : entre citoyenneté et tutelle de l’État

Le droit pour les peuples autochtones d’être consultés et de donner leur consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) est, comme l’ont souligné les organisateurs de ce dossier thématique, reconnu par la Convention 169 de l’OIT (C169 ci-après) [art. 6.1.a et 6.2] et par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) [art. 19 et 32]. Or, afin d’en comprendre les implications juridiques et politiques réelles, ce droit doit être non seulement compris dans sa formulation et ses interprétations juridiques en droit positif international ou domestique (voir l’introduction de ce numéro), mais il doit aussi s’analyser au regard des pratiques des pays l’ayant ratifié.

En Amérique latine, bien que la majorité des pays de la région aient ratifié la Convention 169 de l’OIT et la DNUDPA et qu’il existe une jurisprudence de plus en plus importante en la matière à la Cour interaméricaine, la mise en oeuvre du CPLE demeure contestée et faiblement institutionnalisée, en raison notamment des interprétations concurrentes portées par les différents acteurs (autochtones, États, entreprises) [Schilling-Vacaflor 2017 ; Schumann 2018a ; Tomaselli 2016]. Le Brésil ne fait pas exception. En effet, c’est dans un contexte juridique et politique marqué à la fois par l’héritage du paradigme indigéniste assimilationniste et tutélaire du régime de citoyenneté autochtone et par des pratiques de continuité de ce même paradigme dans les relations entre l’État et les peuples autochtones brésiliens, que s’inscrit la définition et les pratiques du droit à la consultation et au consentement préalables des peuples autochtones au Brésil.

Un héritage assimilationniste et tutélaire

Issu d’une tradition coloniale répressive, le droit autochtone brésilien se construit, pour la majeure partie des xixe et xxe siècles, autour de deux principes qui guideront l’inclusion des autochtones dans le régime de citoyenneté brésilien : 1) une logique de mise en tutelle, alors que les autochtones sont considérés comme « incapables » puis « relativement incapables » d’exercer leurs droits à la citoyenneté, et 2) une logique d’assimilation à la culture brésilienne, sans reconnaissance de droits ou d’un statut particuliers (Moog Rodriguez 2002). La période autoritaire, de 1964 à 1985, exacerbera cette logique, alors que sera adopté le Statut des Indiens (Estatuto do Índio), imposant des contraintes institutionnelles et juridiques au développement de la citoyenneté autochtone et au respect des droits politiques, économiques et culturels des peuples autochtones sous tutelle (Brésil 1973, art. 1).

La Constitution de 1988, adoptée dans le contexte de la redémocratisation du Brésil, garantit des droits pour les peuples autochtones et est généralement considérée comme un point tournant dans l’histoire autochtone du pays. Fondée sur le principe de la différenciation des droits collectifs et individuels des peuples autochtones (droit à la différence), elle stipule que c’est à l’État brésilien de protéger le droit à l’autonomie, à l’autodétermination et à la participation aux décisions qui affectent leur vie et leur territoire, et ce dans le respect de l’organisation politique, sociale et culturelle de chacun des peuples autochtones. La Constitution garantit en effet aux peuples autochtones la « reconnaissance de leur organisation sociale, coutumes, langues et traditions, ainsi que les droits ancestraux sur les terres qu’ils ont traditionnellement occupées » (art. 231). La Constitution, qualifiée de « constitution multiculturelle » par certains (Souza Filho 2009), visait donc, en principe, à rompre avec les théories légales basées sur la logique de tutelle et d’assimilation.

Les critiques relèvent les limites des droits constitutionnels autochtones en regard de leurs demandes d’autonomie et d’autodétermination, soulignant la persistance des pratiques contemporaines de mise en tutelle de l’État brésilien, notamment en raison du modèle de développement économique extractiviste préconisé par l’État brésilien (Luciano 2006). En effet, bien que la Constitution soit ouverte à l’expression de la diversité culturelle et qu’elle définisse les contours institutionnels de la participation citoyenne (et notamment des peuples autochtones), elle renforce aussi les mécanismes de contrôle et le pouvoir de l’État national (Verdum 2018) et des acteurs politiques y oeuvrant. C’est en effet l’État et les acteurs politiques et bureaucratiques qui le composent qui conservent, dans les faits, la prérogative de la traduction et de la mise en oeuvre juridique, législative et réglementaire des provisions constitutionnelles dans l’architecture institutionnelle du pays et dans les processus de prise de décisions politiques. Ainsi, on observe un fossé entre discours et pratiques au Brésil au regard de la question des garanties constitutionnelles pour la citoyenneté autochtone dans les années 1990-2000, fossé qui se reflète aussi dans la mise en oeuvre du CPLE depuis 2002.

Le CPLE au Brésil : entre rupture et continuité

C’est en 2002 que le Brésil ratifie la C169, et en 2004 que celle-ci est promulguée par la loi-décret 5051 (Brasil 2004) sous le gouvernement de gauche du Parti des travailleurs (PT) d’Inácio Lula da Silva, élu en 2002 avec, notamment, l’appui de certaines organisations autochtones. La loi-décret adoptée s’inscrit dans une intention politique affichée du nouveau gouvernement en faveur de la systématisation du droit autochtone à la consultation et au consentement, et dans la tradition participative du PT. En effet, le PT émerge dans les années 1980 comme une coalition anti-autoritaire dont la proposition politique d’inclusion sociale s’articule autour de deux axes : l’idée de la participation citoyenne, et celle de l’inversion des priorités (notamment en matière de reconnaissance des droits et de dépenses publiques) vers les secteurs populaires et les catégories de la population ayant été traditionnellement exclus de facto du régime de citoyenneté brésilien (Keck 1995), notamment les peuples autochtones. Or, malgré ce contexte a priori favorable, la traduction du droit d’être consultés et de donner leur consentement préalable, libre et éclairé dans les pratiques, c’est-à-dire dans l’architecture institutionnelle brésilienne et dans les décisions au regard des territoires autochtones, n’échappe pas au décalage entre discours et pratiques caractéristique de la citoyenneté autochtone au Brésil.

D’abord, il convient de préciser qu’au Brésil le CPLE est compris par le droit et le pouvoir exécutif fédéral comme étant le droit à la consultation, et non le droit au consentement. De fait, le consentement demeure un principe à viser dans les processus de consultation, et non comme une exigence légale ou un véto autochtone nécessaire pour mettre en oeuvre une mesure administrative ou un projet, qu’il soit public ou privé. Ainsi, c’est par le biais de l’organisation de processus de consultation préalable dans le cadre des projets de développement des ressources sur les territoires autochtones que le discours du CPLE s’articule au Brésil. Or, malgré des discussions à cet égard au sein du Groupe de travail interministériel formé par le gouvernement entre 2012-2015, il n’existe encore à ce jour aucune disposition légale ou politique qui définisse les procédures et mesures pour organiser la consultation. En 2012, le gouvernement brésilien a en effet entamé des discussions entre différents ministères et plusieurs interlocuteurs représentant les peuples autochtones et quilombolas sur la possibilité de proposer un cadre règlementaire national qui aurait permis l’encadrement juridique et institutionnel de la norme du droit à la consultation et au consentement au Brésil (Schumann 2018b). Or, les inégalités perçues dans la représentation par les acteurs autochtones, notamment, ainsi que les conflits entre les différentes interprétations de ce droit pour les divers acteurs participant au processus, ont rapidement rendu les délibérations difficiles (Schumann 2018a), jusqu’à la rupture du dialogue en 2013.

Bien qu’il n’y ait pas de cadre institutionnel clair pour encadrer la consultation, il y a toutefois désormais un certain niveau de consensus juridique-politique quant à la nature et à l’organisation de ces consultations (Rojas Garzón, Yamada et Oliveira 2016). En effet, la norme selon laquelle les instances gouvernementales ont l’obligation de consulter les peuples autochtones avant d’autoriser un projet de développement sur leurs territoires et que les entreprises ou tierces parties en cause ne peuvent conduire elles-mêmes ces consultations, est globalement admise (Silva 2017). Selon ce principe, les processus de consultation et la recherche du consentement devraient être coordonnés par les instances gouvernementales responsables, que ce soit le Congrès (dans le cas de mesures législatives) ou les agences gouvernementales fédérales concernées (pour les mesures administratives), et réalisés par le biais de mécanismes de consultation et par des institutions représentatives autochtones désignées par les communautés. De fait, la norme selon laquelle les processus de consultation devraient considérer les spécificités de chaque peuple et communauté concernés et être « culturellement adéquats » est de plus en plus acceptée, du moins en dehors des sphères gouvernementales fédérales (ISA 2009 ; RCA 2017 ; Glass 2019).

Malgré ce consensus apparent, la mise en oeuvre du CPLE demeure encore aujourd’hui très limitée dans les pratiques. En date de 2015, aucune consultation adéquate du point de vue des standards internationaux n’avait en effet été organisée par les autorités gouvernementales responsables, alors que près de 3000 licences environnementales autorisant autant de projets ont été octroyées pendant la même période (Rojas Garzón, Yamada et Oliveira 2016 ; Oliveira 2016 ; Rojas Garzón et al. 2016). Par ailleurs, le pouvoir exécutif a pendant la période récente approuvé et mis en oeuvre plusieurs grands projets de développement d’infrastructures et d’extraction de ressources naturelles sans consultation préalable adéquate, comme on l’a vu dans le cas médiatisé de Belo Monte dans le bassin amazonien (Bratman et Dias 2018 ; Monteiro 2018).

Si certains processus ont été contestés par les peuples autochtones devant les tribunaux locaux –donnant lieu à des décisions de tribunaux fédéraux de première instance reconnaissant le droit au CPLE pour les peuples affectés –, des instances supérieures ont cassé ces décisions ou en ont proposé des interprétations restrictives. D’abord, en 2009, la Cour suprême brésilienne propose une interprétation qui restreint l’application du droit à la consultation (sans faire référence au consentement) dans le cas Raposa Serra do Sol[2]. De plus, deux instruments procéduraux ont été appliqués par les juges des instances supérieures dans plusieurs cas, instruments appelés « suspensions d’injonction » et « tutelles anticipées » (suspensão de liminar e antecipação de tutela). Ces instruments de procédure permettent aux instances judiciaires supérieures de suspendre une décision d’un juge de première instance lorsque que des raisons politiques suffisantes sont en jeu, par exemple lorsqu’on considère qu’il y a atteinte sérieuse à la défense nationale du Brésil, ou dans les cas où l’on « accepte les arguments du gouvernement en invoquant que les projets sont stratégiques pour l’ordre économique du pays » (Rojas Garzón et al. 2016 : 12). Ainsi, bien qu’une sentence locale ordonne la réalisation d’une consultation dans un cas précis, cette même décision peut ensuite être suspendue à travers les instruments cités (Rojas Garzón et al. 2016).

Une autre limite à la mise en oeuvre effective du CPLE au Brésil relève de l’interprétation des critères d’applicabilité de ce droit. En particulier, le critère de distance des projets de développement ou extractivistes par rapport aux terres autochtones (entente interministérielle 60) est souvent utilisé pour éviter la consultation autochtone. Par exemple, dans la région connue comme l’Amazonie légale, si la distance entre une terre autochtone et un investissement minier est de plus de 10 km, il n’y pas d’obligation de tenir une évaluation d’impact environnemental qui considère les possibles impacts sur les terres autochtones. Or, le Réseau de coopération amazonien (Rede de Cooperação Amazônica – RCA), réseau de mobilisation constitué de 14 organisations indigénistes et autochtones et qui représente plus de 86 peuples autochtones, comprend quant à lui ces critères de distance comme étant liés aux études d’impact environnemental et non aux processus de consultation qui, eux, devraient être soumis aux standards internationaux en matière de droit autochtone, c’est-à-dire aux critères établis par la Convention 169 (RCA 2018). Malgré ce conflit d’interprétation, les gouvernements utilisent régulièrement le critère de distance pour justifier les décisions prises de manière unilatérale ou les consultations factices réalisées aux fins de négocier les compensations de possibles impacts dans les contextes qui auraient requis une consultation sur la viabilité du projet et le consentement autochtone (Fernandes 2018 ; Rojas Garzón et al. 2016).

Donc, au Brésil, bien que le langage de la norme internationale du droit autochtone à la consultation préalable, libre et éclairé soit devenu depuis 2002 indissociable de la rhétorique politique du gouvernement brésilien et des demandes des groupes autochtones, ce langage correspond à des cadres interprétatifs – et des actions – très distincts de la part des différents groupes en cause (Schumann 2018a), alimentant le conflit autour de sa mise en oeuvre. Or, la norme trouve écho chez les peuples autochtones brésiliens, et notamment dans le développement récent des protocoles autochtones de consultation, une innovation qui mérite une attention particulière.

Quand les peuples autochtones s’approprient le langage du CPLE : l’émergence des protocoles de consultation autochtones

Malgré leurs interprétations multiples et parfois conflictuelles à la fois au Brésil et en droit international (voir Leydet, ce numéro), les notions de consultation et de consentement préalable, libre et éclairé des peuples autochtones n’en sont pas moins mobilisées par un grand nombre d’acteurs au Brésil. Au-delà des limites de la traduction institutionnelle des principes du droit au CPLE dans des mécanismes consultatifs formels, la norme se vit et se définit localement, pour les acteurs autochtones, par le(s) sens qu’ils lui donnent dans leur discours et leurs actions, les mobilisant notamment dans leurs stratégies de résistance, d’affirmation de leurs droits et d’auto-détermination face aux gouvernements nationaux (Fontana et Grugel 2016 ; Schilling-Vacaflor 2017).

Ces mécanismes d’appropriation de la norme peuvent être de différents ordres, comme l’indiquent Papillon et Rodon dans une analyse récente du cas canadien. Par exemple, au Canada, ils identifient la contestation, la coopération et la création d’instruments de consultation autochtones comme principaux modes d’appropriation de la norme du CPLE dans les pratiques (Papillon et Rodon 2017, 2018). Dans le cas brésilien, plusieurs de ces mécanismes peuvent en effet être observés, dont certains coexistent simultanément au sein des groupes et des communautés elles-mêmes à différents stades d’approbation d’un projet, comme dans le cas très controversé de Belo Monte, par exemple. Or, devant l’inobservance répétée des droits du CPLE par les autorités gouvernementales dans plusieurs cas et contextes au pays et devant les conflits d’interprétations de la norme de plus en plus clairs, un mode particulier d’appropriation du CPLE a émergé au Brésil depuis 2014. En effet, avec le support d’organisations autochtones et indigénistes comme le RCA, l’Institut socio-environnemental (Instituto Socioambiental – ISA) et le Conseil missionnaire autochtone (Conselho Indigenista Missionário – CIMI), plusieurs peuples et communautés autochtones ont développé leur propres outils afin de se réapproprier et d’imposer eux-mêmes les termes de la définition de la norme : les protocoles communautaires de consultation autochtones (Fernandes 2018 ; Monteiro 2015 ; Oliveira 2016 ; Rojas Garzón, Yamada et Oliveira 2016 ; Silva 2017).

Les protocoles de consultation communautaires autonomes ont fait leur apparition au Brésil en 2014. Ils se veulent des instruments juridiques autonomes visant à imposer à l’État une manière de tenir les processus de consultation préalable dans le respect des coutumes, langues, traditions et organisation sociale de chacun des peuples, pour permettre aux communautés qui les développent d’exprimer par l’action leur droit à la juridiversité (Souza Filho 1998) et à l’autodétermination. Comme le souligne le RCA :

Les protocoles de consultation sont une proposition pour formaliser les manières adéquates pour l’État d’entrer en dialogue avec chaque peuple, organisation ou communauté […]. [Ils] préparent politiquement les peuples et communautés à dialoguer avec le gouvernement et aident à construire le consensus et à disséminer les règles internes de prise de décision. […] Ainsi, les protocoles assurent la sécurité et la légitimité de processus qui, depuis le départ, avaient tendance à être conflictuels et inégaux.

RCA 2018a

Conçus par les communautés elles-mêmes en partenariat, et après délibération avec leurs membres, ces protocoles de consultation autochtones définissent donc les règles minimales et fondamentales de la consultation, notamment en vertu de la C169, qui stipule que « les gouvernements doivent consulter les peuples concernés par le biais de procédures appropriées et, en particulier, par le biais de leurs propres institutions représentatives » (OIT 1989, art. 6.1a). Ainsi, l’interprétation autochtone des droits du CPLE se construit à travers l’appropriation de ce langage normatif et son arrimage aux pratiques traditionnelles de chacune des communautés, déterminant collectivement et imposant de fait leur compréhension de la norme et de ce qui est « culturellement approprié » et devrait guider les processus de consultation menés par l’État dans le cadre des projets de développement les affectant (Oliveira 2016 ; Silva 2017).

C’est devant les conflits qui les opposent régulièrement aux autorités gouvernementales en raison du non-respect du droit à la consultation sur le territoire autochtone wajãpi que naît la réflexion au sein de la communauté wajãpie (Amapá) – réflexion qui mènera à l’élaboration du premier protocole de consultation autochtone. Dans son introduction, le Protocole mentionne en effet ce que le peuple wajãpi perçoit comme une menace constante au droit à la consultation : « le gouvernement pose des actions qui affectent nos droits sur la terre autochtone wajãpie, mais ne nous demande pas notre opinion. Le gouvernement n’a jamais consulté le peuple wajãpi » (Povo Wajãpi 2014 : 7). L’adoption de ce protocole marque un changement de posture de la communauté wajãpie vis-à-vis du gouvernement brésilien, affirmant son intention de redéfinir les termes de la relation de pouvoir en faveur de la communauté et de créer un dialogue permanent dans les termes définis par la communauté, comme l’indique la phrase d’ouverture du document : « C’est de cette manière que nous, le gouvernement et le peuple wajãpi, travaillons désormais. » (ibid. : 6) Ce protocole, qui en inspirera ensuite plusieurs autres, se concentre d’une part sur la définition des frontières territoriales et symboliques de la communauté, ainsi que sur la définition des procédures et mécanismes d’une consultation jugée adéquate (qui doit être consulté, comment, à quel moment, etc.). Ils affirment ainsi avoir le droit d’être consultés sur l’ensemble des décisions relatives à leurs territoires et à leurs droits, et ce dans le respect de leur culture et de leur organisation politique.

Depuis l’adoption du Protocole wajãpi, plusieurs autres peuples et communautés autochtones du Brésil (principalement dans la région amazonienne) ont aussi adopté leurs propres protocoles autonomes de consultation autochtones, notamment avec l’appui d’organisations comme le RCA et de réseaux d’avocats et spécialistes du droit international. Sans compter les protocoles en cours d’élaboration, les protocoles en vigueur la fin de 2019 sont au nombre de treize : Wajãpi (2014), Munduruku (2014), Munduruku et Apiaká du Planalto Santareno (2017), Juruna du territoire autochtone Paquiçamba (2017), peuples autochtones du Territoire du Xingu (2016), Krenak (2017), Waimiri Atroari (2018), Guarani Mbya (2018), Kayapó-Menkragnoti (2019), Yanomami et Ye’kwana (2019), peuples autochtones de l’Oiapoque (2019), du Panará (2019) et du Mura (2019). En plus d’établir le standard pour mettre en place des processus de consultation autochtones adéquats en vertu des modes de gouvernance et des lois traditionnels des peuples concernés, certains protocoles indiquent la nécessité de concevoir un plan de consultation concret pour chaque projet de développement dans le protocole même, suivant ainsi la recommandation du RCA. Ces plans doivent être conçus par les peuples autochtones engagés dans les consultations en collaboration avec les représentants de l’État. Si les protocoles établissent les grands principes de la consultation, ces plans sont nécessaires pour en définir les conditions précises et mettre en application les protocoles dans les pratiques, définissant l’agenda, les ressources, les représentants présents, etc. (RCA 2018b).

Souvent cités comme « bonne pratique », les protocoles sont compris par plusieurs analystes comme un exercice d’autodétermination des peuples autochtones, en ce sens qu’ils établissent les principes d’un exercice dont les bases sont définies par et pour ces derniers (Yamada, Grupioni et Rojas Garzón 2019 ; Gomes et al. 2019 ; Silva 2019 ; Souza Filho 2019). De plus, parce qu’ils sont élaborés, discutés et négociés de manière autonome par les communautés, ces instruments permettent de clarifier et de rendre explicite la gouvernance interne, de traduire en règles concrètes les principes du droit à la consultation effectuée de manière adéquate et respectueuse des institutions de chaque peuple et/ou communauté en indiquant notamment qui sont les autorités légitimes pour définir le processus et établir le dialogue avec les représentants de l’État. Finalement, la discussion autour de la définition des termes des protocoles et de leur adoption au sein des communautés peut devenir un instrument de cohésion interne au sein des peuples, qui définissent entre eux les arrangements politiques appropriés et, ainsi, réaffirment la légitimité de toutes les communautés d’un même peuple comme sujets du droit à la consultation (Grupioni 2017 ; Rojas Garzón, Yamada et Oliveira 2016).

Or, malgré un accroissement du nombre de protocoles de consultation depuis 2014 et la diffusion de plus en plus large de ces instruments parmi les peuples autochtones du Brésil, ces protocoles reposent sur une conception pluraliste du droit qui ne fait certes pas l’unanimité parmi la classe politique, bureaucratique et juridique brésilienne et ne sont pas reconnus de manière effective par l’État (Moreira et Maciel 2018), limitant leur portée réelle. Par contre, une décision judiciaire (rendue en 2017 dans le cas du peuple autochtone juruna, représenté par le Ministère public fédéral, contre l’industrie minière canadienne Belo Sun) a reconnu le droit des Jurunas d’être consultés à partir des règles établies par le protocole de consultation juruna, affirmant qu’il s’agit de la manière « culturellement adéquate » de le faire (Tribunal fédéral régional de la 1re région 2017). Dans les faits, les interprétations juridiques actuelles de ces protocoles s’inscrivent au coeur de luttes et d’interactions qui, elles, sont, en partie du moins, politiques, entre acteurs aux intérêts différents et aux pouvoirs souvent asymétriques, différenciés et ayant des interprétations distinctes et souvent contradictoires de la valeur et de la portée juridique de ces outils dans le contexte national, mais aussi au niveau local. Ainsi, et c’est ce que la comparaison qui suit permettra de mettre en lumière, même si les avancées et les défis des protocoles de consultation communautaires autochtones du Brésil sont en théorie similaires en essence, on observe en réalité une grande variation au regard de leurs trajectoires d’émergence et de mise en oeuvre.

Les protocoles comme instruments juridiques et politiques ? Comparaison des Protocoles munduruku et juruna

Dans le cas des Mundurukus comme dans le cas des Jurunas, c’est dans le contexte de l’annonce d’un mégaprojet (respectivement hydroélectrique et minier) que les discussions autour de l’adoption d’un protocole de consultation autonome émergent. Dans les deux cas, il s’agit en effet de créer un outil juridique propre, permettant aux peuples autochtones concernés par les impacts socio-environnementaux de ces projets de réaffirmer leur droit au territoire et d’affirmer devant l’État brésilien leur droit à la participation et à la citoyenneté autochtone en l’ancrant à la fois dans leurs pratiques et modes de gouvernance traditionnels, dans le droit constitutionnel brésilien et dans la norme du CPLE. En définissant les termes des consultations jugées « adéquates » du point de vue autochtone, ces outils sont un fondement à la critique des consultations menées par le haut par les autorités gouvernementales en collaboration avec les entreprises extractives, consultations souvent jugées factices ou insuffisantes.

Or, bien que les protocoles aient des référents communs, les usages de cet outil par les deux communautés sont différents : dans le cas des Mundurukus, on assiste à une mobilisation politique de la norme du CPLE par le biais du protocole qui en traduit l’interprétation locale et d’une série d’actions collectives concertées, alors que dans le cas des Jurunas, on assiste plutôt d’abord à une mobilisation juridique du protocole, devant les tribunaux locaux, qui ouvre ensuite vers des usages politiques dans la lutte contre l’installation de la mine Belo Sun. Ainsi, la comparaison montre que la mobilisation stratégique des protocoles autonomes de consultation autochtones par les acteurs autochtones peut prendre des formes variées selon les contextes et les intérêts des acteurs, mettant en relief l’importance de s’intéresser aux interactions locales et aux stratégies/trajectoires de construction et d’appropriation juridico-politiques de ces instruments par les groupes autochtones dans le cadre de l’implantation de projets de développement extractivistes.

Le Protocole munduruku : un outil politique de résistance

Le peuple munduruku a été le deuxième peuple autochtone à se doter collectivement d’un protocole de consultation, et ce dès 2014. Deux éléments de contexte qui menacent le territoire et les droits des Mundurukus sont au coeur d’une lutte commune pour la reconnaissance de leurs droits et de leur territoire en 2014 et qui, ensemble, concourent à la création du Protocole munduruku (entretien avec un leader munduruku, 2018). D’abord, une lutte de longue date pour la reconnaissance du plein territoire occupé par le peuple munduruku marque le rapport tendu de ce peuple à l’État brésilien et le contexte d’émergence du Protocole. En 2001, le gouvernement fédéral a promis aux Mundurukus de Sawé Muybu, qui vivent aux abords du fleuve Tapajós (État du Pará), de régulariser et de démarquer la terre autochtone sur laquelle ils sont établis. Or, en septembre 2014, les Mundurukus attendent toujours la publication du rapport de régularisation territoriale qui était prévu pour 2013, ce qui génère évidemment des tensions importantes avec les autorités. Puis, en parallèle, une lutte se dessine pour le peuple munduruku dans le cadre du développement du mégacomplexe hydroélectrique du fleuve Tapajós, qui prévoit la construction de sept usines sur le fleuve et ses affluents pour alimenter la production d’hydroélectricité, dont une à São Luiz dos Tapajós. Comme le souligne Oliveira (2016, 2019), ce projet aura de grandes conséquences socio-environnementales pour les communautés mundurukues des abords du fleuve qui devront être délocalisées. Parce qu’il se réalise dans un contexte de non-respect du droit au CPLE, le peuple munduruku s’oppose à ce projet depuis qu’il en a pris connaissance, et cherche des façons d’y résister. C’est ainsi que le protocole se développe, s’inscrivant dans le déploiement d’une variété de stratégies d’action collective et d’autodétermination par les leaders de ce peuple.

Devant les développements autour du complexe hydroélectrique du Rio Tapajos, les Mundurukus cherchent activement à faire respecter leur droit à être consultés de manière adéquate par les autorités gouvernementales. Entre 2012-2014, et notamment à la suite d’une décision du Tribunal supérieur fédéral obligeant la tenue de consultations pour autoriser le projet de Sao Luiz, plusieurs discussions ont lieu entre les autorités gouvernementales fédérales et les représentants du peuple munduruku, alors que le gouvernement tente de négocier un « pacte » avec eux et le Ministère public fédéral autour d’un « plan de consultation » pour encadrer ce processus. Or, les conditions de réalisation des rencontres publiques entre les représentants mundurukus et les autorités gouvernementales sont problématiques, loin des villages des communautés, et ne rassemblent donc que très peu de membres des différentes aldeias (villages) du territoire. Par exemple, lors de la rencontre visant à présenter le plan de consultation, les représentants du gouvernement se sont réunis dans la municipalité de Jacareacanga (Pará) alléguant des enjeux de sécurité, alors que les Mundurukus les attendaient dans une aldeia à proximité, Sai-Cinza, rendant impossible la discussion (Oliveira 2016). Dans une lettre aux citoyens du Brésil publiée par les Mundurukus, ceux-ci soulignent par ailleurs des conditions non favorables au dialogue et aux opinions plurielles, citant la présence, lors des réunions, de la police fédérale et des forces armées intimidant et manipulant les représentants autochtones présents (Munduruku 2013).

Malgré les tentatives des autorités de diviser les différentes aldeias et de miner la cohésion et la gouvernance interne des Mundurukus, ceux-ci s’articulent et créent notamment le mouvement Iperěg Ayũ, un regroupement d’associations mundurukues qui fait la promotion « d’actions directes, de partenariats avec les ONG et les autres peuples au même moment que l’interaction avec les organes étatiques » (Oliveira 2016 : 70). Or, dans ce contexte institutionnel et politique de tensions peu propice au dialogue, les leaders mundurukus comprennent assez rapidement les limites des voies institutionnelles de contestation du projet de la São Luiz dos Tapajos et adoptent ainsi « un éventail ample de stratégies pour revendiquer leur droit au CPLE » (Oliveira 2016 : 59), faisant directement référence aux droits prévus par la Constitution brésilienne mais aussi à la C169, celle-ci devenant la pierre angulaire de leur stratégie de mobilisation pour le droit au territoire et le droit de résistance contre le projet hydroélectrique. Parmi ces stratégies, les Mundurukus feront usage de manifestations publiques, d’occupation d’usines hydroélectriques (notamment celles de Belo Monte) mais feront aussi appel au peuple brésilien pour dénoncer et faire pression sur le gouvernement, notamment par le biais de lettres publiques et par la publication de vidéos dans les médias.

En septembre 2014, les Mundurukus apprennent que la démarcation des terres autochtones sawrées muybues sont paralysées en raison du projet de São Luiz dos Tapajós. En effet, lors d’une rencontre avec les autorités de la Fondation nationale des Indiens, la FUNAI (Fundação Nacional do Índio), le président de la FUNAI explique que le processus de démarcation est ralenti en raison des intérêts politiques et économiques engagés dans le projet São Luiz dos Tapajós (la rencontre a été filmée par les Mundurukus – voir <https://vimeo.com/111974175>). La démarcation des terres rendrait en effet beaucoup plus difficile le projet d’usine, situé en partie sur ce territoire, compte tenu de la provision constitutionnelle qui interdit, sauf dans des cas exceptionnels, le déplacement des peuples autochtones de leur territoire reconnu (Joca et Nóbrega 2017). À partir de là, le registre de l’action collective change, et le registre des droits territoriaux et de consultation définis dans la Convention 169 devient le registre principal de la mobilisation sur les deux fronts, celui de la résistance au projet hydroélectrique et celui de la reconnaissance des terres sawrées muybues. Des assemblées sur la Convention 169 furent organisées par les membres du peuple munduruku qui, inspirés par l’expérience des autochtones wajãpis, décident de construire leur propre protocole de consultation autonome et, du même souffle, jeter les bases du processus d’autodémarcation des terres des Sawrés Muybus qui suivra en 2015-2016 (Oliveira 2016). Le Protocole indique en effet ceci : « … avant de commencer une consultation, nous exigeons la démarcation de la Terre autochtone sawré muybu », affirmant savoir « que le rapport [de démarcation de la FUNAI] est prêt » (Povo Munduruku 2014 : 1). Ce protocole, qui devient le fondement de la lutte commune pour les droits et le territoire, est construit par les Mundurukus eux-mêmes lors de ces assemblées, selon les modes de gouvernance qui leur sont propres (entretien avec un leader munduruku, 2018), et il sera adopté par plus de 800 membres du peuple réunis lors d’une assemblée générale spéciale.

S’il n’est pas reconnu d’emblée comme ayant une valeur juridique en droit brésilien, le Protocole munduruku est rapidement mobilisé par les leaders de la communauté comme « instrument juridique de résistance contre les investissements hydroélectriques » en droit international (Moreira et Maciel 2018 : 77). Les principes du CPLE sont traduits dans le Protocole, notamment le principe de la bonne foi et de l’accès à une information vraie et claire, qui présuppose les droits territoriaux (Povo Munduruku 2014) et légitime de fait le processus d’autodémarcation entrepris en parallèle. Or, vu sa grande légitimité au sein du peuple munduruku et la capacité de ses leaders à mobiliser l’appui international autour de cette entente, c’est surtout comme outil de mobilisation et de résistance politique que le Protocole a été utilisé dans le contexte munduruku, dans le cas du projet Tapajos, puis dans d’autres. En effet, comme l’a expliqué en entretien un leader munduruku, en 2018, le Protocole a une grande légitimité à la fois externe et interne. D’une part, il propose une traduction de la norme du CPLE et permet, donc, aux revendications locales d’être portées dans les espaces internationaux, notamment auprès de Greenpeace et de la rapporteure spéciale de l’ONU, Victoria Tauli-Corpuz – qui appuiera les revendications des Mundurukus en 2016 (Tauli-Corpuz 2016). D’autre part, parce que le processus qui a présidé à sa création a permis d’amples débats internes au sein des aldeias locales, le Protocole obtient une grande adhésion parmi les membres du peuple munduruku, alors que « personne ne se sent mis de côté ». Le Protocole non seulement a été divulgué aux communautés via les radios et modes de communication locaux, mais il se veut inclusif car il s’inscrit dans une logique de lutte collective, et non de négociation pour l’obtention de compensations financières pour quelques groupes plus spécifiquement affectés.

Combinée aux actions directes et aux protestations, ainsi qu’à la recherche de l’appui des organisations environnementales et indigénistes au Brésil et au-delà, la stratégie des Mundurukus de construire leur propre protocole de consultation porte fruit, traduisant ainsi en actes l’obligation de consulter du gouvernement en vertu de la norme internationale du CPLE tout en affirmant leur droit au territoire via un processus d’autodémarcation. Début 2016, la FUNAI publie finalement le rapport préliminaire en vue de finaliser la démarcation de 17 000 hectares de territoire munduruku sawré muybu, ce qui complique l’installation de l’usine de Sao Luiz dos Tapajos dans la région, devenu territoire autochtone protégé par la Constitution (Almeida et Leite 2016). Du même souffle, l’agence environnementale fédérale IBAMA annonce la suspension de l’approbation environnementale du projet en août, en raison des enjeux autochtones sous-jacents (Douglas 2016), et le gouvernement fédéral coupe le dialogue avec les Mundurukus. Malgré tout, l’équilibre demeure relativement fragile, puisque les procédures de régularisation foncière de la terre autochtone sawrée muybue est encore en cours, et les tensions politiques et sociales autour du complexe Tapajós demeurent (Joca et Nóbrega 2017). Plus d’une quarantaine d’autres projets de construction de barrages et d’usines sur le fleuve et ses affluents sont en discussion, et le chef Arnaldo Kaba Munduruku est clair : « … quand on regarde l’avenir, ce que nous voulons c’est qu’il n’y ait plus de barrages sur notre territoire » (Ponsford 2016). Le protocole de consultation demeure donc pour le peuple munduruku un outil de mobilisation politique important qui est au fondement de son répertoire d’action collective, de sa posture vis-à-vis de l’État et de la transnationalisation de ses luttes.

Le Protocole de consultation juruna : un outil juridique qui politise la lutte

Le cas du Protocole juruna – qui en principe est assez similaire au Protocole munduruku – révèle, dans les faits, une stratégie et une trajectoire d’appropriation de la norme assez différentes du cas précédent. En effet, le Protocole sera d’abord mobilisé par certains leaders autochtones comme outil juridique dont la valeur et la légitimité pour encadrer le processus de consultation autochtone seront reconnues par les tribunaux, donnant une voix politique au peuple juruna dans sa lutte pour le respect de ses droits et de son territoire et devant la menace imminente de dommages socio-environnementaux et de violations des droits endossée par les autorités locales et fédérales.

C’est le contexte de l’implantation d’un mégaprojet de mine d’or à ciel ouvert par la compagnie minière canadienne Belo Sun, avec l’approbation des autorités brésiliennes, qui pave la voie à la construction d’un protocole autochtone communautaire de consultation par le peuple juruna du territoire autochtone de Paquiçamba, situé dans la région de Volta Grande do Xingu, dans l’État amazonien de Para. Situées à environ 10 km du barrage hydroélectrique de Belo Monte sur la rivière Xingu, les trois aldeias du territoire (Muratu, Furo Seco et Paquiçamba) ont subi les impacts des travaux de construction du barrage, sans toutefois avoir été consultées adéquatement. Comme l’a indiqué en entretien, en 2018, un leader juruna participant à la création du protocole, le souvenir du manque de respect des droits autochtones et des simulacres d’audiences publiques organisées dans le cadre de l’approbation du projet de Belo Monte leur avait laissé un goût amer. Devant l’imminence de l’implantation par la minière Belo Sun d’un mégaprojet minier sans consultation préalable, les Jurunas, dont le territoire a été homologué comme terre autochtone en 1981, ont peur que l’histoire ne se répète, d’autant qu’ils ne sont pas considérés comme affectés, étant situés à au-delà du 10 km du site principal d’extraction d’or prévu par la loi fédérale. Or, appuyés notamment par des organisations comme l’ISA, des universitaires et le ministère public fédéral, les Jurunas revendiquent la nécessité d’être consultés malgré tout, puisque le projet affectera le fleuve Xingu et, ainsi, leur territoire et leur mode de vie. De fait, ils soutiennent qu’il est impossible « d’évaluer si le Xingu pourra supporter la superposition des impacts des projets Belo Monte et Belo Sun » (Chaves et Souza 2018 : 8), faisant reconnaître leur statut de peuple affecté par le projet.

Appuyés par la FUNAI dans les premières démarches en 2014, puis par l’ISA qui prendra le relais, les Jurunas s’inspirent du Protocole munduruku et proposent leur propre protocole en août 2017. Avec les fonctionnaires de la FUNAI, les leaders jurunas organisés au sein de l’Association des Jurunas unis de Volta Grande do Xingu élaborent une première partie du document, mais cette collaboration s’arrête abruptement en 2015, alors que la FUNAI cesse son activité en regard du protocole (entretien avec un leader juruna, 2018). À ce moment, les négociations avec la Belo Sun s’intensifient, la Compagnie obtient une licence préalable, contre l’avis du Ministère public qui dès 2013 avait demandé la réalisation d’une consultation et d’une étude de l’impact autochtone (ECI – Estudo do Componente Indígena), qui intente en 2016 une action juridique contre la minière, contestant la validité de l’ECI réalisée et demandant la suspension du permis d’installation. En mars 2017, le tribunal de justice de l’État du Pará confirme la suspension du permis, alléguant que les études d’impact socio-environnementales « étaient non concluantes et qu’il manquait des études spécifiques concernant les impacts sur les peuples autochtones qui vivent à moins de 10 km de la région d’implantation de la mine, exigeant que la consultation préalable des peuples autochtones soit réalisée » (Chaves et Souza 2018 : 5).

C’est à ce moment que se met réellement en place la mise au point du document qui, jusque-là un peu mis de côté, deviendra le Protocole juruna du territoire de Paquiçamba. En 2017, sous la pression exercée par quelques leaders craignant que la Belo Sun ne reprenne les discussions sans eux, le besoin de conclure cet instrument juridique est ravivé au sein du peuple juruna (entretien avec un leader juruna, 2018). Les 15 et 16 juillet 2017, les résidents des trois aldeias se réunissent donc dans le village de Muratu pour discuter des enjeux et impacts de la mine. Ensemble, et en présence de représentants de la FUNAI, du Ministère public et de l’Université fédérale du Pará, ils décident de prendre action afin de définir et de faire respecter leur droit à la consultation (Pará 2015). Ils se proposent donc de construire, en accord avec les résidents du territoire autochtone, leur propre protocole de consultation autochtone, qui garantit leur droit à la consultation préalable (et donc notamment dans le cadre de la réalisation des ECI) devant l’innocuité de la législation fédérale et les violations répétées de ce droit fondamental. Le Protocole ancre la « manière de consulter les Jurunas » dans le langage du droit à la consultation tel que défini par la C169 et souligne par ailleurs leur droit de ne « pas participer aux processus de consultation qui ne sont pas dans [leur] intérêt ou qui ne respectent pas [leur] protocole » (Povo Juruna da Terra Indígena Paquiçamba 2017 : 20). Sans le soutien de la FUNAI, les leaders autochtones jurunas s’associent à l’ISA pour finaliser le document et mobilisent l’appui des membres de la communauté dans le cadre d’audiences publiques réalisées dans les aldeias (entretien avec un leader juruna, 2018). Or, le souvenir des divisions et des conflits pendant le processus de discussion de Belo Monte demeure vif, alors que certains groupes de la communauté étaient en proie au pouvoir des élites politiques usant de stratégies d’intimidation et de cooptation pour s’assurer leur support (ibid.). Les leaders jurunas veulent éviter une telle situation et présentent le protocole de consultation pour discussion aux membres des aldeias qui le valideront, selon des mécanismes de participation et de représentation établis (anciens, jeunes, leaders, professeurs doivent être représentés) ou, si l’on n’obtient pas le consensus, par un groupe de dix représentants désignés par chaque aldeia (Povo Juruna da Terra Indígena Paquiçamba 2017).

Les Jurunas mobilisent leur protocole comme instrument juridique pour contester, avec l’appui d’Eliane Morera, procureure publique de l’État de Pará, l’obtention du permis d’installation octroyé en 2014 par le conseil d’approbation environnemental en faveur de la Belo Sun. Cette trajectoire, qui met de l’avant une mobilisation juridique du Protocole devant les tribunaux, s’avère fructueuse et contribue, dans un deuxième temps, à la politisation de la lutte des Jurunas. En effet, le Protocole juruna permet de traduire juridiquement la norme du CPLE dans les termes acceptés par la grande majorité des membres des trois aldeias locales. Alors que la Belo Sun conteste la décision du tribunal de l’État, à l’automne 2017, alléguant que la loi fédérale sur la consultation des peuples autochtones ne fait l’objet d’aucune règlementation, le tribunal fédéral de première instance de la région confirme la suspension du permis sur la foi de l’existence du Protocole juruna, qui prend dès lors une valeur juridique comme mécanisme de mise en oeuvre de la C169 dans un contexte de vide institutionnel en cette matière au niveau national. En effet, la décision détermine que dans ce cas la consultation devrait suivre les termes définis par le Protocole juruna afin d’être culturellement adéquate. Selon certains membres du peuple juruna, cette décision peut être considérée comme un premier pas positif dans la mise en application juridique du Protocole (entretien avec un leader juruna, 2018). En effet, cela constitue un premier cas de jurisprudence en matière d’application des protocoles, forçant les autorités gouvernementales à formuler un plan de consultation en conformité avec le Protocole juruna, que devra respecter l’entreprise pour ensuite pouvoir prétendre à l’obtention d’un permis d’installation de la mine. Or, malgré cela, les incidents visant à empêcher les discussions sur les impacts autochtones se succèdent[3], montrant que l’enjeu est avant tout politique.

Cela dit, cette légitimation par les tribunaux locaux constitue un point important dans la politisation de la lutte des Jurunas, qui recentre l’enjeu autour de la protection du droit au territoire et à sa biodiversité ainsi que du droit d’autodétermination autochtone. Le protocole permet dès lors une mobilisation plus politique demandant l’inclusion des peuples autochtones dès les premières étapes de la discussion avec l’État sur les orientations du plan de développement du territoire autochtone de Paquiçamba, comme l’explique l’anthropologue Ricardo Cid Fernandes (entretien, 2018). En effet, collectivement, à travers leur protocole, les Jurunas produisent « des informations sur le mode de vie » et imposent « des règles à l’État et aux entreprises sur la manière d’interagir avec eux » (Chaves et Souza 2018 : 13). Or, comme l’a souligné un leader juruna lors de son entrevue, les Jurunas doivent, pour en maximiser la portée juridique, continuer d’en apprendre davantage sur le droit au CPLE et, politiquement, continuer de s’approprier leur protocole de consultation dans l’ensemble des dossiers de développement économique qui affectent le territoire autochtone de Paquiçamba, ses habitants et leur mode de vie traditionnel.

Conclusion

Nous l’avons vu, les protocoles de consultation autochtones sont souvent présentés comme instruments d’affirmation du droit autochtone à l’autodétermination et à la participation, dans un pays considéré comme généralement hostile à la reconnaissance de ce droit dans les pratiques, surtout en matière de mégaprojets extractivistes. Si cette pratique a une valeur certaine pour la traduction du droit au CPLE, permettant d’occuper un espace juridico-institutionnel laissé vacant par l’État brésilien et garantissant l’existence de mécanismes formels, le danger d’une telle analyse vient de la tentation d’en faire une « recette », un modèle à reproduire, occultant dès lors les dimensions contextuelles de son appropriation politique par les acteurs autochtones dans leurs luttes et leurs rapports de force avec les entreprises et l’État brésilien. Or, au regard de l’étude comparée de deux trajectoires d’émergence des protocoles de consultation autochtone – celle des Mundurukus de Sarwé Muyu près du fleuve Tapajos et celle des Jurunas du territoire autochtone de Paquiçamba de la région de Volta Grande do Xingu –, on constate que ces deux trajectoires sont distinctes dans les pratiques, donnant lieu, à différentes stratégies de mobilisation juridico-politiques des peuples autochtones dans leurs luttes contre les violations de leurs droits au territoire et à la participation.

Depuis la création du premier protocole par le peuple wajãpi, en 2014, les trajectoires de construction et de mise en oeuvre des protocoles se croisent d’une région à l’autre, au Brésil, donnant lieu à des pratiques d’échanges et d’apprentissage entre les peuples, assurant une certaine cohérence aux protocoles dans leur diversité. En effet, on observe une certaine forme de diffusion des « bonnes pratiques » entre les différents peuples autochtones qui développent leurs propres protocoles locaux, mais qui sont aussi appuyés de leurs organisations autochtones régionales et nationales et forment des alliances avec certaines organisations indigénistes, socio-environnementales, ainsi qu’avec le ministère fédéral, avec les défenseurs publics et avec certains universitaires. On l’a vu, toutefois, les modes d’appropriation locale de cet instrument particulier diffèrent selon les stratégies de mobilisation des acteurs, selon le rapport des peuples concernés à la citoyenneté et à l’État brésilien, mais aussi selon les relations de pouvoir au sein même des communautés et les interprétations du CPLE qui en découlent. Dans ce cas-ci, les processus d’apprentissage et de diffusion peuvent aussi jouer un rôle : dans le cas des Mundurukus, la rencontre des peuples affectés par Belo Monte – notamment les Jurunas – a permis de consolider leur vision assez critique des pratiques de négociation conduites par les gouvernements et les entreprises, et en particulier des politiques de compensation souvent proposées dans le cadre des consultations (Oliveira 2016).

Bien qu’expliquer ces différences ne soit pas l’objet de cet article, on peut supposer que ces stratégies mettent au jour des interprétations du CPLE et des rapports de pouvoirs différents, qui varient probablement en fonction des contextes sociopolitiques et socio-économiques locaux, des intérêts des différents acteurs en place, de la nature de la mobilisation autochtone et des projets de développement des ressources en jeu. Ainsi, la comparaison proposée ici montre qu’une analyse contextuelle qui met le focus sur les stratégies et les pratiques des acteurs peut être plus fructueuse afin de comprendre, en pratique, comment opèrent les mécanismes d’appropriation de la norme et leur mise en oeuvre.