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1. Introduction

La jurilinguistique a contribué de façon marquée à la progression vers l’égalité des deux communautés de langue officielle du Canada. Même s’il n’existe aucun lien intrinsèque entre cette science plutôt vaste – selon Jean-Claude Gémar, ce n’est rien de moins que « l’application d’un traitement linguistique aux textes juridiques sous toutes leurs formes[1] » – et l’égalité sociale ou politique, certains domaines de la jurilinguistique entretiennent néanmoins des liens étroits avec celle-ci, du moins au Canada. Pensons, entre autres, au projet de la common law en français, qui a su améliorer l’accès au droit et donc à la justice pour les francophones habitant les provinces qui adhèrent à cette tradition juridique, ainsi qu’au projet d’harmonisation du droit fédéral avec le droit civil québécois, qui cherche à donner sa juste place à la tradition et à la pensée civiliste dans le domaine du droit pancanadien.

Un autre aspect de la jurilinguistique qui mérite d’être souligné à ce sujet est celui de l’interprétation bilingue[2]. La première Loi sur les langues officielles de 1969 (LLO 1969[3]), par exemple, incluait à son article 8 de nombreuses règles concernant l’interprétation des lois fédérales, forcément bilingues[4], car cet aspect du droit contribue à la progression vers l’égalité des langues officielles à plusieurs égards. Premièrement, en exigeant que l’on accorde une importance égale aux deux versions d’un texte législatif ou constitutionnel, les principes de l’interprétation bilingue aident à rehausser le statut de la langue minoritaire dans la rédaction des lois, dans la pratique du droit et, par extension, dans la société en général[5]. En outre, et voilà qui retiendra surtout notre attention, l’interprétation bilingue offre un appui important à ceux qui cherchent à faire respecter l’esprit d’une garantie législative ou constitutionnelle d’égalité, que ce soit en matière de langues officielles ou par rapport à d’autres domaines.

L’égalité, faut-il le rappeler, constitue le principe fondamental et l’axe principal des droits linguistiques en droit canadien. Non seulement l’égalité des langues officielles fait-elle l’objet d’une garantie expresse à divers endroits[6], mais il existe en outre une jurisprudence abondante statuant que les droits linguistiques sont réputés avoir pour objet, et ce, dans « tous les cas[7] », la progression vers l’égalité des deux communautés linguis-tiques[8]. Les décisions relatives à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés sont paradigmatiques à cet égard. Dans l’arrêt Mahe c. Alberta[9], entre autres[10], la Cour suprême du Canada a statué que l’instruction prodiguée à la minorité sous l’égide de l’article 23 doit être de qualité égale à celle que reçoit la majorité, même si un tel principe n’a pas été énoncé explicitement par le constituant. L’analyse bilinguistique a joué un rôle de premier plan dans la concrétisation de ce principe en permettant aux tribunaux de mieux circonscrire l’objet réel de cette disposition.

Il est possible, à notre avis, de tirer certains éclairages théoriques de ce constat car, si l’analyse bilinguistique a été à ce point déterminante relativement à l’article 23, ce n’est pas seulement en raison de la simple existence de deux versions du même texte. L’importance d’une telle analyse en l’occurrence découle plutôt du fait que cet article cherche à consacrer une garantie d’égalité, dont la mise en oeuvre, de par la nature d’une telle garantie, permet de mobiliser les avantages de l’interprétation bilingue. Comme la majorité des garanties constitutionnelles de cette nature, l’article 23 traduit ce que le constitutionnaliste américain Cass R. Sunstein nomme un « accord incomplètement théorisé » (incompletely theorized agreement), en ce qu’il énonce un principe général dont le constituant n’a pas fixé à l’avance toutes les ramifications conceptuelles et pratiques[11]. Les accords incomplètement théorisés présentent des défis d’interprétation très importants dont la résolution est facilitée lorsque la disposition est rédigée dans plus d’une langue.

Le présent texte a pour objet d’illustrer le bien-fondé de cette hypothèse par l’intermédiaire d’une analyse détaillée de l’arrêt Mahe et des débats législatifs relatifs à l’article 23, tout en démontrant l’utilité d’une démarche qui voit dans celui-ci l’expression d’un « accord incomplètement théorisé ». Selon nous, l’adoption de ce cadre analytique permet de préciser davantage certains défis interprétatifs posés par l’article 23 et par les droits linguistiques de façon plus générale. Il faut souligner que notre but ne sera pas d’examiner en détail chaque aspect de cet article, car il fait déjà l’objet de telles analyses[12]. Nous chercherons plutôt à jeter un regard plus théorique sur l’interprétation de cet article retenue par les tribunaux en ce qui concerne les droits en matière de gestion scolaire, interprétation que certains ont qualifiée d’« activisme judiciaire » en raison d’incohérences apparentes entre celle-ci et les débats législatifs[13].

Le sujet que nous nous proposons d’aborder est, peut-être malheureusement, d’une grande actualité car, bien que l’arrêt Mahe remonte à 1990, la démarche analytique devant guider l’interprétation des droits linguistiques demeure contestée de nos jours à certains égards. La question a été l’objet d’une importante controverse au cours des années 80 et 90[14] en raison du virage vers une approche « restrictive » signalé par la fameuse « trilogie » de 1986[15], virage ayant ensuite été démenti, du moins en partie, par des arrêts subséquents de la Cour suprême, notamment l’arrêt Mahe. L’indécision de la plus haute juridiction du pays s’est soldée par une incohérence manifeste dans les principes d’interprétation, laquelle rendait davantage incertaine la portée des droits linguistiques et leur mise en oeuvre plus difficile. En 1999, l’arrêt R. c. Beaulac cherchait à mettre fin à ce désordre en imposant un même ensemble de principes – plus généreux, faut-il le souligner, que ceux qui avaient été énoncés par la trilogie – à tous les droits linguistiques[16]. Toutefois, depuis l’arrêt Caron c. Alberta[17], entre autres, les décisions de la Cour suprême sèment à nouveau la controverse, et d’aucuns s’inquiètent d’une possible renaissance de l’approche plus restrictive privilégiée dans la trilogie[18]. Un retour à l’incertitude à cet égard est d’autant plus inquiétant qu’il reste toujours plusieurs questions d’envergure n’ayant pas été analysées dans un arrêt de la Cour suprême, notamment en ce qui a trait à la portée des droits à l’égalité conférés par les articles 16 et 16.1 de la Charte[19]. Il y a donc lieu, à notre avis, de s’intéresser à nouveau aux fondements théoriques de l’interprétation des droits linguistiques.

Cela dit, nous n’avons pas pour ambition d’esquisser une théorie générale de l’interprétation des droits linguistiques, mais plutôt d’alimenter la discussion à son sujet en apportant certaines réflexions sur les avantages qui découlent d’une lecture de l’article 23 en tant qu’accord incomplètement théorisé. D’après nous, il en existe au moins trois. Premièrement, elle permet d’esquisser un schéma limpide de la structure fondamentale de l’article 23 en tant que norme et d’expliquer, voire de justifier, certaines conclusions retenues par les tribunaux à son sujet, et ce, en dépit des apparentes incohérences entre celles-ci et les débats législatifs, qu’elle permet en effet de résoudre[20]. Deuxièmement, elle explique et souligne davantage l’importance accordée à l’analyse bilinguistique dans l’interprétation de l’article 23 et donc, par extension, dans la mise en oeuvre de normes ayant pour objet de garantir une forme d’égalité. Troisièmement, enfin, elle offre une piste intéressante pour l’interprétation de l’article 16 de la Charte, disposition dont le contenu juridique demeure incertain.

2. L’égalité et les accords incomplètement théorisés

Afin de bien situer notre analyse de l’arrêt Mahe et des débats législatifs relatifs à l’article 23, nous tenons à exposer plus en détail la notion d’un accord incomplètement théorisé et ses rapports avec les garanties d’égalité.

D’entrée de jeu, il importe de souligner certains attributs de l’égalité en tant que concept. Les paramètres de celui-ci peuvent être difficiles à déterminer, et cette difficulté est, de fait, à l’origine de la problématique que nous souhaitons aborder. Il est en effet notoire que la mise en oeuvre d’une garantie d’égalité présente des difficultés importantes, à tel point que l’ancienne juge en chef du Canada, Beverly McLachlin, a jadis publié un article intitulé « Equality: The most Difficult Right[21] ». Elle y mentionne notamment que « le langage relatif à l’égalité est tellement ouvert et général qu’il se révèle difficile de lui assigner un sens juridique précis[22] ».

Cette difficulté tient surtout au fait que le concept d’égalité n’a pas de contenu qui lui soit propre, puisqu’il consiste en la mise en comparaison de sujets ou d’objets variés et variables[23]. À la base, la notion d’égalité évoque une idée de similitude. Un droit à l’égalité, en bref, est un droit à la similitude, soit un droit de ne pas faire l’objet d’une exclusion ou d’une distinction. Vue de cette façon, la question peut paraître simple, mais encore faut-il préciser le type de distinction que l’on cherche à proscrire, et c’est là que le bât blesse. Toute action, y compris toute législation, opère forcément des distinctions. Pour le tribunal appelé à mettre en oeuvre une garantie quelconque d’égalité, le défi est de savoir différencier les distinctions anodines et celles qui sont jugées inacceptables.

Pour ce faire, il faut d’abord définir ce que d’aucuns appellent le « domaine[24] » ou l’« espace[25] » d’égalité. Le « domaine » d’égalité s’entend du contexte dans lequel l’égalité est censée avoir cours. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia au sujet de l’article 15 de la Charte, l’égalité est « un concept comparatif dont la matérialisation même ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec les autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée[26] ». Un tel exercice exige que l’on précise les individus ou les groupes à comparer, la sphère d’activité pertinente, ainsi que la caractéristique faisant l’objet de la comparaison.

En ce qui concerne les droits linguistiques, l’affaire DesRochers c. Canada (Industrie)[27] illustre bien la nature de l’exer-cice et les enjeux qui en découlent. Dans cette affaire, fondée sur un recours intenté en vertu de l’article 22 de la Loi sur les langues officielles (LLO) et de l’article 20 de la Charte, les tribunaux ont été appelés à définir (du moins en partie) le « domaine » de l’égalité au sens de ces dispositions. Le demandeur cherchait à faire déclarer qu’un programme de développement économique communautaire mis sur pied par Industrie Canada ne prodiguait pas des services de « qualité égale » aux deux communautés linguistiques dans une région de l’Ontario. Un des principaux points litigieux portait sur la question de savoir si l’égalité au sens de la LLO et de la Charte s’évaluait en vertu d’un critère purement linguistique ou s’il fallait plutôt considérer la qualité ou l’efficacité du service en question. Si l’on retenait la première hypothèse, l’égalité aurait été atteinte dès qu’un service aurait été disponible dans les deux langues, à supposer l’existence de communications de qualité égale d’un point de vue strictement linguistique[28]. Si par contre l’on retenait la seconde hypothèse, l’égalité n’aurait été atteinte que si le service lui-même avait été, dans sa substance, de qualité égale dans les deux langues officielles. Par surcroît, pour atteindre un tel résultat, il faudrait que l’institution fédérale visée tienne compte des particularités de chaque communauté linguistique dans la conception et la prestation du service, car il se pourrait que l’atteinte de l’égalité exige que le service soit prodigué par l’entremise d’un modèle différent d’une communauté à l’autre[29].

Si ce débat s’est rendu jusqu’à la plus haute instance du pays, c’est que les libellés de l’article 20 de la Charte et de l’article 22 de la LLO ne précisent pas de façon explicite un « domaine » d’égalité, ou du moins ne mentionnent pas tous ses aspects. C’est là un problème répandu en droit constitutionnel. Comme le souligne Sunstein, les garanties constitutionnelles d’égalité sont souvent formulées en des termes généraux, et le domaine d’égalité y est alors peu ou pas précisé[30]. Selon cet auteur, cela découlerait du fait que le constituant n’aurait pas été en mesure, pour une raison quelconque, de s’arrêter sur des modalités d’application plus précises.

Par exemple, le constituant pourrait souhaiter se prononcer en faveur de l’adoption d’un principe voulant que la discrimination raciale soit à proscrire, sans toutefois que les participants aux travaux préparatoires puissent s’accorder sur les moyens requis pour atteindre cet objectif, en raison de la complexité du phénomène ou des conséquences imprévisibles de certaines stratégies, ou des deux aspects à la fois, en l’absence d’un contexte factuel précis[31]. En outre, l’existence de divergences idéologiques importantes pourrait rendre l’atteinte d’un consensus encore plus difficile. Dans pareil cas, le constituant pourrait choisir de se limiter à l’expression d’un principe général et de s’abstenir de se prononcer directement sur la question plus précise. La question de savoir si l’égalité exige ou justifie une mesure particulière serait laissée à l’appréciation des tribunaux qui la trancheront lorsqu’ils seront appelés à statuer sur des cas particuliers[32].

En fait, d’après Sunstein, l’adoption d’une telle stratégie serait inévitable en ce qui concerne les garanties d’égalité, car cette dernière est un « concept essentiellement contesté », tel que le définit Gallie[33]. La question de savoir si l’égalité a été atteinte dans les faits sera inévitablement l’objet de controverses, puisque l’essence même de ce que constitue l’égalité ne fait pas (et ne peut faire) l’objet d’un consensus social. Les concepts essentiellement contestés – au nombre desquels on pourrait inclure la « démocratie » et « l’État de droit » – tiennent leur qualité « contestable » du fait qu’ils constituent des concepts normatifs dont la structure est complexe[34]. À la base, on cherche, par ces concepts, non seulement à décrire mais à évaluer une prestation ou une réalisation (individuelle, sociale, sportive, artistique, peu importe) d’une certaine complexité, et ce, à l’aune d’un idéal quelconque, dont la structure se révélera elle aussi complexe. Cette double complexité aurait pour effet inéluctable d’engendrer une multiplication des conceptions du concept de base car, bien qu’il y ait consensus sur l’existence d’un idéal et de réalisations cherchant à s’y conformer, des désaccords apparaîtront forcément sur les paramètres essentiels de l’idéal, que ce soit par rapport aux constituantes de base ou encore en ce qui a trait à leur agencement ou à leur importance relative[35].

Évidemment, le législateur ou le constituant qui souhaite intégrer un concept essentiellement contesté, telle l’égalité, à une norme juridique exécutoire cherchera à circonscrire cette complexité dans une certaine mesure. Là où l’égalité fait l’objet d’une garantie dans un champ d’activité particulier, telle l’égalité devant la loi (article 15 de la Charte) ou l’égalité de statut, de droits et de privilèges des langues officielles (article 16 de la Charte), l’éventail d’interprétations possibles du concept d’égalité est limité jusqu’à un certain point par le fait que c’est une disposition précise ayant un libellé et un objet particuliers[36]. Ainsi, toute personne appelée à les interpréter n’a pas à se pencher sur le concept d’« égalité » au sens abstrait ou général, comme le ferait un philosophe. Toutefois, les bornes que peut se permettre d’imposer un texte de loi qui se veut « fondamental » ne seront pas, en général, d’une très grande précision. Comme le souligne Stéphane Beaulac, faisant siens les propos de Ronald Dworkin, « un document constitutionnel (comme notre Charte) [a] pour mission d’énoncer des concepts, non pas des conceptions[37] ». Par conséquent, les dispositions de la Charte possèdent ce que Hart appelait une « texture ouverte », en ce sens qu’elles sont imprégnées d’une certaine imprécision[38]. Le degré d’ouverture variera forcément d’une disposition à l’autre selon la nature de celle-ci, car une norme juridique peut être plus ou moins détaillée et précise[39]. Cependant, comme l’a souligné Henri Brun, « [e]n tant que normes des normes, les droits fondamentaux ne peuvent s’exprimer qu’en termes très généraux[40] ».

3. L’article 23 en tant qu’accord incomplètement théorisé

À notre avis, le concept d’un accord incomplètement théorisé permet de mieux comprendre le débat qui s’est déroulé devant les tribunaux au sujet de l’article 23, surtout en ce qui concerne le point le plus controversé à ce chapitre, soit la question de savoir si cette disposition confère aux parents le droit de gérer les écoles de la minorité par l’intermédiaire de conseils scolaires autonomes. Nous expliciterons d’abord notre raisonnement à cet égard (section 3). Puis nous ferons ressortir l’importance de l’analyse bilinguistique dans un tel contexte (section 4). Enfin, nous étudierons la possibilité d’employer une démarche analytique semblable pour éclairer la portée juridique de l’article 16 de la Charte (partie 5).

a) Mise en scène : l’affaire Mahe c. Alberta

L’hypothèse que l’article 23 exige la création de conseils scolaires autonomes a été soulevée devant les tribunaux de nombreuses provinces, et dans chaque cas il y a eu un débat acharné entre citoyens et gouvernements, débat qu’a finalement tranché la Cour suprême dans l’arrêt Mahe. Cette décision est issue d’un recours intenté au début des années 80 par des parents francophones de la région d’Edmonton contre le gouvernement de l’Alberta : ceux-ci cherchaient à faire déclarer que la province contrevenait à ses obligations en vertu de l’article 23. Ils demandaient notamment qu’on leur octroie des « pouvoirs, droits et obligations » équivalents à ceux qui étaient attribués aux parents anglophones, ce qui, en pratique, revenait à demander la mise sur pied d’un conseil scolaire distinct pour administrer les programmes d’études et les écoles de langue française[41].

À cette époque-là, l’éducation de langue française de la région d’Edmonton relevait de l’Edmonton Roman Catholic Separate School Division No. 7, entité au sein de laquelle les ayants droit n’avaient aucune représentation et sur laquelle ils n’exerçaient aucun contrôle. Selon les parents, une telle situation contrevenait à l’article 23, qui leur aurait conféré un droit de gestion et de contrôle sur les établissements et les programmes régis par cet article, droit qui inclurait tous les pouvoirs accordés aux conseils scolaires en vertu des lois albertaines. D’après le gouvernement provincial, toutefois, l’article 23 n’avait pas eu pour effet de créer un tel droit, car il conférait uniquement un droit de faire instruire ses enfants dans un programme employant la langue de la minorité (en l’occurrence, le français). Le contenu de ce programme et toute question relative à sa gestion relevaient entièrement de la province, dont la discrétion était essentiellement illimitée[42]. À l’appui de cette prétention, le gouvernement de l’Alberta a souligné l’absence d’as-sise textuelle expresse pour un tel droit dans le libellé de l’article 23[43]. En outre, il a fait valoir que le constituant aurait, lors des débats législatifs, explicitement écarté la possibilité de reconnaître un droit de gestion et de contrôle. À cet égard, il a mis l’accent sur certains commentaires du ministre de la Justice fédéral qui semblent, à première vue, tout à fait inconciliables avec l’idée que l’article 23 confère un tel droit.

b) L’accord de principe qui sous-tend l’article 23

À nos yeux, l’interprétation des débats législatifs avancée par l’Alberta dans l’arrêt Mahe est inexacte[44]. Les travaux du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la constitution du Canada démontrent plutôt qu’en rédigeant l’article 23 le constituant cherchait à mettre en équilibre deux principes différents : le principe d’égalité en matière d’éducation et le principe d’autonomie provinciale. Pris ensemble, ces deux postulats définissent en quelque sorte les deux « pôles » d’une norme à texture ouverte, qui laisse voir une zone grise à géométrie variable située entre les deux – zone « incomplètement théorisée », puisque les modalités permettant d’atteindre l’équilibre requis entre les deux principes sous-jacents ne sont pas prescrites. Par exemple, il a été reconnu explicitement que l’atteinte de l’égalité en matière d’éducation pourrait exiger l’imposition de certaines contraintes dans les structures administratives. Toutefois, les mesures précises éventuellement nécessaires dans ce cas ne pouvaient être définies à l’avance en raison de la complexité du phénomène que l’article 23 était appelé à encadrer, et devaient donc être laissées à l’appréciation des tribunaux. Voilà pourquoi il convient, selon nous, de voir dans cette disposition l’expression d’un accord incomplètement théorisé, au sens où l’entend Sunstein.

i. L’exclusion d’un droit à des « commissions scolaires »

La question de savoir si la disposition qui deviendrait l’article 23 allait conférer des droits en matière de gestion a été soulevée à plusieurs reprises lors des débats législatifs. Un grand nombre d’in-tervenants communautaires – y compris l’Association canadienne-française de l’Ontario[45], le Conseil des minorités du Québec[46], l’Association culturelle franco-canadienne de la Saskatchewan[47] et la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), désormais appelée la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA)[48] – ont demandé que le libellé soit modifié pour indiquer explicitement que les écoles, ainsi que tout autre programme relevant de cette disposition, devaient être gérées par et pour la minorité par l’entremise de « commissions scolaires » autonomes, car ils estimaient que cela était essentiel à la mise en oeuvre effective du droit à l’éducation. Le gouvernement fédéral, par contre, a refusé de modifier le libellé de la disposition dans ce sens. De fait, comme l’a souligné l’Alberta[49], le ministre de la Justice a même indiqué à plusieurs reprises au Comité mixte que, selon le gouvernement fédéral, l’article 23 n’aurait pas pour effet d’accorder un droit à des « commissions scolaires » distinctes. Par exemple, en réponse à une question du sénateur Murray (« Le libellé [de l’article 23] comprend-il également [d]es commissions scolaires séparées ou différentes […]? »), le ministre a dit ceci :

Nous ne sommes pas allés jusque-là parce que l’enseignement relève toujours des provinces. La création de commissions scolaires ne devrait pas relever du gouvernement national. C’est aux gouvernements provinciaux de s’en occuper, et les citoyens ont certains droits acquis dans ce domaine, et pas le gouvernement fédéral[50].

À première vue, un tel commentaire donne évidemment l’impression d’appuyer l’hypothèse de l’Alberta. Toutefois, si l’on replace les commentaires du ministre dans leur contexte – si l’on tient compte plus précisément de l’objet de l’article 23, tel que le concevait le ministre lui-même –, la lecture qu’en fait l’Alberta ne saurait être retenue. En revanche, une lecture qui voit dans l’article 23 un accord incomplètement théorisé au sujet de la gestion scolaire cadre nettement mieux avec l’objectif recherché.

Soulignons de prime abord que l’interprétation de l’Alberta repose sur un raisonnement fallacieux. Même si les propos du ministre traduisent clairement l’intention de son gouvernement de ne pas constitutionnaliser un droit à des conseils scolaires autonomes, comme tel[51], le seul fait d’avoir écarté une telle hypothèse n’indique pas forcément que le ministre estimait que les parents n’auraient aucun droit en ce qui concerne la gestion. Ses commentaires peuvent être lus autrement, et de façon moins limitative. Par exemple, ils pourraient tout simplement signifier que le gouvernement fédéral souhaitait minimiser le nombre de contraintes précises qui seraient imposées aux provinces, sans toutefois nier que l’article 23 pourrait avoir une incidence sur le plan de la gestion du système scolaire[52].

Cette distinction s’avère des plus importantes, car le ministre a de fait reconnu explicitement que l’article 23 imposerait des contraintes en matière de gestion scolaire. Par exemple, en répondant à la question relative aux « commissions scolaires » que nous avons mentionnée ci-dessus, le ministre a également indiqué que l’article 23 aurait pour effet de limiter la discrétion des provinces en matière de gestion dans la mesure où cela pourrait s’avérer nécessaire en vue d’éliminer toute « discrimination », et qu’il reviendrait aux tribunaux, le cas échéant, de trouver la solution qui s’impose[53]. De toute évidence, le gouvernement fédéral estimait donc que l’article 23 s’appliquait à la gestion scolaire, du moins dans la mesure où les structures administratives en place pourraient avoir une incidence sur le respect ou le non-respect du principe d’égalité en matière d’éducation[54].

ii. Les « écoles » en tant qu’« établissements »

La conclusion précédente est appuyée par un autre aspect des commentaires du ministre sur lequel s’est fondé le gouvernement albertain. Dans l’arrêt Mahe, une bonne partie du débat s’est focalisé sur l’interprétation qu’il convenait de donner à l’expression « établissements d'enseignement de la minorité linguistique » (minority language educational facilities). La province, pour sa part, a mis l’accent sur la version anglaise du texte, en particulier sur la notion de facilities, qui, selon elle, désignait uniquement un bâtiment scolaire dans son aspect physique, afin de soutenir que l’article 23 ne conférait qu’un droit à des bâtiments scolaires distincts et non à des structures administratives[55]. Pour justifier son point de vue, le gouvernement de l’Alberta a fait valoir que le ministre de la Justice avait indiqué au Comité mixte que le terme « établissement » s’entendait d’une « école » au sens d’installation physique[56].

Or, cette lecture des commentaires du ministre omet de tenir compte de l’ambiguïté du terme « école » dans ce contexte. Une école primaire ou secondaire est à la fois un bâtiment et une institution. En tant que bâtiment, l’école n’est, en effet, qu’un dispositif physique. Considérée comme une institution, toutefois, l’école se projette sur le plan sociologique par l’entremise d’une structure administrative, la détermination et l’atteinte d’objectifs, l’adhésion à une culture, l’adoption et la mise en oeuvre de normes, etc. Par conséquent, le droit de faire instruire ses enfants dans une « école » ayant certains attributs particuliers peut désigner soit un dispositif physique, soit une structure administrative, ou les deux en même temps. Or, même si le ministre a parfois employé le terme « école » pour désigner un bâtiment donné, ses commentaires indiquent également qu’il n’a pas perdu de vue le « double aspect » du phénomène. De fait, il a explicitement reconnu que l’article 23 conférait, là où le nombre d’élèves le justifiait, un droit à des « institutions » scolaires par opposition à une simple « bâtisse[57] ». À notre avis, qu’il ait fait cette distinction signale que, selon lui, le droit à des « établissements » aurait forcément une certaine incidence sur les structures administratives[58].

Cela dit, il faut toutefois reconnaître que les commentaires du ministre indiquent clairement que le gouvernement fédéral était d’avis que l’article 23 ne visait pas à imposer un modèle uniforme pour la mise en oeuvre du droit à l’éducation. Comme le ministre l’a souligné lors d’une comparution subséquente, cette disposition avait plutôt pour but d’inscrire un « principe » ayant été l’objet d’une entente avec les provinces[59]. À la différence d’une règle, la mise en oeuvre d’un principe variera forcément d’un contexte à l’autre[60]. De fait, cet aspect du libellé de l’article 23 a essuyé de sévères critiques de la part de certains organismes francophones lors des débats législatifs. Par exemple, la FFHQ, à l’occasion de sa comparution devant le Comité mixte, a indiqué qu’elle considérait que l’article 23 était trop abstrait, en ce qu’il exprimait « un objectif que se fixe le législateur [plutôt] que la consécration effective du droit à l’instruction française[61] ». Peu importe leur degré de pertinence à l’époque, nous estimons aujourd’hui que lesdites critiques ont eu le mérite de souligner que les participants semblaient s’entendre sur l’idée que le libellé de l’article 23 avait une « texture ouverte », en ce qu’il n’énonçait pas de norme précise par rapport aux structures administratives requises.

iii. Un compromis dont le contenu reste à définir

Globalement, les travaux du Comité mixte démontrent que l’article 23 s’appuyait sur deux prémisses fondamentales. Premièrement, il était reconnu que les provinces disposeraient d’une marge de manoeuvre appréciable dans la mise en oeuvre de cette disposition. Deuxièmement, il était admis que les droits conférés par l’article 23 – surtout concernant le droit à des « établissements » – auraient forcément des répercussions sur les structures administratives, car c’était le seul moyen d’offrir une garantie effective d’égalité en matière d’éducation. Pris ensemble, ces deux postulats définissent en quelque sorte les deux « pôles » de l’entente qui sous-tend l’article 23, qui comprendrait une zone grise à géométrie variable située entre eux, c’est-à-dire la zone « incomplètement théorisée ». À cet égard, les commentaires du sous-ministre de la Justice nous paraissent fort à propos, et méritent d’être cités en détail :

Chaque province décide de la façon dont, étant donné sa géographie, la dispersion de ses ressources humaines, de sa population, […] elle va organiser la dispensation des services scolaires ou de l’éducation. Ce que l’on dit ici et ce que la Charte va reconnaître c’est que si les minorités trouvent que la façon dont les autorités provinciales se sont déchargées de cette obligation-là n’est pas raisonnable, elles pourront en appeler aux tribunaux qui, eux, pourront voir si, de fait, c’est raisonnable la façon dont on a procédé […].

En fait, je pense qu’on ne pouvait pas ici commencer à prévoir tous les problèmes. On prend pour acquis que les provinces, étant donné que justement les premiers ministres ont accepté ce principe que la minorité a droit à l’éducation dans sa langue, sont prêtes à faire les efforts nécessaires et ce qu’on leur donne ici est un cadre dans lequel ces efforts-là pourront être faits[62].

L’objectif décrit par ce commentaire correspond parfaitement à l’idée d’un accord incomplètement théorisé. Comme le souligne Sunstein, un tel accord sera adopté lorsqu’on dispose de temps et de capacités limités et que l’on doit s’entendre sur une norme servant à régir une activité complexe et en constante évolution[63].

Dans cette optique, il serait juste, à l’instar de la Cour d’appel de l’Alberta[64], de qualifier l’article 23 de « compromis », en ce sens qu’il cherche à mettre en équilibre deux principes différents : le principe d’égalité en matière d’éducation et le principe d’autonomie provinciale. L’idée est intrigante, puisque la trilogie avait fameusement utilisé la notion d’un « compromis politique » pour justifier l’adoption d’une interprétation restrictive des droits linguistiques[65]. Toutefois, le « compromis » auquel nous faisons référence milite plutôt pour l’approche contraire, à savoir l’adoption d’une interprétation libérale et téléologique, car une interprétation restrictive irait dans le sens opposé de ce qu’entendait le constituant. Le point d’équilibre entre chaque aspect de l’entente inscrite à l’article 23 ne peut être déterminé qu’en rapport avec des circonstances d’application particulières, dont seuls les tribunaux auront connaissance. Ces derniers devront s’arrêter sur l’interprétation qui permettra de respecter chaque élément, et non sur celle qui minimise l’étendue de l’un au profit de l’autre, comme le voudrait une interprétation dite « restrictive », celle-ci cherchant à minimiser les entraves au pouvoir étatique. Comme l’a d’ailleurs souligné le juge en chef Dickson en rapport avec l’article 23, « [b]ien qu’il faille se garder d’interpréter d’une manière trop large une disposition qui traduit un compromis politique, il doit tout de même être loisible à la Cour d’insuffler la vie à un compromis clairement exprimé[66] ».

4. Le rôle de l’interprétation bilingue

Comme nous l’avons signalé dans l’introduction, l’inter-prétation bilingue jouera un rôle important dans l’atteinte de l’objectif recherché par le constituant à cet égard. De fait, le débat concernant l’article 23 permet de mettre en exergue les avantages des dispositions multilingues lorsqu’il est question d’inscrire un tel « compromis » dans une loi, qu’elle soit fondamentale ou ordinaire. Pour le constater, il suffit d’examiner l’arrêt Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights de la Cour d’appel de l’Ontario, rendu en 1984[67], car l’analyse linguistique de l’article 23 qui y est présentée a été adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Mahe[68].

Comme le fera plus tard la Cour suprême, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que l’article 23 confère un droit de gestion et de contrôle. L’interprétation bilingue a permis d’appuyer son raison-nement à deux niveaux. Premièrement, elle a étayé l’hypothèse selon laquelle le droit à des « établissements » a des répercussions sur les structures administratives tout en réfutant l’hypothèse contraire voulant qu’il s’agisse uniquement d’un droit à un dispositif physique. Deuxièmement, elle a jeté les bases de la reconnaissance d’un droit de gestion comme tel. À cet égard, il importe de se rappeler que le seul fait que l’article 23 s’applique à la gestion ne signifie pas pour autant que cette disposition confère un droit de gestion aux parents. On pourrait facilement imaginer une norme qui imposerait des limites à la discrétion provinciale en matière de gestion sans toutefois consacrer un droit de participation directe à la prise de décision par les parents. La reconnaissance d’un tel droit représente un pas supplémentaire qui appelle une justification distincte. Or, l’analyse bilinguistique a constitué la pierre angulaire de l’argumentaire de la Cour d’appel à ce chapitre.

a) La dimension administrative du droit

L’analyse de la Cour d’appel démontre que l’hypothèse voulant que l’article 23 impose des contraintes en matière de gestion scolaire est beaucoup plus crédible en raison de la présence du terme « établissement » dans sa version française. Après avoir recensé les diverses définitions soumises par les parties et les intervenants des termes « établissement » et « facility », la Cour d’appel a constaté que certaines d’entre elles désignaient surtout un dispositif physique (« the physical means for doing something »), alors que d’autres semblaient signifier également un phénomène sociologique, parfois doté d’une structure administrative. Or, la répartition des définitions était asymétrique d’une langue à l’autre, car la majorité des définitions du terme « facility » avait une connotation physique, alors que celles du terme « établissement » incorporaient un aspect sociologique et administratif. Si la Cour d’appel n’avait eu que le texte anglais devant elle, il aurait été plus difficile de conclure que l’article 23 s’appliquait à la gestion[69]. En revanche, une telle interprétation se trouvait doublement avantagée par la présence de la version française. Non seulement le champ sémantique du terme « établissement » était plus favorable à une telle interprétation, mais celui-ci avait en fait été choisi au cours des débats législatifs pour remplacer le terme « installation », vocable à connotation surtout physique. Cette modification a renforcé l’hypothèse selon laquelle le constituant avait l’intention d’adopter une norme ayant une dimension administrative.

b) Le droit de gestion

Pour sa part, la reconnaissance d’un droit de gestion a été appuyée de deux façons par l’analyse bilinguistique. Premièrement, la Cour d’appel a relevé une autre différence entre les versions française et anglaise du texte qui s’est avérée pertinente par rapport à cette question, à savoir le qualificatif attribué aux termes « établissement » et « facilities ». En français, l’article 23 attribue un droit à des « établissements d’enseignement de la minorité », alors qu’en anglais il s’agit de « minority language educational facilities ». La Cour d’appel a souligné que la version anglaise était ambiguë en ce qu’elle pouvait désigner soit la langue des établissements, soit le fait que ceux-ci sont censés appartenir à la minorité (« the language educational facilities of the minority »). La seconde interprétation appuierait l’idée selon laquelle l’article 23 conférait un droit de gestion et de contrôle aux ayants droit, mais pas la première. Or, selon la Cour d’appel, la version française, qui mentionne que les établissements sont « de » la minorité, concordait davantage avec la seconde interprétation, et le tribunal a donc conclu qu’il serait préférable de privilégier celle-ci.

Par surcroît, certains éléments de l’analyse linguistique du tribunal ont interagi de manière fort porteuse avec d’autres conclusions retenues par celui-ci. Par exemple, la conclusion selon laquelle le duo « établissement-facility » englobe la dimension sociologique (et donc administrative) des écoles, que nous avons exposée plus haut, a emporté certaines conséquences pratiques lorsqu’elle a été conjuguée à d’autres postulats retenus par la Cour d’appel, notamment sur le sens qu’il convient de donner au terme « langue » à l’article 23.

Lorsqu’il s’agit d’interpréter une disposition législative ou constitutionnelle en vue de conférer des droits « linguistiques », il faut tenir compte de l’ambiguïté du terme « langue » dans un tel contexte. Ce dernier peut désigner plus d’un phénomène, et les différences entre les diverses acceptions du terme sont susceptibles d’avoir une incidence marquée sur la portée du droit en cause. À la base, toute langue est un code, c’est-à-dire un mécanisme permet-tant la transmission d’informations, qui répond à ce que Pierre Bourdieu appelle « les besoins techniques de la communication[70] ». Toutefois, lorsqu’on fait référence à une langue particulière, il se peut que l’on cherche à désigner par métonymie un aspect de l’organisation sociale lorsque, par exemple, cette langue symbolise toute une communauté[71]. Dans pareil cas, la référence à la langue peut servir à désigner non seulement le système de communication qu’elle constitue, mais également certains aspects de la réalité sociale qu’elle représente. Par « réalité sociale », nous entendons notamment l’ensemble de pratiques et de croyances qui sont le propre de la communauté dont une langue s’avère le symbole, que l’on désigne souvent par le terme « culture[72] ».

Il s’ensuit qu’une disposition en vue de protéger une « langue » dans le domaine de l’éducation peut, a priori, cibler au moins deux objectifs différents. D’une part, elle peut chercher à conférer le droit de recevoir une forme d’instruction par l’entremise de la langue spécifiée en tant que système de communication, sans plus. D’autre part, elle pourrait au contraire avoir pour objet de garantir l’accès à une forme d’instruction qui emploie la langue désignée comme système de communication, mais qui veut également refléter ou perpétuer la culture de la communauté ciblée. Dans le second cas, le droit à l’instruction comportera forcément une certaine dimension sociologique et ne sera pas limité à la seule dimension linguistique.

La Cour d’appel de l’Ontario et la Cour suprême accorderont beaucoup d’importance à l’existence d’un lien entre « langue » et « culture » dans l’interprétation de l’article 23. L’historique législatif d’un tel lien remonte aux travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (appelée officieusement commission Laurendeau-Dunton), qui cherchait à situer les langues anglaise et française dans leur écologie sociologique, politique et intellectuelle. Pour la Commission, l’importance d’une langue découle en grande partie des rapports qu’elle entretient avec la « culture », phénomène qu’elle a défini de façon large[73]. Par conséquent, la « culture » et certains éléments connexes (telle l’identité culturelle) occuperont une place importan-te dans ses réflexions sur les droits « linguistiques » en matière d’éducation[74]. Par la suite, le cadre conceptuel de la Commission sera largement adopté par le constituant à l’occasion des travaux menant à l’adoption de la Charte. En particulier, les ententes fédérales-provinciales de St-Andrews (1977) et de Montréal (1978), qui seront à l’origine de l’article 23, soulignent explicitement l’importance de la « culture » pour justifier l’engagement que prennent les parties d’améliorer l’accès à l’éducation de langue anglaise et de langue française là où ces dernières sont minoritaires[75].

L’existence d’un lien entre « langue » et « culture » peut avoir une incidence directe sur la question de la gouvernance, surtout si l’on part de la prémisse que l’article 23 s’applique à la gestion scolaire. La présomption qu’il existe un tel lien a pour effet d’élargir l’éventail des intérêts protégés par l’article 23, et donc elle agrandit en même temps l’étendue des contraintes en matière de gestion. Ce faisant, elle augmente également la complexité de la mise en oeuvre du droit d’un point de vue pratique, puisque le nombre de questions (et leur subtilité) pouvant interpeller l’identité culturelle de la minorité risque d’être très important. La Cour d’appel en déduira que les parents doivent se voir accorder un certain droit de participation à la conception et à la gestion de l’instruction. Comme l’avaient souligné les nombreux intervenants communautaires devant le Comité mixte, et ainsi que le reconnaîtra la Cour suprême dans l’arrêt Mahe, « les minorités linguistiques ne peuvent pas être toujours certaines que la majorité tiendra compte de toutes leurs préoccupations linguistiques et culturelles[76] », et donc il y a lieu de leur accorder une mesure d’autonomie en tant que mesure préventive.

À ce chapitre, nous tenons à revenir sur les commentaires du ministre de la Justice, mentionnés précédemment, voulant que l’objectif de l’article 23 ait été d’empêcher la « discrimination » en matière d’éducation[77]. Comme l’indique Jacob Levy, il arrive parfois, voire souvent, que l’on puisse observer chez un État une tendance à se rendre coupable d’un certain type d’injustice, tendance qui ne découle pas forcément d’une volonté consciente de sa part et qui peut résulter en tout ou en partie de facteurs structurels. Dans de telles circonstances, l’atteinte de la justice peut exiger que l’on incorpore à la constitution de cet État certains éléments qui font « contrepoids » (ce que Levy appelle le counter-balancing) à cette tendance, même si de tels éléments ne sont pas eux-mêmes requis stricto sensu pour respecter le principe de justice visé[78]. De fait, Levy mentionne l’autonomie dans le domaine scolaire à titre d’exemple d’une mesure que l’on pourrait justifier de cette façon[79]. À notre sens, le raisonnement de la Cour d’appel, et plus tard de la Cour suprême, reflète justement de telles préoccupations. Cela dit, en l’absence d’un texte législatif bilingue à l’époque, il nous paraît peu probable qu’ils aient pu s’aventurer dans une telle direction.

5. L’article 16 de la Charte

Nous espérons avoir démontré jusqu’ici le bien-fondé et l’utilité d’une lecture de l’article 23 qui voit dans celui-ci l’expression d’un accord incomplètement théorisé, notamment en ce que cela permet d’expliquer (et, de fait, de justifier) certaines conclusions de la Cour suprême, qui – pour d’aucuns – s’écartaient dangereusement du libellé adopté par le constituant[80]. Notre dé-marche a en outre permis de jeter un éclairage sur la façon dont la jurilinguistique, par l’intermédiaire des techniques de l’interpré-tation bilingue, peut participer à la progression vers l’égalité de par sa contribution importante à la réalisation des accords incomplète-ment théorisés dans le contexte d’un système juridique bilingue.

Avant de conclure, nous souhaitons aller au-delà du seul article 23 et proposer l’hypothèse que le concept d’un accord incomplètement théorisé pourrait également être pertinent par rapport à d’autres questions qui attendent toujours une réponse de la part des tribunaux. Pour illustrer notre propos, nous nous concentrerons sur l’interprétation de l’article 16 (1) de la Charte, dont le contenu normatif reste à définir. Par souci de commodité, nous reproduisons l’article 16 dans sa totalité :

Langues officielles du Canada

Official languages of Canada

16. (1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

16. (1) English and French are the official languages of Canada and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the Parliament and government of Canada.

Langues officielles du Nouveau-Brunswick

Official languages of New Brunswick

(2) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick.

(2) English and French are the official languages of New Brunswick and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the legislature and government of New Brunswick.

Progression vers l’égalité

Advancement of status and use

(3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais.

(3) Nothing in this Charter limits the authority of Parliament or a legislature to advance the equality of status or use of English and French.

La portée de cette disposition sur le plan du droit positif demeure incertaine, car elle a rarement fait l’objet d’un litige. Aujourd’hui encore, l’examen le plus poussé des effets juridiques des paragraphes 1 et 2 de l’article 16 se trouve dans les motifs dissidents de la juge Wilson dans l’arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick inc. c. Association of Parents for Fairness in Education[81]. Or, à notre avis, la notion d’un accord incomplètement théorisé permet de jeter un nouvel éclairage sur la fonction de cette disposition dans l’économie générale des droits linguistiques conférés par la Charte.

La question de base que soulève l’article 16 (1) est la suivante : s’agit-il d’une norme autonome ayant un effet direct sur la constitutionnalité des lois, des règlements, des politiques et des décisions des instances qui lui sont soumises ou est-on plutôt devant une déclaration « purement platonique ou abstraite, de type préambulaire » dont la portée serait définie aux articles 17 à 22 de la Charte[82]?

La question s’était déjà posée au sujet de l’article 2 de la LLO 1969, dont le constituant s’est directement inspiré en rédigeant l’article 16 de la Charte. Dans l’arrêt Air Canada c. Joyal, la Cour d’appel du Québec avait conclu que l’article 2 n’était pas justiciable[83]. L’appel portait sur une décision de la Cour supérieure du Québec ayant statué que l’article 2 de la LLO 1969 invalidait la décision du ministre des Transports d’interdire l’usage d’une langue autre que l’anglais dans les communications aériennes. La Cour d’appel a cassé le jugement, étant d’avis que l’article 2 ne pouvait avoir un tel effet.

Cette conclusion était fondée en partie sur la façon dont la Cour d’appel a choisi de décrire les rapports entre la LLO et la Loi sur l’aéronautique[84], et en partie sur sa manière de concevoir la fonction de l’article 2 dans l’économie générale de la LLO 1969. Le premier point découlait d’une approche interprétative désormais caduque, et ne présente donc aucun intérêt à l’heure actuelle[85]. Toutefois, le second point traduit une hypothèse que l’on pourrait chercher à transposer sur le plan constitutionnel en ce qui concerne l’article 16 de la Charte. La Cour d’appel avait effectivement tiré une conclusion voulant que l’article 2 n’avait pas pour objet de créer d’obligations justiciables du fait que le législateur avait adopté, dans la même loi, des mesures plus précises pour garantir certains droits particuliers. En d’autres termes, le tribunal a jugé que, dans la mesure où le principe énoncé à l’article 2 pourrait avoir pour corollaire que l’État soit soumis à certaines obligations précises, celles-ci étaient énoncées de façon expresse par les dispositions suivantes de la loi, et donc le contenu normatif de l’article 2 s’en trouvait épuisé[86].

Dans l’arrêt Société des Acadiens, une question semblable s’est posée, mutatis mutandis, à l’égard de l’article 16 de la Charte, plus particulièrement en ce qui concerne son paragraphe 2. La juge Wilson, dissidente, y voyait l’expression d’une norme autonome susceptible d’avoir un effet direct, et ce, indépendamment des droits plus précis énoncés aux articles 17 à 22 de la Charte. La majorité, par contre, s’exprimant sous la plume du juge Beetz, a adopté l’approche inverse. Loin de reconnaître à l’article 16 le statut de norme juridique autonome dont le contenu viendrait s’ajouter aux obligations plus précises énoncées par la Charte, le juge Beetz y a plutôt décelé l’expression d’un principe général dont l’existence militait en faveur d’une interprétation restrictive des droits énoncés aux articles 17 à 22[87]. À son avis, le fait que le paragraphe 3 de l’article 16 autorise l’adoption de lois pour faire « progresser » le principe d’égalité énoncé au paragraphe premier aurait pour corollaire que les tribunaux doivent faire preuve de retenue en interprétant les droits énoncés aux articles 17 à 22 de la Charte car, s’ils adoptent une interprétation trop libérale, le législateur pourrait hésiter avant de conférer des droits additionnels, et la jurisprudence aurait donc contribué à retarder la progression vers l’égalité[88].

Le juge Beetz, on le sait bien, a prétendu que les droits linguistiques sont le résultat d’un « compromis politique », et qu’il faudrait par conséquent les interpréter de façon restrictive. Cette idée a fait couler beaucoup d’encre[89], et les critiques ont, en dernier lieu, eu raison de cette « doctrine[90] », du moins en partie[91]. Bien qu’un examen approfondi du débat théorique et doctrinal suscité par la trilogie puisse s’avérer intéressant, il déborde malheureusement le cadre de notre propos. Nous souhaitons plutôt faire ici deux observations plus limitées.

Premièrement, même si l’arrêt Beaulac, par lequel la Cour suprême a renversé l’approche dite « restrictive » quant à l’interprétation des droits linguistiques, a réfuté l’argument voulant que le principe de la progression vers l’égalité épuiserait le contenu de l’article 16, comme le prétendait le juge Beetz, cet arrêt n’a pas proposé d’explication au sujet du contenu normatif « autonome » que pourrait avoir l’article 16 (1), question qui attend toujours une réponse claire[92]. Deuxièmement, à la lumière de l’hypothèse défendue dans notre article, nous estimons que l’observation de base du juge Beetz n’était pas tout à fait fausse, mais que ce dernier en a déduit les mauvaises conclusions. À notre sens, l’article 16 de la Charte représente en effet un « compromis » en ce qu’il traduit, à l’instar de l’article 23, un accord incomplètement théorisé. Une lecture de l’article 16 à ce titre ressemblerait à ceci :

  1. Au moment de l’adoption de la Charte, on s’entendait pour dire qu’il y avait lieu de consacrer un principe d’égalité par rapport aux gouvernements fédéral et néo-brunswickois;

  2. Par contre, on ne pouvait imaginer toutes les conséquences pratiques d’un tel principe, encore moins recueillir un consensus sur la manière dont il conviendrait d’y répondre dans toutes les situations possibles;

  3. Plutôt que de se limiter à une reconnaissance explicite des droits précis dont la nécessité était facilement prévisible, et au sujet desquels un consensus serait donc atteignable, on a choisi d’énoncer un principe général ainsi que certains droits précis;

  4. Le rapport entre l’article 16 et les articles 17 à 22 serait donc analogue à celui entre la première et la deuxième clause de l’article 15 (1) de la Charte, les articles 17 à 22 ayant ainsi pour fonction d’illustrer le principe de base et non d’en limiter la portée[93];

  5. Par conséquent, la définition de ce que constitue l’atteinte de l’égalité linguistique au sens de l’article 16 demeure une oeuvre inachevée, laquelle est appelée à être développée par l’entremise de la jurisprudence et de la législation.

Le législateur est bien sûr amené à jouer un rôle de premier plan dans la mise en oeuvre d’un principe comme celui qui est inscrit à l’article 16, et la refonte de la Loi sur les langues officielles de 1988 le démontre amplement. Adoptée pour rendre le droit fédéral conforme à la Charte[94], cette loi a pour objet un meilleur respect de l’égalité linguistique au sein des institutions fédérales, et elle confère tout un ensemble de droits que la Charte ne prévoit pas explicitement. Une loi comme celle-ci est d’ailleurs tout à fait indispensable, car certaines mesures doivent forcément émaner du législateur, par exemple la création du Commissariat aux langues officielles. Cela dit, il faut se garder de répéter l’erreur commise par les tribunaux à l’endroit de l’article 2 de la LLO 1969 et de ne voir dans l’article 16 qu’une disposition à caractère déclaratoire.

Le Parlement, en tant qu’institution, dispose bien sûr de nombreux avantages par rapport aux tribunaux, avantages qui lui permettent d’aller plus loin et plus rapidement dans la reconnaissance de nouveaux droits ou dans l’évolution de droits existants. Néanmoins, en tant qu’institution démocratique soumise à la règle de la majorité simple, le Parlement comporte également certaines faiblesses relativement à la protection des minorités. Voilà justement pourquoi le constituant a choisi d’inscrire certains principes à cet égard dans un document supralégislatif permettant de soumettre l’action législative au contrôle judiciaire. Bien que l’existence d’une loi comme la LLO facilite la reconnaissance et la mise en oeuvre des droits découlant de l’article 16, elle ne les épuise pas, et d’autres droits pourraient être reconnus par les tribunaux[95].

Concernant cet aspect, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des soins de santé) offre un exemple fort intéressant[96]. Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, Mme Gisèle Lalonde s’était appuyée sur le principe constitutionnel non écrit du respect et de la protection des minorités, tel que l’a reconnu la Cour suprême dans le Renvoi rela-tif à la sécession du Québec[97], pour demander l’annulation d’une décision administrative ayant une incidence négative sur les inté-rêts de la communauté franco-ontarienne. En réponse, la province avait fait valoir que la Charte et la Loi sur les services en français de l’Ontario constituaient un « code complet » de droits linguistiques et qu’elles énonçaient donc de façon exhaustive le contenu normatif du principe de protection des minorités à ce sujet. Or, la Cour d’appel a rejeté cet argument. À son avis, le principe du respect et de la protection des minorités est une norme autonome ayant un effet direct sur la légalité des décisions administratives, car c’est « une caractéristique structurelle fondamentale de la Constitution canadienne, qui explique et transcende à la fois les droits des minorités expressément garantis dans le texte de la Constitu-tion[98] ». Son raisonnement à ce chapitre rappelle l’approche rete-nue par la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Griswold v. Connecticut (381 US 479), où cette dernière a reconnu un droit constitutionnel à la vie privée qui, même s’il n’était pas énoncé explicitement, est un principe qui sous-tend plusieurs dispositions dans le Bill of Rights et possède donc une force normative autonome. En effet, comme l’avait d’ailleurs souligné la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, les principes non écrits « ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements[99] ». Par conséquent, la Cour d’appel s’est penchée sur la question de savoir comment définir les contraintes découlant du principe du respect et de la protection des minorités dans les circonstances du cas d’espèce.

Si l’article 16 représente un accord incomplètement théorisé, comme nous le prétendons, les tribunaux se doivent de participer à sa définition, et non de rester à l’écart en attendant que le législateur se manifeste. L’historique de l’article 23 le montre bien. S’agissant d’un droit « positif », il ne peut être mis en oeuvre que par l’entremise d’un cadre législatif adopté par les provinces. Néanmoins, l’intervention des tribunaux a été nécessaire à plusieurs reprises pour baliser le législateur provincial, notamment en précisant les détails de la mise en oeuvre du principe sous-jacent. Selon nous, il en va de même pour l’article 16 de la Charte.

6. Conclusion : la richesse sémantique et l’avantage des lois bilingues

Comme nous l’avons souligné plus haut, un accord incomplètement théorisé sera forcément traduit par un libellé à « texture ouverte », c’est-à-dire qui énonce relativement peu de détails et qui se prête à des interprétations divergentes. Pareil style de rédaction a pour effet d’offrir au tribunal un champ sémantique suffisamment large en vue de lui permettre de déterminer et de retenir les modalités de mise en oeuvre indiquées par les circonstances particulières dont il est saisi. En revanche, plus une disposition revêt un caractère technique, moins elle sera sujette à interprétation, et plus le tribunal sera limité dans ses choix[100]. Cela étant dit, il importe de distinguer entre le « détail » et la « richesse sémantique » d’une disposition. Une donnée sémantique additionnelle peut en limiter la portée (le détail), mais elle peut également être génératrice de complexité (la richesse sémantique). Ainsi, même si l’objectif est de produire un texte à texture ouverte, il peut être préférable, dans certains cas, de créer un champ sémantique qui contienne davantage d’information afin de le rendre plus « riche ». Or, comme le démontre le cas de l’article 23, les dispositions législatives rédigées dans plus d’une langue possèdent certains avantages à cet égard. L’existence de deux versions du même texte a permis d’enrichir le champ sémantique et d’augmenter la marge d’appréciation interprétative des tribunaux, tout en évitant de compliquer la structure de la disposition elle-même par l’ajout de phrases ou de termes additionnels. Tant les tribunaux que les législatures devraient garder à l’esprit cette particularité, surtout lorsqu’ils traitent de droits fondamentaux.