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La créativité est un terme à la mode dans les domaines managérial et éducatif, entre autres. Particulièrement travaillé dans le domaine de la psychologie, de la sociopsychologie et de la psychanalyse, il apparaît dans monde éducatif associé à l’innovation, à la question des usages numériques et prend une dimension transversale. Olivier Rey et Annie Feyfant (2012, p. 2), dans leur dossier de veille et d’analyse consacré à cette question, remarquaient que :

La créativité dans la majorité des rapports d’experts et des débats de chercheurs, renvoie plus largement à la « capacité à proposer de nouvelles solutions, de nouvelles visions pertinentes des choses » (Taddéi, 2010) en recombinant les connaissances existantes sans nécessairement respecter les cadres disciplinaires ni les façons de faire qui leur ont donné naissance.

Envisagé comme une capacité, le terme semble se centrer sur le potentiel de chacun à recomposer, transformer et inventer du nouveau… Qu’en est-il des compétences pour développer cela ? Quelles situations permettent de former les élèves à cela ?

Dans les programmes scolaires français, le terme s’est imposé à travers les disciplines scolaires sans pour autant être beaucoup plus explicité. Si l’on regarde dans le domaine de l’enseignement de la littérature au lycée, celui-ci a pour finalité de :

Structurer cette culture en faisant droit à la sensibilité et à la créativité des élèves dans l’approche des formes, des oeuvres et des textes, mais aussi en faisant toute sa place à la dimension historique qui permet de donner aux élèves des repères clairs et solides.

Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse [MENJ], 2019a, p. 2 (Je souligne)

Il en est de même dans les enseignements artistiques optionnels (arts du cirque, arts plastiques, cinéma-audiovisuel, danse, histoire de l’art, musique, théâtre), dont la pratique de chaque art doit permettre de stimuler « l’initiative et l’audace, [le potentiel d’]invention et la créativité, l’autonomie et la responsabilité, la prise de recul et le regard critique. » (MENJ, 2019b, p. 8 [annexe classe de première et terminale]) (Je souligne) L’annexe pour la classe de seconde indique sensiblement la même finalité. La créativité apparaît ainsi dans les programmes artistiques et culturels, auxquels j’associe celui de la littérature, toujours comme une capacité déjà là qu’il s’agit de développer ou de laisser s’exprimer. Elle semble s’articuler au développement de l’esprit critique (MENJ, 2019a, p. 25), elle amène l’élève à « se penser et se situer comme artiste » (MENJ, 2019a, p. 11), et à affirmer son engagement et sa réflexivité. Distillée au gré des textes officiels, aucune définition précise n’est proposée, rien sur son évaluation éventuelle non plus.

À l’université, il en est de même, les pratiques d’écriture se veulent créatives (Houdart-Merot, 2018; Petitjean, 2013) et les actions artistiques se développent : Espace Rencontre avec l’oeuvre d’Art[1]; Mars au Musée[2], etc.

D’un point de vue didactique, il est pertinent de s’intéresser à ce que peut recouvrir cette notion récente et de l’envisager à la fois comme un contenu à enseigner et une compétence à développer. Est-elle un processus d’apprentissage qui requiert la pratique artistique ou un produit résultant de ce processus qui évaluerait des apprentissages effectifs ? En quoi se distingue-t-elle de la création artistique ? Comment spécifie-t-elle la pratique artistique qui est enseignée dans cette finalité ? Quel sujet forme-t-on à travers cette compétence ?

Dans ce contexte, il est intéressant de s’interroger sur d’une part ce que recouvre la notion ainsi désignée et d’autre part la façon dont elle peut être mobilisée en didactique de la littérature et des médiations culturelles, domaine de recherche dans lequel je situe mes travaux. Il s’agit en effet de comprendre si elle permet d’identifier de nouveaux contenus, des reconfigurations de contenus. Est-elle opérationnelle pour analyser les productions, voire identifier des performances qui seraient créatives dans certaines situations didactiques ? Y aurait-il des situations dans les domaines artistiques qui seraient non créatives ? Si tout est créatif, quelle différence avec la création artistique, avec la création littéraire (Houdart-Merot, 2018), etc. ?

Pour tenter d’avancer des éléments de discussion, je me propose de réfléchir à partir des réalisations d’élèves et d’étudiantes effectuées dans le cadre du festival du Musée (em)portable[3]. Celui-ci est organisé par le Museum Experts et a pour fonction de valoriser les lieux de culture que sont les musées. La première édition du festival s’est déroulée en 2012. Au départ de cette action culturelle, les publics scolaires n’étaient pas concernés, mais une catégorie de moins de 18 ans existait. Les premiers organisateurs ne visaient pas le public scolaire. Ils n’avaient pas identifié le potentiel d’un tel partenariat. Ce public fut intégré en 2016. Dans la région des Hauts-de-France, les étudiantes du Master expographie-muséographie contribuent largement au développement des partenariats, puisque non seulement ce sont des participants au festival, mais aussi des relais auprès des établissements scolaires, et ils accompagnent des groupes d’élèves (Roussel-Gillet et Couturier, 2019). Je reviendrais infra sur ce projet.

À l’occasion de ce festival, les participants sont invités à réaliser un film de trois minutes dans un musée partenaire de l’action à l’aide de leur téléphone portable. Pour le public scolaire, cet objet du quotidien change subitement de statut. Bien qu’il ne soit pas interdit au sein des lycées en France[4], il prend ici un nouveau statut puisqu’il devient l’outil rendant l’activité (scolaire et artistique) possible, mais transformant considérablement celle-ci. En effet, les usages quotidiens du téléphone mobile sont contraints par les attentes du règlement du festival, mais aussi par la situation scolaire dans laquelle s’inscrit cette participation.

La contribution présentée s’appuie sur une sélection d’une cinquantaine de performances filmiques impliquant des publics scolaires, principalement des élèves de lycée général, de lycée professionnel, de BTS (Brevet de technicien supérieur) et d’étudiants de l’université inscrits dans les filières de lettres et de muséologie. Les élèves ont ainsi entre 15 et 18 ans et les étudiants ont plus de 18 ans (en général entre 18 et 23 ans, s’ils ont effectué un parcours linéaire à l’université, et entre 18 et 20 ans en BTS). J’ai ainsi écarté les autres publics participant à ce festival et me suis centrée sur les films réalisés entre 2016 et 2019. Concernant les élèves, ils sont accompagnés de leurs enseignants, principalement des enseignants de français, parfois des enseignants d’arts plastiques ou d’arts appliqués, et quelquefois des enseignants de sciences, voire de mathématiques, de façon très minoritaire. Les étudiants s’engagent de façon individuelle ou dans le cadre de leur formation. Dans le cadre du Master 2 expographie-muséographie, comme je le signalais supra, la participation au festival est un contenu de formation comme l’explicitent Isabelle Roussel-Gillet et Catherine Couturier (2019, p. 54) :

Inspirés par ce festival Musée (em)portable, nous avons pensé un dispositif en trois temps : le premier est le temps d’immersion des étudiants du master MEM pour un workshop de trois jours pendant lequel ils réalisent par équipe un film. Le second conduit chacun de ces étudiants à accompagner des jumelages entre un groupe de réalisateurs et un musée. Le dernier temps est celui du partage des films réalisés lors d’une projection de toutes les productions dans une salle de cinéma à l’université́ d’Artois. Cette projection réunit les participants, qu’ils soient collégiens, lycéens, amis, publics éloignés, en cassant la barrière de l’accès à un établissement supérieur qui les accueille.

Le contexte du festival devient alors une occasion de reconfigurer des projets de classe ou de formation et de développer des partenariats singuliers.

Je propose d’organiser mon propos autour de trois axes mettant en discussion une approche de la créativité dans le cadre précis de la participation à ce festival : créativité et situation didactique; performances et créativité; sujets didactiques et créativité.

1. Créativité et situation didactique ?

1.1. De la créativité ?

Tenter une définition précise de cette notion récente, calquée de l’américain « creativity », un néologisme apparu dans les années 1940 indépendamment du monde artistique, est une entreprise périlleuse comme le rappelle Isabelle Capron Puozzo (2016) :

Définir la créativité est une question délicate et sujette à des tensions ou divergences selon les cadres adoptés. Qu’est-ce que la créativité? Quelles sont les nuances entre créativité et ses synonymes? À quelle discipline ce concept appartient-il ? Des éléments font-ils consensus à son sujet? Faut-il aller vers une définition consensuelle? Ce débat soulève de prime abord la question de la nature même de la créativité (Sternberg, 2006) et l’idée souvent implicite du fondement théorique sur lequel s’appuyer pour la définir (Capron Puozzo, 2016b).

p. 5

Une revue de la littérature en psychologie (Lubart, 2010) montre que les chercheurs de ce champ s’accordent sur le fait qu’elle relève d’une capacité à résoudre des problèmes en inventant des solutions nouvelles adaptées au contexte. Sur cette base, divers modèles ont permis aux psychologues d’analyser la créativité comme processus et comme produit :

Pour étudier un processus créatif, plusieurs entrées sont possibles : par exemple, l’étude des microprocessus de la créativité́ (comme la pensée analogique, divergente, etc.) ou des macroprocessus (comme la préparation, la définition du problème, l’idéation, l’incubation, l’illumination, etc.) (Botella, Nelson & Zenasni, 2016); le modèle de l’approche multivariée qui intègre les facteurs cognitifs, conatifs, émotionnels et environnementaux (Lubart, 2010); ou encore le modèle systémique qui relève de l’interdépendance entre la culture, la personne et le domaine d’expertise (Csikszentmihalyi, [1996] 2006).

En revisitant des modèles plus anciens (Kozbelt, Beghetto & Runco, 2010), Runco et Kim (2011) décrivent les 6 P de la créativité́ que sont : 1) la personne porteuse des nouvelles idées, 2) qui est à l’origine du produit ou résultat 3) d’un processus, lequel est à son tour le reflet 4) d’une pression de l’environnement qui n’aurait pas pu se matérialiser sans 5) persuasion ni 6) potentiel.

Capron Puozzo, 2016, p. 8

La créativité résulte de plusieurs facteurs qui sont à la fois liés au sujet lui-même et au contexte qui agit sur lui, le contraint et en même temps lui permet de développer tout son potentiel d’action et d’innovation. Cette approche ne paraît pas en tension avec celle que je citais supra concernant les rapports d’experts dans le monde de l’éducation.

Sur le plan didactique, le contexte permettant à la créativité de se développer est particulièrement intéressant à analyser. Définir un sujet didactique comme créatif nécessite – à mon sens – quelques précisions d’usage, notamment le recours au terme capacité : est-ce le sujet (didactique) qui a la capacité intrinsèque d’être créatif ou est-ce un résultat de la situation ? Il me semble que pour tout didacticien, c’est bien l’effet de la situation sur les performances des élèves qui est intéressante et qui permet d’écarter toute forme innée de la créativité ou encore de concevoir que la créativité est un don de la nature ou de l’héritage social… L’enjeu est de savoir, compte tenu des différences culturelles et des pratiques culturelles des élèves, comment les amener à développer des formes de créativité. Ce qui pose la question de la situation didactique : quelles situations favorisent cela ? Comment l’éducation artistique contribue-t-elle à cela ? Et de quelle forme de créativité s’agit-il ?

À ce stade, il me revient d’expliciter ce que j’entends par situation didactique.

1.2. De la situation didactique ?

Dans le Dictionnaire des concepts fondamentaux en didactiques, Dominique Lahanier-Reuter (2013) pose comme première définition :

Une situation, en tant qu’objet d’étude didactique, est une coupe dans la réalité́ (une situation ne dure pas éternellement). Ce découpage est le fait du chercheur et non pas ceux qu’effectuent les acteurs, enseignants et élèves (même s’ils effectuent leur propre découpage). Une situation se caractérise par l’émergence, dans le temps et l’espace de la classe, d’un élément ou d’une configuration d’éléments (relation, projet, objet de savoir, documents…) nouveaux.

p. 197

Dans nos travaux, Cora Cohen-Azria et moi (2014) avons proposé de considérer la visite scolaire au musée comme une situation didactique qui s’inscrit dans un continuum didactique (Dias-Chiaruttini, 2019). Nous complétons ainsi la première définition donnée par le fait qu’une situation didactique peut caractériser un événement (quelque chose de nouveau) au-delà de l’espace-classe pendant le temps scolaire ou hors du temps scolaire. Toutefois, elle se caractérise par une visée d’enseignement ou de médiation. Les visites familiales au musée, par exemple, ne constituent pas des situations didactiques, même si les parents transmettent quelque chose aux enfants, ils le font indépendamment d’un programme, d’une planification des enseignements, d’objectifs évaluables, etc. (Dias-Chiaruttini, 2019)

Dans le cas qui nous intéresse, la situation didactique renvoie au découpage d’une succession de moments d’enseignement et d’apprentissage avec un avant et un après, mais elle se caractérise surtout par les éléments constitutifs du projet qui implique des élèves (ou des étudiants) dans l’action de participer au festival Musée (em)portable. Ainsi, selon les projets, les séances peuvent s’organiser de la façon suivante :

  • Séance 1 : visite du musée;

  • Séance 2 : écriture du scénario (travail collectif et en groupe par scène, trois grandes scènes découpées);

  • Séance 3 : storyboard en photos au musée;

  • Séance 4 : répétition du jet et affinage du scénario;

  • Séance 5 : tournage au musée;

  • Séances 6 et 7 : montage.

La situation didactique, et le contrat didactique qui en découle, vise l’enrôlement des élèves dans le projet de participer au festival impliquant : les visites du musée; l’écriture du film; le tournage et le montage de ce dernier. Elle est construite pour répondre aux attentes du festival même si des apprentissages académiques peuvent être insérés dans le projet. Dans l’exemple présenté supra, le travail s’inscrit dans le cadre de l’option cinéma au lycée[5]. La situation didactique se retrouve sous une double contrainte :

  • celle du festival : réaliser un film de trois minutes au format .avi, .mov ou .mp4, 2 Go maximum; compléter et signer le bulletin d’inscription disponible en fournissant les autorisations d’exploitation pour le droit à l’image[6] et pour les droits musicaux[7]. Envoyer le film via WeTransfer à l’adresse du festival avant une date précise du mois de décembre de chaque année;

  • celle de l’institution scolaire : réinvestir les apprentissages cinématographiques pour les élèves investis dans le cadre de l’option cinéma; mettre en valeur sa formation pour tous; se référer à des genres littéraires ou artistiques étudiés; etc.

Le tout répondant à la consigne : filmer le musée.

Ces contraintes structurent et caractérisent la situation didactique en rendant possibles l’activité des élèves ou des étudiants et la planification des tâches. Elle s’ancre dans un espace public différent de l’espace scolaire. Les différentes autorisations d’exploitation de l’image ou des droits musicaux impliquent la responsabilité des élèves et des étudiants et déplacent la situation didactique dans un contexte social et une réalité qui ne sont plus régis par les règles scolaires où les droits à l’image existent aussi, mais ont une tout autre valeur. Ces autorisations protègent les élèves, dans le cadre du festival, et les responsabilisent. Elles contrastent également avec les productions filmiques, selfies, photos que ces élèves et étudiants peuvent réaliser au quotidien avec leur téléphone portable. Le film envoyé au festival, mis en concurrence avec d’autres, engage les élèves (et étudiants) et les institutionnalise comme auteurs, acteurs et réalisateurs du film. C’est ce processus qui promeut la reconnaissance de ces nouveaux statuts et rend élèves et étudiants responsables de leur création. Ils sont ainsi inscrits dans une dynamique créatrice et créative.

Cette situation didactique se formalise au croisement des institutions (école et musée) et des sphères scolaires et extrascolaires (école et festival). Elle modifie la place donnée aux sujets didactiques (élèves-enseignants/étudiants-enseignants) en les impliquant dans un projet dont l’évaluation finale leur échappe : ils sont ensemble engagés pour participer et gagner le premier prix du festival. En cela, l’activité de réalisation du film et la gestion du projet plus ou moins accompagnées par l’enseignant pourraient être considérées comme créatives au sens où elles placent les sujets face à une activité artistique originale, participant à un concours qui prime l’originalité de l’oeuvre produite. C’est le contexte du festival qui transforme la situation didactique en situation créatrice, ils créent un film inédit (au sens de nouveau), et en situation créative dans la mesure où la valeur originale (au sens d’unique), artistique et esthétique de leur création est reconnue par les membres du jury du festival. Ainsi je distinguerai la création de la créativité sur le plan didactique. La situation est créatrice lorsque les sujets didactiques créent, produisent. Elle serait créative lorsque son produit, cette création, serait reconnu comme répondant à des critères d’une valeur esthétique et originale, ayant un effet sur son spectateur.

Pour le dire autrement, l’un des apports que je perçois à la notion de créativité est la distinction qu’elle permet d’opérer entre des situations didactiques ayant une visée créatrice qui mettent les sujets dans des situations de création notamment artistique et des situations didactiques ayant une visée créative qui impliquent les sujets didactiques dans une dimension de reconnaissance de leur créativité, notamment par la participation à un festival, le montage d’une exposition, la participation à un concours, etc. Cette distinction me paraît intéressante dans le cadre de l’enseignement des arts[8] et dans le cadre du parcours d’éducation artistique et culturelle (PEAC[9]) qui d’une part mettent l’élève en position de pratiques artistiques créatrices (ils pratiquent et créent) et d’autre part des situations où les élèves sont créateurs et soumis à une reconnaissance de leur créativité hors du système de classe ou scolaire; ils deviennent pour un instant des artistes.

La créativité, dans cette approche didactique, n’est pas seulement le processus et le produit, mais la reconnaissance que le produit résulte d’un acte créatif. Cette reconnaissance pourrait être effectuée par les pairs, par l’enseignant, comme dans la majorité des situations en classe où les élèves lisent leur production, les partagent avec les autres élèves, mais elle prend une autre valeur dès lors qu’elle est effectuée par d’autres acteurs non scolaires.

Dans le cadre de l’éducation artistique et du parcours d’éducation artistique et culturelle paru en 2013 par le ministère de l’Éducation nationale (MEN), cette distinction permet de prendre en compte des contextes et des pratiques artistiques singulières. Cela confronte les sujets didactiques aux processus de réalisation et de reconnaissance de la production artistique et les place dans une formation à la créativité artistique, ce que visent notamment les programmes dans l’enseignement des arts plastiques; se sentir artiste. Cela me permet aussi de différencier la création et la créativité selon les situations didactiques et de ne pas noyer toute pratique artistique et toute production sous le vocable « créativité ».

Créer quelque chose de « nouveau » me semble insuffisant dans l’enseignement des arts ou même de la littérature et de l’écriture littéraire pour avancer un caractère créatif. Tout ce que les élèves font est nouveau dans leur parcours scolaire, en particulier en art… L’une des qualités attendues n’est pas tant la nouveauté et l’inédit que l’originalité, très difficile à évaluer de façon individuelle, c’est toujours très subjectif et toujours par rapport à des normes souvent implicites. L’originalité est entre autres une notion artistique et littéraire apparue au 19e siècle, comme l’indique Bernard Vouilloux (2011) :

La revendication de l’originalité est une attitude qui émerge au XIXe siècle et qui concerne aussi bien la production artistique que la production littéraire. Le véritable choc traumatique qu’a provoqué dans la conscience collective le renversement brutal de l’Ancien Régime et l’instabilité politique et sociale qui en a résulté ont intronisé un rapport nouveau au temps, au passé, à l’histoire : en s’interrogeant sur sa place dans un monde dont il éprouve désormais qu’il s’étend au-delà du vieux continent, l’homme du XIXe siècle cherche à cerner sa singularité historique. Chaque écrivain, chaque artiste est ainsi conduit à situer son oeuvre par rapport non plus à des classes génériques transhistoriques, mais à des esthétiques générationnelles, à des écoles, à des mouvements, des courants, des tendances – tous concepts qui apparaissent à cette époque. Le point d’appui qui donne son sens à l’histoire, pensée comme « évolution », ne réside plus dans le passé (Anciens et Modernes), mais dans l’avenir (avant-gardes), l’aspiration à l’être-soi constitutif de l’originalité prenant souvent la forme d’une réaction esthète (la « tour d’ivoire »), voire politique, aux manifestations de masse dont s’accompagnent les nations modernes à « l’âge des foules » – développement des grandes villes, démocratisation du tourisme, Expositions universelles, toute-puissance de la presse, homogénéisation vestimentaire par l’habit noir, etc.

Initier des élèves à la créativité artistique reviendrait ainsi à les initier à éprouver l’originalité de leur création et par conséquent à les impliquer dans des situations qui requièrent cette reconnaissance, ce qui nous amène à repenser les frontières entre les sphères scolaires et extrascolaires et à favoriser les relations.

Voyons à présent ce que les élèves et les étudiantes ont produit et en quoi leurs « performances » sont créatives.

2. Performances et créativité ?

2.1. Des performances ?

Le terme « performance » n’est évidemment pas neutre ici, il est toutefois utilisé dans deux acceptions qu’il ne faut pas confondre.

D’un point de vue didactique, reconstruire des performances des sujets didactiques impliqués dans une situation didactique revient à analyser le « faire » des élèves : que font-ils ? (Dias-Chiaruttini, 2010) Je ne pose pas d’évaluation sur une performance, elle n’est ni réussie, ni ratée, elle donne à voir une action et un produit. Bertrand Daunay (2008), en présentant le programme inaugural d’un séminaire de recherche programmé sur deux années au sein de l’équipe Théodile, précisait :

Dans performance, on entend aussi bien les savoirs acquis que les connaissances, les savoir-faire, les rapports à, les attitudes, les conduites, les compétences (ou les capacités) bref tous les contenus enseignables et/ou apprenables dont on cherche à analyser la maîtrise chez les élèves.

p. 8

En analysant ce que les élèves ou les étudiants produisent dans la situation didactique leur permettant de participer au festival, je peux caractériser ce qu’ils font, les savoirs et les connaissances qu’ils mobilisent, les pratiques culturelles qu’ils valorisent et qu’ils mettent en parallèle avec le musée, mais aussi leur rapport au musée, leur culture et leurs pratiques cinématographiques, leur capacité à s’exprimer en général et sur le musée en particulier… Dans cette situation didactique, il n’y a pas d’erreurs, de dysfonctionnement didactique (au sens de Reuter, 2005) par rapport à une consigne, par rapport à des savoirs enseignés, à des compétences visées, l’action est réussie dès lors qu’ils envoient le film au festival et qu’il est recevable. Le corpus des films que j’analyse, qu’ils soient primés ou non, remplit toutes les contraintes imposées à la participation : le film a été accepté dans le cadre du festival.

Par ailleurs, le terme performance dans le domaine artistique désigne une manière de se poser comme artiste ou auteur d’une réalisation en s’éloignant des codes établis et en rendant compte d’un rapport au monde singulier, ici d’un rapport ou d’un regard singulier sur le musée.

Par conséquent, analyser ces performances permet de reconstruire des processus de réalisation, des compétences à l’oeuvre et des rapports au monde muséal. La performance désigne ici à la fois le processus (sur le plan didactique) et le produit de ce processus (la réalisation artistique).

La finalité de mon analyse est par conséquent d’identifier les performances des élèves et des étudiantes. Se pose alors la question de comment rendre les films analysables sur le plan didactique. Je considère que ces films, ces oeuvres réalisées qui concourent au festival, sont des documents multimodaux, selon la définition proposée par Monique Lebrun et Nathalie Lacelle (2012) : « Le document multimodal met en jeu divers modes iconiques et textuels, dont les rapports prennent diverses figures. » Il « intègre divers modes d’expression, dont l’imprimé, l’audiovisuel, la téléphonie et l’ordinateur. Le document de type numérique (digital document) y est prédominant. » (p. 81) Les poser ainsi rend possible l’analyse des performances réalisées par les sujets didactiques au sens des tâches qu’ils exécutent et par conséquent des processus mobilisés. Cela permet également d’analyser les intentions artistiques, le message et les discours produits sur le musée.

2.2. Tâches et performances ?

L’analyse des documents multimodaux que je propose repose sur plusieurs éléments de la structure (présentés ci-dessous) qui mettent en évidence les tâches que les élèves et étudiants réalisent dans la mise en scène et le montage. Ainsi, les performances renvoient à la succession de tâches et de choix techniques et formels dans la réalisation des films.

Tout d’abord, je relève des performances à la fois techniques et narratives. Les élèves et les étudiants choisissent un point de vue : qui raconte ? Qui parle ? Ils se mettent en scène comme acteurs ou pas, ils sont alors visiteurs du musée. Ils décident du statut donné aux oeuvres : objet regardé, exposé, ou oeuvres personnifiées, devenant à son tour un acteur du film. Ils recourent à des expressions sonores (musique, bruitages), ils décident de la place conférée aux dialogues – du son in, ou hors, ou encore hors champ.

Ils font aussi preuve d’une réflexion sur la chronologie des plans. La temporalité des films montre qu’ils privilégient dans leur ensemble un montage linéaire qui renvoie à des séquences ordinaires dans lesquelles on peut observer des ellipses temporelles, mais toujours dans une suite chronologique.

Pour ce qui est des échelles choisies, ils recourent essentiellement à des plans se rapportant soit au musée soit aux personnages-oeuvres ou encore aux « visiteurs » qu’ils sont.

Ces choix visent à créer des ambiances qui produisent des émotions sur leurs spectateurs et transforment le musée en personnage adjuvant ou opposant. Le musée est accueillant ou au contraire repoussant. Il devient alors le lieu de tous les dangers : on meurt au musée, on y est transformé en momie, en automates, etc. C’est aussi un espace qui à travers les films apparaît comme un espace clos ou au contraire un espace ouvert et les élèves et les étudiants n’hésitent pas à associer le dedans et le dehors pour les opposer ou au contraire pour en montrer la continuité.

Enfin, ils développent des performances discursives. On peut ainsi relever qu’ils associent diverses formes de discours : des images, du texte, de l’oral, des livres porteurs de discours, etc. Ils confrontent des silences aux dialogues de personnages inventés ou à un récit porté par une voix hors champ. Certains films ne comportent pas de discours; la musique accompagne l’image ou à l’inverse, la parole dynamise une séquence fixe sur un seul plan et un seul objet.

Ils se réfèrent très souvent à un genre littéraire. La science-fiction et le fantastique sont les genres les plus mobilisés, ils permettent de transfigurer l’espace muséal et d’imaginer des scénarii où le monde muséal est effrayant, énigmatique, coupé du quotidien… Apparaissent aussi d’autres genres tels que les documentaires qui mettent le musée à distance ou des récits intimes qui au contraire développent une introspection, une rencontre singulière avec notamment les oeuvres. Ces formes discursives leur permettent de recourir également à l’humour, à la dérision, au burlesque, au lyrisme. Tout ceci met à distance le musée et leur permet de poser un regard tout à fait singulier sur cet espace culturel qu’il soit proche ou très éloigné de leurs propres pratiques culturelles.

Au-delà de ces performances techniques et expressives, ils empruntent des références à la publicité, aux séries télévisées, aux jeux vidéo, aux émissions de téléréalité, etc., associant, confrontant ainsi le musée et sa culture à leurs propres pratiques culturelles.

De ce point de vue, les performances réalisées relèvent de productions multimodales et aussi transculturelles.

L’ensemble du corpus des films analysés montre que les élèves et les étudiantes :

  • mettent en scène le lieu-musée (les coulisses du musée, ce qui s’y passe la nuit : le gardien qui devient un automate aux musées des automates; espace clos d’un jeu-piège; espace d’un serious game; un espace de jeu de simulation – les Sim’s au musée); scène d’épidémie – NécroArtose[10], ou encore un espace apprivoisé où l’on danse – Luminédanse[11];

  • font dialoguer des oeuvres qui personnifiées deviennent soit narratrices, soit personnages d’une fiction. Ainsi, l’un des films met à l’écran un fauteuil qui prend la parole pour expliciter sa vie d’oeuvre d’art depuis qu’il est entré au musée S’asseoir ou ne pas s’asseoir[12]. Dans un autre film, des personnages féminins représentés dans trois oeuvres différentes échangent entre elles – Colocartion[13], etc.);

  • enfin, ils développent des réflexions sur ce qui se fait dans le musée – les codes (une déambulation qui suscite des émotions – MuséEmotion[14] qui transporte dans un rêve, Songe au musée[15], etc.) – ils proposent des comparaisons sur les pratiques culturelles, sur les interdits ou l’indécence des visiteurs – Fantomare[16].

Ils choisissent un parcours à travers le musée, des oeuvres et un scénario qui met en scène leur rencontre avec le musée, la singularité de cet espace, ou encore la rencontre avec une ou plusieurs oeuvres du musée.

3. Invention de nouveaux discours : émergence de sujets créatifs ?

Si l’on analyse à présent plus précisément les messages portés par ces documents multimodaux, trois catégories peuvent être reconstruites : un discours sur le rapport que les élèves/étudiantes ont avec le musée; un discours sur le rapport qu’ils entretiennent avec les oeuvres d’art; une mise en scène de soi. Au-delà des performances techniques et artistiques, toutes les réalisations sont porteuses d’un discours qui met à distance le musée, les oeuvres d’art et élaborent un discours renouvelé, original, mais aussi à des degrés différents, une introspection du rapport que chacun entretient avec le musée et l’art.

C’est ce rapport au musée qui est particulièrement intéressant à analyser – parce qu’il est la visée de ces films – et que je voudrais ici éclairer.

L’analyse des films réalisés par les élèves de lycée professionnel montre qu’ils mettent en abyme leur formation pour parler du musée. C’est leur dimension d’élèves de lycée professionnel et leur futur métier qui est source d’inspiration pour le scénario conçu. On peut à la fois y voir une tentative de réhabilitation des métiers et de ces formations peu artistiques et souvent dévalorisées socialement ou n’y percevoir qu’une projection de leur condition éloignée du monde muséal. Quoi qu’il en soit, c’est leur rapport à cet espace culturel construit à travers le filtre de leur formation scolaire qu’ils nous livrent.

3.1. Performances des élèves de lycée professionnel

J’ai choisi de centrer ma réflexion sur deux performances qui peuvent être consultées en ligne[17] et qui ont été réalisées par des élèves de lycée professionnel. Le film Les époux Van der Aa[18] est réalisé par quatre élèves du CAP agent de propreté (quatre garçons). Ces élèves se destinent aux métiers de techniciens de surface. Le second film Génération Musée[19] a quant à lui été réalisé par des élèves filles du Baccalauréat professionnel, Spécialité Accompagnement et service à la personne option B. Ces élèves se destinent dans leur futur métier à exercer auprès de personnes dépendantes dans les établissements sanitaires, sociaux et médicosociaux. Elles interviendront en particulier auprès de personnes âgées dépendantes.

Outre les performances techniques et scénaristiques, il y a deux éléments que j’aimerais souligner au sujet du premier film : l’enseignante a imposé à ses élèves en CAP agent de propreté de valoriser leur métier. On observe ainsi une mise en abyme de leur condition d’élève de lycée professionnel, mais ce film montre aussi un jeu d’implicites qui prolonge la disparition des domestiques des époux Van der Aa – dont les portraits sont exposés au musée – et la fiction où les agents d’entretien sont recrutés en masse depuis quelque temps. Jeux de clin d’oeil, d’humour, et d’horreur… On peut toutefois s’interroger sur la valeur du message : les bonnes comme les agents techniciens de surface ont toujours la même place dominée dans la société. L’enseignante quant à elle déclare vouloir montrer que ce métier est indispensable au bon fonctionnement du musée. La production des élèves est plus glaçante, et s’ils jouent de leur condition sociale, ils ne se trompent pas quant à la place dans l’échelle sociale qu’ils occupent. C’est cette tension qui fait l’originalité et la force de leur oeuvre.

Dans le second film, la rencontre au musée est une rencontre intergénérationnelle, c’est encore une rencontre avec le destin professionnel des réalisatrices (tel qu’il est pensé par leur formation), mais ces élèves y font preuve de beaucoup d’humour et montrent comment les plus anciens et plus les jeunes ont du mal à composer avec les interdits du musée : « au musée on ne parle pas, on chuchote ». Comment alors une dame âgée enfermée dans un ascenseur peut-elle appeler à l’aide ? etc. Apparaissent aussi les conflits intergénérationnels, Carapuce, personnage du jeu Pokémon-go auquel joue une jeune visiteuse, est attaqué par un visiteur-sénior qui s’est senti agressé par cet étrange personnage déambulant dans le musée. Tout s’achève sur un détournement des codes et des interdits partagés par les générations.

La contrainte de mobiliser leur parcours de formation professionnelle semble ici faciliter l’entrée au musée, mais surtout la mise en scène de celui-ci. Prise de conscience de l’éloignement culturel sans doute, mais une prise de conscience valorisée, exposée, affirmée : quelle place le musée leur laisse-t-il ? Quelle place y prennent-ils ?

3.2. Performances des étudiantes du Master expographie-muséographie

Si l’on s’attarde à présent sur deux autres réalisations portées par les étudiantes du Master 2 expographie-muséographie, on peut remarquer que le regard se déporte sur l’oeuvre. Cela ne signifie pas que les élèves de lycée professionnel ne s’attachent pas aux oeuvres, précisément dans Les époux Van der Aa, c’est la rencontre avec l’oeuvre qui déclenche la disparition de l’agent d’entretien qui en la regardant devient une cible – du fait même de son statut social – pour ces époux peu fréquentables… Je n’oppose pas les étudiantes du Master aux élèves de lycée professionnel, j’éclaire des rapports différents aux musées qui s’expriment dans ces situations toutes aussi différentes de réalisation.

J’ai retenu deux films, Colocartion[20] et S’asseoir ou ne pas s’asseoir[21]. Le premier met en scène une visiteuse entrant dans une salle et se dirigeant vers une statue représentant une femme nue[22], elle s’exclame : « ah ! jolis tétons ! hum ! pas mal ! », se retourne et quitte la salle. S’ensuit un dialogue entre la statue et deux personnages de femmes[23] représentés dans deux autres tableaux, qui s’achève par l’intrusion d’une dernière ne supportant plus ce caquetage prétentieux sur la beauté présumée de chacune qui se « reluque toute la journée le nombril ». En personnifiant ces oeuvres d’art, les autrices de ce film les transposent dans un monde contemporain futile et encombré par l’image de soi, les discours sur les régimes et l’idéal de beauté. Elles convoquent aussi des stéréotypes de la région du Nord ou des doxas ambiantes : « manger des frites, c’est bon »; discours de bien-être et d’équilibre alimentaire; conflit générationnel entre les jeunes beautés représentées et la représentation d’une femme mûre, sérieuse, austère.

S’asseoir ou ne pas s’asseoir donne la parole à un fauteuil filmé sur un seul plan fixe, seule la voix hors champ vibre et lui donne vie :

Bonjour, voilà, je me présente, je suis un fauteuil, je suis un fauteuil un peu particulier parce que je suis au Musée des Beaux-Arts d’Arras, depuis un certain temps maintenant, et en fait comme vous pouvez le voir je suis un fauteuil, je suis quand même une belle pièce, ben un très bel objet, mais ce n’est pas précisé ne pas s’asseoir, normalement il est écrit ne vous asseyez pas s’il vous plaît, mais non, moi je suis là pour susciter la curiosité, le désir en fait, le désir du visiteur, mais aussi le désir du surveillant de salle qui me regarde toute la journée et qui me voit là installé qui bénéficie du soleil par moment. Et je suis là pour qu’il s’en… pour qu’il ait envie de s’asseoir, mais il n’est pas très sûr parce que je suis une oeuvre d’art… alors est-ce qu’il a le droit de s’asseoir ou pas?

1’04/3’

Cette personnification désinvolte du fauteuil pose la question de l’oeuvre d’art, ce qui fait que ce fauteuil devient une oeuvre d’art : quelle est sa fonction ? Ici, aucun effet spécial, aucun déplacement, une séquence de trois minutes sur un plan unique du fauteuil et un texte vibrant qui tient en haleine jusqu’au bout.

Dans ces deux performances, les étudiantes comme précédemment les élèves de lycée professionnel, mobilisent également le rapport construit au musée à travers leur formation : le statut de l’oeuvre et la médiation autour de cette oeuvre de façon originale puisqu’elles recourent à la personnification donnant aux oeuvres la parole. Chacune devient alors son propre média produisant un discours sur les façons dont les unes et les autres peuvent être perçues, appréciées, ignorées…

Les élèves et les étudiantes produisent un discours décalé sur le musée ou sur les oeuvres par rapport aux discours de médiations habituels qui se réfèrent très souvent à l’histoire de l’art; ils développent une réflexion singulière sur le musée, sur quelques oeuvres exposées et réinventent un parcours de visite qui ne tient plus compte de l’écriture muséographique. Ils ne reconstruisent pas le sens des oeuvres ni le sens de l’exposition, mais produisent du sens à partir du musée et des oeuvres. Cela éclaire une implication singulière dans cette expérience qui est à la fois créatrice de sens et esthétique au sens où ils éprouvent les signifiances possibles, et créative dans la mesure où ils font preuve d’imagination et réinventent un discours au musée sur le musée.

3.3. Des sujets didactiques créatifs ?

Il reste en suspens une question concernant les sujets didactiques que je peux reconstruire : quel est l’effet des performances observées qui caractérisent ces sujets ?

Isabelle Roussel-Gillet (2018), en analysant également des performances réalisées dans le cadre de ce festival, avançait la notion de sujets émancipés. C’est particulièrement éclairant, mais dans un texte plus récent, elle réinterroge la notion :

Mais à ce stade de notre réflexion, il est légitime de se demander de quoi le jeune s’émancipe : de la logique de transmission/récitation, de ses propres représentations sur le musée comme lieu de la distance, des discours de l’Histoire de l’art? Quand bien même les moyens externes seraient réunis, a-t-il les moyens internes de se défaire des modèles et d’inventer sa relation au musée?

Roussel-Gillet et Couturier, 2019, p. 62

D’un point de vue didactique, cette notion peut être en tension avec le sujet didactique tel qu’Yves Reuter la définit notion dans le Dictionnaire des concepts fondamentaux en didactiques (2013). L’élève est un sujet nécessairement impliqué dans une situation didactique, qu’elle soit scolaire ou non, visant un apprentissage s’appuyant sur des contenus mis en texte (mis en mots), articulés à des savoirs précis qui caractérisent la situation didactique (Dias-Chiaruttini, 2019). Il est par conséquent soumis aux contraintes de la situation didactique avec lesquelles il compose. Ici, bien que j’observe des situations didactiques au musée, les sujets observés demeurent des élèves ou des étudiantes qui se saisissent du musée dans le cadre de leur formation… et non des visiteurs qui s’émancipent des codes et qui réinventent la visite muséale.

Ce que j’observe, c’est un sujet didactique qui met en scène un visiteur éphémère (au sens de Cohen-Azria, 2016). En dehors de la performance, ce sujet réalisateur ou mis en scène n’existe pas. La reconnaissance de ce statut n’est liée qu’au festival, en dehors de cela ce sont des élèves et des étudiants qui participent à un projet pédagogique et réalisent des films de trois minutes.

Je rejoins Isabelle Roussel-Gillet et Catherine Couturier (2019) lorsqu’elles concluent que :

Dans le cadre de cette expérience, le musée comme extension du territoire d’une visée scolaire est alors réinventé en lieu de création et de réflexion sur le rapport que le jeune entretient avec le musée, son architecture, ses oeuvres, et les habitus induits. Le petit film de trois minutes est un prétexte pour atteindre un objectif qui peut s’avérer nuancé entre l’objectif pédagogique d’apprendre à faire un film ou à raconter une histoire, l’objectif culturel qui vise à pratiquer le musée autrement, l’objectif sociétal d’une action culturelle et, à nos yeux, celui vital d’oser imaginer.

C’est une expérience de rencontre avec le musée en tension, entre le contexte scolaire ou de formation universitaire et le cadre du festival. L’ensemble des contraintes imposées par cette tension est source de création, elle permet aux élèves de s’exprimer. Il s’agit moins de l’invention d’un discours sur le musée que d’une recomposition de discours et de rapports aux musées qui répond aux attentes du festival. Ils sont inventifs et réalisent un film dans un cadre précis : une situation didactique permettant à tous les élèves ou étudiants, quels que soient leurs filières et leurs rapports au musée, de s’y investir. Sont-ils tous créatifs ? Le festival semble les reconnaître comme tels dès lors que leur film est accepté à concourir.

Conclusion

La notion de créativité me semble euristique pour analyser des performances artistiques (ou littéraires) à la condition d’être mise en discussion avec d’autres notions : création, invention, d’une part, performance, compétence, originalité,[24] d’autre part. Ainsi, j’avance que toute production, y compris artistique ou littéraire, n’est pas créative; la créativité dépendrait de la situation où l’élève agit, invente, crée, s’implique, innove, s’expose à la reconnaissance de l’autre, explore le monde artistique et ses codes, etc. Il s’agit en didactique d’explorer la plus-value de cette notion : qu’est-ce qu’elle apporte à l’analyse des situations didactiques ? Dans le cadre de l’analyse ici proposée, il me semble qu’elle permet d’éclairer ce que la participation au festival apporte à la situation et aux sujets didactiques. Elle éclaire comment cette participation reconfigure la situation de contraintes et permet aux sujets d’explorer tout le potentiel technique, imaginaire, culturel à la disposition de leur message sur le musée.