Article body

Introduction

Dans les recherches collaboratives comme celles menées à l’Institut français de l’éducation (IFÉ), participantes et participants opèrent un processus d’apprentissage mutuel. Enseignantes et enseignants s’y engagent le plus souvent avec l’idée d’accroître leurs capacités d’action. Chercheuses et chercheurs en éducation s’y engagent pour développer une meilleure intelligibilité des objets qu’ils étudient. La question du développement professionnel dans ces recherches est une question vive, ce qui a fait germer l’idée que, pour approcher le développement professionnel permis par ces recherches et les processus sous-jacents, une piste était d’analyser les situations vécues comme étant à la source de développement, et les évolutions qu’elles ont permises. À cette fin, un outil méthodologique a été exploré dans plusieurs recherches collaboratives et progressivement élaboré, la Méthode trajectoire. Cet outil méthodologique a ensuite été déployé pour étudier la trajectoire du sujet dans la durée de son parcours. Le présent article présente une étude exploratoire sur l’activité d’un sujet ayant participé à des entretiens s’appuyant sur la Méthode trajectoire et ouvre des pistes pour étudier des effets développementaux de cette activité. Après avoir développé la problématique, le contexte et le cadre théoriques de cette recherche en psychologie historico-culturelle, la méthodologie construite pour étudier l’activité et d’éventuels effets développementaux de la participation à l’entretien Méthode trajectoire est exposée. Puis les résultats de l’étude empirique réalisée auprès d’une enseignante de mathématiques montrent l’intérêt de cet outil méthodologique pour se ressaisir de l’expérience vécue du développement. La discussion pointe les apports et limites de cette recherche.

Problématique des effets développementaux de la Méthode trajectoire

L’intérêt porté à l’activité de personnes engagées dans un entretien de recherche visant l’élaboration de la trajectoire de développement s’inscrit dans une approche interactionniste : les conduites ne peuvent être comprises qu’au regard de leurs rapports avec les conditions (contraintes et opportunités) offertes par les milieux d’action, dans une intrication entre les processus cognitifs, psychoaffectifs et sociaux (Saussez, 2014). L’activité est ce qui est fait pour réaliser une tâche prescrite, le « comment », en lien avec la réinterprétation de la prescription (Leplat & Hoc, 1983). Pour être comprise, l’activité d’un sujet doit être analysée en référence à son rapport à la réalisation de tâches.

L’entretien réalisé initialement pour recueillir la trajectoire de développement est nommé entretien princeps par opposition à l’entretien second, objet de la recherche présentée dans cet article qui interroge l’activité pendant l’entretien princeps. Pendant ce dernier, une série de tâches conduit à mobiliser plusieurs outils symboliques pour dire, écrire et représenter visuellement l’expérience vécue du développement. Lors de cet entretien princeps, la tâche, ce qu’il y a à faire (Leplat & Hoc, 1983), n’est pas une prescription usuelle du métier, mais la confrontation à des tâches orientées vers la formalisation, non pas de l’activité laborieuse en situation naturelle, mais de situations ayant soutenu le développement professionnel au fil de cette activité laborieuse. Le développement professionnel est conceptualisé dans une vision développementale (Uwamariya & Mukamurera, 2005), non structuraliste (Loisy, sous presse), ce qui autorise à utiliser simplement le terme développement lorsqu’il est question des processus. À cette fin, l’outil méthodologique que constitue la Méthode trajectoire cherche :

  • à faire sélectionner de la mémoire des « moments » qui sont des situations vécues comme ayant déclenché des évolutions dans l’activité laborieuse;

  • à faire resurgir le vécu des conditions sociales de ces situations (objets liés à l’activité professionnelle historiquement et socialement élaborés, et caractéristiques des interactions sociales soutenant un processus de développement);

  • à tenter de faire conscientiser comment la situation évoquée a permis que s’éveillent « les processus évolutifs qui, sans lui, ne pourraient pas apparaître » (Vygotski, 1934/2011, p. 243), par exemple un élargissement de capacités d’action et/ou un rapport renouvelé à ces situations.

Pour ce qui concerne les enseignantes et enseignants français, la formalisation d’une représentation de la trajectoire de développement s’inscrit dans des enjeux professionnels : apprendre à expliciter ses processus de développement permet d’en outiller la formalisation en lien avec de nouvelles attentes de l’institution. Cette utilité sociale de la recherche est liée au fait que l’engagement dans une démarche de développement professionnel est prescrit en France dans le référentiel de compétences professionnelles des enseignants et enseignantes[1], et que de nouvelles injonctions incitent à porter un regard critique sur la carrière (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [MENESR], 2017), notamment, en faisant le point « sur le chemin parcouru professionnellement » (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2021).

Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, les politiques éducatives publiques incitent les enseignantes et enseignants français à s’engager dans un travail collectif hors la classe au sein d’équipes éducatives élargies et diversifiées, ce qui ne va pas sans interroger ce que produisent ces collectifs et la capitalisation de leurs productions (Marcel & Piot, 2014). Les recherches collaboratives sont un cas particulier parce qu’elles rassemblent des actrices et acteurs variés de l’enseignement et de la recherche, et parce qu’elles sont orientées vers leur développement. Ces recherches pointent l’intérêt de documenter concrètement les processus par lesquels les dispositifs génèrent du développement.

Représenter sa trajectoire de développement participe ainsi de l’instrumentation d’activités orientées vers les attentes de l’institution et/ou la compréhension des apports des recherches collaboratives, mais, au-delà, parce que la situation de l’entretien Méthode trajectoire soutient la formalisation d’une représentation qui se déroule dans une situation sociale finalisée, il semble pertinent d’en interroger d’éventuels effets développementaux. Les fondements de cette interrogation résident dans l’hypothèse que l’activité joue un rôle clé dans les processus de développement du sujet : « en agissant sur la nature extérieure pour la transformer, il modifie sa propre nature » (Vygotski, 1930/1985, p. 44).

Deux questions émergent : quel est le rapport à la formalisation d’une représentation de la trajectoire (expérience vécue lors de l’entretien princeps)? Quelle est l’éventuelle portée de cette activité de formalisation en termes de développement du sujet?

Contexte et cadre théoriques

Les fondements généraux de la recherche en psychologie historique culturelle initiée par Vygotski sont d’abord dépeints. Ils autorisent à tenter de repérer le développement du sujet dans les situations dans lesquelles il est engagé, situations laborieuses lors de l’entretien princeps, situation d’entretien princeps lors de l’entretien second. Les caractéristiques de l’entretien princeps sont explicitées ainsi que l’instanciation du cadre pour l’étude de l’entretien princeps.

Fondements généraux de la recherche

Le développement est toujours social, d’une part parce que les moyens d’action sont des élaborations culturelles et historiques, d’autre part parce que ces moyens d’action se transmettent dans des situations sociales (Rochex, 1997). Chez l’élève, les situations d’enseignement-apprentissage[2] peuvent créer une zone de proche développement et éveiller les processus évolutifs (Vygotski, 1930/1985). Chez l’adulte, des modifications peuvent se produire par « transmission acquisition » (Saussez, 2014) : le processus d’acquisition trouve sa source dans le processus de transmission qui lui donne forme et peut conduire à une réorganisation qui soutiendra à nouveaux frais la systématisation de l’expérience. L’expérience est mise à distance, le développement étend le rayon d’action permettant d’agir sur son expérience (Dionne et al., 2017) dans une sphère d’expérience particulière.

Dans ces processus, l’activité joue un rôle clé (Yvon & Clot, 2004). Pour agir, l’humain interpose, entre lui et l’objet qu’il transforme, un moyen qui est le conducteur de son action (Marx, 1867/1969) : outils et instruments psychologiques médiatisent l’activité humaine. Celle-ci se développe grâce à des instruments historiquement et socialement développés, et le mouvement est double : simultanément à leur appropriation des instruments culturels, les humains transforment et leur psychisme et « leur milieu extérieur » (Brossard, 2014, p. 298).

La psychologie historique culturelle conduit également à situer dialectiquement les conditions offertes par le milieu (interactions et objets sociaux) et l’expérience vécue de la personne : « les facteurs essentiels pour déterminer l’influence du milieu sur le développement psychologique… sont les expériences vécues » (Vygotski, 2018, p. 117). La notion d’expérience vécue conduit à donner de l’importance au sens que le sujet accorde à la situation, comment il la vit sur le plan psychoaffectif, son rapport à cette expérience.

En référence à la notion de tâche (Leplat & Hoc, 1983), le sujet est posé comme reconcepteur de la prescription. Celle-ci étant le plus souvent imprécise et ne spécifiant pas les moyens d’action, les caractéristiques effectives de l’activité du sujet, le dialogue dynamique qu’il instaure avec la tâche (Yvon & Clot, 2004), ne peuvent être approchées que par une exploration spécifique. Dans nos recherches, la sphère d’expérience étudiée est celle des processus de développement tels qu’ils sont vécus dans le déroulement du parcours professionnel. L’activité de formalisation de ces processus est médiatisée par un outil méthodologique, la Méthode trajectoire. L’écart entre le prescrit et le réel est assumé : la prescription est volontairement ouverte afin que l’appropriation des consignes n’entrave pas la formalisation de la représentation.

Instanciation du cadre général dans la Méthode trajectoire (entretien princeps)

La Méthode trajectoire (Loisy, 2015) est fondée sur l’interaction chercheur-sujet, et repose sur des tâches qui nécessitent la manipulation d’objets et des activités symboliques. Elle cherche à faire conscientiser la « trajectoire de développement », c’est-à-dire la dialectique entre développement et conditions offertes par le milieu, et le retentissement de cette dialectique sur les acteurs et actrices et sur le milieu (Loisy, sous presse). La première tâche de l’entretien princeps est orientée vers la remémoration de « moments » vécus comme réunissant les conditions pour que se produise un changement, de situations sociales où s’est créée une zone de proche développement (Vygotski, 1934/2011). Afin que l’entretien de recherche reste, par la suite, focalisé sur ces situations, une trace écrite est produite sur des post-its. Ces traces écrites relèvent d’une écriture synthétique et s’apparentent au listage.

La deuxième tâche est orientée vers la remémoration des caractéristiques de ces situations, comme la personne participante les a vécues, et sur les « changements », terme utilisé dans le protocole, qu’elle considère comme s’étant produits à la suite (la réorganisation de son activité). Les points de rencontre entre le professionnel ou la professionnelle et son environnement socioculturel sont analysés du point de vue des outils, des instruments symboliques, des rôles sociaux et des formes d’intervention (Brossard, 2014) dont la présence est remémorée, et des particularités personnelles, le rapport à ces conditions. Les évolutions permises par ces situations sont analysées en termes de réorganisation du triple rapport à l’objet, à soi et à autrui (Loisy, sous presse). Cette partie de l’entretien se rapproche des récits de vie (Bertaux, 1997/2016), méthode à laquelle s’ajoute la demande de laisser une trace écrite : formalisation brève des éléments clés de l’environnement. Cette partie de l’entretien fournit ainsi deux types de traces : le discours oral qui fait l’objet d’une transcription; les traces écrites laissées « autour des post-its » qui relèvent d’une écriture synthétique et s’apparentent à des mots-clés.

La troisième tâche est orientée vers la représentation visuelle de la trajectoire sous la forme d’une route (Corten-Gualtieri et al., 2010). En effet, l’activité de représentation visuelle est considérée comme un instrument total qui permet : au plan cognitif, de faire des simulations, des inférences et des comparaisons au même titre qu’une image mentale (Denis, 1989); au plan psychoaffectif, de réactiver les affects associés à ces situations, contribuant ainsi à donner forme à l’expérience vécue; au plan social, en raison de la symbolique historiquement et culturellement construite, de mobiliser un codage partagé; au plan de la créativité, d’offrir une liberté d’expression.

À l’issue de cet entretien princeps, la personne participante a produit une représentation tangible de sa trajectoire de développement et il lui est demandé de regarder cette représentation dans son ensemble et de dire si elle semble, après coup, représentative du vécu de son développement et en lien avec les buts professionnels qu’elle se fixe. La chercheuse ou le chercheur conserve cette représentation en vue d’entretiens ultérieurs. L’activité est réalisée au moyen du langage. Il s’agit d’une activité conjointe, l’activité de la personne participante étant nécessairement liée aux interactions avec la personne chercheuse qui interroge et qui, dans une certaine mesure, standardise l’activité par les consignes précises et par le maintien de son orientation vers l’objet attendu, l’activité de la personne chercheuse étant elle-même réorientée en permanence par ce qu’elle perçoit de l’activité de la personne participante.

Le cadre de référence s’instancie dans les questions posées autour des situations évoquées. En effet, pour chacune d’elles, il est demandé de formaliser non seulement les transformations qui s’en sont suivies, mais également les caractéristiques de la situation sociale (objets, acteurs impliqués, rôles sociaux, modes de transmission), l’activité (outils et instruments mobilisés), le vécu de cette expérience (sens donné). Ainsi, même s’il n’y a pas à proprement parler de transmission du cadre de référence du développement, il n’est pas exclu que l’activité contribue, par un apprentissage incident dans le sens classique qu’il se produit sans consigne formelle d’apprentissage et résulte d’une attitude acquise de comprendre les stimuli de l’environnement (Postman & Senders, 1946), au développement d’une meilleure compréhension des processus de développement.

Cadre pour l’étude du potentiel transformatif de l’entretien princeps

Des instruments sont parfois développés à des fins de recherche. Ainsi, en clinique de l’activité, l’analyse de l’activité est l’un de ces instruments psychologiques qui, par une méthode indirecte, peuvent être mis au service d’une réorientation de l’activité du sujet, en la déformant « pour lui donner un autre cours » (Yvon & Clot, 2004, p. 17). Il s’agit alors d’étudier les transformations du sujet dans un cadre expérimental développemental.

L’entretien princeps constitue une activité de formalisation des processus d’apprentissage-développement vécus, laquelle est médiatisée par la Méthode trajectoire, via diverses tâches mobilisant des outils et des instruments symboliques produisant un discours et la représentation visuelle de la trajectoire[3]. L’intérêt d’étudier l’activité de la personne participante est double. Tout d’abord, le retour qu’elle peut offrir sur la tâche reformulée, et le dialogue de celle-ci avec son activité sont une source d’enrichissement de l’outil méthodologique. De plus, l’accès à l’expérience transformant le rapport à cette expérience (Clot, 2001), il est permis de postuler le potentiel[4] transformatif de cette activité. Une étude exploratoire est proposée ici, sur le rapport de la personne participante à la formalisation de la représentation de sa trajectoire et sur l’éventuelle portée de l’activité de formalisation en termes de développement. Il est attendu de repérer le développement d’une meilleure compréhension des processus et conditions du développement, objets de l’activité de formalisation pendant l’entretien princeps, ainsi qu’un rapport différent à soi, plus positif si les expériences formalisées sont perçues comme ayant permis un développement. Si l’on admet que l’expérience vécue, « perezhivanie », a pu permettre un autre « passage » (Veresov, 2014), alors l’hypothèse peut être posée que l’entretien princeps soutient une forme de développement du sujet « tant du côté de l’efficience que du sens de son action » (Yvon & Clot, 2004, p. 14). Ce développement pourrait prendre la forme de transformations des capacités à agir sur son propre développement, par exemple par accroissement et modification des qualités des relations avec le milieu, et de transformations des capacités à agir sur le milieu, par exemple par l’engagement dans de nouveaux rôles sociaux et formes d’intervention.

Méthodologie

Le cas étudié est celui de S-P, professeure de mathématiques. L’entretien princeps a été réalisé en deux temps pendant la recherche PREMaTT (Alturkmani, 2019), un projet de recherche collaborative retenu par l’ICÉ (Institut Carnot de l’Éducation). S-P a réalisé deux entretiens avec la Méthode trajectoire, l’un avant le démarrage (mars 2017) et l’autre à la fin de la recherche PREMaTT (mai 2018). S-P avait 24 ans de carrière lors du premier entretien. Le second entretien, suivant la même méthodologie, visait à approcher le développement permis par la recherche collaborative PREMaTT.

Déroulement temporel de la recherche

Le déroulement de la recherche est présenté dans la Figure 1. L’entretien second s’est déroulé en deux parties selon deux méthodes de collecte : la première prend appui sur la technique de l’entretien d’explicitation; la deuxième, sur l’entretien d’autoconfrontation à partir de courts extraits de l’enregistrement et de la production visuelle de l’entretien princeps. Aucune information n’est donnée en amont sur la situation choisie pour l’entretien d’autoconfrontation afin que la pensée, lors de l’entretien d’explicitation, ne soit pas altérée.

L’entretien d’explicitation est une activité de verbalisation de contenus mnémoniques concrets : elle est orientée vers la description, par le sujet, de son action dans la situation, et l’aide à accroître sa remémoration (Vermersch, 1994). Concrètement, la verbalisation concerne la dimension singulière de l’action et les procédures de réalisation mises en place. La chercheuse tente de faire émerger les aspects implicites de l’action par des questions aussi vides de contenu que faire se peut, tout en restant attentive aux gestes, aux expressions et aux dénégations du sujet. Par un exercice d’équilibre délicat, cette verbalisation est accompagnée, mais de manière non directive; il s’agit de tenir l’objectif de reprise de différentes strates de l’expérience subjective et de soutien à la prise de conscience de dimensions implicites des processus. Le vécu de l’action est entendu ici comme la succession d’actions que le sujet a mises en oeuvre pour atteindre un but (Vermersch, 1994). Dans le contexte de cette recherche, le premier objectif est d’amener à décrire ce qui a été fait lors du temps situé que constitue l’entretien princeps en faisant référence à la réinterprétation des tâches prescrites qui renseigne sur les buts que la personne s’est fixés pendant l’entretien princeps. L’installation et la grille d’entretien de l’entretien second s’appuient sur les travaux de Faingold (2011). Ainsi, l’installation, comme pour l’entretien princeps, évite le face à face : elle est de trois-quarts pour éviter l’accroche des regards, et à une distance spatiale suffisante sans éloignement excessif pour permettre la reprise éventuelle de gestes liés à une émergence. L’entretien débute par une présentation ouverte : « Nous avons réalisé deux entretiens s’appuyant sur la Méthode trajectoire… Aujourd’hui, je te propose, si tu en es d’accord, de prendre le temps de revenir sur ces entretiens. » Les questions orientent la verbalisation vers le fil chronologique de l’activité menée lors de l’entretien princeps, en essayant de faire émerger les tâches reformulées, les prises d’information et les prises de décision, d’action. Sans être intrusives, les questions tentent également d’orienter la verbalisation vers le fil des émotions et des sensations. L’intérêt porté à l’expérience vécue conduit également à poser une question générale : « Comment as-tu vécu cet entretien? » Les contradictions et les gestes sont, le cas échéant, repérés par la chercheuse qui les renvoie en miroir. En particulier, lorsque la personne participante semble particulièrement revivre son expérience, des questions visent à l’aider à aller en profondeur vers le sens qu’elle donne à ce qu’elle évoque.

Figure 1

Déroulement temporel de la recherche

Déroulement temporel de la recherche

-> See the list of figures

Après cette phase mobilisant la technique de l’entretien d’explicitation, une courte pause est ménagée avec trois objectifs : 1) permettre l’installation du matériel de la seconde phase; 2) marquer la transition entre les deux parties de l’entretien; 3) permettre à chacune de récupérer une énergie attentionnelle, notamment pour la chercheuse qui devra changer de technique tout en continuant à rester attentive au discours et aux gestes de son interlocutrice. La seconde partie de l’entretien se déroule à l’appui de traces de l’activité recueillies lors de l’entretien princeps : portions de discours enregistrées et représentation tangible de la trajectoire de développement[5]. Dans l’esprit de l’autoconfrontation simple (Clot & Faïta, 2000), une trace de l’activité première sert d’outil pour soutenir le travail réflexif du sujet sur son activité. Lors de cet entretien, l’activité du sujet est de dire ce qu’il a fait, aurait pu faire ou ne pas faire. Les relances sont, ici, « en écho » à partir d’expressions ou de gestes, et des silences sont ménagés pour soutenir l’élaboration de l’expérience. Là aussi, le regard est respectueux pour mettre en confiance; compréhensif, car seule la personne peut accéder au vécu de son expérience; attentif. L’attention est portée au discours et aux gestes pour assurer une bonne compréhension et repérer d’éventuelles contradictions. Pour préparer cette phase de l’entretien, en amont, un travail de repérage, de sélection et d’assemblage d’éléments est réalisé, et un spicilège (voir Figure 2) est préparé. Celui-ci réunit tout ce qui a été dit, écrit et dessiné à propos d’une situation sociale de développement identifiée. Les éléments sonores concernant cette situation sont extraits de l’enregistrement; le support de la trajectoire tangible est replié pour ne laisser disponible à la vue que ce « moment ». Ainsi, la situation permet de focaliser l’attention sur la situation retenue pour l’entretien second. L’enregistrement et l’image sont des outils et des instruments soutenant le travail réflexif sur l’activité.

Figure 2

Extrait de la trajectoire de S-P et portion ayant servi de support visuel lors de l’autoconfrontation

Extrait de la trajectoire de S-P et portion ayant servi de support visuel lors de l’autoconfrontation

-> See the list of figures

Méthode d’analyse et considérations éthiques

Une fois les entretiens transcrits, une analyse thématique de contenu est réalisée (Bardin, 2007), doublée d’une lecture flottante. Les données de l’entretien princeps avaient été analysées du point de vue des produits culturels rencontrés, des caractéristiques des situations sociales de développement et de la mise en jeu de trois types de rapports (à l’objet de l’activité, à autrui et à soi), dans une dynamique de contradiction. Les données recueillies pendant l’entretien second sont analysées du point de vue de la reconfiguration potentiellement permise par l’entretien princeps du rapport à soi et du rapport à l’objet de l’activité, les situations sociales de développement mises au travail, et leurs interrelations dans la trajectoire dans son ensemble. L’autorisation d’enregistrement de l’entretien est demandée à l’enseignante, et les résultats de l’analyse des entretiens princeps et second sont partagés avec elle.

Résultats de la recherche empirique (entretien second)

L’entretien second avec S-P a duré une heure et quart environ. Selon le protocole établi, il s’est découpé ainsi :

  1. Un temps d’entretien d’explicitation d’une durée d’environ 26 minutes (25 min 59 s);

  2. Une courte pause;

  3. Un temps d’autoconfrontation à l’appui de parties choisies de l’enregistrement sonore qui durent moins de cinq minutes chacune (4 min 7 s et 3 min 1 s) et de la représentation visuelle de la trajectoire, temps d’entretien qui a duré environ trois quarts d’heure (48 min 13 s).

Données recueillies pendant le temps 1 de l’entretien second (entretien d’explicitation)

Lors de l’entretien d’explicitation, S-P est d’abord invitée à se remémorer les tâches demandées lors de l’entretien princeps. Il lui en revient deux, l’identification des situations de développement et leur trace sur les post-its : « […] il fallait que je retrouve les moments importants […] sur mon temps de travail », puis la représentation visuelle sous la forme d’une route « on a mis en lien ».

L’entretien se centre alors sur son activité lors de la « tâche des post-its », première du protocole princeps et première remémorée. Ce premier temps de l’entretien princeps a été vécu comme « un peu inquiétant parce qu’on ne sait pas ce qu’on va aller chercher ». S-P dit avoir procédé en « remontant le temps » pour évoquer « des brochures, des lectures, des rencontres ». Amenée à donner des précisions sur son raisonnement pour sélectionner ces situations, elle dit :

[…] j’ai pris des choses qui étaient suffisamment importantes pour [avoir] modifié la suite […] pas juste un apprentissage évident […] quelque chose qui quand je l’ai rencontré la première fois m’a étonnée […] quelque chose qui était plus profond et qui faisait changer… ma façon de faire.

S-P vit cette activité comme vraiment importante, car elle lui a permis d’évoquer « des choses qui étaient passées [inaperçues] » : « ça avait modifié des choses […], mais dans ma tête je ne m’y étais pas arrêtée ». Or l’activité des post-its est vécue comme l’ayant « forcée à regarder […] ce qui pouvait avoir aidé à faire ce que j’étais maintenant ». Interrogée sur ce qui a changé, elle évoque d’abord la confiance en soi, puis un nouveau rapport à ses choix : « ils étaient étayés [mes] choix », ce n’était « pas que du ressenti ».

La tâche de représentation visuelle de la trajectoire sous la forme d’une route[6] est réinterprétée comme « trouver des indices visuels qui pourraient indiquer ce qui s’était passé ». Le raisonnement de S-P a été de « racont[er] une histoire ». Interrogée sur les images et les sensations qui lui sont revenues lorsqu’elle a tracé cette route, S-P dit avoir vécu positivement cette activité. Elle a « inconsciemment […] effacé les mauvais moments » pour ne garder que « des moments qui apportent de la joie […] où on se pose des questions, mais où forcément derrière on a avancé ». La chercheuse incite alors S-P à revenir au temps de l’entretien princeps « autour du post-it » en rappelant succinctement la double tâche symbolique (discours et écriture de mots-clés) concernant 1) les caractéristiques des situations sociales d’apprentissage-développement; 2) les transformations qui s’en sont suivies. S-P répond que « le choix du post-it… est associé déjà à une émotion, et le fait de l’écrire […] ça te remet dans cette… émotion […] et tu te remets dans cette incertitude [du choix] ». À la fin de l’entretien princeps, S-P dit s’être réinterrogée sur ses choix de situations : « […] comment ça se fait que tu oublies certaines choses? […] C’est quoi les gros blocs, c’est quoi ce qui a vraiment changé? »

Globalement, l’entretien princeps a été vécu comme difficile. « C’était encore une fois des choix qu’il fallait faire […] décerner à un moment le fait que ça avait compté et que ça avait modifié des choses […] je trouvais ça difficile. »

Données recueillies pendant le temps 2 de l’entretien second (autoconfrontation)

Pour ce temps d’autoconfrontation, l’extrait choisi est celui de la rencontre avec SC, chercheuse en didactique des mathématiques, et aux recherches de laquelle S-P collabore. La bande-son a été découpée pour ne donner à entendre que l’extrait concerné, et la trajectoire réalisée lors de l’entretien princeps est repliée pour ne donner à voir que le tracé correspondant (Figure 2).

Après la première écoute de l’extrait audio, S-P dit revivre l’émotion d’avoir été choisie par une chercheuse en didactique pour participer à ses recherches. Lorsqu’il lui est demandé de bien s’exprimer sur les apports de ce moment, précisément, S-P répond qu’il n’est pas isolé, mais « en lien avec le reste », voulant mentionner que c’est là, dans son parcours, qu’elle commence à s’engager dans des recherches collaboratives dont elle reste une membre active. L’activité de courte formulation écrite est vécue comme difficile, mais les mots écrits « découverte, collaboration, enseignant » et « chercheur » (Figure 2) sont perçus comme congruents : cette rencontre est vécue comme l’élément déclencheur de son développement professionnel qui lui a fait découvrir qu’en tant qu’enseignante elle a « le droit de créer du savoir ».

À la seconde écoute de l’extrait, S-P peut arrêter la bande-son chaque fois qu’elle souhaite apporter des commentaires. S-P situe la recherche de SC dans sa classe dans le continuum de son développement : si elle l’accepte sans difficulté, c’est parce qu’elle a, auparavant, vécu une première expérience de « travail collaboratif entre enseignants ». Au départ, SC vient expérimenter dans sa classe, ce que S-P trouve congruent avec sa représentation de la recherche à cette période. Cependant, elle dit qu’elle ne l’accepterait plus maintenant, SC lui ayant, depuis, fait découvrir « la recherche collaborative ». En repensant à cette situation, S-P prend conscience que cette situation expérimentale n’était pas une demande de SC, ce qu’elle n’avait pas compris immédiatement, mais qu’elle ne l’a pas « entendu ». Elle l’explique aussi par son manque d’intérêt pour l’algèbre à cette période comparativement à la géométrie. Plus tard, lorsque S-P retrouve SC dans un autre contexte, elle comprend enfin qu’elle lui demande de rejoindre son équipe de recherche collaborative, ce qu’elle accepte. Interrogée spécifiquement sur ce qui se passe à cet instant de l’entretien princeps, S-P dit : « […] ce travail de trajectoire ça m’a vraiment fait mettre du sens là-dessus […] il fait prendre du recul déjà parce qu’il te demande de pointer […] le plus fort ». Si S-P a ciblé la rencontre avec SC sur le post-it, « ce n’est pas que “elle”, c’est […] le monde que ça m’a ouvert… […] un point saillant qui a changé complètement quelque chose […] ce n’est pas un moment, une date, une heure, c’est quelque chose de large », ciblant ainsi l’aspect déclencheur de développement de la situation sociale.

S-P pense que dans cette recherche collaborative, il y a eu « une vraie reconnaissance […] d’ailleurs tu as vu ma route comme elle s’écarte? » Cette rencontre « chamboule », mais les choses n’ont pas changé « sur le coup ». La demande de représenter sa trajectoire sous forme de route semble l’élément déclencheur de la poursuite de la réflexion. Ainsi, à propos de la représentation visuelle de la situation (Figure 2), S-P dit que l’apparence d’« autoroute » ne convient pas, et la partie qui précède n’est pas non plus

une route toute droite, c’était […] comme quand il y a de la pluie, un chemin de terre […] pas large du tout et tu marches bien droit au milieu parce que tu as peur de tomber et de mettre les pieds dans la boue.

Il faut de l’assurance pour oser faire « un pas de côté ». La rencontre avec SC élargit « ce chemin », parce qu’elle offre « plusieurs choses à explorer », qu’elle permet des rencontres avec « de plus en plus de gens compétents sur lesquels on peut s’appuyer » et des aides de toutes sortes « que ce soit une personne […] un manuel […] un article ». Et précisément, la rencontre avec SC coïncide avec une période où S-P était prête à évoluer : « […] c’est à ce moment-là que j’ai accepté de me voir […] dans une autre direction […] de prendre des petits chemins autour ». L’image de l’autoroute ne renvoie pas au fait qu’il n’y a pas de danger : « c’est l’autoroute parce que ça va très vite d’un seul coup ».

Globalement, l’entretien princeps par la Méthode trajectoire est vécu par S-P comme permettant de prendre confiance en soi, mais il l’a surtout :

  • éclairée sur ses choix et leurs conséquences : « des choix que j’aurais pu faire qui m’auraient fait faire complètement autre chose »;

  • amenée à réfléchir sur ce qui a motivé ses choix : « qu’est-ce qui fait que tu as envie de t’engager avec quelqu’un? »;

  • fait prendre conscience des décisions qu’elle a prises : « il y a le temps obligatoire […] et ce qu’on décide de faire ».

Analyse des données recueillies pendant l’entretien second

Malgré le temps relativement long écoulé entre l’entretien princeps et l’entretien second, l’évocation est possible. Celle-ci semble facilitée par la charge émotionnelle associée à l’activité menée pendant l’entretien princeps. C’est le cas pour la préparation des post-its et pour la représentation visuelle. Pour ne pas perdre de vue que l’entretien second porte sur l’expérience vécue de l’entretien princeps, il est régulièrement demandé si les propos tenus sont en lien avec ce qui s’est passé lors de l’entretien princeps et non lors de la situation originale.

L’entretien princeps est une sphère d’expérience particulière engageant dans plusieurs activités symboliques conduisant à explorer son développement : discours oral, courtes formulations sous forme de listes et de mots-clés, représentation visuelle de la trajectoire. Il ressort de l’entretien d’explicitation que, lors du premier temps de l’entretien princeps, l’écriture de moments ayant enclenché des transformations, l’activité qui se déploie en silence a non seulement une dimension cognitive et décisionnelle (la prescription ne spécifiant pas comment s’y prendre), mais également une dimension psychoaffective (elle est vécue comme inquiétante) en lien avec l’incertitude de la prise de décision. Les choix de S-P sont de procéder de manière rétrospective pour remonter à ce qui lui a permis d’être ce qu’elle est à l’instant de l’entretien; de définir une stratégie pour cibler les situations ayant un statut particulier. La nécessité de faire des choix est difficile comparativement à ce à quoi elle renonce, et aussi parce qu’elle implique une stratégie : celle de S-P est de cibler ce qui est vraiment important, pas des évidences comme un apprentissage formel, mais plutôt des choses qui ont nécessité des approfondissements, ont pris du temps et suscité un étonnement. Il est important de rappeler que S-P a passé le premier entretien en amont de la recherche PREMaTT et qu’elle n’avait, de ce fait, jamais entendu parler de la recherche sur les trajectoires de développement avant cet entretien. Dans le discours de S-P, la perspective du développement apparaît étroitement imbriquée à une certaine liberté d’agir; les situations évoquées, même si elles ont pu être difficiles, ont toutes permis un dépassement.

L’autoconfrontation en deuxième partie de l’entretien second conforte cette analyse. Il apparaît ainsi que la rencontre avec la didacticienne des mathématiques a été ciblée parce qu’elle a suscité une émotion et un étonnement, et a conduit progressivement S-P à des approfondissements et à un rapport renouvelé à son activité laborieuse sur l’algèbre. De plus, S-P dit explicitement que ce n’est pas ce moment en lui-même, mais ce qu’il a ouvert en termes de rencontres et perspectives, et qui a progressivement conduit à ce développement. Cette portion de discours met en évidence le temps long du développement. S-P est moins diserte sur la seconde activité de l’entretien princeps qui l’a conduite à raconter oralement l’expérience vécue de chaque moment identifié, et à formaliser brièvement les éléments clés de l’environnement associés à proximité des post-its, car le temps crucial de l’entretien princeps est, pour elle, le ciblage de moments clés sur post-its, activité qui lui fait revivre l’émotion associée à chaque situation concernée qui semble revécue, doublée de l’émotion liée à l’incertitude du choix. Parce que cette deuxième activité reprend le déroulement professionnel dans l’ordre chronologique, S-P dit raconter une histoire, ce qui permet de l’associer à un récit de vie. Toutefois, là aussi, la nécessité de synthétiser le discours sous forme de mots-clés est vécue comme obligeant à revenir encore sur le sens des transformations et processus.

L’activité de représentation visuelle lors de l’entretien princeps est redéfinie par S-P en recherche d’indices représentatifs du vécu de son expérience. La représentation visuelle semble susceptible de donner une forme partageable à des émotions (chemin tortueux, route qui s’élargit…). La trace tangible de la représentation visuelle s’inscrit dans la mémoire et vient questionner S-P après l’entretien princeps. Après coup, elle considère que la forme d’autoroute qu’elle a adoptée peut prêter à confusion parce qu’elle laisse à penser à une voie sans danger, alors qu’elle veut figurer la vitesse accrue de son développement. Le développement éventuel ne peut être saisi que par ce qu’en dit S-P, qui est la seule à savoir ce qui s’est passé et les éventuelles transformations qui s’en sont suivies. Ce que S-P perçoit, c’est que les tâches prescrites l’ont contrainte à conscientiser ce qui avait permis son développement et la manière dont elle a orienté ses choix. Il est important d’insister ici sur le sens à donner à ses assertions : les tâches de l’entretien princeps ont une force prescriptive pour ce qui est des attentes de production (relever des moments ayant permis des transformations; discourir sur les caractéristiques de ces situations sociales; représenter visuellement la trajectoire). En revanche, le sens que S-P donne à ces tâches reflète son expérience vécue. Au regard du sens qu’elle lui donne, S-P éprouve une satisfaction, car la Méthode trajectoire lui a permis de pointer les situations les plus marquantes. Elle dit être sortie de l’entretien princeps en ayant davantage confiance en elle-même grâce à un rapport renouvelé à ses choix perçus comme intelligents.

Deux éléments moins directement exprimés transparaissent, lesquels pourraient également s’apparenter à une mise à distance de l’expérience du développement permise par la participation à l’entretien princeps. Le premier s’illustre par le fait que S-P exprime à plusieurs reprises sa proactivité; ce faisant, il semble possible de considérer que, même si elle ne l’exprime pas de cette manière, l’entretien princeps lui permet de mettre au jour la liberté qu’elle se donne d’agir sur son milieu. Le second élément est le recul sur la trajectoire de développement rendu possible par l’entretien princeps : S-P exprime à plusieurs reprises que le processus de son développement interrelie son goût de ne pas travailler seule et les opportunités de travailler dans des collectifs qu’elle saisit ou incite dans l’établissement ou dans d’autres milieux professionnels. S-P exprime aussi la progressivité de ce développement : une centration sur les activités de base en début de carrière parce que s’écarter présentait un risque, puis, au fur et à mesure que la confiance en soi s’installe, la possibilité de s’écarter du chemin tracé. La rencontre avec la didacticienne des mathématiques arrive à une période où son niveau de confiance en soi est suffisant pour l’accepter, mais pas encore assez pour saisir, ou oser saisir, sa proposition d’intégrer l’équipe de recherche collaborative. Quand elle est prête à l’accepter, S-P prend conscience que, en tant qu’enseignante, elle peut agir sur le monde, non seulement sur le milieu dans lequel elle enseigne, mais plus largement en produisant du savoir.

Discussion sur le potentiel transformatif de la Méthode trajectoire

La Méthode trajectoire offre une situation sociale finalisée, réglée et normée engageant une personne chercheuse et une personne participante. Divers outils et instruments symboliques y médiatisent l’activité. Pour étudier cette activité et d’éventuels effets développementaux de l’entretien princeps, la séparation de l’entretien second en deux temps distincts s’avère pertinente sur le plan méthodologique :

  • Le temps d’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) permet, par la mise en évocation, d’approcher les procédures de réalisation mises en place pour résoudre les tâches demandées lors de l’entretien princeps. Les questions sont au service de l’émergence d’aspects implicites de l’action, et cela permet de faire affleurer les émotions. L’attention portée à la verbalisation des buts fixés lors de la réalisation des tâches éclaire aussi sur le sens donné à l’activité lors de l’entretien princeps;

  • Lors du temps d’autoconfrontation simple (Clot & Faïta, 2000), des traces de l’activité lors de l’entretien princeps servent d’outil et d’instrument pour soutenir le travail réflexif. Les relances incitent à dire ce qui a été fait, aurait pu l’être ou non lors de cette partie de l’entretien.

L’analyse des résultats de l’entretien second montre que les tâches prescrites lors de l’entretien princeps sont suffisamment ouvertes pour permettre une appropriation des exigences méthodologiques : dans le cas présent, le sujet a intériorisé le fait qu’il faille se centrer sur des situations ayant déclenché des transformations s’inscrivant dans un temps long de développement. Ces tâches n’entravent pas la formalisation de la représentation et autorisent la construction d’un sens personnel : ainsi, dans la représentation visuelle, le sujet donne forme à l’autorisation qu’elle se donne (ou non, selon les périodes de son développement), d’oser prendre des risques.

Le développement du sujet le plus aisément repérable est celui d’une reconfiguration du rapport à soi et du rapport à la trajectoire professionnelle. Dans le cas présent, cela peut s’expliquer par le fait que les situations choisies, même si elles ont pu être douloureuses à vivre, ont toutes permis un dépassement. Concernant une meilleure compréhension des processus et conditions du développement, il semble possible d’affirmer que l’entretien princeps a permis une compréhension du sens de l’action; le cas illustre la compréhension de l’intelligence des choix en lien, d’une part, avec le contexte temporel et spatial de l’action, et d’autre part, avec les contraintes et libertés telles qu’elles sont vécues.

Il n’est cependant pas possible de percevoir si l’entretien princeps a permis de nouvelles ouvertures à de nouvelles actions menant à des apprentissages ouvrant sur du développement. Concernant ce point, différentes limites méthodologiques sont identifiées :

  • le choix du sujet (les processus d’apprentissage-développement de S-P sont particulièrement puissants tant du point de vue de la qualité de ses relations avec son milieu que de son engagement dans des rôles sociaux et des formes d’intervention, ce qui peut créer un effet plafond du point de vue de la compréhension des processus de développement);

  • le temps relativement long entre l’entretien princeps et l’entretien second (14 mois dans le cas de S-P);

  • l’outillage insuffisant de l’entretien d’autoconfrontation pour l’étude d’une éventuelle appropriation du cadre de référence du développement (cette partie de l’entretien second pourrait intégrer des questions spécifiques sur l’apprentissage incident des interrelations entre les caractéristiques de la situation sociale, l’activité et le vécu de l’expérience, et sur ses potentiels effets sur les processus de développement).

Il semble toutefois qu’il est possible de considérer que l’entretien princeps est bien déclencheur d’un mouvement de la pensée; ainsi le sujet continue à réfléchir après coup sur le bien-fondé de la représentation visuelle choisie, ce qui déclenche sa réflexion sur les décisions et les prises de risques. Ainsi, s’il n’est pas possible de saisir si la Méthode trajectoire soutient des transformations des capacités à agir sur son propre développement, les traces tangibles (les post-its des moments de développement, mots-clés relatifs aux transformations et leurs conditions sociales, représentation visuelle de la route) sont vécues comme soutenant un mouvement de la pensée. La production de ces traces tangibles ne peut évidemment pas être dissociée des différents aspects de la situation, en particulier de la mise en mots et de l’attitude de la personne chercheuse, faites à la fois d’écoute active et de demandes d’explicitation sur les traces en train d’être élaborées, même si ces différents aspects de la situation d’entretien ne sont pas exprimés comme ayant soutenu le développement.

D’autres passations seront nécessaires pour les valider et pour affiner la vision du potentiel transformatif de cet outil méthodologique. Malgré ces limites, cette étude exploratoire laisse entrevoir que la Méthode trajectoire pourrait être considérée comme un instrument de reprise de l’expérience des processus d’apprentissage-développement qui pourrait avoir un potentiel transformatif.

Conclusion et perspectives

La présente recherche a permis d’interroger le potentiel transformatif de la Méthode trajectoire, un outil méthodologique mettant au travail l’expérience du vécu des situations et processus d’apprentissage-développement au fil de l’exercice du métier, outil initialement conçu pour étudier ces processus. L’hypothèse a été posée que l’engagement dans la combinaison de tâches symboliques propres à la passation de l’entretien princeps pouvait permettre de modifier le rapport à cette expérience, voire d’agir sur cette expérience. Pour répondre à ces interrogations, un protocole a été mis en place mobilisant deux méthodologies de recueil de données, un entretien d’explicitation suivi d’un entretien d’autoconfrontation à l’appui de traces de l’activité menée lors de l’entretien princeps, extraits de l’enregistrement sonore et de la représentation visuelle de la trajectoire correspondants à une situation sociale qui avait été ciblée lors de l’entretien princeps comme ayant soutenu des processus de développement.

Nous souhaitions saisir l’activité réalisée pour répondre aux tâches de la Méthode trajectoire et explorer si des processus évolutifs pouvaient s’éveiller. L’étude met en évidence que l’entretien princeps permet de faire conscientiser et formaliser le vécu de situations ayant permis un apprentissage-développement lors de l’activité laborieuse, ainsi que le vécu des processus sous-jacents. Au regard des processus évolutifs, il se dégage une perception plus positive de soi, ainsi qu’une meilleure compréhension du sens de l’action orientée vers le développement qui peut s’apparenter à une mise à distance de l’expérience vécue de ces processus de développement (Dionne et al., 2017). L’entretien second ne permet pas de repérer la contribution de l’entretien princeps au développement de l’efficience de l’action sur ces processus et conditions du développement; différentes limites méthodologiques identifiées devront être levées pour étudier si la formalisation de la représentation de la trajectoire de développement peut permettre d’agir sur cette expérience (Dionne et al., 2017). Ainsi, s’il est prématuré d’affirmer une réorganisation qui soutient à nouveaux frais la systématisation de l’expérience du développement, l’analyse des résultats de l’entretien second laisse à penser qu’il est possible de poursuivre l’étude de la Méthode trajectoire comme cadre expérimental développemental soutenant certaines transformations. Il est permis de penser l’entretien princeps non seulement comme outil méthodologique pour étudier le développement professionnel, mais également comme instrument de recherche pouvant élargir la palette des méthodes indirectes qui transforment le rapport à l’expérience (Clot, 2001). Il conviendrait également d’étudier en quoi rendre disponibles les processus de développement pourrait enrichir d’autres expériences, et, dans une certaine mesure, être au service d’une certaine réorientation d’autres activités professionnelles (Yvon & Clot, 2004).

Concernant la poursuite de l’élaboration de l’outil méthodologique, les données complémentaires fournies par l’entretien second pourront contribuer à alimenter la compréhension des caractéristiques des situations sociales de développement dans l’expérience vécue des sujets, et celle des processus de développement qu’ils engagent dans la temporalité longue de leur parcours professionnel. Il est également envisagé, sans assujettir la recherche aux prescriptions de l’institution, d’essayer de développer un outil qui soutiendra enseignantes et enseignants dans une instrumentation, désormais attendue par l’institution, d’élaboration du parcours professionnel pour les entretiens de carrière (MEN, 2021).