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Une année est passée déjà depuis le 27 janvier 2011, journée historique pour le mouvement coopératif italien, avec la constitution de l’Alliance des coopératives italiennes, la coordination stable des trois centrales coopératives les plus représentatives, c’est-à-dire l’Association générale coopératives italiennes (AGCI, www.agci.it), Confcooperative (www.confcooperative.it) et Legacoop (www.legacoop.it). L’événement a revêtu une signification particulière à l’occasion du 125 e anniversaire de la constitution de la Fédération nationale des coopératives (qui en 1 893 est devenu la Ligue nationale des coopératives italienne) et surtout des 150 ans de l’unité de l’Italie : l’idée coopérative commençait en effet à gagner notre pays au moment où s’achevait son processus d’unification nationale. Nous pouvons aussi interpréter cet événement comme un exemple de « l’envie de marcher ensemble » face « au déclin du cycle de la subjectivité et du dynamisme individuel » qui caractérise l’ère Berlusconi, selon l’expression du sociologue Giuseppe De Rita [1]. Un signal analogue était venu quelques mois auparavant, le 10 mai 2010, avec la constitution de Rete Imprese Italia (Réseau entreprises Italie), qui a réuni les cinq organisations de l’artisanat et du commerce [2]. Ces deux initiatives montrent un processus de simplification et de cohésion de l’associationnisme entrepreneurial italien, qui favorise la coopération et la participation et témoigne d’une responsabilité majeure des corps intermédiaires dans un cadre très complexe de crise politique et économique. Après un rapide regard historique du mouvement coopératif italien, nous chercherons à décrire les objectifs et le fonctionnement de l’Alliance des coopératives italiennes, avant de présenter les défis qu’elle devra relever.

Tableau 1

L’Alliance des coopératives italiennes en chiffres

L’Alliance des coopératives italiennes en chiffres

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En préalable, une présentation synthétique de la nouvelle organisation s’impose (tableau 1, en page précédente) : l’alliance regroupe 43 500 entreprises coopératives, avec 12 millions de membres, 1,1 million d’emplois et un chiffre d’affaires global d’environ de 127 milliards d’euros. Cela correspond à 7,3 % du produit intérieur brut national. Elles représentent 12,9 % des guichets bancaires et la quatrième force bancaire, 30 % de la consommation et de la distribution commerciale, 50 % de l’agro- alimentaire et 90 % de la coopération engagée dans le secteur social.

Origines et développement du mouvement coopératif italien

C’est en 1854 que l’on identifie l’ouverture de la première coopérative de consommation, promue par l’Association générale des ouvriers de Turin. En 1856 est constituée à Altare (province de Savone) la première coopérative de production, et en 1864 est fondée à Lodi la première banque populaire. En 1883, Leone Wollemborg crée la première caisse coopérative de prêts à Loreggia (province de Padoue) et Nullo Baldini fonde la première coopérative de journaliers agricoles dans la province de Ravenne. En 1886, au congrès de Milan, qui réunit cent délégués de 248 sociétés représentant 70 000 associés, le mouvement coopératif italien se donne une première structuration avec la constitution de la Fédération nationale des coopératives italiennes. Elle devient la Ligue nationale des coopératives italiennes en 1893. Mazziniens [3] socialistes, libéraux giolittiens [4] et catholiques font la synthèse des différentes sensibilités et conceptions de la coopération. En 1919, la composante catholique constitue une organisation autonome, la Confédération coopérative italienne, qui, avec les autres organisations, est enrôlée dans l’organisation fasciste des coopératives en 1926. Confcooperative et Legacoop renaissent en mai 1945. En 1952, la composante républicaine et social-démocrate sort de Legacoop et constitue l’AGCI, tandis qu’en 1975 un groupe issu de la Confcooperative donne vie à l’Union nationale coopératives italiennes (UNCI, www.unci.eu). En 2004, enfin, naît l’Union italienne des coopératives (Unicoop, www.unicoop.it[5].

Comme le montre ce bref historique, la coopération est une forme entrepreneuriale où se retrouvent des cultures et des traditions idéologiques différentes : la tradition libérale mazzinienne, le socialisme et le catholicisme social. Cette forte caractérisation idéologique constitue une particularité dans le contexte coopératif international [6]. De plus, les centrales coopératives regroupent en leur sein des coopératives de secteurs différents (agriculture, crédit, consommation, production, etc.), à la différence des organisations des autres pays d’Europe, qui regroupent un seul type de coopératives. Les centrales coopératives italiennes font enfin l’objet d’une reconnaissance de leur utilité publique [7] qui leur délègue l’exercice du contrôle périodique des organisations associées, la révision coopérative.

La coopération italienne bénéficie ainsi d’une attention législative, qui repose sur l’article 45 de la Constitution : « La République reconnaît la fonction sociale de la coopération à caractère de mutualité et sans fins de spéculation privée. La loi en promeut et en favorise l’accroissement avec les moyens les plus appropriés et en assure, avec les opportuns contrôles, le caractère et les finalités. » Sur cette base, en même temps que l’entrée en vigueur de la Constitution, le décret législatif du chef provisoire de l’Etat du 14 décembre 1947, n° 1577, « Provvedimenti per la cooperazione » (« Mesures pour la coopération ») – connu sous le nom de « loi Basevi [8] » –, fixa les principes solidaires et démocratiques et les critères de respect du « mutualisme » auxquels les coopératives doivent se conformer. Des interventions législatives successives ont apporté des nouveautés, dont voici les plus significatives : la loi du 8 novembre 1991, n° 381, « Discipline des coopératives sociales » [9], a réglementé cette nouvelle expression de la flexibilité et de l’adaptabilité de la forme coopérative ; la loi du 31 janvier 1992, n° 59, « Nouvelles règles en matière de sociétés coopératives », a élargi la gamme des instruments financiers à disposition des coopératives ; et, enfin, la réforme du droit des sociétés (décret législatif du 17 janvier 2003, n° 6, « Réforme organique de la discipline des sociétés de capitaux et sociétés coopératives », en accomplissement de la loi 3 octobre 2001, n° 366), parmi d’autres mesures importantes, a introduit la distinction entre coopératives à mutualité prédominante et coopératives à mutualité non prédominante [10].

Vers l’alliance : le parcours déjà accompli

La création de l’Alliance des coopératives italiennes a été précédée par plusieurs expériences de collaboration entre les trois centrales, à partir d’une approche commune des relations industrielles. Elles se sont concrétisées par quinze conventions collectives nationales de travail et divers organismes bilatéraux avec le mouvement syndical. Les centrales coopératives se sont dotées au fil des années de nombreux instruments opérationnels communs, comme : Cooperfidi Italie, le consortium national de garantie en faveur des coopératives, qui leur facilite l’accès au crédit ; trois fonds de prévoyance complémentaire, avec plus de 130 000 inscrits et un patrimoine global de plus de 800 millions d’euros ; Fon.Coop (www.foncoop.coop), le fonds paritaire interprofessionnel pour la formation continue dans les entreprises coopératives ; Coopération finance entreprise (CFI, www.cfi.it), la société financière créée il y a vingt-cinq ans pour la participation temporaire au capital de risque ; trois mutuelles de complémentaire santé (Coopersalute, Filcoop agricole et Fasiv), qui comptent environ 110 000 inscrits ; Coop Form (www.coop-form.it), organisme bilatéral national dédié aux thématiques de la formation professionnelle et de l’environnement, de la santé et de la sécurité dans les lieux de travail. Le secteur agricole fait vivre depuis plus de quatre ans cette dynamique de collaboration. Les fédérations sectorielles des trois centrales coopératives (Fedagri Confcooperative, Legacoop agro-alimentaires et Agci Agrital) parlent ainsi d’une seule voix dans tous les lieux de négociation institutionnelle nationale et européenne. Enfin, des rapprochements avaient déjà eu lieu localement, dans la région à forte densité coopérative du Trentin, où en 2000 la Legacoop s’est dissoute pour entrer dans la Fédération de la coopération régionale.

Les objectifs de l’alliance

A l’occasion de la présentation de l’Alliance des coopératives italiennes, les trois présidents Rosario Altieri (Agci), Luigi Marino (Confcooperative) et Giuliano Poletti (Legacoop) ont explicité les raisons de cette unification. Il y a tout d’abord le désir de donner un signal fort de changement, sans faire fi des divisions historiques du mouvement coopératif, ni mettre en discussion l’identité et l’autonomie des trois centrales, qui restent distinctes dans la gouvernance interne et dans les patrimoines. Il y a ensuite la volonté, exprimée avec force, que la coopération joue un rôle significatif dans la construction d’une société et d’un marché capables d’établir la juste harmonie entre travail, économie et bien-être. Enfin, les trois présidents ont souligné la détermination de faire vivre le principe d’autonomie de la coopération à l’égard de la politique et des institutions, car les choix de la coopération ne peuvent pas être délégués. Ils ont également exprimé le désir de contribuer au dépassement de la « pensée unique », pour affirmer l’idée selon laquelle le pluralisme des formes d’entreprise est un bien pour la société et pour le marché. Le choix de confirmer, dans le nom, l’appartenance au mouvement coopératif international n’est pas secondaire : les trois centrales, en effet, adhèrent toutes à l’Alliance coopérative internationale (ACI, www.ica.coop), gardienne des principes internationalement partagés qui caractérisent et identifient l’expérience coopérative. L’ACI, fondée en 1895, a su traverser en restant unie le XXe siècle, malgré les idéologies totalitaires et les crises internationales qui l’ont déchiré, à la différence, par exemple, du monde syndical.

Les premiers pas opérationnels

Pour son fonctionnement, l’Alliance des coopératives italiennes a prévu la désignation d’un porte-parole unique, qui est actuellement Luigi Marino, président de Confcooperative. Outre les réunions périodiques des présidents, ont été prévues deux formules de participation : l’une avec vingt-quatre, l’autre avec quatre-vingt-dix dirigeants choisis par les trois centrales. Enfin, les organismes collégiaux nationaux des trois organisations forment l’assemblée de l’alliance. Avec la production d’un rapport annuel sur la coopération, l’Alliance des coopératives italiennes se fixe comme objectif de rendre compte et d’étudier les évolutions quantitatives et qualitatives du secteur. Sans forcer les étapes, elle a prévu prudemment pour sa première année une coordination plus étroite des différents secteurs, puis dans les années suivantes un progressif développement territorial de ses activités. Pour l’heure, elle s’efforce de faire face à quelques menaces pesant sur le mouvement coopératif.

Lutter contre les retards de paiement de l’administration publique

Ils étranglent financièrement des milliers de coopératives, particulièrement sociales et de travail. La dette globale des administrations publiques envers toutes les entreprises (coopératives ou pas) oscille entre 60 et 70 milliards d’euros. Les retards cumulés (avec des pointes jusqu’à sept cents jours) ont atteint des niveaux intolérables, en particulier dans les entreprises pour lesquelles le coût du travail représente l’essentiel des dépenses. Le mouvement coopératif a obtenu du gouvernement des mesures qui réduisent l’effet de ces retards et participe à une coordination qui réunit quatorze associations entrepreneuriales.

Lutter contre le dumping contractuel

Il s’agit des contrats de travail signés par des organisations coopératives et syndicales mineures en dehors des accords avec les principales organisations syndicales nationales. Cette pratique se traduit par une diminution du coût du travail de 30 à 40 %. Il est impératif de renforcer la collaboration avec les syndicats, en distinguant les « bonnes » coopératives des « fausses », qui travaillent au rabais et minent la compétitivité ainsi que l’image des coopératives [11].

Lutter contre les dérives en étendant la révision coopérative

Alors que la quasi-totalité des coopératives associées aux centrales sont effectivement soumises légalement à la révision annuelle (ou bisannuelle) par la centrale à laquelle elles adhèrent, la majorité des coopératives non associées n’est soumise à aucune révision (qui reviendrait au ministère du Développement économique). Dans cette zone grise se développent les irrégularités, les distorsions et les abus d’utilisation de la forme coopérative. Pour y remédier, les trois centrales coopératives ont signé dès le 31 mai 2007 un accord commun avec les principales centrales syndicales de salariés et avec les ministères du Développement économique et du Travail. Il a donné naissance à de plus de cent observatoires provinciaux de la coopération auprès des directions provinciales du travail, dans le but de rendre plus stricts les contrôles et la répression de ces dérives. Le « Projet des entreprises pour l’Italie », présenté le 30 septembre 2011, illustre également le nouveau rôle qu’entend exercer l’alliance. Il s’agit d’une interpellation commune du gouvernement avec Confindustria (le Medef italien), l’Association des Banques Italiennes (ABI), Rete Imprese Italia (la plateforme commune des association de l’artisanat et du commerce) et Ania (l’association des assurances), pour qu’il adopte des mesures de protection des comptes publics et qu’il relance la compétitivité et la croissance du pays. Toujours conjointement avec Confindustria, ABI et Rete Imprese Italie, l’alliance a participé en juillet à deux rencontres auprès de la Commission européenne, dans le but de parvenir à une application réaliste des nouvelles règles de Bâle III pour le secteur bancaire, afin d’éviter le risque d’un rétrécissement du crédit aux PME.

Les défis

Dans une perspective de moyen-long terme, l’alliance doit faire face à quelques défis cruciaux pour réaliser le potentiel que la coopération représente encore dans nos sociétés contemporaines.

Le défi de l’identité

Les identités historiques ne peuvent pas et ne doivent pas être effacées : concilier des parcours historiques et des modèles d’entrepreneuriats sensiblement différents constitue une tâche difficile, mais fascinante. La coopération n’est pas née catholique, ni socialiste, ni mazzinienne, mais chacune de ces cultures idéologiques s’en est saisie. La redécouverte des principes fondateurs universels en vue de la construction d’une identité et d’actions communes représente un défi majeur pour l’alliance, comme l’affirme Giuliano Poletti, président de Legacoop : « Nous devons changer les symboles. Nous pouvons aller de l’avant seulement avec l’unité et l’alliance des organisations coopératives, ailleurs la coopération est unie […]. L’histoire nous a divisés pendant quatre-vingt-dix ans, mais cela est un fait, ce n’est pas une condamnation. Nous pouvons changer et nous unir [12]. » L’objectif, ajoute-t-il, est de réinvestir les valeurs et les idées, non de faire du lobbying avec plus d’efficacité.

Le défi culturel

La nécessité de diffuser une connaissance du coopérativisme, de son service orienté vers le bien commun, de ses capacités à être le « rempart de la démocratie économique [13] » est toujours plus impérieuse. La contribution particulière du mouvement coopératif reste encore en grande partie négligée et « obscurcie » aux yeux des instances politiques et des autres mouvements sociaux, parce qu’il apparaît « dilué » à l’intérieur d’un ensemble économique trop indifférencié. La vieille dichotomie entre public et privé ou entre profit et non-profit empêche souvent de saisir la diversité coopérative, qui ne se laisse pas enfermer dans ces oppositions manichéennes : « Il y a encore beaucoup à faire pour que l’on éradique une vision de l’entreprise coopérative comme une forme résiduelle d’organisation économique, et non comme une vraie entreprise [14]. »

Cette diversité a été réaffirmée par un récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne [15], qui a reconnu la spécificité de la coopération et a légitimé les politiques qui lui sont expressément dédiées, dans la mesure où les entreprises coopératives se conforment au règlement relatif au statut de la coopérative européenne [16] et à la communication de la Commission [17].

Le défi entrepreneurial

« Les coopératives […] pourront tirer d’un meilleur climat associatif une impulsion à promouvoir des projets entrepreneuriaux dans les territoires, dans les filières productives capables d’améliorer [leur] activité [18]. » Sur ce thème, il y a quelques années déjà, Felice Scalvini était intervenu en suggérant : « C’est le moment de penser en grand, mais avec une forme presque obsessive de cohérence, en explorant les énormes possibilités de la formule coopérative et en l’appliquant à tous les défis entrepreneuriaux auxquels nous nous trouvons à faire face, même ceux pour lesquels il semblerait plus facile de les poursuivre en utilisant quelques raccourcis [19]. »

Le défi européen

La co-présidence de Coopératives Europe et la présidence de quatre des six secteurs coopératifs européens (agriculture, consommateurs, travail et social, logement) sont aujourd’hui assurées par des Italiens. Pour le mouvement coopératif italien, c’est une opportunité unique – et une grande responsabilité – de renforcer le monde coopératif européen en le dotant des instruments et des moyens nécessaires. Le mouvement coopératif en Europe est une réalité significative (160 000 entreprises, 5,4 millions d’emplois, 123 millions de membres associés, d’après les données issues de www.coopseurope.coop), mais il ne possède qu’une faible identité collective et une très modeste capacité de représentation politique. Cette situation est le fruit de l’évolution de chacune des organisations coopératives nationales, qui se sont développées de manière très différente, en mélangeant et en privilégiant, selon les cas, organisation sectorielle ou organisation intersectorielle. La comparaison du personnel engagé par les organisations coopératives faîtières de France et d’Italie illustre de manière emblématique cette disparité : en France, CoopFR salarie actuellement quatre personnes, alors que la plus grande organisation coopérative italienne, Confcooperative, dans ses différents niveaux, national, régional et provincial [20], peut compter sur 1 300 personnes. Dans le modèle français, toutes les ressources restent dans les différentes familles coopératives (banques, agriculture, transport, coopératives de production, consommation…) ou sont directement concentrées par les entreprises elles-mêmes. En Italie, c’est le contraire : la dimension intersectorielle prévaut, la fonction de syndicat d’entreprise est mise en avant et la déclinaison sectorielle vient ensuite. Le défi principal consiste en ce que la spécificité coopérative s’exprime d’une seule voix, afin qu’elle puisse mieux être considérée et écoutée : de ce point de vue, le modèle italien, encore renforcé avec la création de l’alliance, peut être une référence intéressante pour le mouvement européen.

Un potentiel d’alternative

Face à la crise qui étrangle l’économie mondiale, les coopératives, avec leur structure collective fondée sur l’association de personnes plutôt que de capitaux, refusent la séparation entre justice sociale et création de richesse. Elles participent à la consolidation de la démocratie économique et facilitent une sortie de la monoculture capitaliste, en promouvant non l’abandon du marché [21], mais une économie plurielle favorisant la « biodiversité entrepreneuriale ». Dans la présente conjoncture économique et politique internationale, incertaine et instable, le mouvement coopératif est de plus en plus souvent évoqué [22]. Comme l’affirmait don Lorenzo Guetti (1847-1898), fondateur du mouvement coopératif du Trentin, « la coopération est pour tous les hommes de bonne volonté ». L’Alliance des coopératives italiennes veut en être un signal fort.