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La Corée du Sud offre un contexte particulièrement intéressant pour qui s’intéresse à l’économie sociale (ES) [1] : on y assiste, depuis une quinzaine d’années, à l’émergence d’un ensemble de concepts et de dispositifs juridiques qui traduisent un intérêt pour l’entreprise sociale, les coopératives et, plus récemment, l’idée d’économie sociale.

Auparavant, durant un xxe siècle très largement marqué par la colonisation japonaise (1910-1945), puis la dictature militaire (1961-1987), les mouvements sociaux de type associatif ou coopératif ont essentiellement consacré leurs efforts à la lutte politique contre l’autorité dictatoriale, délaissant les préoccupations d’ordre socio-économique. La démocratisation politique obtenue en 1987 grâce à des luttes menées pendant plusieurs décennies a offert à ces mouvements un nouvel espace d’expression et orienté leur action dans de nouvelles directions relevant davantage de préoccupations socio-économiques. A partir de la fin des années 80, des initiatives émanant de la société civile se sont ainsi multipliées dans de nombreux domaines, notamment la politique sociale, l’environnement, le féminisme, la justice sociale et économique, les droits de l’homme, etc. Durant le long processus de consolidation de la démocratie et de décentralisation politique amorcé dans les années 90, on a vu apparaître de nombreuses branches locales d’associations nationales et d’organisations locales qui ont créé des sphères publiques au niveau local.

Considérées comme un prolongement du mouvement de démocratisation connu sous le nom de « mouvements de citoyens », ces organisations sont restées politiquement militantes contre l’autorité publique, qui pendant une dizaine d’années encore après la démocratisation de 1987 demeurait, elle, hostile à ce type de mouvements. De ce fait, leurs activités ont longtemps été de portée symbolique ou contestataire (advocacy), visant à mobiliser ou à sensibiliser la population autour des sujets concernés, et leurs ressources financières ont surtout été composées de cotisations des membres et de donations, plutôt que de subventions publiques ou de ressources marchandes.

Cette situation a drastiquement changé avec la crise économique de 1997-1998 et l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement réformiste, qui s’y est maintenu pendant dix ans (1998-2007). Ce nouveau contexte politico-économique a généré un intérêt pour des partenariats public-privé, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler la construction d’un welfare mix inspiré à la fois par des initiatives et des politiques mises en avant dans les pays européens (modèles de la coopérative de travailleurs de Mondragon, de la coopérative sociale italienne ou du community business au Royaume-Uni) et par une idéologie libérale qui tenait davantage du modèle anglo-saxon prônant le strict contrôle des dépenses publiques, l’orientation vers des politiques actives de traitement du chômage et une plus grande implication des grandes entreprises à la résolution des problèmes sociaux.

A partir des valeurs portées par des initiatives apparues en Corée dans les années 80, mais à l’époque trop disparates pour s’incarner dans un concept ou un mouvement fédérateur, s’engage à la fin des années 90 une dynamique de construction de l’économie sociale, dont nous essayons de rendre compte dans cet article. Nous avons identifié trois périodes successives depuis 1997, chacune marquée par l’émergence de nouveaux concepts qui enrichissent la réflexion et la construction de l’ES, pour aboutir plus récemment à l’émergence du concept d’économie sociale proprement dit.

Les expériences pionnières

Des initiatives coopératives sont visibles en Corée dès la période de la colonisation japonaise (1910-1945) : les premières expériences inspirées par le modèle de la coopérative de consommateurs apparaissent dans les années 20. Certains ont même souligné l’existence de mouvements, ou plutôt de pratiques, reposant sur les principes coopératifs durant la période dite de Joseon (1392-1910), en particulier dans les nombreux exemples d’entraide organisés entre paysans. Il se dégage néanmoins un consensus pour considérer que les principales réalisations coopératives significatives et pérennes datent du début des années 60. C’est à cette époque, en effet, juste après le coup d’Etat et la formation du régime dictatorial militaire, que l’on assiste à une réorganisation et à une reprise en main des coopératives encore existantes à travers des législations les plaçant sous le contrôle de l’Etat. Ces organisations, coopératives liées au secteur primaire et coopératives de crédit comme les credit unions – ou coopératives de crédit communautaire –, sont restées sous contrôle gouvernemental jusqu’à la démocratisation politique du pays en 1987.

Contrôle gouvernemental et autonomie des coopératives

Ces coopératives quasi gouvernementales des années 60 ont poursuivi leur développement, incarné par le puissant mouvement des coopératives agricoles (nonghyeop) intégrant activités de distribution-transformation de produits agricoles et activités bancaires de type crédit agricole (Bidet, 2001). Echappant progressivement à la tutelle publique, elles ont néanmoins peiné à mettre en place un fonctionnement démocratique qui leur était fondamentalement étranger et ont continué à incarner un modèle coopératif très bureaucratique. Par ailleurs, à la faveur de la démocratisation et d’une plus grande diffusion des idées en provenance de l’étranger, ont progressivement émergé des initiatives nouvelles qui s’opposaient au modèle coopératif dominant et à la tutelle publique, notamment au sein du mouvement des credit unions[2]. C’est dans cette mouvance que sont apparues les nouvelles coopératives de consommateurs [3] et d’autres plutôt inspirées par le modèle de la coopérative de travailleurs. S’est ainsi progressivement dessiné un modèle coopératif alternatif incarné dans des coopératives de petite taille, peu formalisées et s’appuyant sur un réseau très dense de coopératives primaires issues de la base et sur un sociétariat de membres actifs qui contrastait avec le modèle des coopératives quasi gouvernementales générant des coopératives de taille importante ou moyenne, mises en place et contrôlées par les pouvoirs publics et bénéficiant de moyens financiers importants (Bidet, 2000).

Tableau 1

Les différentes formes légales de coopératives en Corée

Les différentes formes légales de coopératives en Corée

* www.cooperatives.go.kr (décembre 2013).

** Membres fondateurs.

Source : ministry of Strategy and Finance, 2012

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Cette opposition s’est confirmée pour marquer une fracture de plus en plus nette entre des coopératives traditionnelles (de type top-down), encastrées dans une culture bureaucratique inspirée par le contrôle ou la supervision du gouvernement, et des coopératives nouvelles (de type bottom-up), développées à partir des mouvements sociaux et qui se sont pérennisées après la démocratisation en gardant leur identité coopérative (Eum, 2008 ; Bidet, 2008). Parmi celles-ci, les coopératives de consommateurs et les coopératives de travailleurs, qui ont été légalement institutionnalisées récemment (tableau 1), sont les plus directement concernées par la dynamique engagée autour du concept d’économie sociale.

Nouvelles coopératives

Le mouvement des coopératives de consommateurs tel qu’il existe aujourd’hui a vu le jour au milieu des années 80. A la différence de coopératives de consommation plus traditionnelles, ces « nouvelles » structures ont mis l’accent sur des valeurs comme l’environnement, la solidarité avec des agriculteurs, la communauté locale et le développement communautaire, le droit des consommateurs, la santé, etc., à travers le développement des produits de l’agriculture biologique. L’un des foyers les plus importants est celui qui apparaît à Wonju (ville située à environ 100 kilomètres à l’est de Séoul) au milieu des années 60 pour générer un ensemble d’initiatives associatives et coopératives, par exemple dans les années 80 le mouvement des coopératives Hansalim (plus de 300 000 membres aujourd’hui à l’échelle nationale) et au début des années 2000 la coopérative médicale de Wonju.

Pendant les années 90, sans statut légal ni leadership suffisant, ces coopératives de consommateurs se sont divisées en quatre réseaux nationaux, à cause de problèmes autour de leur système logistique. Nombre d’entre elles ont peiné à assurer leur pérennité, du fait du peu d’intérêt pour les produits biologiques de la part de la population. Cette situation a considérablement changé à partir de la fin des années 90, avec, d’une part, l’introduction de la loi sur la coopérative de consommateurs (1999) et en raison, d’autre part, de l’intérêt croissant pour les produits naturels et biologiques, avec la mode du well being dont ont profité les coopératives qui étaient précurseurs dans ce domaine. Le nombre de membres a augmenté très rapidement de 100 000 personnes en 2000 à 630 000 en 2010. Actuellement, six réseaux nationaux, y compris ceux des coopératives médicales et universitaires, sont réunis dans une confédération nationale définie par un amendement apporté en 2010 à la loi de 1999.

L’émergence du mouvement des coopératives de travailleurs à la fin des années 80 est le résultat de la convergence de deux courants différents. D’un côté, le développement du mouvement ouvrier qui a suivi la démocratisation politique de 1987 a suscité la création des premières coopératives de travailleurs, soit par la récupération d’entreprises en difficulté par leurs salariés, soit par l’intervention des militants syndicaux dans des secteurs industriels et des zones géographiques où les conditions de travail étaient fragiles et précaires, comme dans la construction ou l’industrie textile. D’un autre côté, le mouvement des habitants (ou des résidants) de quartiers défavorisés a été une couveuse importante pour la mise en place de coopératives ou de collectifs de travail, à partir du début des années 90, à travers un double rôle : en tant que fournisseurs de services sociaux et culturels qui n’étaient offerts ni par le secteur public ni par des fournisseurs privés et en tant qu’organisateurs des luttes contre des projets de réaménagement urbain portés par les grands groupes capitalistes et conduisant à chasser les habitants pauvres de leur quartier.

Fortement inspirées par l’expérience de Mondragon, présentée en Corée au début des années 90, les premières coopératives de travailleurs des quartiers défavorisés ont été conçues à la fois pour créer des emplois et apporter des revenus stables aux habitants et en tant que modèle idéal où les travailleurs pouvaient apprendre la gestion démocratique et la vie communautaire. Les activités principales étaient la construction pour les hommes et l’industrie textile pour les femmes, et les expériences les plus significatives, Nare Construction (bâtiment), Wolgok Women Workers Coop, String and Needle ou encore Hanbaek (textile). Même si, en raison d’un manque de compétences gestionnaires, de capitaux et de techniques, ces premières coopératives de travailleurs ont rapidement fait faillite, le modèle a suscité un intérêt croissant, particulièrement de la part de l’autorité publique, qui y a vu un outil approprié pour les politiques de lutte contre la pauvreté.

Un projet pilote, le programme expérimental de self-sufficiency, a été mis en oeuvre pour aider les pauvres à assurer leurs revenus en créant des formes d’entreprises inspirées par le modèle de la coopérative de travailleurs. Le dispositif a donné lieu à la mise en place d’agences (centres de soutien au self-sufficiency) financées par l’autorité publique, mais mandatées aux militants du mouvement des habitants à partir de 1996. Forgée dans une forme de collaboration inédite entre le mouvement social et l’autorité publique, cette expérience est devenue un archétype du modèle d’entreprise sociale. Pourtant, la reconnaissance juridique de la coopérative de travailleurs n’a finalement abouti qu’en 2011, avec l’adoption d’une loi générale sur la coopérative incluant un volet spécifique relatif aux coopératives de travailleurs.

1997-2004, « self-sufficiency » et emplois sociaux

La crise économique à la fin de l’année 1997 a imposé à la société coréenne une conjoncture spécifique. D’abord, elle a entraîné une forte augmentation du chômage et dégradé les conditions d’existence d’une part importante de la population, particulièrement les classes marginales et les travailleurs précaires. Ensuite, le programme de restructuration imposé par le Fonds monétaire international (FMI) a contraint le gouvernement réformiste tout juste élu à mettre en place des politiques publiques d’inspiration néolibérale renforçant la position du capital au détriment de la position des travailleurs, en opposition aux attentes de la population pour une démocratisation de l’économie. En contrepartie, le gouvernement a été amené à élargir et à renforcer dans l’urgence le système de sécurité sociale, pour absorber les effets négatifs causés par la crise économique et les licenciements massifs. Dans ce cadre-là, deux dispositifs publics apparaissent décisifs pour notre réflexion : le programme de travail public (1997-2003) et la loi sur le minimum garanti (équivalent au revenu minimum d’insertion [RMI] ou au revenu de solidarité active [RSA] en France) en 2000.

Un partenariat public-associations inédit

Alors qu’au début le programme de travail public a été exécuté par des agences publiques pour offrir des emplois temporaires et très peu qualifiés à des chômeurs, des associations engagées dans la lutte contre le chômage [4] ont demandé à pouvoir l’utiliser pour créer des emplois plus stables et plus qualifiés dans le secteur associatif, en dénonçant l’inefficacité en termes d’insertion des programmes menés par les autorités publiques. A partir de 1998, ces associations – notamment les organisations dans le domaine de self-sufficiency – ont réussi à obtenir une partie du budget du programme de travail public pour créer des activités répondant aux besoins de communautés locales de façon plus productive. S’est installé, comme on le prévoyait à la fin des années 90 (Bidet, 2000), un partenariat public-associations qui était alors inédit dans le contexte coréen.

Afin de se différencier des programmes toujours contrôlés par des agences publiques, les associations ont mis en avant la notion d’« emploi social », qui a rapidement renvoyé à deux visions différentes : des emplois créés, d’une part, dans des organisations du tiers secteur, notamment à travers le programme de self-sufficiency (Hwang, 2000 ; Noh, 2000, 2001), et, d’autre part, dans n’importe quel type de structures engagées dans une activité à finalité ou utilité sociale. A partir de 2003, une fois la situation économique stabilisée, le ministre du Travail a changé le titre du programme de travail public en « Programme pour l’emploi social », désormais exécuté par des agences publiques et par des associations qui proposent des activités ayant une utilité sociale. Depuis 2008, celui-ci est intégré dans le programme de promotion de l’entreprise sociale. Pour la part confiée à des associations, l’objectif était d’aboutir à la transformation en activité durable, de type entreprise sociale, après trois ans de financement public.

« Workfare » et économie sociale

Si le concept de l’emploi social est lié au programme de travail public, la loi sur le minimum garanti a fourni un encadrement institutionnel au programme expérimental de self-sufficiency. Pour éviter les critiques de la part des conservateurs vis-à-vis d’une loi qui offrirait un revenu garanti à des personnes pourtant capables de travailler, le principe de self-sufficiency a en effet été inséré pour imposer à ces dernières une obligation de travail (comme dans le volet insertion du RMI, mais avec une exigence d’application plus stricte). Pour appliquer la loi, le nombre de centres de soutien au self-sufficiency est rapidement passé de 20 en 1999 à 230 en 2004 (tableau 2). Tout en ayant comme objectif de créer des entreprises sociales sous forme de coopératives de travailleurs, les centres ont dû accueillir des bénéficiaires de la loi qui n’avaient ni la capacité ni la volonté de travailler. De nombreux acteurs associatifs ont accédé à un statut stable en devenant centres de soutien au self-sufficiency, mais cette forme d’institutionnalisation du programme de self-sufficiency a fait peser des contraintes de plus en plus strictes en termes de standardisation du management et de résultats.

Pendant cette période, même si le concept d’économie sociale n’a pas été explicitement utilisé, des pratiques d’ES se sont multipliées grâce aux moyens importants mis en oeuvre dans le cadre de politiques publiques d’aide à l’emploi et à des activités à finalité sociale.

Tableau 2

Programme de « self-sufficiency » et programme pour l’emploi social

Programme de « self-sufficiency » et programme pour l’emploi social
Source : Eum, 2008, données internes de la Fondation nationale de self-sufficiency, 2013

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Cette époque est aussi marquée par l’engagement de certains acteurs qui, pour justifier et développer le programme de self-sufficiency et d’emploi social, ont mobilisé des expériences étrangères, notamment européennes et partiellement japonaises. Ils ont raccroché les programmes de self-sufficiency et d’emploi social au concept d’économie sociale au sens européen et à celui d’entreprise sociale qui était en train de se former en Europe, en particulier sous l’influence du réseau Emes. Ce réseau publie en 2001 The emergence of social enterprise, ouvrage rapidement traduit en coréen. Ils ont joué un rôle inédit de producteurs de concepts à une époque où ceux-ci étaient encore très limités. D’une part, il y avait des jeunes chercheurs qui travaillaient principalement dans des instituts publics de recherche et qui, à ce titre, ont participé directement à l’élaboration et au développement des programmes. D’autre part, il y avait des militants de terrain qui étaient très liés au mouvement des habitants dans les quartiers défavorisés, au mouvement local de citoyens ou au mouvement des coopératives de travailleurs. Ces chercheurs et militants ont formé des réseaux formels et informels où se sont entremêlées les logiques des politiques publiques, les informations sur des expériences étrangères et les expériences de terrain. Ces producteurs de concepts ont gagné une nouvelle légitimité en étant respectés à la fois par les acteurs de terrain et par les fonctionnaires concernés.

De ce processus résultent une compréhension et une interprétation des concepts utilisés relativement homogènes. Jusque dans la première moitié des années 2000, self-sufficiency et emploi social sont les mots du mouvement social. L’émergence de l’économie sociale et de l’entreprise sociale en Corée est à ce titre ancrée dans le mouvement social et la société civile, avant d’être pérennisée par des politiques publiques de lutte contre le chômage (Korea Center for City and Environment Research, 2000 ; Kim, 2008 ; Bidet, 2008 ; Bidet, Eum, 2011). Dans le contexte coréen, ces termes renvoient alors plus ou moins aux mêmes valeurs qu’économie sociale et entreprise sociale dans le contexte européen.

2005-2008, développement du concept d’entreprise sociale

Lorsque les concepts de self-sufficiency et d’emploi social ont en partie perdu leur sens originel, avec des pratiques de plus en plus institutionnalisées jusqu’à être qualifiées de quasi-travail public soumis à une logique administrative, l’expression « entreprise sociale » a émergé pour désigner un état idéal vers lequel tendre et qui existait déjà « ailleurs » sous une forme réelle.

Les personnes engagées dans le programme de self-sufficiency perdaient progressivement leur ambition de créer des entreprises sous forme de coopératives de travailleurs avec les bénéficiaires du programme de revenu minimum, d’une part en raison de l’incompétence de ces derniers et, d’autre part, à cause de la bureaucratisation du programme. Des militants engagés dans des mouvements associatifs de lutte contre le chômage ont alors organisé, à partir de 2003, un réseau pour promouvoir le concept d’entreprise sociale et ont installé le centre de soutien à l’entreprise sociale, marquant le premier intérêt visible pour ce concept.

Si l’intention du programme de self-sufficiency institutionnalisé était d’apporter une aide initiale à des petites entreprises composées de personnes défavorisées pour leur permettre d’entrer dans le marché compétitif, le concept d’entreprise sociale insistait d’abord sur le bien commun produit par ces structures. Cette nouvelle perspective a amené des militants engagés dans le programme à devenir entrepreneur social, plutôt que de gérer celui-ci en tant qu’assistant social, une attitude répandue après l’institutionnalisation du dispositif. Il est intéressant de noter que des articles scientifiques sur l’entreprise sociale en Corée rédigés par des chercheurs en dehors des producteurs des concepts existants sont apparus à partir de 2006 (Kim, Ban, 2006), de même que le terme « entreprise sociale » émergeait dans les médias dès cette année.

Par ailleurs, au sein du mouvement social, des sessions consacrées à l’économie sociale ont été organisées par le Forum social coréen également à partir de 2006. Ces phénomènes montrent l’extension de la réflexion sur l’ES en Corée dans les champs académique, médiatique et politique. Cependant, l’utilisation du terme même d’économie sociale est encore restée essentiellement limitée à des travaux de recherche (Hahn, 2001 ; Noh, 2001 ; Hwang, 2004 ; Work Together Foundation, 2004).

Nouveaux dispositifs publics

Entre 2005 et 2008, le concept d’entreprise sociale qui avait été lancé par les acteurs de terrain s’est diffusé très rapidement, grâce notamment à deux politiques publiques favorables. Tout d’abord, le processus d’introduction de la loi de promotion d’entreprise sociale de 2006 a suscité beaucoup d’intérêt pour ce concept. Il a été impulsé par un député qui a voulu initier la loi sur l’entreprise sociale et par le ministre du Travail qui cherchait une manière de sortir de l’impasse le programme d’emploi social, considéré comme non durable et non productif. Ces deux forces ont commencé à converger à partir de 2005 et la loi a été introduite à la fin de l’année 2006. Les acteurs de terrain qui étaient initialement opposés à une législation prématurée sont finalement intervenus activement dans le processus de mise en oeuvre de la loi, mais en ont retiré le sentiment que leur point de vue n’avait pas été suffisamment pris en compte, ce qui a amené treize organisations à se rassembler en 2006 dans une plateforme commune appelée Solidarité pour le développement de l’entreprise sociale [5].

Le deuxième élément important est la politique publique pour le développement des services sociaux mise en place pendant la seconde moitié du mandat du président Noh Moohyun (2003-2007) pour essayer de compenser le sous-développement de ces services par rapport au niveau de l’économie en général. A travers cette politique, l’entreprise sociale a été identifiée comme un modèle de fournisseur de services sociaux moins coûteux que l’Etat ou l’agence publique et qui méritait à ce titre d’être partiellement financé et aidé par des fonds publics. Le gouvernement a lancé plusieurs dispositifs pour financer des services sociaux. Il a notamment introduit en 2008, sur le modèle déjà installé au Japon depuis une dizaine d’années, une assurance nationale pour les soins de long terme, dont l’un des effets a été d’apporter un financement à la fourniture de services aux personnes âgées dépendantes par des entreprises sociales. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur en 2008 n’a pas modifié l’orientation des politiques publiques en lien avec l’entreprise sociale, mais au contraire, dans une logique de promotion de l’entrepreneuriat, a renforcé leur portée pour atteindre l’objectif de créer mille entreprises sociales certifiées par la loi pendant son mandat de cinq ans (tableau 3).

Tableau 3

Le nombre d’entreprises sociales certifiées

Le nombre d’entreprises sociales certifiées
Source : données internes de l’Agence coréenne de promotion d’entreprise sociale, 2012

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Développement des entreprises sociales de type régional et des « entreprises villageoises »

La loi de promotion d’entreprise sociale de 2006 et les dispositifs qui ont suivi ont façonné un système très étatique qui encadre l’agrément, les subsides considérables et les agences de conseil (Bidet Eum, 2011). Les entreprises sociales certifiées par la loi ont continué à se développer au rythme de cent cinquante environ chaque année. Après l’épuisement des initiatives existantes au sein des programmes de self-sufficiency et de l’emploi social, le gouvernement a même poussé des grandes entreprises privées à créer directement des entreprises sociales en forme de spin-off[6] pour atteindre l’objectif de mille entreprises sociales certifiées.

Le dispositif national de promotion de l’entreprise sociale contrôlé par le ministère du Travail a essaimé de deux façons : d’une part, en inspirant des politiques locales et, d’autre part, en suscitant des dispositifs comparables dans d’autres ministères (tableau 4, en page suivante).

A partir de 2011, le rôle des autorités régionales et locales dans le développement de l’entreprise sociale est devenu crucial. Après l’élection régionale et locale de 2010 à l’issue de laquelle de nombreux jeunes réformistes ont été élus, plusieurs régions ont introduit des dispositifs inspirés de la loi nationale pour promouvoir des entreprises sociales au niveau régional financées et aidées par les municipalités, dans une phase préalable de préparation à un agrément national [7]

Par ailleurs, des initiatives similaires à l’entreprise sociale certifiée ont été encouragées dans des programmes mis en place dans différents ministères : d’une part, à travers des activités prises en charge par des entreprises sociales pré-certifiées dans des domaines de compétence de ces ministères (par exemple, l’activité de garderie après l’école, encadrée par le ministre de l’Education) ; d’autre part, à travers des dispositifs propres mis en place par certains ministères, comme celui de promotion de « l’entreprise villageoise » du ministère de la Sécurité et de l’Administration publique pour promouvoir le bien commun de la communauté locale sur la formule du modèle anglais de community business.

Acteurs-réseaux

Pendant cette période, à côté des acteurs déjà présents dans le domaine du self-sufficiency et de la lutte contre le chômage, de nouveaux acteurs importants sont apparus dans le paysage concernant l’entreprise sociale. Un cas exemplaire est celui des coopératives médicales.

Les coopératives médicales

Ces structures, issues du mouvement des coopératives de consommateurs, ont attiré beaucoup d’attention en tant que modèle d’entreprise sociale fournissant des services sociaux professionnels, ayant une taille assez importante et appliquant une gouvernance démocratique et participative en tant que coopérative. Le mouvement des coopératives médicales a aussi joué un rôle intermédiaire entre les acteurs rassemblés autour du concept d’entreprise sociale et le mouvement des coopératives de consommateurs qui commençait tout juste à s’intéresser à ce concept et à celui d’économie sociale.

Autre cas significatif : celui des organisations telles que les initiatives citoyennes ou les ateliers pour personnes handicapées qui n’étaient liées ni au programme de self-sufficiency ni au mouvement de la lutte contre le chômage, mais se sont reconnues dans le courant introduisant le concept d’entreprise sociale au-delà d’organisations qui offraient des emplois à des chômeurs et qui ont ensuite été reconnues comme modèle d’entreprise sociale certifiée par les pouvoirs publics.

Tableau 4

Entreprises sociales au sens large dans les dispositifs de différents ministères

Entreprises sociales au sens large dans les dispositifs de différents ministères
Source : Lee, Kim, 2011 ; données internes du ministère du Travail et de l’Emploi, 2013

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La fondation Work Together

Il faut noter par ailleurs le rôle particulier de la fondation Work Together. Fondée grâce à des donations récoltées pendant la crise économique, elle a apporté un soutien financier à des activités associatives dans la lutte contre le chômage jusqu’en 2004. A partir de cette date, elle a réduit ce rôle de financeur afin de devenir une organisation opérationnelle officiellement agréée par le ministère du Travail pour gérer le programme d’emploi social [8]. Pour se démarquer du courant de l’entreprise sociale s’appuyant sur le mouvement de self-sufficiency, la fondation a fait la promotion du concept américain d’entreprise sociale qui souligne le rôle des donations émanant d’entreprises privées, de l’entrepreneur social et de l’innovation sociale. Dans le management du programme d’emploi social, elle a directement géré quelques programmes, parmi lesquels des projets pilotes en partenariat avec des entreprises privées. Ces derniers se sont développés vers l’un des modèles d’entreprise sociale reconnus dans la loi de 2006. Constatant la rigidité du système de promotion de l’entreprise sociale géré par le ministre du Travail, la fondation Work Together a en outre mis l’accent sur le concept d’innovation sociale. Avec le développement de cette approche américaine, les concepts de jeunes entrepreneurs sociaux et de social venture sont apparus en lien avec celui d’entreprise sociale. C’est une approche qui a été particulièrement bien accueillie dans des départements de management d’universités, par certains groupes liés à la jeunesse et par des entreprises privées engagées dans des entreprises sociales et dans la mise en valeur de pratiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Depuis 2011, grâce à la volonté des pouvoirs publics locaux et nationaux, toutes sortes d’initiatives inspirées du modèle de l’entreprise sociale sont devenues de plus en plus visibles et ont cherché à se faire reconnaître par l’un ou l’autre de ces programmes. Cette multiplication et cette complexification des dispositifs touchant les entreprises sociales ont introduit plusieurs changements et amené l’apparition progressive du concept d’économie sociale.

Depuis 2008, émergence et montée du concept d’économie sociale

En même temps que se développaient le nombre d’entreprises sociales et celui de dispositifs pour les aider, ont commencé à émerger des critiques à l’égard du système de promotion de l’entreprise sociale et de sa capacité à assurer la pérennité des structures soutenues. L’une des principales actions menées consiste à financer les salaires des personnes défavorisées pendant trois ans. A terme, si les structures bénéficiaires de ce soutien ne sont pas en mesure d’autofinancer les salaires, elles se trouvent devant l’obligation de licencier les travailleurs aidés ou de se déclarer en faillite. Ce type de problème a émergé en 2010, lorsque les premières entreprises sociales certifiées ont commencé à perdre le subventionnement obtenu en 2007. Différents rapports sur l’état des entreprises sociales ont rendu compte de ces difficultés (Kwak, 2010 ; ministre du Travail et Agence coréenne de promotion de l’entreprise sociale, 2012).

Dans ce sens-là, constatant que le dispositif de subventionnement direct aux entreprises sociales avait échoué, est apparue une réflexion sur les conditions de création d’un environnement, ou écosystème, favorable pour désigner à la fois les outils de financement, les dispositifs favorables dans le marché public et toutes sortes d’organisations de la société civile qui pourraient soutenir des entreprises sociales. C’est sur cette base que l’argument selon lequel il faut promouvoir l’économie sociale en tant qu’écosystème favorable pour le développement des entreprises sociales a été développé, depuis 2011, par les producteurs du concept et par les acteurs de terrain. Alors qu’une telle réflexion était quasiment inexistante au début des années 2000 (Bidet, 2000), des chercheurs coréens très liés aux acteurs du terrain se sont penchés sur l’application du concept d’économie sociale européen en Corée et sur la définition de l’ES dans le contexte coréen (Jang, 2005 et 2007 ; Noh, 2007 ; Eum, 2008 ; Shin, 2009). Dans les instituts nationaux de recherche, on a développé des études plus rigoureuses sur l’économie sociale, sur les perspectives de création d’emplois dans le tiers secteur en Corée (Kim et al., 2008) et sur la promotion du tiers secteur dans le pays (Noh et al., 2010).

Dès 2008, des acteurs du mouvement social ont choisi et mis en avant le concept même d’ES pour se démarquer d’une vision de l’entreprise sociale qu’ils considéraient désormais trop proche des pouvoirs publics. « Solidarité pour le développement de l’entreprise sociale » s’est ainsi transformée en une nouvelle plateforme appelée « Solidarité pour l’économie sociale ». Il est intéressant de noter que les centres de recherche appartenant au mouvement des coopératives de consommateurs ont rejoint cette nouvelle plateforme, montrant que le concept d’économie sociale rassemblait au-delà du domaine traditionnel du self-sufficiency et des mouvements de lutte contre le chômage.

La coopérative comme outil de démocratisation de l’économie

Cette tendance a été accélérée par l’introduction de la loi générale sur la coopérative à la fin de l’année 2011. La nouvelle loi a non seulement offert la possibilité de créer des coopératives dans des domaines plus variés, mais a également suscité l’intérêt du public pour les structures existantes, comme les coopératives de consommateurs. Lors de l’élection présidentielle de 2012, où la démocratisation de l’économie a été un thème de débat majeur, la coopérative et l’économie sociale sont apparues comme un remède contre le chômage, mais aussi comme un modèle économique alternatif aux problèmes de l’inégalité économique, de la précarisation de travail, de l’hyper-puissance des entreprises capitalistes. Dans ce contexte, « Solidarité pour l’économie sociale » s’est transformée en « Solidarité pour l’économie coopérative et sociale », en intégrant le mouvement des coopératives de consommateurs et une partie des credit unions, qui ont conservé leur identité de mouvement social.

On constate donc que, depuis 2011 environ, le concept d’économie sociale a véritablement émergé dans le discours public et est devenu une notion servant à encadrer des phénomènes de plus en plus complexes. Les municipalités, qui doivent s’occuper de programmes divers aux niveaux régional et local, y voient un concept approprié pour encadrer toutes sortes d’initiatives. Le maire de Séoul, élu à la fin de l’année 2011, a lancé très activement des politiques municipales pour la promotion de l’ES. Pour montrer que celle-ci était une des priorités de la ville, il a établi le Centre d’économie sociale de Séoul comme organisation intermédiaire entre la ville et le terrain et le Fonds d’investissement social comme organisme de financement des initiatives de l’économie sociale. Beaucoup d’autres municipalités ont créé ou appuyé la mise en place de réseaux de l’économie sociale (social economy network), et on observe progressivement l’émergence de nouvelles formes d’institutionnalisation de celle-ci à travers des décrets (arrondissement de Sung-Buk à Séoul, province de Chung-Nam en 2012), une association des municipalités pour l’ES (fondée en 2013, trente et une municipalités), le Forum des députés nationaux sur l’économie sociale (fondé en 2013, dix-huit députés nationaux), des réseaux locaux des acteurs dans le secteur (depuis 2008, actuellement dans une trentaine de municipalités).

Au fur et à mesure que les concepts d’entreprise sociale et d’économie sociale deviennent des sujets visibles, des critiques idéologiques ont surgi, aussi bien du côté des instituts de recherche en économie représentant les intérêts de grandes entreprises capitalistes que du côté des chercheurs d’inspiration marxiste. Un nouveau courant issu du mouvement de gauche et inspiré de la pensée de Marcel Mauss et des idéologies anarchistes coréennes suggère par exemple de substituer le concept d’alter-économie à celui d’économie sociale, qui serait déjà trop pollué par des programmes étatiques et par un phénomène d’isomorphisme vers le marché et l’administration bureaucratique. On retrouve là des débats assez semblables à ceux qui ont opposé en France l’économie sociale à l’économie solidaire, l’économie alternative ou l’entreprise sociale.

Conclusion

Il semble que l’on soit parvenu à un moment où ce que le concept d’économie sociale désigne dans le contexte coréen commence à être assez clair et concret. L’ES est ainsi de plus en plus utilisée comme le concept clé pour recouvrir des phénomènes déployés au-delà des programmes bien identifiés de certains ministères.

Cela est résumé dans une définition citée par l’Association des municipalités pour l’économie sociale : « L’économie sociale fait référence à des activités économiques alternatives sur la base de la primauté de l’homme plutôt que le capital et de la primauté de l’esprit de coopération et de réciprocité plutôt que l’esprit individualiste. Ces activités sont mises en oeuvre par des organisations telles que les entreprises sociales, les entreprises villageoises, les coopératives ou les entreprises de self-sufficiency pour traiter les problèmes auxquels ne répond ni l’Etat ni le marché, comme la pauvreté, l’exclusion, le chômage, les problèmes environnementaux. »

Dans une telle définition, le concept d’économie sociale est fortement ancré dans des questions sociales, comme l’était l’économie sociale à sa naissance en Europe au xixe siècle. C’est une acception qui renvoie tout à la fois à des réalités apparues en Corée il y a quelques dizaines d’années et à des espoirs inspirés de sources et de logiques très variées, qu’elles soient spécifiquement coréennes ou plutôt globales.

Pourtant, alors que se multiplient les entités réelles de l’économie sociale et les besoins de recherche sur ces réalités, les études conceptuelles se développent peu. En premier lieu, parce que beaucoup de chercheurs et d’instituts de recherche s’intéressant à l’économie sociale sont devenus davantage des opérateurs que des producteurs de concept. Particulièrement, parmi eux, des instituts de recherche appartenant aux autorités régionales ou des centres de recherche contrôlés par des grandes entreprises comme Samsung et Hyundai ont commencé à diffuser leur propre interprétation du concept d’économie sociale, qui est fortement encadrée dans une vision trop économique et gestionnaire déconnectée du débat conceptuel. Leur interprétation, assez largement diffusée par les médias, a tendance à devenir l’argument officiel et à servir de référence légitime aux décideurs des politiques publics. En revanche, les chercheurs issus des mouvements de terrain, particulièrement coopératifs, qui pourraient contribuer au débat conceptuel avec une vision plus large et ancrée dans des initiatives du terrain sont encore très peu nombreux et leur influence demeure limitée.