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La présente recherche s’inscrit clairement dans le champ de l’économie sociale et solidaire (ESS). L’action entrepreneuriale s’y développe dans le cadre d’associations, de coopératives, de fondations ou de mutuelles.

Nées de la volonté de militants, les organisations de l’économie sociale se distinguent fondamentalement, pour Sibieude (2007, p. 11), des entreprises de l’économie classique « par le fait qu’elles subordonnent a priori le projet économique à des valeurs et à des finalités extra-économiques, tout en mettant en oeuvre ces valeurs et en recherchant ces finalités à travers l’activité économique – viable – avec des impératifs de bonne gestion et de performance ».

L’ESS relève-t-elle du champ de l’entrepreneuriat ? Après avoir été l’objet de beaucoup d’hésitations quant à sa définition, avoir été présentée par les auteurs (Verstraete, Fayolle, 2005) comme un champ pluriparadigmatique (création de valeur, émergence organisationnelle, innovation, opportunité), on peut dire aujourd’hui qu’un quasi-consensus s’est établi autour du concept d’opportunité. Dans un article fondateur, Venkataraman a donné cette définition largement acceptée et reprise par les auteurs du champ : « L’entrepreneuriat comme champ académique cherche à comprendre comment les opportunités pour créer de futurs biens et services sont découvertes, créées et exploitées par qui et avec quelles conséquences » (1997, p. 120). Cette définition paraît suffisamment large pour y inclure l’action des acteurs de l’ESS.

Nous maintiendrons la distinction entre ESS et entrepreneuriat social, sans toutefois nier l’intérêt de ce nouveau concept. Notre position rejoint celle de Draperi (2010, p. 24) : « Ma divergence avec l’entrepreneuriat social tel qu’il est aujourd’hui promu en France porte sur ce point : ses promoteurs n’osent pas penser la nécessité de s’affranchir d’une économie dominante fondamentalement injuste et productrice d’inégalités. Oser en économie sociale, ce n’est pas oser entreprendre, fût-ce socialement ; oser en économie sociale, c’est oser s’affranchir. »

L’article d’Austin, Stevenson et Wei-Skillern (2006) « Social and commercial entrepreneurship: Same, different or both? » vient à l’appui des propos de Draperi : « The distinction between social and commercial entrepreneurship is not dichotomous, but rather more acurately conceptualized as a continuum ranging from purely social to purely economic » (2006, p. 3). On ne trouve donc pas dans cette conception la volonté de rupture caractéristique de l’ESS.

De leur côté, Veyer et Sangiorgio (2006) analysent la statistique florissante de la création d’entreprises en France comme une précarisation sociale plutôt que comme un dynamisme économique. Delvolvé et Veyer (2010) dénoncent les excès de pratiques qui, sous couvert d’encourager l’entrepreneuriat, amènent à sortir un certain nombre d’activités du champ du droit du travail et induisent souvent une précarisation sociale des individus dans l’exercice de leur profession. En 2010, Veyer dénonce dans un article au titre volontairement provocateur, « Cessons de créer des entreprises », une équation cruelle selon laquelle : micro-entreprise + micro-crédit = micro-revenu + micro-protection sociale. A l’aune de cette situation, l’économie sociale a voulu en quelque sorte apporter sa réponse à la problématique de l’accompagnement entrepreneurial, réintroduire du sens, remettre de la société là où il n’y avait plus que des individus et reconstruire des cadres collectifs là où l’économie actuelle tend à les faire disparaître.

Depuis la création en 1995 de la première coopérative d’activités et d’emploi (CAE), Cap Services, à Lyon, par Elisabeth Bost (2011), le mouvement a pris de l’ampleur, et ce qui pouvait être présenté à l’origine comme une nouvelle forme d’accompagnement peut maintenant être envisagé comme une nouvelle façon d’entreprendre. Draperi (2007, p. 221) voit les CAE comme des structures dont « l’activité principale est donc inéluctablement celle de l’accompagnement d’un parcours de formation ou d’éducation coopérative ». Pour lui, « la CAE n’est plus tout à fait une coopérative de production. Elle est une coopérative d’éducation coopérative ».

Plus récemment, Bureau et Corsani (2015) ont cherché à montrer que les CAE peuvent être considérées comme des fabriques d’innovation institutionnelle par leur contribution à de nouvelles formes de relations professionnelles et de liens entre activité individuelle et engagement collectif.

La CAE peut se définir comme une mutuelle de travail offrant une sécurisation collective des parcours professionnels individuels. Face au défi que représente l’entrepreneuriat pour les personnes en difficulté, elle constitue un cadre plus sécurisé, par ailleurs susceptible d’orienter leurs valeurs et leur vision entrepreneuriale vers des projets ESS.

C’est à cette évolution, à cette construction, qu’est consacré le présent article. Nous chercherons à comprendre l’influence exercée par l’accompagnement de la CAE à la fois sur les compétences et sur le comportement de ces entrepreneurs. En d’autres termes, la CAE favorise-t-elle une sensibilité particulière à l’économie sociale (choix de la forme sociale, objet…) et apporte-t-elle une plus-value sociale (c’est-à-dire des effets collectifs ou sociétaux ; Gadrey, 2004) ? Dans un premier temps, seront présentées l’originalité de l’accompagnement en CAE et ses évolutions, puis, après une explication du cadre méthodologique utilisé, un travail empirique, réalisé auprès de plusieurs CAE, sera analysé. Il s’agira de mettre en lumière les caractéristiques du public des CAE, ce qu’il est venu y chercher et ce qu’il en retire, ainsi que le rôle de sensibilisation à l’économie sociale et solidaire des CAE auprès de celui-ci. De ce rôle, il pourra être déterminé si la CAE est capable d’infléchir la nature du projet de l’entrepreneur vers l’ESS.

L’accompagnement comme un parcours

La spécificité de l’accompagnement dans les CAE [1] constitue l’objet de ce paragraphe. Dans un premier temps, trois aspects seront successivement évoqués : le parcours d’un « accompagné » au sein d’une CAE « standard », l’originalité juridique de cette structure et les problèmes posés par la double qualité d’employé et d’entrepreneur. Dans un second temps, l’analyse du fonctionnement de la CAE sera abordée en se référant successivement aux notions d’accompagnement, de communauté épistémique et, in fine, de communauté de pratique.

Le parcours de l’accompagné

La première originalité de l’accompagnement en CAE réside dans son caractère évolutif. Il existe une nombreuse littérature sur ce sujet (Charles-Pauvers, Schieb-Bienfait, 2005 ; Veyer, Sangiorgio, 2006 ; etc.).

La première étape est la signature d’une convention d’accompagnement entre l’entrepreneur et la CAE à l’issue de laquelle l’entrepreneur acquiert le statut d’entrepreneur-accompagné. Concrètement, cela signifie que les démarches administratives, la perception des recettes et le règlement des dépenses vont être pris en charge par la CAE. Ce mécanisme présente un avantage certain pour le porteur de projet, qui peut se concentrer pleinement sur son activité tout en bénéficiant d’un accompagnement à la fois personnalisé, individuel et collectif. Les projets sont divers et variés (luthier, plasticien, photographe, designer, etc. ; Avise, 2006), car il n’y a pas a priori de sélection pour être admis au sein de la CAE. La deuxième étape est celle d’entrepreneur-salarié. Une fois le projet mûri, la CAE embauche l’entrepreneur en CDI à temps partiel. Il commence à se rémunérer avec son propre chiffre d’affaires (CA), déduction faite des charges liées à l’activité, des cotisations sociales et de la participation aux frais de gestion de la CAE, qui s’élève en général à 10 % du CA. En contrepartie, la coopérative le fait bénéficier de son cadre juridique et effectue pour lui toutes les tâches comptables, fiscales et administratives nécessaires. Au fur et à mesure que l’activité de l’entrepreneur se développe, son CDI évolue. A chaque étape de la montée en charge, il signe des avenants à son CDI initial pour en augmenter la durée et son salaire. Parallèlement, l’accompagnement continue au cours de cette période.

Le statut de l’entrepreneur-salarié constitue en soi une situation paradoxale. D’un côté, comme tout salarié, celui-ci est lié par un contrat de subordination à son employeur, la CAE. Le paradoxe réside dans le fait que le travail en question est un travail d’entrepreneur, pour lequel il est autonome. On voit donc apparaître une contradiction entre la subordination du salarié et l’autonomie de l’entrepreneur, qui peut, dans certains cas, employer lui-même des salariés indépendants juridiquement de la CAE. La situation juridique se complique encore lorsque l’entrepreneur-salarié intègre la coopérative pour devenir entrepreneur-associé. On doit à David Hiez (2006) une excellente analyse de la situation juridique du coopérateur ouvrier. Pour cet auteur, si l’on s’en tient à l’opposition du salarié et du non-salarié, héritée de près ou de loin de celle du prolétaire et du capitaliste, le coopérateur est envoyé par défaut du côté  du premier. Dans le cas des CAE, les coopérateurs ne sont pas des ouvriers mais des entrepreneurs ; le lien de subordination, critère central du salariat, est ici beaucoup moins évident. Hiez s’appuie sur la notion de co-entrepreneuriat pour analyser le fonctionnement de ces structures. On voit donc que les pratiques des acteurs ont devancé l’évolution juridique et interrogent les juristes. D’un côté, l’action des pouvoirs publics vise à assouplir le droit du travail et même à faire sortir certaines activités de son champ (statut d’auto-entrepreneur) ; de l’autre, des acteurs s’efforcent de le réintroduire avec des pratiques hétérodoxes au regard des conceptions classiques du droit.

Lorsque l’activité économique de l’entrepreneur a atteint une certaine stabilité, on arrive à la troisième étape du parcours de l’accompagné au sein de la CAE. Trois possibilités s’offrent à lui : rester entrepreneur-salarié au sein de la CAE ; souscrire au capital social et passer du statut d’entrepreneur-salarié à celui d’entrepreneur-associé ; quitter la CAE et devenir indépendant. A tout moment, l’entrepreneur peut choisir de quitter la CAE sans aucune dette ni contrepartie à son égard. S’il abandonne son projet, la CAE lui aura permis de le tester et il n’aura pas perdu ses droits sociaux (à la différence d’un entrepreneur individuel), dans la mesure où il aura cotisé aux caisses de protection sociale des salariés à la hauteur des salaires qu’il se sera versés. S’il le poursuit, l’accompagnement dont il aura bénéficié lui aura permis d’amener son projet à maturité et, s’il le souhaite, de devenir totalement autonome et de quitter la CAE. L’Avise (2006) résume parfaitement cette situation en expliquant que « ce qui est vraiment neuf avec les CAE, c’est cette approche coopérative et mutualisée de l’apprentissage du métier d’entrepreneur ».

Eléments d’analyse de la CAE

Le fonctionnement des CAE peut être analysé à la fois par les formes que celles-ci sont susceptibles de prendre et par le stade de leur évolution.

Analyse des CAE au travers de leur forme

La première analyse porte sur le compagnonnage, ses pratiques et ses traditions (de Castéra, 2008). Il s’agit d’un système très hiérarchisé, mettant en avant les qualités personnelles des individus plutôt que leur origine sociale et qui recouvre trois grandes missions : l’apprentissage, la pratique et la transmission. Comme dans les CAE, le compagnon passe par diverses étapes : il est d’abord aspirant (entrepreneur accompagné), puis compagnon (entrepreneur-salarié) et enfin compagnon-fini (entrepreneur-associé). Stervinou et Noël (2008) poussent cette analyse en voyant dans les CAE « une forme de néo-compagnonnage », l’accompagnement entre pairs.

La deuxième référence utilisée pour analyser le fonctionnement des CAE est celle des communautés épistémiques. Cette notion s’est développée avec la diffusion massive des technologies numériques et le succès de nouvelles formes d’action collective dans le secteur du logiciel libre notamment, comme l’illustre le cas de Linux. Veyer et Sangiorgio (2006) ont établi un parallèle entre le fonctionnement des communautés épistémiques et celui des CAE, en notant une libre implication de chacun des coopérateurs dans l’accompagnement de ses pairs.

Enfin, d’autres auteurs proposent une troisième analyse visant à envisager la CAE comme une communauté de pratique. Cette notion a été formalisée en particulier par les travaux de Brown et Duguid (1991, 1998), ainsi que par ceux de Wenger et Snyder (2000). Cohendet, Créplet et Dupouët (2003) établissent bien une distinction entre ces deux notions et précisent que les communautés épistémiques sont réellement orientées vers la création de nouvelles connaissances, alors que les communautés de pratique le sont vers la réussite d’une activité, la création de connaissance n’étant qu’un résultat secondaire. La dimension praxéologique étant centrale en matière d’entrepreneuriat, la communauté de pratique semble mieux correspondre au contexte d’une CAE que la communauté épistémique. Cette position est partagée par Bayad et Uk (2012), qui présentent également l’accompagnement en entrepreneuriat sous l’angle d’une communauté de pratique.

Analyse des CAE au travers de leur stade d’évolution

Depuis 1995, les CAE se sont développées et, surtout, ont beaucoup évolué. Certaines d’entre elles sont devenues de nouvelles façons d’entreprendre ensemble. Veyer et Sangiorgio (2009) décrivent les trois stades d’évolution des CAE à travers trois générations (tableau 1).

Tableau 1

Les trois stades évolutifs de la CAE

Les trois stades évolutifs de la CAE
Source : Veyer et Sangiorgio (2009)

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Selon eux (2009), l’entreprise partagée permet d’offrir à chacun au sein de la coopérative des conditions d’exercice professionnel bien meilleures que celles dont il disposerait comme travailleur indépendant (partage des locaux de travail, possibilités de collaborations professionnelles simplifiées, constitution d’une protection sociale salariée, économies d’échelle sur les achats…). La CAE s’inscrit dans le cadre de l’économie sociale en ce sens où il s’agit « d’un mouvement qui vise à impliquer des individus dans des formes démocratiques d’organisation où les préoccupations sociétales (sociales, civiques, environnementales ou équitables) priment sur l’économie » (Guieu, Claye-Puaux, 2006, p. 21). Elle se présente comme une source d’alternatives aux modèles économiques dominants reposant uniquement sur la maximisation financière des échanges. Si l’entreprise partagée correspondait à l’émergence de l’idée d’entrepreneuriat collectif, la mutuelle de travail se veut, elle, l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation économique et sociale. Delvolvé et Veyer (2010) proposent une description des composantes de la CAE de troisième génération : organisation en collectifs de travail, accompagnement du développement économique, gouvernance collective et recherche-action permanente. Pour les deux auteurs, cette conception reste partiellement utopique, dans la mesure où il ne s’agit plus seulement de partage comme dans l’entreprise partagée, mais d’un nouveau modèle « qui est essentiellement le catalyseur de multiples coopérations croisées ». Les coopératives d’activités et d’emploi de troisième génération constitueraient donc des structures où l’individu choisirait librement son parcours, conforme à ses aspirations et à son projet de vie, en s’associant de façon souple aux personnes qu’il choisirait, sur les activités de son choix. C’est la dimension collective de la structure qui permettrait la sécurisation de ces parcours individuels où « liberté » constituerait le maître mot. Il existe des analogies entre la CAE de troisième génération et la « Forme F » (pour freedom ; Getz, 2010). Cette dernière est une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bon d’entreprendre. Elle suppose le démantèlement de la forme bureaucratique, qui empêche les gens de se sentir égaux, le partage de la vision de l’entreprise avec les collaborateurs et la création d’un environnement permettant aux salariés de se motiver eux-mêmes. Sa mise en oeuvre implique un processus que Getz qualifie de « leadership libérateur » et crée un environnement automotivant.

Résultats

Premiers résultats obtenus lors de la phase descriptive : l’apport de compétences entrepreneuriales

L’identification des compétences constitue une problématique majeure pour la recherche en entrepreneuriat. Leur possession augmente en effet considérablement les chances de l’entrepreneur de réussir dans son métier et de pérenniser l’entreprise créée. Le premier écueil que rencontrent les chercheurs est de distinguer les compétences proprement entrepreneuriales, nécessaires pour démarrer une entreprise ou pour maintenir le caractère entrepreneurial d’une entreprise existante (corporate entrepreneurship), des compétences managériales permettant d’assurer la pérennité d’une entreprise existante. Pour Loué et alii (2008, p. 78), les compétences entrepreneuriales doivent être distinguées des compétences managériales et de communication et des compétences marketing et commerciales.

Pour ces auteurs, les compétences proprement entrepreneuriales consistent à :

  • identifier des opportunités d’affaires, c’est-à-dire aller de la simple idée d’affaires à l’opportunité d’affaires ;

  • élaborer une vision entrepreneuriale, en d’autres termes aller de l’opportunité au projet ;

  • concevoir le modèle d’affaires (business model) ;

  • développer son plan d’affaires (business plan) ;

  • impulser une organisation, autrement dit aller du projet à la mise en place de la structure.

Néanmoins, les compétences entrepreneuriales nécessaires au développement du processus évoluent avec lui. Aussi Omrane et alii (2011) distinguent celles qui sont nécessaires au déclenchement, à l’engagement et à la phase de survie-développement.

Qu’en est-il des entreprises de l’économie sociale et solidaire ? Leur création nécessite les mêmes compétences entrepreneuriales que les autres, et leur gestion quotidienne, les mêmes compétences managériales. Le tableau 3 (en page suivante) met en lumière les réponses obtenues quant à l’appréciation des compétences apportées par la CAE. On remarquera que les compétences portant sur le management (leadership, gestion des ressources humaines, gestion des conflits) ne sont pas jugées comme fondamentales par les entrepreneurs-salariés. Cela peut s’expliquer par le fait que, pour beaucoup, la structure qui sera créée ne va engendrer que le seul emploi de l’entrepreneur. Ils se sentent, dans un premier temps, peut-être moins concernés par ces problématiques.

Tableau 2

Les compétences entrepreneuriales requises et acquises durant chaque étape du processus entrepreneurial

Les compétences entrepreneuriales requises et acquises durant chaque étape du processus entrepreneurial
Source : Omrane A. et alii, 2011

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Tableau 3

Appréciation de l’utilité des compétences développées dans le cadre de la CAE

Appréciation de l’utilité des compétences développées dans le cadre de la CAE

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On notera que la CAE aide au développement des compétences clés de l’entrepreneuriat. On peut en déduire qu’une entreprise de l’économie sociale, comme une CAE, contribue à développer un comportement d’entrepreneur. La question qui se pose est de savoir si ce comportement est en phase avec les valeurs qu’elle défend. Permet-elle de créer une sensibilité à l’économie sociale et solidaire auprès d’un public qui n’a pas forcément choisi de façon délibéré le rattachement à ce secteur ? Quelle différence apporte cet accompagnement par rapport à un autre ? Peut-on mettre en évidence l’existence d’une plus-value sociale ?

Pour répondre à ces questions, nous utiliserons une matrice de corrélations, afin d’observer l’intensité et la significativité de la relation entre les variables, et une analyse de la variance à un facteur.

Premiers résultats obtenus lors de la phase explicative

Le rôle « éducatif » de la CAE dans la construction du projet de l’entrepreneur-salarié vers l’ESS

La matrice des corrélations permet de mettre en relation des variables entre elles et de mesurer leur proximité de manière à savoir si elles évoluent ensemble.

D’après son interprétation (annexe 1), il ressort trois résultats. Le premier porte sur l’existence d’une corrélation entre le projet d’entreprise entrant dans le champ de l’ESS et le fait d’entretenir des relations avec des entreprises de ce secteur. Par conséquent, l’orientation du projet peut se trouver infléchie par les rencontres et les échanges avec des acteurs de l’ESS. Pour confirmer ce résultat, il serait nécessaire de savoir si les entrepreneurs-salariés envisageaient, avant leur entrée dans la CAE, de développer une activité en lien avec l’ESS. L’analyse descriptive avait permis de souligner que seuls 41 % des répondants souhaitaient retenir l’une des formes d’entreprises de l’ESS. L’étude n’a pas permis de dégager des tendances pour les personnes qui envisageaient de développer leur activité au sein de la CAE. Néanmoins, ils sont 71,4 % à vouloir privilégier des relations avec des entreprises de l’ESS. En cela, la CAE joue un rôle éducatif auprès des entrepreneurs-salariés en améliorant les connaissances de ce secteur économique.

Le deuxième résultat vient confirmer la relation qui existe entre la pratique d’activités bénévoles et la volonté d’inscrire son projet dans le cadre de l’ESS. En un sens, l’engagement bénévole se transforme en action entrepreneuriale avec une finalité sociale. Le parcours de bénévole de l’entrepreneur-salarié expliquerait le choix d’orienter le projet (forme d’une entreprise de l’ESS, relations privilégiées avec des entreprises de l’ESS…) vers une activité du secteur de l’ESS. L’accompagnement en CAE ne viendrait que conforter ce choix de départ et le rendre possible. Pour les autres, la CAE contribue à accroître la connaissance de ce secteur, mais ne modifie pas pour autant la nature initiale du projet.

Enfin, le troisième résultat permet de mettre en lumière une corrélation entre le temps passé dans la CAE et la volonté de privilégier des relations avec des entreprises de l’ESS. On peut ainsi en conclure que la CAE aide à promouvoir le modèle économique défendu par les entreprises de l’ESS.

L’influence du mode de fonctionnement de la CAE sur le projet de l’entrepreneur-salarié

Pour établir l’existence ou non d’une influence exercée par un facteur sur une variable illustratrice, la méthode de l’analyse de la variance à un facteur a été retenue (annexe 2). Parmi les variables illustratrices, peuvent être citées les pratiques bénévoles, la volonté d’intégrer dans son projet des entreprises de l’ESS, mais aussi tous les éléments qui permettent de décrire le fonctionnement de la CAE (ses valeurs, la sécurité du salariat, le mode de fonctionnement participatif).

Il ressort de cette analyse que le projet de l’entrepreneur-salarié ne dépend pas directement du mode de fonctionnement ni des valeurs de la CAE. Le résultat obtenu par la matrice des corrélations selon lequel ce serait les relations avec des entreprises de l’ESS qui sensibiliseraient davantage l’entrepreneur-salarié vers ce secteur que le mode de fonctionnement de la CAE lui-même est confirmé. Par conséquent, la première proposition, le mode de fonctionnement et les valeurs de la CAE exerceraient un effet sur la nature du projet en l’orientant vers l’ESS, n’est pas vérifiée. Cependant, la seconde proposition peut être retenue. La reconnaissance du rôle de sensibilisation à l’ESS de la CAE auprès d’un public d’entrepreneurs-salariés, aux motivations hétérogènes quant à l’entrée au sein de la structure, laisse à penser que cet accompagnement est source de plus-value sociale à la fois par la création d’un réseau d’entrepreneurs-salariés au coeur de la coopérative d’activités et d’emploi, mais aussi par le renforcement des relations avec les autres entreprises de l’ESS (facteur d’intégration et de liens sociaux).

Discussion

Les apports différentiels de la CAE

L’analyse descriptive a permis de confirmer que les entrepreneurs choisissent la CAE avant tout pour son mode de fonctionnement, mais aussi pour la possibilité offerte de pouvoir tester leur activité dans une relative sécurité. L’accompagnement y est personnalisé par la nature des formations proposées et il permet de rompre l’isolement des entrepreneurs-salariés. En cela, on peut dire qu’il crée une plus-value sociale. La CAE apporte une plus-value sociale en raison de son objet social, qui est de favoriser l’entrepreneuriat individuel par une démarche collective et coopérative. Par la mise en réseau des entrepreneurs-salariés, ainsi qu’avec d’autres entreprises de l’économie sociale, elle contribue à la constitution d’un capital social, au sens « bourdieusien » du terme. Finalement, par le développement de la confiance en soi, la sécurisation du parcours sous le statut d’entrepreneur-salarié, au-delà de la plus-value sociale, elle suscite une véritable « plus-value psychologique », au point que 44 % des répondants ne peuvent pas estimer le temps qui leur est nécessaire au sein de la CAE.

Le parcours en coopérative d’activités et d’emploi renforce également le maintien et la pérennisation des activités économiques sur un territoire. Les cinq CAE étudiées illustrent parfaitement cet aspect. L’objectif, à terme, est de pouvoir développer le réseau de ces entrepreneurs en évoluant vers une CAE de troisième génération capable d’instaurer une « entreprise partagée » à l’image de Coopaname.

Le paradoxe de l’entrepreneur-salarié de la CAE : l’attachement aux valeurs de l’ESS et leurs applications en pratique

A travers cette étude, il a pu être démontré que la CAE apporte aux entrepreneurs ce qu’ils étaient venus chercher : les compétences nécessaires pour pouvoir démarrer leur activité, indispensables lorsque l’on sait que 75,5 % des répondants affirment n’avoir jamais créé d’entreprise auparavant. Néanmoins, on peut se demander si le mode de fonctionnement de la CAE joue un rôle éducatif sur ces entrepreneurs en les familiarisant davantage avec le secteur de l’ESS dont elle-même est issue. Par rôle éducatif, il est entendu un apprentissage des valeurs de l’ESS (« Une personne égale une voix », le but non lucratif, etc.) et un apport de connaissances sur le fonctionnement des entreprises du secteur. Lors de la phase descriptive, nous avions mis en évidence que l’ancienneté au sein de la CAE était variable, mais que 52 % des répondants étaient présents depuis plus d’un an (24 % sont présents depuis moins de six mois, 24 % depuis six mois à un an, 22 % depuis un à deux ans et 30 % depuis plus de deux ans). On pourrait s’attendre, compte tenu du temps passé au sein de la coopérative, que ces entrepreneurs-salariés développent une sensibilité   l’ESS. Or, les résultats de l’étude semblent mettre en évidence un paradoxe : ces entrepreneurs-salariés, accompagnés par une structure de l’ESS appliquant elle-même ces principes dans sa gouvernance, ne vont pas particulièrement développer d’activités en lien avec ce secteur, ni opter pour une forme de ce dernier. L’analyse de la variance a mis en évidence que le mode de fonctionnement de la CAE n’avait pas d’influence sur l’orientation du projet des entrepreneurs-salariés vers l’ESS. Ceux qui cherchent à développer des activités appartenant à ce secteur le connaissent déjà par la pratique d’activités bénévoles. Cette conclusion est à rapprocher des 41 % des répondants qui souhaitent adopter une forme de l’ESS pour leur future activité. Il n’en demeure pas moins que les entrepreneurs-salariés se disent prêts à privilégier, indépendamment de leur activité, des relations avec des entreprises de ce secteur. On peut donc s’interroger sur la transmission des valeurs de l’ESS par le dispositif d’accompagnement des CAE. Il semble qu’il serait plus approprié de parler de sensibiliser un public très hétérogène. Par conséquent, quelles sont les motivations qui ont conduit ces entrepreneurs à retenir la CAE ? S’agit-il d’un véritable choix ou d’une opportunité en temps de crise économique ? Rencontre-t-on une forme d’entrepreneuriat de type pull (par opportunité) ou de type push (contrainte par le chômage et la crise économique) ? L’enquête menée ne permet pas d’y répondre. Ce qui est sûr, c’est que la CAE est perçue comme un tremplin vers une nouvelle vie et répond à un besoin social : aider à la création d’activité et d’emploi (même s’il s’agit de créer, avant tout, son propre emploi).

Conclusion

Cette étude montre que la CAE apporte aux entrepreneurs ce qu’ils étaient venus chercher : des compétences et une sécurisation pour lancer leur activité. Maintenant, peut-on pour autant dire que la CAE a influencé leur appétence pour l’ESS ? Cette recherche menée auprès de cinq CAE (de première génération) a permis de recueillir les perceptions de 147 entrepreneurs-salariés. Deux propositions de recherche ont été posées. Par la première, il s’agissait de vérifier si le mode de fonctionnement et les valeurs de la CAE produisaient une influence sur l’orientation du projet de l’entrepreneur-salarié vers l’ESS. Cette orientation a été mesurée par la forme retenue par le porteur de projet et sa volonté de privilégier des liens avec d’autres entreprises du secteur. Il ressort de l’étude que cette proposition n’a pas pu être confirmée. Ce résultat révèle que le mode de fonctionnement de la CAE n’a pas d’effet sur l’orientation du projet vers l’ESS. Cela ne veut pourtant pas dire que les entrepreneurs-salariés n’y sont pas sensibles : une corrélation entre le fait de côtoyer des entreprises de l’ESS et la volonté de choisir une forme juridique d’entreprise de l’ESS a été confirmée. Cela veut-il dire que la CAE n’arrive pas à transmettre les valeurs de l’ESS aux entrepreneurs-salariés ? En aucun cas. Les résultats ont permis de mettre en évidence le rôle « éducatif » de la CAE sur les porteurs de projet. Même s’ils ne choisissent pas de travailler dans l’ESS, ils reconnaissent attacher de l’importance à ses valeurs. Ils acquièrent ainsi de nouvelles compétences (notamment sur l’exercice de la gouvernance au sein d’une coopérative) propres à l’ESS, laissant espérer qu’ils pourront par la suite « entreprendre autrement ». Ce travail de recherche comporte plusieurs limites, dont celle de ne pas pouvoir obtenir un suivi du parcours des répondants à la sortie de la CAE [2]. Cependant, il souligne la plus-value sociale de l’accompagnement apporté en CAE, confirmant ainsi la seconde proposition. De par la mise en réseau avec d’autres entrepreneurs, ainsi qu’avec d’autres entreprises de l’ESS, ne serait-il pas préférable d’évoquer la création d’un capital social ?