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Le concept d’entreprise sociale est apparu aux Philippines dans les années 1990. L’entreprise sociale était alors conçue « pour une communauté de travailleurs/propriétaires cherchant collectivement à améliorer leurs conditions de vie par le biais de mécanismes de collaboration, de coopération et de partage de la richesse » (Morato, 1994). Au fil du temps, les influences extérieures émanant des différentes écoles de pensée sur l’entrepreneuriat social (Defourny et Nyssens, 2010) ont interagi avec les nouvelles perspectives et les pratiques d’un grand nombre d’acteurs dans le pays.

En 2002, la collaboration entre chercheurs et praticiens en Asie, notamment aux Philippines, a permis de faire évoluer le cadre conceptuel pour appréhender le phénomène des entreprises sociales. Une définition de l’entrepreneuriat social et de l’entreprise sociale a été élaborée à partir de cas significatifs d’entreprises sociales philippines, thaïlandaises, indonésiennes et indiennes. L’entrepreneuriat social était considéré comme associant « la promotion et la construction d’entreprises ou organisations qui créent des richesses, avec l’intention de faire bénéficier non seulement des personnes ou des familles, mais aussi un territoire délimité, un secteur ou une communauté, concernant généralement le grand public ou les secteurs marginalisés de la société » (Dacanay, 2004).

L’entreprise sociale a été caractérisée comme se distinguant de l’entreprise privée ou classique par l’origine de ses principaux intervenants et bénéficiaires, ses objectifs fondamentaux et sa philosophie d’entreprise. Les principaux acteurs et bénéficiaires des entreprises sociales sont issus des secteurs marginalisés, en opposition aux riches actionnaires des entreprises privées. Contrairement à l’orientation lucrative de ces dernières, les entreprises sociales ont pour objectifs d’améliorer la qualité de vie des catégories sociales défavorisées et de consacrer leurs surplus à la viabilité de la structure. L’entreprise sociale est aussi censée avoir une philosophie distributive, à l’inverse de la philosophie cumulative des entreprises privées. Cela signifie que les entreprises sociales se préoccupent de l’impact social et environnemental des richesses qu’elles créent, et qu’elles les distribuent à une partie plus large de la société. A l’opposé, les entreprises privées créent des richesses en externalisant souvent le coût social et environnemental et cette accumulation de richesse profite avant tout aux actionnaires (Dacanay, 2004).

Cette recherche-action a ouvert la voie à l’évolution des entreprises sociales impliquant principalement des pauvres (ou SEPPS) en tant que modèle conceptuel du principal type d’entreprise sociale aux Philippines. Les SEPPS sont devenues l’objet de différentes recherches aboutissant à une construction théorique à partir d’études de cas (Eisenhardt, 1989), pour tenter de répondre à la problématique suivante : « Dans ces cas où les entreprises sociales servent les pauvres en tant que parties prenantes, dans le contexte d’un pays en voie de développement, comment ont-elles impliqué les pauvres ? Et pourquoi sont-elles efficaces en termes d’impact ? » (Dacanay, 2012).

Les SEPPS, une réponse à la pauvreté

En 2011-2012, l’Institut pour l’entrepreneuriat social en Asie (IESA) a entrepris une recherche-action afin de définir les éléments et les caractéristiques d’un environnement politique propice à l’épanouissement des SEPPS dans le pays. Le principal résultat de cette recherche fut la proposition d’une loi qui est devenue la base d’un travail de lobbying au sein du Congrès des Philippines.

L’étude SEPPS IESA a été menée en 2013-2015 par l’IESA, à partir d’une enquête auprès d’un échantillon de 32 SEPPS philippines. Elle a permis d’explorer les rôles, les potentiels et les défis des entreprises sociales en tant qu’acteurs clés dans la réduction de la pauvreté et le leadership économique des femmes. Cette étude s’inscrivait dans le cadre d’une recherche comparative impliquant quatre pays, comprenant l’Indonésie, le Bangladesh et l’Inde (IESA, 2015).

Cette étude montre que les SEPPS sont des réponses à la pauvreté systémique et généralisée, aux inégalités et à l’incapacité des institutions de l’Etat et du marché à solutionner ces problèmes dans les pays en voie de développement tels que les Philippines. Plus précisément : « Les SEPPS sont des organisations créatrices de richesses au service d’une mission sociale. Elles ont au moins un double objectif (social et financier). Elles visent un objectif principal explicite de réduction/allègement de la pauvreté ou de l’amélioration des conditions de vie de groupes spécifiques de pauvres, ainsi qu’une philosophie d’entreprise distributive » (Dacanay, 2012, p. 51)

Il existe donc trois éléments de définition des SEPPS :

  • Premièrement, les SEPPS sont des organisations au service d’une mission sociale, et dont l’objectif premier est la réduction de la pauvreté ou l’amélioration de la qualité de vie d’un groupe spécifique de pauvres. Ceux-ci sont non seulement engagés en tant que travailleurs, clients, fournisseurs et/ou propriétaires de ces entreprises sociales, mais aussi, le plus important, en tant que partenaires dans la gestion de la chaîne de valeur, en tant que propriétaires et décideurs à part entière dans la gouvernance de l’entreprise sociale. Ils sont donc des agents de changement pour eux-mêmes, leur communauté, leur secteur ou la société dans son ensemble.

  • Deuxièmement, les SEPPS sont des organisations créatrices de valeurs qui ont au moins un double objectif (social et financier). Au même titre que les entreprises classiques, et contrairement aux organisations non lucratives classiques qui dépendent des aides et des subventions publiques – ou des richesses créées ailleurs – les SEPPS sont engagées dans la production/l’approvisionnement et la vente de biens et services. Cependant, contrairement aux entreprises privées qui produisent/approvisionnent et vendent des biens et services dans le but principal de réaliser des bénéfices pour les actionnaires, les SEPPS le font afin de garantir leur propre viabilité financière. Elles créent des richesses pour couvrir partiellement ou intégralement leurs activités et afin d’investir dans d’autres activités liées à leurs missions sociales. Leurs bénéfices financiers jouent un rôle de soutien pour la réalisation de leur objectif social de réduction de la pauvreté et d’amélioration de la qualité de vie d’un groupe spécifique de pauvres.

  • Troisièmement, les SEPPS ont une philosophie d’entreprise distributive. Elles créent de la valeur sociale et économique qui revient aux pauvres en tant que principaux acteurs. Contrairement aux entreprises classiques dans lesquelles les salaires versés aux pauvres sont considérés comme des coûts financiers à réduire, dans les SEPPS, ils sont considérés comme des bénéfices sociaux pour ces principales parties prenantes, qu’il faut optimiser. De plus, la philosophie distributive s’exprime par le fait que les excédents ou les bénéfices réalisés sont distribués aux pauvres en tant que dividendes réinvestis dans l’entreprise, afin que celle-ci puisse accomplir sa mission sociale, ou dans des activités au bénéfice des pauvres. Les SEPPS aident les pauvres à développer leurs ressources et leurs capacités, pour sortir de la pauvreté et devenir des citoyens productifs, dans le cadre de marchés éthiques et dans l’économie sociale.

L’étude SEPPS IESA, fondée sur une enquête menée auprès de 32 SEPPS, a validé ces trois éléments de définition (IESA, 2015). Selon cette étude, les groupes les plus significatifs de pauvres pris en charge par les SEPPS sont les entrepreneurs précaires, les fermiers, les agriculteurs, les minorités indigènes, les pauvres dans les communautés urbaines, les chômeurs et sous-employés, et les femmes faisant partie de ces groupes. Nombre de celles-ci sont en situation de précarité, confrontées à des difficultés sociales ou économiques. L’impact observé sur les populations visées se mesure à :

  • l’augmentation et la diversification des sources de revenus viables ;

  • une capacité accrue à couvrir les besoins fondamentaux des ménages et à améliorer la qualité de vie ;

  • la sortie de la pauvreté ;

  • une plus grande participation des pauvres, qui deviennent plus autonomes ;

  • l’amélioration du statut des femmes et leur émancipation au sein de la communauté ;

  • une plus grande capacité d’autogouvernance et de contribution au développement de la communauté ;

  • la hausse du niveau de développement de la communauté et de sa prospérité.

La philosophie distributive des SEPPS se reflète dans leur engagement à utiliser les revenus de la vente de leurs produits et services pour soutenir leurs activités, et à réinvestir les profits et surplus dans la fourniture de services complémentaires aux pauvres. La majorité des SEPPS enquêtées étaient des sociétés sans capital-actions, des fondations, des coopératives et des associations où la philosophie distributive pouvait être mise en oeuvre sans trop de difficultés.

Gandang Kalikasan/Human Nature en fournit un exemple en appliquant un salaire minimum de 750 pesos philippins (PHP) par jour – alors que le salaire minimum requis par la loi est autour de 480 PHP par jour – et en reversant jusqu’à 100 % des profits issus de ses meilleures ventes aux communautés de fournisseurs partenaires (IESA, 2015).

Les principales formes de SEPPS

Les coopératives de pauvres ou au service des pauvres ou coopératives sociales (social coops)

Parmi les 23 672 coopératives enregistrées auprès de l’Autorité de développement des coopératives du pays, l’étude SEPPS IESA a estimé que plus de 11 000 étaient des SEPPS. Il s’agit de coopératives dont les membres sont des pauvres et qui sont au service des pauvres. Elles regroupent environ 4,56 millions d’adhérents parmi lesquels des agriculteurs, des bénéficiaires de la réforme agraire, des pêcheurs, des vendeurs itinérants, des entrepreneurs précaires, des personnes en situation de handicap et des femmes issues de ce secteur.

Des organisations de microfinance avec une mission sociale (SMD-MFIs)

Selon l’étude SEPPS IESA, 2 000 SMD-MFIs ont apporté un soutien financier à quelque 2,5 millions de personnes en difficulté. Nombre d’entre elles sont des organisations non gouvernementales de développement qui se sont lancées dans les services de microfinance comprenant l’épargne, le crédit et les micro-assurances. De nombreuses SMD-MFIs ont diversifié leurs services, jusqu’à couvrir des formes diverses de protection sociale, l’éducation et la formation, le développement des entreprises et le développement de chaînes de valeur.

Des organisations de commerce équitable (FTOs)

Les FTOs ouvrent l’accès au marché pour les producteurs marginalisés en utilisant les principes du commerce équitable reconnus mondialement. En tant que groupes de fournisseurs, elles instaurent des partenariats stratégiques avec les petits producteurs, qu’elles aident en garantissant des prix équitables sur leurs produits, en préfinançant la production, la formation ou la création de capacités. Les organisations de commerce équitable affiliées à l’Organisation mondiale du commerce équitable (WFTO) établissent les standards et le système de garantie de la WFTO, fondés sur dix principes de commerce équitable. En 2012, 32 organisations de commerce équitable figuraient dans l’annuaire de la WFTO-Philippines.

Des organisations de développement commercial (TRADOs)

Les TRADOs sont des organisations non gouvernementales de développement (NGDOs) engagées dans la production et/ou la commercialisation/le marketing des biens et/ou la prestation de services économiques (c’est-à-dire des services financiers, des services de développement d’entreprises). Elles contribuent à soutenir les activités des NGDOs et certaines catégories spécifiques de pauvres. Un sous-ensemble de ce groupe est composé des entreprises sociales contrôlées/initiées par les NGDOs : celles-ci sont fondées en tant que branches commerciales de leurs NGDOs mères, et elles prennent généralement la forme de sociétés lucratives par actions. Le nombre de TRADOs est difficile à vérifier mais l’étude SEPPS IESA les estime à 2 500.

Les New-Gen SEs ou entreprises sociales nouvelle génération

New-Gen SEs est un segment d’entreprises sociales en expansion, établies par de jeunes professionnels ou entrepreneurs dont la mission sociale est d’aider les pauvres. Ceci contraste avec l’ancienne génération d’organisations de développement commercial qui sont initiées par les NGDOs. La littérature sur ces entreprises sociales est limitée, mais parmi les plus importantes il y a : le Gandang Kalikasan/Human Nature, Rags2Riches et Hapinoy. Il s’agit incontestablement d’un secteur en expansion, même si le chiffre exact de ces New-Gens Ses est difficile à vérifier.

Trois approches des SEPPS pour intégrer les pauvres

L’intégration des pauvres par les SEPPS s’opère par trois approches différentes : les pauvres comme fournisseurs, les pauvres comme salariés et les pauvres comme clients.

Le tableau 1 présente trois paires d’entreprises sociales choisies pour constituer l’échantillonnage théorique de l’étude Philippines SEPPS.

Tableau 1

Les SEPPS de l’échantillonnage théorique

Les SEPPS de l’échantillonnage théorique
Source : Dacanay, 2012

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Les SEPPS de l’échantillonnage théorique existent depuis quinze à trente-huit ans : PWD Fed est la plus jeune et Cordova MPC la plus ancienne. Leur niveau de revenu annuel au début de la recherche (2007-2008) variait entre 24 millions de pesos et un peu plus de 200 millions de pesos, Tahanan ayant le revenu le plus bas et Alter Trade le plus élevé. Le tableau 2 montre les catégories de pauvres pris en charge pas les trois paires choisies.

Les résultats de l’étude SEPPS IESA montrent que les SEPPS sont des organisations hybrides opérant dans différentes sphères de l’économie lucrative et non lucrative, marchande et non marchande. En tant que telles, elles fournissent aux pauvres qu’elles prennent en charge une combinaison de services marchands et non marchands : des services transactionnels et des services transformationnels, déjà observés dans l’étude SEPPS Philippines (Dacanay, 2012), ainsi que d’autres appelés « services d’inclusion sociale » dans l’étude SEPPS IESA.

Tableau 2

Catégories de pauvres pris en charge par les SEPPS dans l’échantillonnage théorique

Catégories de pauvres pris en charge par les SEPPS dans l’échantillonnage théorique
Source : Dacanay, 2012

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Les résultats de l’étude Philippines SEPPS montrent que les pauvres peuvent jouer deux types de rôles, des rôles transactionnels et des rôles transformationnels :

  • les rôles transactionnels sont des fonctions réalisées par les pauvres, en lien avec l’entreprise ; ils impliquent un échange de biens et de services rapportant de l’argent aux pauvres, qu’ils soient salariés, fournisseurs, clients ou propriétaires ;

  • les rôles transformationnels sont des fonctions réalisées par les pauvres en tant qu’agents de changement pour sortir de la pauvreté ; ils participent aux efforts collectifs afin d’améliorer la qualité de vie de leur communauté, de leur secteur ou de la société dans son ensemble.

Les résultats de l’étude SEPPS Philippines montrent aussi que les changements de rôle découlent de l’évolution managériale et de l’offre de services qui, au même titre que les rôles, peuvent être classés en services transactionnels et transformationnels :

  • les services transactionnels concernent les activités d’entreprises ou de marché, tels que les prêts, l’apport de nouvelles technologies ou l’organisation de formations nécessaires pour les pauvres évoluant dans le système de l’entreprise sociale, afin qu’ils puissent jouer leur rôle de manière efficace ;

  • les services transformationnels concernent les activités qui autonomisent les pauvres, tels que la formation au leadership, le développement organisationnel et l’apprentissage expérimental ; il s’agit de les aider à devenir, au sein des SEPPS, des décideurs conscients et des agents de changement pour eux-mêmes, leur communauté, leur secteur et la société dans son ensemble.

L’étude SEPPS IESA a contribué à enrichir le concept de SEPPS avec un dernier type de services, les services d’inclusion sociale. Ces services sont assurés dans 38 % des SEPPS étudiés. Ils permettent aux pauvres d’accéder à des prestations sociales de base (éducation et santé) et des services communautaires (gestion de l’eau de la collectivité, des ressources naturelles et de l’éducation au risque de catastrophe).

Les modèles d’engagement des parties prenantes

L’évolution des rôles joués par les pauvres dans les SEPPS est éloquente quant à la stratégie d’intégration des acteurs mise en place par les SEPPS.

Une analyse transversale des SEPPS étudiées a permis de dégager trois modèles d’implication des pauvres en tant que parties prenantes : le modèle de contrôle, le modèle de collaboration et le modèle d’autonomisation. Cette analyse s’appuie sur des études antérieures portant uniquement sur des entreprises fondées sur le contrôle et la collaboration (Sloan, 2009).

Tableau 3

Modèles d’engagement des parties prenantes au sein des SEPPS

Modèles d’engagement des parties prenantes au sein des SEPPS
Source : Dacanay, 2012

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Alors que le modèle de contrôle apparaissait comme habituel et acceptable dans les entreprises (Sloan, 2009), il a été considéré dans l’étude SEPPS Philippines comme une forme d’éloignement de la mission des SEPPS. Le cas de Tahanan en est une illustration : à un moment de son histoire, son équipe managériale a engagé des personnes en situation de handicap en tant que bénéficiaires passifs, dans le seul but de leur offrir un emploi. Tahanan a alors fourni en main-d’oeuvre des commerçants traditionnels qui exigeaient de leurs employés un travail considérable et de qualité sur des produits destinés à l’exportation, avec des salaires au plus bas et des horaires de travail maximaux. Après une période de crise qui s’est soldée par sa fermeture, Tahanan s’est remis de cette dérive en permettant à des personnes en situation de handicap, sélectionnées parmi les salariés de base, de devenir des superviseurs et des gestionnaires (services transformationnels orientés vers l’individu) et en mettant en place des systèmes et des formations pour les travailleurs (services transactionnels). Simultanément, la SEPPS a réorienté sa production vers les jouets éducatifs pour les écoles et le Département de l’éducation. Cela lui a permis de passer du contrôle à la collaboration.

L’étude SEPPS Philippines a considéré que le modèle d’autonomisation de l’engagement des parties est une caractéristique des SEPPS, et qu’il constitue le meilleur levier pour sortir les pauvres de l’indigence monétaire et de la privation des capacités. Ce modèle a été illustré par le cas d’Alter Trade dont l’engagement auprès de ses partenaires producteurs de sucre s’est poursuivi au-delà de la phase de lancement.

Avant l’intervention d’Alter Trade en 1987, la condition des travailleurs démunis des plantations de sucre ressemblait à celle de l’esclavage dans les grands domaines de canne à sucre. Ils n’avaient aucune possibilité de fréquenter l’école au-delà du niveau primaire ou élémentaire. Le gouvernement leur a récemment attribué de petits terrains, faisant d’eux les bénéficiaires de la réforme agraire ou BRA, mais il ne pouvait pas leur offrir des aides supplémentaires pour augmenter la productivité de leurs terres. Selon une étude gouvernementale publiée en 2007, seulement 3 % des BRA dans la province ont pu accéder aux services de soutien.

Dans ce scénario, Alter Trade a fourni un ensemble complet de services transactionnels, incluant une technologie adaptée permettant la conversion en fermes biologiques, des crédits abordables et un marché assuré fonctionnant avec les principes du commerce équitable. Alter Trade a aussi fourni des services transformationnels durables sous la forme d’appui au développement de capacités organisationnelles. Avec son aide, les coopératives et les associations BRA ont pu devenir non seulement des producteurs d’un sucre certifié organique et issu du commerce équitable, mais aussi des vecteurs de promotion d’une diversification des revenus agricoles. Alter Trade a soutenu la constitution et la gestion d’actifs, ainsi que la planification et la mise en oeuvre du développement de la communauté. De plus, Alter Trade a facilité la représentation de ces partenaires producteurs au conseil d’administration de la fondation et a contribué à leur fédération au sein de Negros Organic Fair Trade Association (NOFTA) en 2009.

NOFTA a été l’expression d’un niveau d’autonomisation important des producteurs de sucre en devenant un partenaire égal d’Alter Trade dans l’organisation d’autres BRA et de petits producteurs qui s’engageaient dans l’agriculture durable et le commerce équitable. Les 18 organisations de producteurs de sucre partenaires au sein de NOFTA rassemblaient 820 membres, représentant 1 % des BRA dans la province. Ces coopératives et ces associations de producteurs se trouvaient en 2008 à différents niveaux de développement : deux sont devenues des organisations pratiquant l’entrepreneuriat social, quatre sont devenues des organisations de fermiers entrepreneurs et douze sont devenues des groupes d’entraide.

Selon une étude sur l’impact externe menée en 2009, alors que 93,5 % des producteurs de sucre se trouvaient en dessous du seuil de pauvreté avant leur partenariat avec Alter Trade, ils n’étaient plus ensuite que 61,5 %. Parmi eux, 13 % étaient au seuil de pauvreté, tandis que 55 % étaient passés de la pauvreté extrême à la sécurité alimentaire.

Par ailleurs, le modèle de collaboration, par rapport au modèle d’autonomisation, tend à avoir une portée plus importante mais un impact qualitatif inférieur, pour assurer aux pauvres un accès aux services, emplois et marchés.

Le cas d’Upland Marketing illustre le modèle de collaboration. Il a fourni un ensemble complet de services transactionnels sous la forme de développement de produit, marketing et financement à environ 3 000 petits producteurs de denrées alimentaires, pour la plupart bénéficiaires de la réforme agraire, populations autochtones et pêcheurs répartis entre 60 entreprises communautaires au niveau national. La majorité des petits producteurs qui étaient organisés en coopérative produisaient du riz biologique et du sucre muscovado. L’Upland Marketing a aidé ces coopératives à répondre à la demande des supermarchés traditionnels, en termes de qualité et de volume. Upland Marketing a joué un rôle essentiel en ouvrant l’accès aux technologies et aux marchés, ce qui a entraîné une augmentation des revenus. Upland Marketing a ainsi rempli son mandat en étant le relais marketing d’un groupe d’ONG avec une stratégie globale de services à destination des communautés des plateaux, des plaines et du littoral.

Ce modèle de collaboration, Alter Trade l’a également adopté durant ses longues années d’engagement avec ses partenaires producteurs de bananes, en leur permettant d’accéder aux nouvelles technologies et aux marchés et d’augmenter leurs revenus. Reconnaissant qu’il existait un écart entre l’intention de départ et la stratégie mise en oeuvre avec les producteurs de bananes, Alter Trade a décidé de changer pour épouser le modèle d’autonomisation dans son plan stratégique de 2008.

Comme l’illustrent les parcours susmentionnés de Tahanan, Alter Trade et Upland Marketing, le fait de corriger une dérive (passer du modèle de contrôle à celui de la collaboration) ou de muter du modèle de la collaboration à celui de l’autonomisation pour avoir plus d’impact, implique les éléments suivants :

  • un changement dans l’orientation managériale vers les pauvres avec les modifications correspondantes dans les processus d’engagement ;

  • des services transactionnels permettant aux pauvres d’être efficaces dans leurs rôles transactionnels et des services transformationnels orientés vers les individus, afin de sélectionner ceux qui pourront devenir des dirigeants, des superviseurs et des gestionnaires ;

  • une combinaison de services transformationnels orientés vers les individus et les groupes en plus des services transactionnels pour permettre aux pauvres de devenir des décideurs habilités et des acteurs dans leur propre développement.

Les éléments du modèle d’autonomisation font partie des caractéristiques déterminantes des « initiatives socio-économiques n’appartenant ni au secteur privé lucratif traditionnel ni au secteur public… qui est souvent appelé le secteur non lucratif ou économie sociale » (Defourny, 2001, p.1). Les coopératives, les associations ou les mutuelles qui historiquement composent l’économie sociale, adhèrent au « processus démocratique de prise de décision » sur la base du principe « une personne, une voix » (Defourny, 2001, p.7). C’est ce que rapporte la littérature sur l’entrepreneuriat social, particulièrement les chercheurs de l’école de l’économie sociale à laquelle appartiennent ces « entreprises sociales mutuelles » (Spear et al., 2010). Les chercheurs de l’économie sociale comme Defourny et Nyssens (2008, p. 202) définissent les entreprises sociales comme des organisations privées non lucratives qui « … s’appuient sur des dynamiques collectives impliquant différents types de parties prenantes dans leurs instances de gouvernance ».

Alors que les dynamiques collectives et la participation des pauvres dans les instances de gouvernance peuvent être relevées dans les SEPPS, le modèle d’autonomisation se distingue par la primeur accordée au soutien aux pauvres, qui, initialement privés de capacités (Sen, 1999), acquièrent les connaissances, les compétences et la confiance nécessaires pour devenir des partenaires à part égale des autres parties prenantes dans le processus de développement. Grâce aux services transformationnels fournis par les SEPPS, les pauvres passent par un processus d’apprentissage pour donner du sens à l’exercice démocratique d’un homme/une voix et à l’autogouvernance collective.

Conclusion : le rôle dual des SEPPS dans la construction d’une économie plurielle aux Philippines

Les SEPPS sont un modèle d’entreprise sociale important en réponse aux défis de la pauvreté et des inégalités dans le contexte de croissance économique des Philippines. Les SEPPS qui poursuivent le modèle de collaboration engagent les pauvres principalement comme des partenaires transactionnels, assurant l’inclusion sociale des pauvres dans l’économie philippine. D’autres SEPPS, spécialement celles qui poursuivent le modèle d’autonomisation de l’engagement des parties prenantes, impliquent les pauvres en tant que partenaires transformationnels et transactionnels, leur permettant de sortir de la pauvreté monétaire et de la privation des capabilités en tant qu’acteurs clés du développement économique des Philippines.

Les données générées par l’étude SEPPS IESA apportent une indication sur l’importance du rayonnement actuel et potentiel des SEPPS parmi les pauvres. Les 32 SEPPS étudiées touchent 2,5 millions de pauvres. En considérant que le nombre de familles pauvres aux Philippines en 2012 était de 4,2 millions, l’incidence de ces seules SEPPS peut être considérée comme significative.

Les études SEPPS Philippines et SEPPS IESA soulignent le fort potentiel d’évolution des SEPPS. Partant d’une phase initiale caractérisée par la faiblesse de l’organisation interne, de la gouvernance et de la gestion, par leur dépendance vis-à-vis d’un soutien externe, elles peuvent devenir, dans leur phase de maturité, des entreprises socio-économiques financièrement indépendantes avec un fonctionnement interne très complexe et une capacité à servir les pauvres et leurs communautés grâce à l’innovation et l’apprentissage collectif.

Dans un contexte où les programmes traditionnels de réduction de la pauvreté ont montré leur inefficacité, les études SEPPS Philippines et SEPPS IESA apportent un éclairage sur les conditions dans lesquelles les entreprises sociales engageant les pauvres comme principaux intervenants peuvent constituer un outil efficace d’éradication de la pauvreté.