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Les approches théoriques autour des communs et de l’économie solidaire partagent un même constat. Elles ont en effet pour point commun de souligner les apories d’un schéma conceptuel uniquement construit autour de l’opposition et/ou de la complémentarité entre le marché et l’Etat. Pour Ostrom, la tragédie des communs mise en exergue par Hardin (1968) peut être dépassée si on se défait justement de cette dichotomie qui invisibilise les alternatives et si l’on étudie avec attention la capacité des collectifs d’acteurs à s’auto-organiser autour de ressources collectives (Ostrom, 2010a). Pour les théoriciens de l’économie solidaire, l’enjeu est identique. Ils voient dans les organisations de la société civile les acteurs intermédiaires indispensables (hors Etat et hors marché) pour favoriser le développement d’une économie plurielle, dont la vocation est la démocratisation de l’économie (Laville, 2013, 2016). Cependant, au-delà de ce point commun important, les deux courants de pensée s’inscrivent dans des histoires et des contextes fort différents. L’objet de ce papier de recherche est de s’interroger sur les articulations possibles entre les deux constructions théoriques afin d’autoriser une plus grande connaissance et une meilleure appréhension des enjeux de terrain des organisations de l’économie sociale et solidaire. Pour explorer cette question, nous avons choisi un terrain de recherche qui se situe au croisement possible des deux cadres d’analyse. Le Phares est un pôle territorial de coopération économique (PTCE) situé dans la région parisienne. Il a la particularité d’offrir à ses membres, qui sont des organisations de l’économie solidaire, la mutualisation d’un lieu de travail et des espaces collaboratifs. L’objet de la recherche est de s’interroger sur les particularités et les conséquences de la mise en oeuvre d’un commun urbain sur l’action d’organisations de l’économie solidaire partageant un même territoire. Après avoir posé dans une première partie les fondements des analyses se réclamant des communs et de l’économie solidaire, nous étudierons les conditions de l’articulation des deux courants de pensée. Nous nous en servirons alors pour appréhender notre étude de cas et envisager la mise en oeuvre d’une grille d’analyse pertinente pour les organisations de l’économie solidaire organisées autour de communs.

Comment articuler communs et économie solidaire ?

Les travaux d’Ostrom sur les biens collectifs rivaux et non exclusifs ont permis d’initier le courant de recherche sur les communs (Ostrom, 2010a). Ostrom a notamment travaillé sur des communs qualifiés rétrospectivement de « physiques » ou « fonciers ». Ses travaux l’ont ainsi conduite à s’orienter vers l’étude des pêcheries, des pâturages, des points d’eau, des forêts… Elle a entre autres analysé comment des collectifs auto-organisés autour de ces ressources naturelles pouvaient mettre en place des mécanismes de gestion pérennes et durables.

Des communs physiques aux nouveaux communs

L’émergence d’une auto-organisation suppose la libre interaction des acteurs locaux, des espaces pour la discussion et des formes de résolution des conflits. La démarche d’Ostrom est donc pragmatique. Elle part sur le terrain et observe les modes de gouvernance non hiérarchiques mis en oeuvre autour de ressources naturelles exploitées et gérées localement. Ce que va trouver Ostrom sur ces différents terrains d’observation est une grande diversité de formes d’actions collectives et d’arrangements institutionnels (Ostrom, 2005). Elle fait l’hypothèse, comme le fait remarquer Orsi, que si « on laisse les membres d’un groupe disposer librement de leur organisation, ils seront en mesure d’organiser progressivement un système efficace et adaptatif » (Orsi, 2015). Les communs se caractérisent pour Ostrom par un long processus d’adaptation, d’ajustement, de tâtonnement. Celui-ci offre les conditions nécessaires pour l’explicitation de l’intérêt général et sa défense face aux intérêts particuliers. Selon Laville et Salmon (2015b), Ostrom s’éloigne « du néo-institutionnalisme de Williamson pour se rapprocher de l’institutionnalisme historique de Commons et Veblen ». Cela se traduit dans ses travaux par la reconnaissance de l’existence d’actions non strictement guidées par l’intérêt, du rôle des institutions dans la fabrication des valeurs, et par une approche généalogique et évolutionniste de l’économie (Chanteau et Labrousse, 2013).

Dans cette perspective, Ostrom retient de l’analyse d’Olson la nécessité de s’appuyer sur de petits collectifs (Olson, 1965), seuls en capacité de développer tout à la fois des mécanismes d’entente, de définition de règles et des mécanismes de surveillance et de contrôle efficaces (Ostrom, 2010a). En effet, l’action de « passagers clandestins » (free-riders) est susceptible de mettre en danger la ressource que les communs physiques entendent protéger. Ostrom note que la petite taille des collectifs facilite la délibération des règles, leur respect et la vigilance que chacun peut exercer à leur endroit sur l’activité des autres. Il y a là une affirmation des vertus du localisme et une volonté de développer une analyse institutionnelle au niveau le plus fin (Orsi, 2015). Dans un livre coécrit avec Hess, Ostrom ouvre aussi la question des communs informationnels (Hess et Ostrom, 2006). Les deux auteurs précisent notamment sous quelles conditions les logiciels libres sont des communs. Elles notent en effet qu’à la différence des communs physiques, les communs informationnels sont construits sur des biens non rivaux. Dès lors, la question de la taille des collectifs s’y exprime différemment. Les communs informationnels supposent par ailleurs de nouveaux outils de collaboration.

Dans la suite des communs informationnels, d’autres communs ont été identifiés et étudiés : communs culturels, de santé, de voisinage, globaux, d’infrastructure, urbains… Hess propose de les nommer de manière groupée « nouveaux communs » (Hess, 2008). Cette appellation présente l’avantage d’attirer l’attention sur leurs spécificités respectives et sur la nécessité de les définir. Selon Hess, la multiplication du nombre de nouveaux communs identifiés dans la littérature témoigne d’une attente forte dans nos sociétés à trouver des réponses adaptées face aux phénomènes de globalisation, de marchandisation et de privatisation. Pour Bollier (2014), il s’agit en fait de se libérer des présupposés fondamentaux de l’économie de marché pour promouvoir de nouvelles catégories épistémologiques de savoirs. Pour y parvenir, les communs s’appuient sur un faisceau de droits distribués permettant de qualifier et de protéger les usages collectifs naissants que les communs entendent faire prévaloir (Orsi, 2015).

Au sein des nouveaux communs, le concept de communs urbains permet d’approcher différemment des espaces préexistants. Il peut s’agir de lieux aussi différents que des bâtiments, des places, des jardins partagés, des trottoirs, des zones touristiques. Si les communs physiques sont plutôt focalisés sur la conservation des ressources, les communs urbains sont avant tout orientés vers le développement de nouveaux usages (Coriat, 2015). Ainsi, les trottoirs peuvent devenir des communs si on laisse la liberté aux habitants de gérer en autonomie certains espaces verts dans la rue. Un immeuble privé peut devenir un commun s’il est acquis par une coopérative d’habitants dans l’objectif de le soustraire à la pression du marché immobilier et de maintenir en son sein des loyers abordables. La transition écologique peut aussi devenir un commun urbain comme le montre l’exemple de Totnes en Angleterre qui a lancé le programme des villes en transition. Ces exemples montrent que les communs urbains peuvent naître dans la ville autour de collaborations originales entre des institutions et les habitants [1].

L’économie solidaire et son projet de démocratiser l’économie

Si l’on fait remonter les racines historiques de l’économie solidaire aux auteurs associationnistes du xixe siècle, il est possible de dire que celle-ci fonde son projet dans la démocratisation de l’économie (Laville, 2010). Avec le principe « un homme, une voix », les organisations de l’économie sociale ont inscrit dès l’origine dans leurs statuts le principe démocratique de leur fonctionnement. Si les organisations de l’économie sociale ont su résister au temps, elles n’ont malheureusement pas toujours réussi à transformer le paysage économique. On peut même dire que l’économie marchande a eu la plupart du temps le dernier mot en contenant leur développement, puis en transformant ces organisations de l’intérieur par le jeu de la normalisation et de la professionnalisation.

Le concept d’économie solidaire naît en réaction à cela. Il se différencie de l’économie sociale en insérant dès le départ dans sa grille d’analyse la dimension politique. C’est ainsi que les organisations de l’économie solidaire sont envisagées (malgré leur statut de droit privé) comme des organisations volontairement engagées dans des formes d’action publique (Laville et Salmon, 2015a). Pour cela, deux constats peuvent être faits. Le premier concerne la dénonciation de ce que Polanyi appelle le sophisme économiciste, c’est à dire la réduction de l’économie aux seuls échanges de marché. En proposant une définition substantive de l’économie fondée sur une diversité des principes où les logiques d’échange cohabitent avec des logiques domestiques, de redistribution et de réciprocité (Polanyi, 2011), l’économie solidaire se donne ainsi un cadre d’analyse qui permet de visibiliser les actions conduites par les organisations qui s’en réclament. Le deuxième constat concerne les espaces délibératifs nécessaires à la mise en oeuvre d’une démarche démocratique. L’économie solidaire approche la démocratie dans son espace citoyen et refuse ainsi de le cantonner à la seule analyse des instances internes aux organisations. Comme le font remarquer Nyssens et Petrella (2015), l’utilité sociale est généralement multidimensionnelle car elle se joue autour d’un projet en lien avec un mode d’organisation. Les bénéfices collectifs ne sont pas « un phénomène induit (une externalité) par l’activité économique, mais une dimension revendiquée par les promoteurs de celle-ci » (Laville et Nyssens 2001). Dès lors, le mode d’organisation démocratique d’une association n’est pas un plus. Il a une utilité intrinsèque. Le concept d’espace public critique développé par Habermas permet de mettre en lien la question des espaces délibératifs et l’action des associations (Habermas, 1988). Il s’agit de voir en quoi un agir communicationnel peut se développer autour d’un projet solidaire et s’exprimer dans un espace public de proximité (Laville, 2011).

Dans une démarche pragmatique, l’économie solidaire cherche à préserver la diversité institutionnelle en valorisant les formes hybrides (Nyssens et Petrella, 2015). En cela elle se rapproche de la théorie des communs. Cependant, l’économie solidaire a ses caractéristiques propres. Elle reconnaît la diversité des parties prenantes et valorise les collectifs d’acteurs hétérogènes. Elle reconnaît aussi le rôle de l’Etat pour la défense de l’intérêt général et s’inscrit dans des stratégies de coproduction et de co-création avec la puissance publique. Enfin, les organisations de l’économie solidaire reposent sur une diversité de financements publics, marchands et volontaires qui leur permet de pratiquer une hybridation de leurs ressources.

Une approche différenciée de la gouvernance

La théorie des communs s’appuie sur des critères essentiels (Coriat, 2015). Ainsi, un commun suppose « non seulement l’existence d’une ressource partagée à partir de la définition d’un faisceau de droits entre commonors, il suppose aussi l’existence d’une “structure de gouvernance” appropriée à même de régler les conflits qui ne peuvent manquer de surgir entre commonors ou entre les commonors et les non associés au commun » (Coriat, 2013, p. 14). En construisant son approche autour de ressources partagées (tant matérielles qu’immatérielles), la théorie des communs est en capacité de penser les formes auto-organisées localement. Ostrom doit ensuite recourir au concept de gouvernance polycentrique pour parvenir à relier ce qu’elle observe au niveau local avec le niveau global (Ostrom, 2010b). Cependant, l’objectif de la gouvernance polycentrique est avant tout de sécuriser les accords tels que déployés par les acteurs locaux (Nyssens et Petrella, 2015). Pour Ostrom, la construction des communs s’impose sous certaines conditions particulières et pour certains biens spécifiques. Son analyse ne questionne pas la rationalité des marchés ou de l’Etat. Pour Dardot et Laval (2014), « le système de normes est toujours l’enjeu de conflits, et le droit en tant que tel est un terrain de lutte ». Ils estiment ainsi qu’Ostrom ne peut pas réfléchir à « la possible constitution politique du commun comme rationalité alternative généralisable ».

L’économie solidaire, de son côté, fait primer la grille d’analyse d’une autre économie associée à une réflexion sur le pluralisme des formes d’action publique et démocratique. A la différence de la théorie des communs, la question de la gouvernance n’y est pas centrale mais liée à la montée en puissance des organisations hybrides et au besoin de comprendre les modes d’organisation multi-parties prenantes (Borzaga et Depredi, 2015). L’économie solidaire dispose de son côté d’une réflexion conceptuelle plus orientée autour de l’action publique et de la dimension politique construite dans l’interaction des acteurs de la société civile avec l’Etat. Dans ce contexte, la relation aux pouvoirs publics et à l’Etat est une question d’importance. Dans une perspective d’exploration de l’émancipation (Laville et al., 2015), une analyse croisée du pluralisme économique (Polanyi, 2011) et du pluralisme démocratique fondé sur des formes délibératives et des espaces publics critiques (Habermas, 1988) peut être enrichie par l’étude du pluralisme des formes de gouvernance autour des communs.

Pour dépasser le marché sur un plan structurel, il s’agit de continuer le travail de connaissance et d’établir des liens entre les espaces conceptuels se réclamant d’une autre économie. Il en est ainsi de la recherche d’un commun de la connaissance des communs (Hess, 2015) participant d’une réflexion autour de l’intérêt général. Partisan du rapprochement entre l’économie solidaire et les communs, Bauwens propose des pistes allant dans ce sens (Bauwens 2015 ; Bauwens et Lievens, 2016) au travers du concept de « coopératives globales ouvertes ». Il s’agit d’un modèle de propriété et de gouvernance fondé sur le modèle multi-partenarial dont l’objectif est de coproduire du commun. Derrière les initiatives citoyennes autour des communs se dessinent en fait de nouvelles pratiques solidaires qui entrent en phase avec l’objet d’une sociologie de l’émergence (Laville et Coraggio, 2016). Il semble de plus en plus évident qu’il est nécessaire de croiser les expériences et de faire dialoguer les analyses (Eynaud, 2015 ; Eynaud et Sultan, 2014).

Le Pôle d’hospitalité aux activités à rayonnement écologique et solidaire (Phares)

Le choix du terrain a été guidé par la volonté de se situer au point de confluence entre une logique des communs et le champ de l’économie solidaire. Dès lors, l’initiative du Phares nous est parue particulièrement intéressante à étudier. Le Phares est en effet un Pôle territorial de coopération économique (PTCE) qui gère un bâtiment de 1 350 m² situé sur L’Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et regroupe seize structures de l’ESS. Il s’agit pour le Phares de produire du commun en rassemblant des acteurs « autour d’un projet collectif alliant mutualisation de moyens, et volonté de répondre ensemble aux enjeux de développement local » [2]. La particularité de ce regroupement est de s’inscrire « dans une dynamique écologique, d’économie solidaire, de lutte contre les exclusions, d’insertion professionnelle et de développement durable » [3]. Le Phares est aussi l’histoire d’un bâtiment géré en commun et de synergies d’action qui se déploient (et font sens) sur le territoire d’action en cohérence avec ce lieu partagé.

Les prémices du projet Phares [4] : l’association Halage

Le projet initial du Phares est né au cours des années 1990 au sein d’un réseau d’acteurs de L’Ile-Saint-Denis. Il fait suite au développement de nombreuses initiatives associatives, dont l’objectif affirmé était de répondre aux difficultés de la population et de contribuer au développement social et économique du territoire. L’association Halage, qui aura un rôle central dans l’émergence du Phares, est en particulier née en 1994 de ce mouvement citoyen ancré dans l’éducation populaire. Dans ce sillage, a émergé la volonté d’acteurs associatifs du territoire de se regrouper afin d’offrir une « réponse coordonnée et multidimensionnelle aux besoins locaux » (Berdoulet et Gros, 2014).

Ce projet a trouvé une concrétisation dans l’acquisition en 2001 d’un bâtiment destiné à être mutualisé. L’association Halage, qui disposait de fonds propres et de la capacité à recourir à un emprunt bancaire, s’est portée acquéreur du bâtiment. Un collectif de huit organisations associatives, qui s’était constitué sur la base de réseaux communs ainsi que sur de forts liens interpersonnels, y a alors emménagé. La cohabitation a été juridiquement formalisée par la conclusion de contrats de bail entre Halage et les autres occupants du lieu.

En dépit de la volonté de développer une mutualisation étroite ainsi que des projets bénéficiant au territoire, les personnes interrogées conviennent aujourd’hui de l’échec de cette première tentative. Le regroupement physique n’a ainsi tout d’abord pas permis d’assurer la pérennité des associations impliquées, plusieurs d’entre elles ayant disparu en raison de difficultés financières.

Par ailleurs, les moyens permettant d’assurer une coopération entre les associations membres n’ont pas été réunis. En dépit des ambitions initiales, la gouvernance du lieu n’a pas pu dépasser la question du projet immobilier, et la cohabitation s’est heurtée à l’instauration d’une relation de propriétaire à locataires. L’actuel directeur de Halage fait ainsi valoir aujourd’hui : « Quand les associations ont investi le bâtiment, l’intention et le discours qui étaient posés c’était la coopération interassociative, la synergie, le partage, le bouillonnement d’idées. […] En fait, on n’a pas créé autre chose que des relations de voisinage dans un bâtiment ».

En l’absence de moyens humains dédiés spécifiquement à l’animation du lieu, les associations membres, prises dans leurs contraintes quotidiennes et des difficultés financières, se sont désinvesties du collectif. Cet état de fait s’est par ailleurs accompagné de la difficulté du collectif à se doter d’instances de gouvernance et à développer des processus de décision collectifs : « L’idée était clairement que l’on pouvait discuter mais qu’à la fin, de toute façon, c’est Halage qui décidait » [5].

Vers un projet coopératif : les statuts de SCIC et PTCE

Malgré cette crise du projet initial, la notoriété du Phares et la présence de ses membres dans les réseaux locaux lui ont permis de conserver une reconnaissance et un soutien importants de la part des collectivités territoriales.

En particulier, les liens entretenus avec la mission ESS de Plaine Commune (structure intercommunale qui a eu un rôle précurseur dans les réflexions sur le nouveau dispositif des pôles territoriaux de coopération économique), ont permis au Phares de se porter candidat avec succès au premier appel à projets en la matière. La reconnaissance du statut de PTCE en 2011 a ainsi été l’occasion pour le Phares d’obtenir des moyens financiers spécifiquement dédiés à un projet de coopération, et a permis en particulier le recrutement d’une salariée en charge du développement du Phares.

Concomitamment, l’arrivée d’un nouveau directeur à la tête de l’association Halage a été l’occasion d’une profonde réflexion sur le projet du Phares et sur sa mise en oeuvre au travers du statut de SCIC. Tout en demeurant fidèles aux objectifs initiaux du Phares, la volonté a été de préciser les moyens nécessaires à la coopération. Le projet a ainsi été reformulé autour de trois niveaux : la mutualisation du lieu, le développement d’une gouvernance collective, et la réalisation de missions bénéficiant au territoire.

Suite au réaménagement du bâtiment, la dimension première du Phares consiste ainsi à fournir aux structures membres des espaces professionnels : d’une part, des bureaux privatifs, et d’autre part des espaces collectifs, des salles de réunion ainsi qu’un espace de co-travail.

Le deuxième niveau de réflexion correspond à la volonté de doter le lieu d’une gouvernance collective et d’inscrire le projet dans quatre principes affirmés : l’engagement volontaire, la décision partagée, la solidarité et l’autonomie des membres. Il s’agissait pour cela de « passer d’une gouvernance Halage à une gouvernance collective », et de faire « sortir formellement Halage du projet du Phares » [6] afin de rompre la relation inégalitaire qui avait pesé sur sa gestion. Cette volonté est en particulier passée par le choix de doter le collectif d’une structure juridique, sous le statut de société coopérative d’intérêt collectif, ayant pris le nom de la Cité Phares et ayant pour objet la gestion et l’animation du bâtiment. Crée le 1er décembre 2014, la SCIC a été dotée d’un collège unique des sociétaires et d’une cogérance composée de quatre personnes : la salariée du Phares, un représentant de Halage et des membres de deux autres structures. Les cogérants n’appartiennent pas uniquement aux associations « historiques » du Phares, deux d’entre eux étant arrivés après la refondation du projet en 2012. La gestion du bâtiment a été confiée au moyen d’un contrat de bail commercial à la SCIC par Halage, qui en demeure propriétaire. La SCIC recourt quant à elle à des contrats de services avec les structures membres, cela permettant une rupture rapide en cas de besoin et une liberté d’engagement.

Enfin, conformément à l’ambition initiale des fondateurs, le Phares s’est vu assigner la mission de « proposer des réponses innovantes sur le territoire par la démarche collective de construction de projets » [7]. Les statuts du Phares comprennent ainsi l’objectif de devenir un « pôle apprenant » et un « pôle ressources » pour le territoire et les initiatives solidaires.

Suite à cette réflexion globale et à la recherche de nouveaux membres sur cette base, l’ensemble de l’espace disponible a pu être alloué, avec l’arrivée de nouvelles structures en 2012 et 2013. Les « habitants » sont ainsi aujourd’hui au nombre de seize.

Du lieu partagé au rayonnement sur le territoire

Ces trois niveaux, tels qu’ils ont été réfléchis et tels qu’ils structurent le projet du Phares, imprègnent fortement l’argumentaire des acteurs impliqués. Au-delà des discours de légitimation, la refonte du projet du Phares montre la capacité à fonder un collectif ancré dans un lieu mutualisé dont les nouveaux usages permettent un rayonnement sur le territoire, vecteur d’innovation sociale et de communs.

Les différents membres interrogés soulignent tout d’abord fortement la plus-value que représente le Phares en matière de mutualisation et de proximité. Les accords qui fondent la gestion du lieu assurent ainsi la mise à disposition de locaux et de services à un coût faible, les loyers étant volontairement maintenus en dessous du niveau du marché. Dès lors, peuvent être accueillies des structures disposant de ressources limitées, dans leur phase de développement et dont la mission s’inscrit dans le projet collectif. De manière plus informelle, les structures interrogées soulignent les bénéfices retirés de la proximité, notamment en ce qui concerne la circulation des compétences : « A un certain stade, il fallait recruter […]. Si j’avais une question en droit du travail, il suffisait que je monte à l’étage et j’avais une personne qui soit avait l’information, soit me trouvait la personne qui l’avait » [8].

Sur le plan de la gouvernance collective, il ressort de nos observations la difficulté d’impliquer l’ensemble des structures membres, certaines étant plus ou moins présentes dans les lieux et plus ou moins intéressées au développement d’un projet commun. Il n’en demeure pas moins que la refonte du projet du Phares, l’instauration d’une gouvernance collective et le recrutement d’une salariée en charge de l’animation du collectif ont été l’occasion de conforter la coopération entre les membres et de dissocier du projet du Phares l’association Halage qui l’avait initialement porté.

L’existence de conceptions et d’un projet partagés permet ainsi de ne pas restreindre le Phares à une simple mutualisation de moyens, comme le révèlent notamment les processus de sélection mis en oeuvre pour choisir les nouveaux membres. Cette sélection se fait ainsi par consensus en interne au regard des missions des organisations candidates, celles-ci ne relevant pas nécessairement du statut associatif mais devant s’inscrire dans les principes de l’ESS et avoir une action concrète sur le territoire. La mission de la structure constitue le critère premier de ce choix, et la sélection mise en place cherche à écarter les « passagers clandestins » dont les motivations seraient étrangères à ce projet partagé. Par la suite, la gestion collective des problématiques communes aux « habitants » passe par la constitution de groupes de travail portant sur des questions très diverses, ponctuelles (signalétique par exemple) ou de plus long terme (développement de projets communs, réflexion sur le modèle économique).

Au-delà de cette coopération entre structures présentes dans le bâtiment, le projet du Phares est d’apporter aux habitants du territoire sur lequel il est implanté des réponses adaptées en matière de développement local, d’insertion professionnelle, et d’amélioration de l’environnement. La gestion du collectif a ainsi été voulue comme un moyen d’assurer les conditions d’une coopération débordant les frontières du Phares. Il a ainsi facilité l’émergence d’initiatives, que ce soit par l’accueil de structures en développement ou l’élaboration de projets portés par plusieurs membres.

Dans le premier cas, des porteurs de structures ont ainsi pu être accueillis dans les murs du Phares et être accompagnés dans la réalisation de leur projet. C’est ainsi qu’un atelier de couture d’insertion a pu se créer et s’installer dans le bâtiment, bénéficiant d’un local adapté à son activité. Il a aussi pu s’appuyer sur les compétences et les conseils des autres membres et bénéficier d’un soutien financier et de la notoriété du Phares auprès des financeurs publics. « Il y a également une reconnaissance territoriale et c’est beaucoup plus simple pour être connu. Les partenaires institutionnels viennent ici. C’est bien plus compliqué quand on est tout seul, que lorsque l’on est introduit par quelqu’un du Phares » [9].

L’émergence d’initiatives dans les murs du Phares est également passée par le développement de projets impliquant plusieurs organisations membres. A titre d’exemple, le projet Compic est aujourd’hui porté par deux structures du Phares. Il consiste à développer une solution de compostage industriel de couches jetables. Ce projet est né de discussions et de rencontres informelles au sein du Phares, autour d’une ambition commune aux deux associations impliquées. Il s’agit pour le porteur du projet de créer une activité hors du cadre contraignant de l’insertion par l’activité économique et de contribuer au développement économique et social du territoire tout en concourant à la protection de l’environnement : « Il y a des acteurs qui ont des envies communes et qui se mettent autour de la table pour faire émerger des choses. […] L’idée c’était de créer une nouvelle activité qui soit une activité économique non subventionnée, créatrice d’emplois et qui puisse être des suites de parcours pour les publics suivis par les associations. Et puis aussi avec une volonté d’être dans une activité productive dans le sens où on est beaucoup sur des territoires désindustrialisés ».

Ce projet, actuellement au stade des études de faisabilité, implique des moyens en recherche et développement considérables. L’appartenance au Phares permet de faciliter l’obtention des ressources nécessaires auprès des différents partenaires publics et financiers. « Là, l’avantage c’est que si c’était moi qui avais monté ce projet-là tout seul, peut-être qu’ils ne me feraient pas autant confiance. […] Ils voient que le Phares tient ses promesses et que cela marche plutôt bien. Donc on avait des interlocuteurs qui étaient en confiance et du coup on a pu décrocher des fonds par des mécanismes d’appels à projets » [10].

En outre, les membres du Phares ont su inscrire le collectif au sein d’une gouvernance élargie, par la réflexion menée avec différents acteurs externes et sa présence dans les différents réseaux locaux. Des membres du Phares sont ainsi présents au sein des instances de gouvernance de structures de l’ESS partenaires. Le dialogue étroit entretenu avec les différents échelons de l’administration assure par ailleurs une forte reconnaissance institutionnelle.

Enfin, le Phares se conçoit comme un « pôle ressources ». Il s’agit à ce titre d’apporter une compétence de conseil et de soutenir les initiatives de l’Economie sociale et solidaire sur le territoire ou en dehors, voire de contribuer à une coconstruction des politiques publiques dans ses domaines d’intervention. Des travaux ont ainsi pu être menés avec les pouvoirs publics (Direccte) et avec le monde universitaire, notamment pour s’intéresser à la mesure de la performance des parcours d’insertion.

Le commun urbain, vecteur de développement de l’ESS ?

La refondation d’un collectif organisé autour d’un lieu mutualisé a montré l’importance de moyens dédiés à l’animation de ce lieu afin de créer les conditions de la coopération. Le financement de cette coopération n’est toutefois pas pérenne dans la mesure où il est fortement lié aux financements publics d’ « amorçage » obtenus à la suite de la reconnaissance du statut de PTCE, ces fonds n’étant accordés que pour une durée de trois ans. Une nouvelle voie de la coopération pourrait émerger au travers de la réflexion commune engagée au sein du Phares sur l’avenir de son modèle économique. Cette réflexion collective souligne l’intégration dans les comportements de la coopération dans la mesure où elle repose sur la volonté partagée de trouver les moyens nécessaires à l’animation du lieu. A ainsi émergé au sein du Phares, de manière conjointe avec des acteurs externes publics et privés, une réflexion sur la mise en place d’une fondation territoriale qui permettrait de collecter des moyens supplémentaires et dont la gestion pourrait être confiée à un comité composé de porteurs de projets et d’experts de l’accompagnement. Cette dernière perspective illustre ainsi la gouvernance élargie et multi-partenariale que peut mettre en oeuvre un collectif de personnes et d’organisations, à partir d’un lieu commun, au bénéfice des initiatives solidaires sur le territoire.

Au travers de cette étude de cas, nous avons cherché à comprendre dans quelle mesure un commun urbain peut être le vecteur du développement d’un réseau d’économie solidaire sur un territoire local. Nous avons fait l’hypothèse que la nature de la gouvernance mise en oeuvre dans un lieu mutualisé (Eynaud, 2015) peut influencer et/ou favoriser le développement d’une économie solidaire au plan local.

L’étude de terrain montre l’existence de deux niveaux d’analyse. Lorsque la question du Phares est abordée, les acteurs rencontrés évoquent dans un premier temps l’importance du partage d’un même lieu pour des raisons de convenances personnelles : faiblesse du loyer, disposition de services communs, convivialité de l’espace. Le premier niveau envisagé est donc celui de la mutualisation du lieu avec pour corollaire des avantages individuels pour chacun des habitants. Les entretiens approfondis font cependant ressortir un deuxième niveau d’analyse. Il s’avère que le partage du lieu autorise par moment le passage de la mutualisation à la coopération. Des actions conjuguées non anticipées naissent dans l’échange entre les membres du Phares et aboutissent à des collaborations qui n’auraient pas vu le jour autrement.

Dans la capacité du collectif à passer de la mutualisation à la coopération sur le territoire d’action local se jouent des problématiques de gouvernance. Sur le plan formel, il s’agit pour le groupe de pouvoir consolider le partenariat, comme le montre la réflexion sur le modèle d’affaire du collectif, sur la pérennisation de l’animation et du développement, et sur la structure opérationnelle la plus adaptée de collectif. Des discussions ont lieu autour d’une extension de la surface du lieu qui pourrait permettre de stabiliser le modèle d’affaires tout en étendant la capacité d’influence du projet sur le territoire. Ces enjeux ont des correspondances à trouver avec les modalités de gouvernance à définir collectivement. Sur le plan informel, il apparaît que la proximité physique des acteurs sur le lieu partagé de travail permet de les renforcer dans leurs compétences et dans leur capacité à monter des partenariats. Le registre en jeu est celui de la convivialité (Caillé et al., 2011) et renvoie à la configuration de l’espace et à son aménagement. Certains habitants sont ainsi très sensibles à ce que le Phares puisse être aussi un lieu qui accueille les habitants du territoire et pas uniquement les habitants du Phares.

Dès lors, ce qui se joue dans le passage de la mutualisation à la coopération est la capacité à faire le lien entre l’organisation interne du lieu mutualisé et le pouvoir d’action de l’ensemble des organisations sur le territoire. Autour de la ressource partagée en interne, l’enjeu est de sortir des murs et de développer des échanges avec l’extérieur au travers d’un espace public de proximité. L’étude montre ainsi la double capacité du Phares à capitaliser sur les pratiques auto-organisées des acteurs (dans les lieux partagés) et à mettre en oeuvre une gouvernance multi-parties prenantes (sur le territoire d’action). C’est au final autour de la question de l’espace qu’une gouvernance pertinente peut être articulée entre une logique de communs et une logique en prise avec les enjeux de l’économie solidaire.