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Les coopératives de consommation présentent la particularité de n’employer qu’un nombre infime de salariés par rapport au nombre de leurs coopérateurs (par exemple, parfois moins de 0,5 %). Ainsi, les coopératives de consommateurs telles que La Louve [1] mettent en oeuvre le modèle de la Park Slope Food Coop [2], une coopérative new-yorkaise de plus de 16 500 membres, 40 millions de dollars de chiffre d’affaires, réalisés avec à peine plus de 50 salariés. Cette performance est rendue possible par la mise au travail, au service de la coopérative, des coopérateurs-consommateurs, à raison de trente-cinq heures trois quarts par an (trente-neuf heures, soit treize vacations de trois heures par an, pour les projets français affiliés). Les consommateurs-travailleurs assurant 75 à 80 % du travail total, l’équivalent temps plein de l’effectif nécessaire serait de l’ordre de 200 à 250 personnes.

Plus classiquement, dans une coopérative de consommateurs, dès qu’elle a atteint une certaine taille, pas nécessairement géante, le bénévolat des sociétaires (de type Amap) ne suffit plus pour atteindre la qualité de service souhaitée (par exemple, nombre de points de vente, horaires d’ouverture, livraisons à domicile, etc.). La coopérative fait alors appel classiquement à du personnel salarié. Ainsi, par exemple, Ma coop la vie au vert (Pied-de-Borne, Lozère, 216 habitants en 2013) emploie six salariés à temps partiel ; la Société coopérative biologique parisienne, plus connue par son enseigne Les Nouveaux Robinsons, emploie 276 salariés pour réaliser plus de 43 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel sur 18 points de vente à Paris et dans la petite couronne (chiffres au 31 décembre 2015).

Dès lors, pour les coopératives qui emploient un taux usuel de salariés de 1 à 2 % du nombre de leurs associés coopérateurs ou de leurs clients (pour les coopératives ouvertes), et celles des coopératives quasiment sans salariés aujourd’hui qui seraient amenées à revoir leur position au cours du temps, il peut être pertinent de chercher à formaliser un niveau adapté de participation du personnel à l’administration et à la gestion. La question qui est posée ici, et à laquelle sont examinées quatre réponses, est celle de la forme juridique que peut prendre, en France, une telle participation. C’est l’occasion de mettre en lumière une formule souvent ignorée, mais qui peut se révéler particulièrement adéquate aux principes et aux objectifs coopératifs, la société coopérative anonyme à participation ouvrière (Scapo).

Cette suggestion est faite à droit constant : nulle innovation n’est ici requise en matière de droit, et seule l’utilisation du droit existant est envisagée pour le développement de modalités de fonctionnement de la coopérative qui soient en conformité plus étroite avec les principes qui ont présidé à la naissance de ces coopératives.

L’article offre donc une présentation descriptive sommaire de solutions juridiques actuellement disponibles en France pour une association des travailleurs à l’administration et à la gestion de la coopérative. Par ce cheminement, le but de l’article est de mettre en évidence que l’absence d’une telle association, quand elle ne résulte pas d’une opposition explicite des salariés concernés, ne peut trouver sa justification ni dans une ignorance de la question de la part de la coopérative, ni dans le manque de solutions juridiques concrètes disponibles.

Pourquoi associer le personnel à l’administration et à la direction de la coopérative

La structure démographique d’une coopérative de consommateurs est caractérisée par le grand nombre de sociétaires coopérateurs par rapport à un petit nombre de salariés, mais ces salariés – du moins ceux qui travaillent dans les points de vente – ont en pratique une importance plus grande que celle que leur seul nombre pourrait le laisser supposer parce qu’ils représentent, aux yeux des coopérateurs et dans les contacts fréquents qu’ils ont avec eux, l’intégralité de la coopérative. Les employés des organes centraux (par exemple l’administration, les services d’achats, les entrepôts, etc.) restent le plus souvent inconnus des coopérateurs, si ce n’est peut-être à l’occasion de rencontres lors d’événements particuliers (assemblée générale, opérations portes ouvertes par exemple).

Une question ancienne dans le monde coopératif

Ce débat sur la place que pourraient ou devraient tenir les salariés dans l’administration et la gestion de la coopérative n’est pas nouveau. Il opposait déjà au début du xxe siècle les « consuméristes » aux « coopératistes » [3]. La position des premiers était que « pour l’immense majorité de ceux qui se rallient à la coopération, elle n’est […] qu’un moyen […] de mieux vivre sans dépenser plus ». Elle sous-entend une attitude qui cherchera en permanence à tirer le maximum des éventuels travailleurs utilisés par la coopérative en vue de parvenir au prix de revient minimum et à la qualité maximum. La deuxième position, celle de « ceux qui aiment la coopération pour elle-même, les vrais coopérateurs, ceux qu’on appelle “les coopératistes” », consiste à considérer que : « la coopération est une fin en soi : […] parce qu’ils croient que [l]es réalisations actuelles contiennent déjà toutes les possibilités désirables pour l’avenir, […] chaque société coopérative, obéissant aux lois qu’elle s’est elle-même données, constitue déjà un petit monde organisé conformément à la justice et à l’utilité sociale [4], et qu’il suffira de les laisser se développer spontanément […] pour réaliser dans un avenir plus ou moins éloigné le meilleur monde possible 4 ».

Dès lors, sur la base notamment de la commune humanité des coopérateurs et des salariés de la coopérative, la coopération imposerait la recherche d’un équilibre entre les intérêts des uns et des autres.

Mais Gide lui-même, à une époque où il misait encore tout sur la coopération de consommation, et non sur la coopération de production, s’il avait évidemment conscience du problème qu’une direction de la coopérative par les consommateurs seuls posait à l’ensemble des producteurs, a voulu se limiter à la question de la répartition de la plus-value et a feint de considérer comme négligeable la question de la décision en matière d’administration et de gestion, même dans des domaines où les salariés ont des compétences au moins égales à celles des consommateurs [5]. Gide reconnaît que l’important pour les travailleurs est « de se gouverner eux-mêmes, de travailler pour eux-mêmes et de garder pour eux le produit de leur travail », mais estime qu’il suffit qu’ils en aient « le sentiment » [6]. Autrement dit, une fois postulée la primauté absolue de la consommation sur la production (que cette production porte sur des biens produits à l’extérieur de la coopérative de consommation et destinés à ses sociétaires, ou sur la production interne), tout doit plier y compris les hommes. Que les producteurs, externes de biens (« ouvriers ») ou internes de services (« employés »), soient eux-mêmes, en tant que personnes, isomorphes des sociétaires de la coopérative de consommation, lesquels sont, ailleurs, ouvriers ou employés (ou au chômage ou retraités), n’est nullement pris en considération.

Des enjeux actuels et opérationnels

Coopérateurs et salariés savent bien que, pour ce qui est de l’activité économique et technique de la coopérative, ils ne sont rien les uns sans les autres, même si leurs intérêts sont différents, voire divergents, d’où les germes de deux tentations symétriques, toujours présents.

D’un côté, pour les coopérateurs, le personnel risque d’être considéré comme un moindre mal, un poids mort, dont on se passerait bien et qui ne fait que peser sur les charges, déjà trop lourdes : c’est souvent la tentation des petites structures, « pas de personnel, on va se débrouiller tous seuls », ce qui leur interdit souvent d’atteindre la taille (pas nécessairement géante comme on l’a déjà évoqué) qui leur permettrait de rendre le meilleur service au plus grand nombre. C’est la tentation « autarcique », érigée en dogme dans le système Park Slope Food Coop.

De l’autre, pour les salariés, leur dynamisme, leur compétence, leur savoir-faire et leur motivation sont peut-être bridés par le pouvoir constitutionnel exclusif donné à des coopérateurs qui font souvent preuve de méconnaissance ou de mépris pour l’aspect technique, professionnel du travail et qui, de plus, manifestent une faible assiduité à l’exercice de leurs pouvoirs ; pourquoi s’embarrasser du formalisme imposé par ces gêneurs jamais satisfaits et ne pas exercer directement le pouvoir donné par la maîtrise technique, commerciale, organisationnelle dont disposent les salariés ? C’est la tentation « technocratique ».

Même si les choses ne sont pas toujours poussées à l’extrême, la coexistence de ces deux tentations, même à l’état latent, conduit à des rétentions d’information, à des pertes d’énergie, à des querelles intestines et des combats de tranchée, dont les victimes sont multiples : un fonctionnement haché et non uniforme, des performances non optimisées, des salariés frustrés et des coopérateurs insatisfaits, le tout se traduisant par une démotivation générale et des résultats économiques en dessous des possibilités réelles. Ces pathologies n’ont pas joué un rôle mineur dans la déliquescence du mouvement de la coopération de consommation historique à partir des années 1975, et la débâcle de 1985-1986. D’où l’importance et l’intérêt, dans les coopératives de consommateurs notamment, de retenir une structure juridique, un mode d’organisation et de fonctionnement qui permette de faire travailler ensemble, au jour le jour, les coopérateurs et les salariés. Cette synergie (ce mot n’étant que l’exacte correspondance de coopération, mais cette fois-ci par la voie de l’étymologie grecque) ne peut qu’être profitable à tous, coopérateurs et salariés.

Le poids des normes internationales

Aujourd’hui, l’environnement normatif supranational et international se déclare en faveur d’une meilleure prise en compte des salariés de la coopérative, au-delà de la seule question des avantages sociaux. Une directive européenne [7] recherche des dispositions plus favorables à la participation des travailleurs, ou l’Organisation internationale du travail (OIT) recommande de « prévoir la participation d’employés non membres au conseil de surveillance, comme c’est le cas par exemple en Allemagne dans certaines circonstances » [8]. Sur le fondement de l’esprit coopératif, la question ne devrait même pas se poser. Mais puisqu’elle se pose, des considérations plus terre-à-terre peuvent contribuer à lui apporter une réponse positive : une bonne identification des salariés à leur entreprise constitue une force à bien des égards (efficacité et stabilité par exemple) ; les jeunes seront très probablement plus exigeants en matière de participation et plus réticents vis-à-vis de structures purement hiérarchiques ; et certainement, la concurrence entre entreprises pour se procurer le capital humain d’employés très qualifiés donnera plus d’importance à tout ce qui peut améliorer, y compris de manière immatérielle, les conditions de travail [9]. Du reste, le souvenir de la Boulangerie véridique de Paris en 1839 – où « les ouvriers et les employés de la boulangerie sont associés ; outre leurs gages ordinaires, un tiers des bénéfices leur est destiné ; les deux autres tiers appartiennent aux actionnaires-consommateurs » [10] –, rappelle que dans le mouvement coopératif, les pratiques précèdent (presque) toujours le droit.

À supposer que le principe d’une participation des salariés à l’administration et à la gestion de la coopérative finisse par être admis, encore faut-il en trouver la bonne formule et le bon dosage.

Comment associer le personnel à l’administration et à la direction de la coopérative

Les quatre possibilités juridiques qui permettent aujourd’hui en France d’associer concrètement les salariés à l’administration et à la direction d’une coopérative de consommateurs sont de « puissance » très variable, l’une pouvant être considérée comme très faible, une autre comme satisfaisante et les deux dernières comme fortes. Une solution juridique est recherchée, d’une part car il s’agit de trouver un mode d’association non paternaliste, pérenne et répétable d’une organisation à une autre et d’autre part parce que l’illégalité – courante aux débuts du mouvement coopératif – entraîne des risques d’insécurité juridique [11]. La pérennité d’un tel dispositif reste évidemment soumise entre autres à la stabilité de la législation. Ces quatre solutions sont issues pour deux d’entre elles du corpus coopératif lui-même, les deux autres, du Code de commerce, ce qui ne fait que souligner le manque d’autonomie du droit coopératif [12]. Seule la première serait susceptible de s’appliquer à une coopérative qui n’aurait pas une forme commerciale.

Deux solutions apportées par le corpus coopératif

Ce qui est appelé ici pompeusement corpus coopératif est constitué par deux textes, celui du 7 mai 1917, spécifique aux coopératives de consommation, et celui du 10 septembre 1947, portant statut (général) de la coopération.

Des salariés associés

La manière la plus simple pour un salarié de s’associer à la coopérative est d’y adhérer en tant que consommateur. Cependant, cette adhésion peut être contrecarrée par l’application de dispositions statutaires d’agrément des nouveaux sociétaires [13], en dépit de l’affirmation de Gide (1 904) selon laquelle « l’entrée étant libre pour quiconque souscrit une action, il va sans dire que les employés peuvent se faire admettre comme sociétaires s’ils le veulent : on ne peut pas les en empêcher » [14].

La possibilité ouverte par l’article 3 bis du statut coopératif (« les coopératives peuvent admettre comme associés non coopérateurs, dans les conditions et limites fixées par leurs statuts, des personnes physiques, notamment leurs salariés… ») est assortie d’une limitation : « les associés non coopérateurs ne peuvent détenir ensemble plus de 49 % du total des droits de vote, sans que les droits des associés qui ne sont pas des sociétés coopératives puissent excéder la limite de 35 % ».

Cette limitation semble devoir être toujours satisfaite si les « non coopérateurs » sont les (et a fortiori des) salariés : il est improbable qu’une coopérative de 64 consommateurs fasse appel à 36 salariés ! Les associés disposant de droits égaux dans la gestion (art. 4), et la coopérative devant « être gérée et dirigée par les sociétaires eux-mêmes qui élisent, au sein de la société, un conseil […] responsable, chargé de désigner les directeurs et de surveiller leur gestion », (art. 2 de la loi du 7 mai 1917), des salariés sociétaires peuvent se porter candidats et être élus au conseil d’administration ou de surveillance (selon le mode choisi par la coopérative).

Dans ce scénario, les salariés, en tant que tels et indépendamment du fait qu’ils puissent être par ailleurs coopérateurs-consommateurs, peuvent devenir associés non coopérateurs. Cependant, cette association est systématiquement soumise à une procédure d’agrément. Dans certains cas, s’y ajoute un filtrage censitaire, par une exigence de souscription de parts pour un montant trop élevé pour un salarié moyen [15]. Compte tenu de la rédaction de l’article 3 bis des statuts coopératifs, on peut estimer que, dans les statuts d’une coopérative, maintenir une procédure d’agrément et imposer une souscription excessive pour les adhésions de salariés non coopérateurs est la preuve d’un manque d’empressement à les accueillir comme associés : cette attitude n’est pas nouvelle (cf. supra la remarque de Gide à ce sujet).

Une fois associé, coopérateur ou non, chaque salarié dispose d’une voix dans les assemblées générales, ce qui est un acquis intéressant. Il peut aussi présenter sa candidature lors des élections au conseil (d’administration ou de surveillance selon le cas) mais, bien sûr, rien ne garantit son élection ni, par suite, la représentation du personnel dans ce conseil. Enfin, cette démarche, qui résulte d’une somme d’initiatives individuelles, n’induit en rien a priori une représentation du personnel dans son ensemble. C’est donc là une solution très faible, quoique non négligeable (théoriquement au moins, les salariés pourraient avoir au conseil jusqu’au tiers des voix) puisque bien des coopératives de consommateurs ne disposent même pas de ce minimum.

Une forme coopérative ad hoc

La deuxième possibilité d’articulation entre coopérateurs et salariés de la coopérative a été introduite dans le statut coopératif en 2001 : il s’agit de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), définie au Titre II ter de la loi de 1947, dont le terrain d’application inclut, mais dépasse aussi, et de loin, celui de la seule coopération de consommation. Cette formule juridique constitue en quelque sorte une « généralisation » de la coopération « fonctionnelle » (de consommation, de crédit, de production, etc.) en raisonnant « par projet », ou par filière : « Peut être associé d’une société coopérative d’intérêt collectif toute personne physique ou morale qui contribue par tout moyen à l’activité de la coopérative [16], notamment toute personne productrice de biens ou de services, tout salarié de la coopérative, toute personne qui bénéficie habituellement, à titre gratuit ou onéreux, des activités de la coopérative, toute personne physique souhaitant participer bénévolement à son activité ou toute personne publique » (art. 19 septies, al. 1).

Toutes les personnes, physiques ou morales, susceptibles de concourir à la réussite du projet, ou concourant à la filière, peuvent être associées, tant pour la constitution du capital nécessaire que pour l’organisation du pouvoir. Mais cette généreuse ouverture reste encadrée. Deux catégories d’associés sont obligatoires, une troisième étant susceptible de regrouper tous les associés qui ne relèveraient pas de l’une des deux premières : « Les personnes qui bénéficient habituellement, à titre gratuit ou onéreux, des activités de la coopérative et les salariés… » (ibid., al. 2).

Ainsi, pour les salariés, le premier stade est assuré : ils peuvent, en tant que salariés et au même titre que, dans notre cas, les consommateurs, accéder à la qualité d’associés. Enfin – pour ce qui nous concerne ici – la présence d’associés salariés élus au conseil n’est plus limitée par les dispositions des articles L. 225-22 et L. 225-85 du Code de commerce qui disposent que : « Le nombre des administrateurs ou membres du conseil de surveillance [associés élus par l’assemblée générale] liés à la société par un contrat de travail ne peut dépasser le tiers des membres en fonctions ». Ce qui tendrait, pour le moins, à ne pas décourager l’élection d’associés salariés au conseil, même si aucune disposition spécifique n’est prévue pour garantir l’occurrence effective d’une telle élection. De ce point de vue, la SCIC ne présente qu’une systématisation de la solution précédente, adjointe à la relaxation d’une contrainte (réelle pour une coopérative de travailleurs, mais qui ne serait vraisemblablement pas perçue comme telle dans le cadre d’une coopérative de consommateurs). Enfin, puisque toute société peut se transformer en SCIC, la SCIC ne présente nulle contre-indication vis-à-vis de toute coopérative à qui la SCIC n’est pas explicitement interdite par une prescription impérative de forme différente, donc vis-à-vis par exemple de la coopérative de consommation.

L’introduction de collèges (article 19 octies de la loi de 1947) permettrait de garantir aux salariés au moins un dixième et au plus la moitié des voix dans les assemblées générales, mais d’une part limiterait le pouvoir des bénéficiaires (les consommateurs) à la moitié des voix, d’autre part n’apporterait aucune garantie quant à l’élection de salariés (non consommateurs) au conseil. Cette introduction est facultative. Si collèges il y a, ils peuvent correspondre à toute segmentation utile des sociétaires (sauf en ce qui concerne la détention du capital) et non seulement à leur catégorie.

Deux solutions apportées par le Code de commerce

Curieusement – car il a parfois auprès des puristes de la coopération, et non sans quelques raisons, une réputation sulfureuse de bible du capitalisme – c’est le Code de commerce qui fournit deux solutions introduisant délibérément des salariés au conseil d’une société anonyme.

Des salariés au conseil

Les articles L. 225-27 et L. 225-79 du Code de commerce prévoient que « le conseil comprend des membres élus […] par le personnel de la société […]. Le nombre des membres du conseil élus par les salariés ne peut être supérieur à quatre ni excéder le tiers du nombre des autres membres. […] Les membres du conseil élus par les salariés ne sont pas pris en compte pour la détermination du nombre minimal et du nombre maximal de membres prévus [aux articles L.225-17 et L. 225-69] ».

De même que dans le cas de la SCIC, les membres, non nécessairement associés, qui sont ainsi élus, ne sont pas pris en compte pour l’évaluation de la contrainte portant sur le pourcentage des membres du conseil liés par un contrat de travail.

Les salariés d’une entreprise, notamment dans le cas d’une coopérative peut-on supposer, forment un corps relativement stable dans le temps (par exemple si les contrats à durée indéterminée sont prédominants) et qui entretient en son sein une certaine communication qui peut aller jusqu’à une organisation syndicale ou de type syndical. À l’inverse, les coopérateurs, ici consommateurs, ne représentent souvent qu’eux-mêmes, du moins au moment où ils sont élus au conseil, et dans la mesure où ils ne sont pas les représentants effectifs d’un groupe, par exemple une section coopérative. On peut donc supposer qu’en dépit des voeux contraires que l’on peut formuler à ce sujet et des éventuelles actions de sensibilisation et de formation réalisées, la tendance générale reste, encore pour un certain temps, en attendant une meilleure perception des enjeux de la coopération, à une communication relativement faible entre les élus et leurs électeurs, voire – surtout si des questions de dispersion géographique s’en mêlent – entre les élus eux-mêmes, en dehors des réunions. De ces deux conjectures, et en fonction de l’idée que l’on se fait de la mise en oeuvre de la « démocratie » dont il était question ci-avant, les statuts de la coopérative vont aborder les questions de la durée des mandats et de la rééligibilité des élus d’une manière éventuellement asymétrique entre élus associés et élus salariés, d’autant que si les élus associés sont révocables par toute assemblée générale (aux conditions « ordinaires » et sans que ce point ait à figurer à l’ordre du jour ; art. L. 225-18 al. 2 et L. 225-75 al. 2 du Code de commerce), les élus salariés, lesquels ont été élus par les salariés et nullement à l’initiative de l’assemblée générale des associés, « ne peuvent être révoqués que pour faute dans l’exercice de leur mandat, par décision du président du tribunal de grande instance, rendue en la forme des référés, à la demande de la majorité des membres du conseil » (art. L. 225-32, al. 2, du Code de commerce).

La révocation peut passer pour humiliante, la non réélection également. C’est pourquoi les longs mandats et la rééligibilité jouent en pratique un rôle stabilisateur qui peut aller jusqu’à la sclérose de l’institution lorsque la routine masque les aspects potentiellement positifs de la combinaison : possibilité de conduire des projets à long terme de manière cohérente et homogène, maintien en place des talents utiles à la coopérative et, peut-être, dans le meilleur des cas, maîtrise de la bureaucratie et de la technocratie. Il est pourtant possible, par l’information et la formation, par l’instauration et le développement du débat, autrement dit par une dynamique interne de vitalité coopérative, de découvrir de nouveaux talents d’administration et de direction générale chez les associés et les salariés, et d’en assurer la coordination dans le temps par un équilibre – certes tendu – entre stabilité de la visée du projet, créativité dans sa conduite et lutte ou résistance contre la bureaucratie et la technocratie.

Dès lors, si les dispositions légales par défaut (mandat de six ans et rééligibilité) sont fréquemment retenues, une variante, pour les élus salariés, peut raccourcir sensiblement la durée du mandat (jusqu’à un exercice seulement par exemple) et interdire une rééligibilité immédiate en tenant compte du fait que la continuité de l’action pourra être assurée grâce à la communication et au débat qui se maintiennent et se développent chez les salariés. Cette variante peut, le cas échéant, après avoir démontré son efficacité, passer plus tard en application pour les associés élus.

Combinée à la première solution (ouvrir le sociétariat aux salariés), c’est la solution retenue par exemple par la coopérative Les Nouveaux Robinsons, qui enrichit son conseil de surveillance de deux sièges réservés aux salariés (non nécessairement coopérateurs) [17].

La société anonyme à participation ouvrière (Sapo)

En 1917, l’année des lois sur les coopératives de consommation, le cautionnement et le crédit populaire, mais aussi celle de la Révolution d’Octobre, la rencontre de tous ces événements n’étant pas totalement fortuite, le législateur, décidément en verve sociale, peut-être par souci de calmer des mécontentements populaires croissants (manifestés notamment par la multiplication des grèves) dans le contexte particulièrement problématique de la guerre [18], a introduit dans le droit commercial français la société anonyme à participation ouvrière (Sapo) [19]. Aujourd’hui, les dispositions régissant la Sapo sont codifiées aux articles L. 225-258 à L. 225-270 du Code de commerce (section IX du chapitre V sur les sociétés anonymes, dont sont issues les citations qui suivent, sauf exception spécifiée).

La caractéristique saillante de la société anonyme à participation ouvrière par rapport à la société anonyme « ordinaire » (ici, le fait que cette société anonyme soit ou non coopérative n’intervient pas) est la distinction, sous le même terme d’action, d’un titre de propriété et d’un autre titre octroyant des droits spécifiés : d’un côté, les actions « de capital » (c’est-à-dire les actions – ou parts sociales dans le vocabulaire coopératif – telles qu’elles sont généralement connues), de l’autre des actions « de travail », donnant accessoirement accès à une certaine quotité de dividendes, et principalement accès au pouvoir, tant à l’assemblée générale des associés que dans le conseil. Ces « actions de travail » sont en quelque sorte créées ex nihilo et arbitrairement, afin de manifester la part de pouvoir effectif que les associés « classiques » (constituants et détenteurs du capital social) reconnaissent aux salariés.

Le dispositif repose sur une symbiose (au sens de la physiologie végétale) entre une société « de capital » – car même une coopérative a besoin de capital pour fonctionner – et une société n’ayant d’autre objet que de regrouper les travailleurs : une coopérative de main-d’oeuvre. Celle-ci réunit « obligatoirement et exclusivement tous les salariés liés à l’entreprise depuis au moins un an et âgés de plus de dix-huit ans » et reçoit de la société anonyme les actions de travail précitées, sans que ces actions puissent, de quelque façon que ce soit, « être attribuées individuellement aux salariés de la société, membres de la coopérative de main-d’oeuvre ». En vue de chaque assemblée générale de la société anonyme, les participants à la société coopérative de main-d’oeuvre, réunis en assemblée générale de cette coopérative, élisent parmi eux des mandataires qui les y représenteront. Le nombre de ces mandataires est fixé par les statuts de la société anonyme. « Le nombre des voix dont disposent ces mandataires [20], à chaque assemblée générale de la société anonyme, est établi d’après le nombre de voix dont disposent les autres actionnaires présents ou représentés, en respectant la proportion entre les actions de travail et les actions de capital résultant de l’application des statuts de la société. Il est déterminé au début de chaque assemblée 20 d’après les indications de la feuille de présence. Les mandataires présents partagent également entre eux les voix qui leur sont ainsi attribuées, les plus âgés bénéficiant des voix restantes ».

Le législateur a ainsi pris grand soin d’éviter que l’absentéisme des associés de la société anonyme ne donne arithmétiquement aux salariés un pouvoir supérieur à celui qui leur a été mesuré au moment de l’élaboration des statuts, en ne leur accordant pas dans la société anonyme un pouvoir purement et simplement au prorata des actions de travail dans le total des actions. Ainsi, quelle que soit la participation des associés de la société anonyme à son assemblée générale, les salariés, au travers des mandataires de la coopérative de main-d’oeuvre, disposeront dans tous les cas de la même proportion de voix, mais nullement de la même masse de voix (cette disposition aurait peut-être apporté à Gide les apaisements nécessaires : cf. supra).

Quant à la participation des travailleurs à l’administration et à la direction de la société anonyme, elle est assurée par une présence au conseil qui « comprend un ou plusieurs représentants de la société coopérative de main-d’oeuvre. Ces représentants sont élus par l’assemblée générale des actionnaires et choisis parmi les mandataires qui représentent la coopérative à cette assemblée générale. Le nombre en est fixé par le rapport qui existe entre les actions de travail et les actions de capital. Ils sont nommés pour le même temps que les autres administrateurs et sont comme eux rééligibles ».

Ces représentants peuvent ne pas être rééligibles (selon la clause qui a été retenue dans la rédaction des statuts de la société anonyme comme exposé plus haut), mais tous les membres du conseil sont ici logés à la même enseigne.

Le point important est que le nombre de représentants des salariés au conseil n’est nullement limité a priori, d’autant que l’article L. 225-22 du Code de commerce précise que « dans les sociétés anonymes à participation ouvrière, les représentants de la société coopérative de main-d’oeuvre ne sont pas comptés pour la détermination du nombre des administrateurs liés à la société par un contrat de travail ».

C’est ainsi que la Sapo Ambiance Bois (Creuse) a mis en place un partage strictement égalitaire entre capital et travail.

La Scapo versus d’autres statuts coopératifs

La société coopérative d’intérêt collectif de consommation (SCIC) et la société coopérative anonyme à participation ouvrière (Scapo) présentent l’une par rapport à l’autre des avantages et des inconvénients. Et les avantages de la Scapo sont suffisants pour examiner son application, non seulement aux coopératives de consommateurs, mais aussi aux coopératives de crédit.

Des avantages différenciés entre SCIC et Scapo

D’une manière générale, la SCIC présente des avantages exclusifs, les uns généraux et les autres relatifs au domaine du présent article. D’un point de vue général, sa jeunesse lui donne un côté moderne : la SCIC a donné l’occasion d’introduire la locution de coopérative participative et, dans la foulée, le terme participatif tend à devenir un label d’éthique, de solidarité ; son statut a rencontré d’emblée un incontestable succès et elle bénéficie de la compétence syndicale, fonctionnelle, et de promotion et de développement de la Confédération générale des Scop et de son réseau [21]. Dans le contexte de projets complexes, elle permet d’articuler des catégories d’associés qui, dans le meilleur des cas, auraient rencontré de grosses difficultés à trouver leur place respective dans d’autres formes de sociétés. Des collectivités publiques et leurs groupements peuvent être admis comme sociétaires, ce qui instaure en quelque sorte une économie mixte coopérative, particulièrement congrue à nombre de projets d’intérêt collectif ; et la SCIC peut recevoir des aides directes des collectivités territoriales (sous conditions liées aux traités européens). Elle peut faire bénéficier des tiers non sociétaires de ses produits et services sans être tenue, comme les coopératives de consommation ordinaires, de recevoir comme sociétaires bénéficiaires tout client habituel qui en ferait la demande. Enfin, spécifiquement dans le domaine du présent article, les salariés qui le souhaitent peuvent devenir sociétaires (en tant que salariés et non en tant que bénéficiaires des services de la coopérative), présenter leur candidature à l’élection au conseil et y être élus sans limitation de nombre relatif ; un salarié peut être nommé en qualité de membre du conseil d’administration, du directoire ou du conseil de surveillance sans perdre le bénéfice de son contrat de travail [22]. Cependant, aucune disposition légale concernant la SCIC ne garantit une présence de représentant des salariés dans les organes de direction et d’administration de la coopérative et ceux des salariés qui pourraient envisager d’accéder à ces organes doivent d’abord acquérir leur part de capital, indépendamment de l’apport à la coopérative que constitue leur travail.

La Scapo, quant à elle, ne présente que deux caractéristiques exclusives mais fondamentales ici : les salariés (même non associés coopérateurs) sont représentés à l’assemblée générale de la coopérative et les différentes catégories de personnel ont une garantie de représentation au conseil d’administration de la coopérative, dans les proportions librement définies par les statuts. L’inconvénient majeur tient à ce que les statuts ne sont que très rarement établis avec la collaboration des futurs salariés et, par suite, le niveau de participation des salariés est déterminé unilatéralement par le bon vouloir des coopérateurs consommateurs. La rareté indubitable des sociétés anonymes à participation ouvrière et l’époque de naissance de leur statut qui, aux yeux de certains, évoque irrésistiblement l’influence bolchevique, ne constituent des défauts qu’aux yeux de ceux qui s’effraient de la puissance révolutionnaire de ce statut dans notre société totalement imprégnée de la domination naturelle dont doit bénéficier le capital, alors même que le mouvement coopératif se présente comme le fer de lance de la lutte contre cette imprégnation.

De l’intérêt de la Scapo pour les coopératives de crédit

Puisque, aux yeux de Gide du moins, « la coopérative de consommation est susceptible de s’étendre à tous les besoins non seulement de l’ordre matériel, mais de l’ordre intellectuel et moral » [23], pourquoi ne pas examiner l’application des formes qui viennent d’être esquissées à cette autre grande catégorie, voisine dans son principe, la coopérative de crédit ?

Les coopératives de crédit ont, dans leur structure « démographique », une grande ressemblance avec les coopératives de consommateurs. D’où l’importance et l’intérêt, à première vue, dans les coopératives de crédit comme dans les coopératives de consommateurs, de trouver la synergie qui était recherchée par les moyens exposés ci-avant.

Toutefois, pour des raisons essentiellement historiques et, accessoirement liées à l’exercice du pouvoir tutélaire, la cellule de base des coopératives de crédit, la caisse locale, tout comme nombre de coopératives de consommateurs le plus souvent de taille réduite, est une société civile et non commerciale. Par ailleurs, depuis la fin du xxe siècle, il est devenu très rare que la caisse locale soit employeur : pour des motifs présentés comme sociaux – possibilités de carrière, institutions représentatives du personnel plus significatives, meilleures garanties de l’emploi – mais aussi pour affermir le contrôle du second degré (régional ou inter-régional) sur le premier (local), le personnel est tout entier rattaché à l’organe de deuxième degré. La transformation en coopérative anonyme à participation ouvrière d’une caisse locale de crédit serait donc à la fois une opération difficile sur le plan culturel, et moins (ou pas du tout) utile sur le plan social ou pratique. En revanche, la structure de SCIC gagnerait à être examinée de près dans tous les cas où l’association de la collectivité territoriale d’implantation se révélerait utile, mais les résistances ne manqueraient pas de se manifester.

Quant au deuxième degré, au niveau régional ou inter-régional, sa structure « démographique » très différente – effectif du personnel important (plusieurs centaines) par rapport au nombre d’associés du fait du regroupement, assez artificiel, de plusieurs caisses locales en une seule entité – conduirait à favoriser plutôt la structure de SCIC, bien que la formule à participation ouvrière garde toute sa pertinence.

Bien entendu, ces jugements à froid, malgré la validité juridique des solutions suggérées (moyennant les adaptations statutaires de détails permettant de donner aux organes de tutelle toutes assurances de stabilité), ne sauraient recueillir l’assentiment spontané des pouvoirs en place, aussi bien élus que de la technostructure, soucieux de préserver leurs privilèges et leur exclusivité. Le Code monétaire et financier ne cite ni ne récuse [24] la présence de salariés au conseil (d’administration ou de surveillance), à l’exception du cas des sociétés coopératives de banque (art. L. 512-64) dont « le conseil d’administration ou le conseil de surveillance comprend, outre dix représentants des sociétaires, cinq représentants du personnel de la société coopérative de banque, dont au moins un cadre ». Cependant, dans l’ensemble des coopératives de crédit, le cas des sociétés coopératives de banque est très peu significatif [25]. L’injection d’un peu d’utopie dans les coopératives de crédit ne leur ferait pas de mal, en ce sens que, à terme, elles pourraient peut-être revenir à une outrance capitalistique un peu moindre, à un fonctionnement un peu moins anti-démocratique, à une technocratie moins « dictatoriale », bref, à plus de proximité avec les sources qu’elles revendiquent. Mais il semble certain qu’aucune coopérative de crédit n’a l’intention de donner à ses sociétaires un pouvoir théorique qu’elle proclame par ailleurs, ni de donner à l’ensemble de ses salariés la parcelle de pouvoir qu’ils sont en droit de revendiquer.

La Scapo, un outil juridique vecteur de vitalité coopérative ?

Finalement, dans l’état actuel des choses, seules les coopératives de consommateurs [26], comme organes de premier degré, trouveraient presque assurément bénéfice à étudier l’hypothèse de société coopérative anonyme à participation ouvrière, quoique la forme de société coopérative d’intérêt collectif présente de nombreux avantages. Ce n’est donc pas faute de solutions pratiques que l’association des salariés à l’administration et à la gestion de la coopérative, aux côtés des coopérateurs, se rencontre si rarement. Le mouvement coopératif dans son ensemble, et l’Alliance coopérative internationale en tête, ne semblent pas y voir une manifestation majeure de l’esprit coopératif sous les espèces de la démocratie.

Mais, en tout état de cause, le choix d’une forme juridique, fût-elle la meilleure, ne constitue qu’un élément plus ou moins favorable et ne saurait régler toutes les questions qui se posent ensuite dans la vie courante de la coopérative. L’animation de la vie coopérative, tant du côté des coopérateurs que de celui des salariés, constitue, avec la qualité de l’information apportée aux uns et aux autres en vue de la préparation de la décision, deux points essentiels pour la vitalité et donc la pérennité de la coopérative.