Article body

Qu’on soit celui qui reçoit ou qu’on soit celui qui passe pour donner,

On doit toujours exiger de l’autre le respect et la dignité,

Ce qui implique qu’on les a exigés de soi-même d’abord!

Sans ces deux grands éléments essentiels au véritable commerce humain,

L’argent n’est qu’un moyen d’asservir un peu plus celui qui, le recevant,

Le mérite souvent mieux que celui qui le distribue.

Gilles Vigneault

Introduction

En préparant ce texte, j’ai cru bon revenir sur quelques périodes marquantes de ma vie professionnelle. Cet exercice a suscité plusieurs questions existentielles sur une profession qui me tient à coeur, une profession porteuse de nombreux espoirs mais aussi d’énormes contradictions, comme celles que Gilles Vigneault laisse entendre en utilisant des expressions telles: commerce humain, moyen d’asservir et passe pour donner. Cette démarche m’amène à proposer certaines pistes «alternatives» d’intervention.

Depuis plusieurs années, confronté aux limites et contradictions d’une pratique institutionnalisée et aux mythes de la relation d’aide (Platteau 1986), je remets en question notre rôle et nos pratiques (St-Amand 2001). Derrière ma réflexion, émerge une première série de questions. Qu’est-ce que le service social? En service social, traitons-nous les gens qui éprouvent des difficultés comme des clients, des victimes ou des personnes? Qu’arrive-t-il quand les gens dévient des normes? Comment justifie-t-on l’augmentation du nombre de pauvres, de défavorisés, d’exclus, de femmes et d’enfants abusés, de vieillards et de fous délaissés, dans une société «dite» développée, mais criblée d’inégalités grandissantes? Comment les changements de société s’opèrent-t-ils? Comment se fait-il que dans les années 1960 et 1970, la société canadienne était compatissante envers les pauvres et que, maintenant, elle est devenue presque indifférente à la misère humaine? Le travail social peut-il changer cette société? Si oui, comment? Si non, pourquoi nous leurrer et propager des mythes illusoires? Nous réfugions-nous derrière des pratiques qui «personnalisent des situations sociales» ou avons-nous le courage de définir et de défendre des convictions sociales, politiques, idéologiques (Mispelblom 1981)? Nous rangeons-nous derrière Mary Richmond et la médicalisation des problèmes sociaux ou adoptons-nous les stratégies inspirées par Jane Addams, architecte d’une vision politique du service social? Quel rôle autre que thérapeutique peut jouer notre profession dans une société qui se dirige à toute vitesse vers la mondialisation économique, politique, culturelle?

Avec ces questions de départ, le texte qui suit présentera trois étapes de ma vie professionnelle et les réflexions qui les ont accompagnées. La première, intitulée «illusions naïves», pose un regard critique sur les dix premières années de ma formation et de ma pratique dans le domaine de la protection de l’enfance. La seconde, intitulée «Quelques crises et contradictions», résume certaines questions que je me suis posé lors de ma remise en cause des assises de l’intervention sociale. La dernière, intitulée «Ailleurs et autrement», vise à présenter les alternatives que je considère prometteuses afin de faire face aux contradictions et aux défis du service social, comme des autres professions d’aide d’ailleurs.

Ce texte reflète ainsi les questions qui m’inspirent et qui me passionnent dans mes activités personnelles et professionnelles, dans ma façon de tenter de comprendre ce qui se passe, et les contradictions dont je suis porteur, de par mon éducation, mon statut social, mon sexe, mon milieu de vie et ma culture. Enfin, il propose quelques pistes qui pourraient alimenter nos réflexions et nos débats et orienter nos pratiques d’intervention autour de certains enjeux auxquels nous faisons face continuellement en cette période troublée de notre profession.

Les années 1960 : illusions naïves

Dans les années 1960, l’État devenait rapidement «providence», remplaçant l’ancien modèle de charité privée par celui de la justice sociale, de l’égalité et de la redistribution. L’ère était à l’optimisme pour les bâtisseurs d’une profession dite «aidante». En fait, l’État prenait en charge les miséreux, les exclus et les défavorisés. Il se disait, dans le discours tout au moins, le défenseur des pauvres et le grand responsable de l’égalité, de la justice sociale et même de la compassion, grâce à la redistribution des richesses et à la mise en place d’importants programmes sociaux. Un peu partout au Canada et ailleurs en Occident, l’État remplaçait les comtés, les municipalités et les paroisses, et devenait responsable de la gestion des problèmes sociaux et de l’élaboration des politiques sociales. Grâce aux acteurs dans les domaines de la santé, de la justice, de l’éducation et des services sociaux, grâce à l’influence des pays scandinaves en particulier — l’inspiration venait alors de l’Europe et les priorités étaient sociales alors que maintenant les pressions viennent plutôt du Sud et les priorités sont financières —, grâce au New Deal qu’avait proposé Maynard Keynes entre autres, le Canada avait déjà commencé à institutionnaliser son infrastructure de sécurité sociale. Ce filet de sécurité remplaçait les bonnes oeuvres, l’entraide informelle et la charité privée, en permettant de :

rid ourselves of many of the pseudo moral principles which have has ridden us for two hundred years, by which we have exalted some of the most distasteful of human qualities into the position of the highest virtues

Romanyshin 1971: 196-197

Les années 1960, ont également été l’époque de la guerre à la pauvreté. L’époque où tous les rêves étaient permis. Après avoir mis en place une infrastructure de couverture universelle dans le domaine de la santé, l’État s’apprêtait à faire de même dans le domaine de la sécurité sociale (revenu annuel garanti). Tout comme Joey Smallwood (Clark 2003) avait suggéré à ses concitoyens de brûler leurs bateaux, car Terre-Neuve entrait dans la Confédération canadienne, l’État disait aux communautés locales: brûlez vos bateaux, nous prenons en charge le social. En fait, nous n’avons plus besoin de vous, du local. L’État prend la responsabilité des problèmes de santé, de sécurité sociale, de logement, d’éducation, de santé mentale, de justice. Finie l’ère des commissions régionales ou paroissiales, finie l’époque où des organismes locaux devaient prélever des taxes pour défrayer les coûts de l’enseignement, de la santé, du logement, de la justice.

Partout au Canada, se bâtissent alors d’importantes institutions de santé, d’éducation, de justice, de santé mentale. On embauche énormément dans le social. «C’est le début d’un temps nouveau», disait la chanson… Les programmes de formation collégiale et universitaire foisonnent. Le service social, qui possédait dans les années 1960 une dizaine de programmes de maîtrise et un de doctorat pour l’ensemble du Canada, et qui formait environ 200 nouvelles recrues par année, connaît une croissance exponentielle. En dix ans, de nombreux programmes sont créés de toutes pièces. Pratiquement chaque école de service social se lance dans un programme de premier cycle qui devient rapidement, et un peu par nécessité, le premier niveau de la pratique professionnelle.

À cette période, je me trouve à la Maritime School of Social Work, à Halifax. On y privilégie une toute nouvelle approche très prometteuse fondée sur l’empathie, la chaleur, l’intégrité et la sincérité. Voilà ce qu’il faut pour aider les gens dans le besoin. Un demi cours sur les politiques sociales informe, en passant, qu’il existe des programmes sociaux, certes, gérés par les gouvernements, mais que la clé de la profession, c’est la pratique empathique. Cousin germain de la psychologie et inspiré par Mary Richmond (1965), le service social emprunte ses grands concepts à l’idéologie médicale. Des auteurs tels Carkhuff (1967, 1977), Berenson (1977), Truax (1967) et, plus tard, Lucien Auger (1986) au Québec, façonnent une manière de penser et d’intervenir qui laisse peu de place à la réflexion critique et à la mise en question des pratiques professionnelles. Que font ces programmes de formation? Ils présentent un modèle axé sur l’individuel et l’affectif, monopolisé par la psychologie et séparé de la zone sociale collective (Mispelblom 1981). Ils convainquent qu’indépendamment des circonstances et des gens, les éléments de l’aide sont les mêmes. Peu importe le contexte géographique ou politique et les situations particulières, une recette universelle s’impose: empathie, chaleur et la sincérité, voilà ce qui aide les gens et ce dont les travailleurs sociaux en herbe ont besoin (Bodian, 1992). Certes, avec l’empathie, certaines gens se sentent peut-être compris dans leur for intérieur, mais quels impacts ont les travailleurs sociaux sur les situations de pauvreté, les problèmes de santé mentale, l’abus, la violence et les inégalités sociales? La question ne se posera pas jusqu’à ce que les approches féministes, écologiques ou structurelles ne viennent rappeler la dimension politique de l’intervention.

À cette époque, je suis convaincu, grâce à ce modèle technico-rationnel (Tremblay 2003) de posséder les éléments essentiels, la clé de voûte de la pratique professionnelle. La tête haute, je me retrouve dans le comté de Restigouche, au nord du Nouveau-Brunswick, dans une région dite éloignée, durement affectée par un modèle de développement étatique centralisé. Éloignée des grands centres économiques et politiques, absente des prises de décision, affectée par un chômage systémique, cette région rurale a plus que son lot de problèmes sociaux, issus principalement d’une économie de dépendance, saisonnière. Je fais partie d’une équipe de protection à l’enfance qui ramasse les pots cassés: problèmes de violence, de chômage chronique, de pauvreté, d’alcoolisme et de désespoir. Voilà certaines conséquences sociales de la situation socio-économique de la région. Un village en particulier ressemble à un «tiers-monde» canadien. L’assistance touche pratiquement 100 % de la population. L’âge moyen des mères lors de la naissance de leur premier enfant est de 14 à 15 ans. Une autre localité, dont la population vit des ressources forestières, est à 95 % en chômage saisonnier durant l’hiver. Les habitants de Eel River Bar, territoire autochtone, connaissent un haut taux de pauvreté et possèdent une espérance de vie et des conditions socio-économiques qui se comparent davantage à celles du tiers-monde qu’au Canada… Réponse toute désignée: empathie, chaleur et sincérité manifestées par une pratique individuelle provoque l’isolement.

Un des premiers matins de ce début de ma carrière, Linda, 15 ans, m’appelle pour me demander l’adresse d’un endroit où elle pourrait avoir rapidement et discrètement un avortement thérapeutique. Ma réponse, évidemment: How do you feel about that? Je ne suis pas habilité à réfléchir à certains des enjeux derrière cette question. Reste que la clinique la plus proche se trouve à Montréal, qu’il est pas mal difficile de s’y rendre de façon anonyme et qu’il en coûte au minimum 300 $ pour s’y rendre. Linda est pauvre et ne peut se permettre un tel déplacement.

Lorsque je dois aller faire une enquête sur le territoire malécite de Eel River Bar, je n’ai aucune idée des valeurs et des traditions autochtones. La roue médicinale, le cercle de guérison, les sages, pour moi, c’est de l’inconnu. Un couple, vivant sur cette réserve, décide de partir aux États-Unis pour une semaine, sans faire de plans concrets pour la garde de ses jeunes enfants. Pour moi, c’est un cas évident d’abandon et donc de protection. Et tous les enfants de cette réserve qui doivent être placés? Pas de problème: il faut qu’ils sortent de ce milieu, puisqu’il n’y a pas de foyers approuvés au sein du territoire et que, de toute façon, le modèle blanc est supérieur…

En fait, tout est relativement simple quand on est ignorant, quand on ne connaît pas les nuances et les particularités de l’intervention. En ce début de carrière, le coeur y est, mais mes connaissances dans le domaine du social, du culturel, du politique, sont fort limitées. J’ignore alors que pour les autochtones, comme pour Khalil Gibran (1987), «nos enfants ne sont pas nos enfants, mais qu’ils sont les enfants de l’appel de la vie à elle-même». J’ignore aussi ce que veut dire le génocide culturel des Autochtones au Canada, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Australie (Navet 1991). Je ne peux concevoir que mes gestes contribuent à accentuer les problèmes actuels des populations amérindiennes et que mon approche eurocentrique (Graveline 1998) me fait prendre des décisions inappropriées… Illich (1971) parle des «dommages que nous créons», des «illusions dont nous nous berçons», des possibilités d’être «inutiles», voire «nuisibles même si nous donnons tout ce que nous possédons» (p. 58-60). En somme, je suis sincère et rempli d’enthousiasme, mais je ne connais pas la dimension sociopolitique de l’intervention. Je suis formé pour faire du casework, j’applique cette approche peu importe les situations et les conditions de vie des gens.

Entre la pratique qui ronge immanquablement les ressources et les énergies des travailleurs — en 1982, McFadden montre qu’après deux ans de pratique, la moitié des travailleurs sociaux oeuvrant en protection est épuisée —, et la profession qui a besoin qu’on consolide ses assises professionnelles, je me retrouve au sein de nombreux comités professionnels et associatifs, ce qui me laisse peu de temps pour la réflexion. À cette époque, je travaille ardemment à l’établissement de la profession. Les nombreuses réunions de l’Association canadienne des travailleurs sociaux d’alors créent une ambiance de solidarité et de camaraderie qui répond à l’isolement professionnel qui m’a miné, au cours des sept années que j’ai consacré à ce travail. Fatigué, j’en ressors grâce à un appel de l’Université de Moncton qui m’invite, en 1979, à enseigner l’intervention sociale.

Au cours de cette période, quelques événements sont venus semer le doute dans mon esprit trop naïvement convaincu de sa mission. En voici quelques-uns.

  1. Lors d’une rencontre avec les représentants du ministère, le sous-ministre des services sociaux de l’époque raconte l’histoire d’un de ses copains, étudiant en médecine. Lors de sa soirée d’adieu de vieux garçon, on le saoule et ses amis décident de lui jouer un tour. Ils l’amènent à l’hôpital et, pour rigoler, lui plâtrent une jambe avant de le ramener chez lui. Le lendemain, notre homme se réveille et constate l’évidence: il a la jambe cassée. Humilié, contrarié, il s’isole dans un chalet lointain et ne parle à personne jusqu’au jour de ses noces. Il se présente alors en béquilles et chaise roulante. Ça prendra toute une série de raisonnements convaincants pour lui faire réaliser qu’il a, de fait, la jambe intacte… La morale de l’histoire, c’est que l’on pose souvent des plâtres aux gens qui n’en ont pas besoin.

  2. Claudette vivait avec sa mère dans un taudis jusqu’au moment où, vers les années 1960, les services de protection à l’enfance viennent la «rescaper», à l’âge de 5 ans. Elle est alors placée en foyer nourricier, dans une famille bien et de classe moyenne. Treize ans plus tard, le jour même de ses 18 ans, elle retourne, sans hésitation, vivre avec sa mère. Alors, à quoi a pu servir cet investissement? Qu’est-ce qu’on a réellement fait ? Entre une vie plus aisée et ses racines originelles, Claudette fait un choix qui remet en question la pratique du service social de protection.

  3. Au cours de ces années, j’étais en contact avec de nombreuses personnes prises en charge par l’État: les tutelles. Or, je demeure perplexe face à certaines informations qu’elles m’ont données. Je ne sais trop que croire. Les allégations de mauvais traitements (négligence, abus, inceste, etc.) sont-elles véridiques ou pure invention de la part d’adolescentes et d’adolescents en manque d’attention? Inspiré par Claudette, je décide de monter une étude des tutelles sorties de soin. Cette recherche révélera des pratiques hautement contestables et même des atrocités incroyables: enfants-tutelles-sacs-à-poubelle (plus de 40 foyers dans un cas), violence dans les foyers nourriciers, abus physique et sexuel des jeunes… Et là, je me pose la question suivante. Est-il possible que j’aie placé des jeunes dans des milieux qui les ont abusés autant, sinon plus que ceux dont je venais de les soustraire pour leur propre protection? Si oui, comment ce système peut-il si bien cacher ses contradictions? En fin de compte, à quoi et à qui servent les services de protection?

  4. Un voyage en Chine, me permet de voir une société d’un milliard de personnes fonctionnant sans travailleurs sociaux. J’y visite des communautés où les personnes âgées enseignent la sexualité et les valeurs morales aux jeunes, où les parcs sont bondés de personnes âgées qui, à chaque matin, enseignent le Thaï Chi… Facile d’idéaliser leur situation, certes, mais tout de même, ces façons de pratiquer l’intervention, basées sur la solidarité et la proximité, me fait me poser quelques questions… Et là, on me rappelle que le plus beau siècle de la philosophie est celui où il n’y avait pas encore de philosophes attitrés. Se peut-il que le plus beau siècle du service social fusse celui où il n’y avait pas encore de travail social institué? Question trop difficile, trop compromettante…

  5. Une tante, mère de 16 enfants, «achève d’élever sa famille», comme elle le dit. En plus des huit adolescents à la maison, elle travaille, dans ses temps «libres», comme bonne à tout faire dans un foyer de soins. Une résidente de cet établissement désire mourir, à l’époque où l’euthanasie n’est pas un concept très reconnu. En se basant sur son bon sens, ma tante décide d’acquiescer à ses désirs et débranche l’appareil qui maintient vivante la personne souffrante. Cette patiente est rapidement re-branchée, mais ma tante est également branchée, envoyée dans une institution psychiatrique à Campbellton, ville où je travaillais. Son diagnostic: elle est maniaco-dépressive. Cette tante qui, son mari étant alcoolique, doit travailler une vingtaine d’heures par jour pour subvenir aux besoins de la maisonnée, est maintenant, psychiatrie aidant, une malade mentale. Son séjour à l’asile m’ouvre les portes d’une institution dont je ne connaissais à peine que l’adresse. Et là, en allant la visiter quotidiennement, je vois des horreurs: des femmes surtout, traitées comme je ne peux en croire mes yeux. Elle m’ouvre les portes de la psychiatrie, les murs de l’asile.

Tous ces événements sèment le doute dans mon esprit et certaines questions émergent.

  • Et si tout ça était un leurre?

  • Et si j’avais mis des plâtres aux gens, avec de bonnes intentions, évidemment?

  • Et si la protection était un système à repenser?

  • Et si le service social était une institution d’oppression comme bien d’autres professions?

Je passe maintenant à la deuxième étape de ma carrière: celle du doute suivi d’une profonde rancoeur contre des institutions dont les discours et les gestes se contredisent… C’est le moment où j’accepte un poste de professeur, sans doute parce que je suis un «bon» praticien, un superviseur de stage fidèle à sa profession et que je contribue déjà à mouler les gens. Mais rapidement, le moule ne me va plus… Je le trouve opprimant, contraignant, peu susceptible de répondre aux questions existentielles que je ne peux plus éviter. En arrivant à l’Université, un collègue me suggère la citation suivante, de Carlos Castaneda: «Tu changeras de direction et tu briseras tes chaînes» (1984:167).

Quelques crises et contradictions…

Le contexte universitaire favorise une distance, certes, mais aussi un autre regard sur des réalités qui m’interpellent maintenant à d’autres niveaux. Je remets en question les moules professionnels, le travail social d’urgence. Qui plus est, constatant que pour faire carrière dans un contexte universitaire je devais obtenir un doctorat, je choisis d’étudier les institutions psychiatriques au Nouveau-Brunswick, (St-Amand, 1985). Toujours intrigué par la façon dont ma tante s’est si rapidement trouvée en psychiatrie, je m’interroge sur l’aptitude de cette institution à répondre aux problèmes de vie des gens. L’examen de 500 dossiers de personnes internées dans les deux institutions de la province et des entrevues avec 35 personnes révéleront des atrocités qui s’apparentent aux films d’horreur et de science fiction bien plus qu’aux discours institutionnels.

J’ai été abasourdi de lire l’histoire de Geneviève, acadienne unilingue qui va étudier dans une ville anglophone et qui, un des premiers soirs, se fait violer et aboutit au poste de police local. Son discours est incompréhensible pour les policiers anglophones qui, devant ses pleurs et ses cris, la qualifient de folle et l’envoient en institution psychiatrique. De surcroît, la plus proche est à St-Jean où à peu près tout le personnel est unilingue… Le pire reste sans doute à venir: institutionnalisation et psychiatrisation feront d’elle un cas digne du «Vol au-dessus un nid de coucou».

Le terme d’«institution totalitaire» de Goffman (1968) m’aidera à comprendre certaines des contradictions de la psychiatrie bien plus que la lecture du DSM. Je prends conscience que l’usage des institutions décroît avec la distance qui nous en sépare; que la psychiatrie est souvent plus discrétionnaire qu’objective; que, selon notre sexe, notre discours, notre race, notre culture et l’attitude de la communauté, nous sommes plus ou moins en danger de devenir ses patients, ses clients… En remontant l’histoire de la première institution psychiatrique en Amérique du Nord — le Provincial Lunatic Asylum, à St-Jean, Nouveau-Brunswick —, alors que le diagnostic était descriptif, il devient clair que l’itinérance, l’alcoolisme, l’homosexualité, la masturbation, l’infidélité, la non soumission des femmes sont autant de causes d’internement. Les écrits de Foucault me confirmeront que ces institutions sont remplies d’«amalgames abusifs d’éléments hétérogènes» (1972: 124). Qui plus est, je dois me rendre à l’évidence que le service social qui s’y pratique est complice des autres professions d’aide.

À l’étude des dossiers, de nombreuses questions se posent: comment justifier notre participation au traitement de Gisèle qui est admise pour la 45ième fois pour son électrochoc de routine, ou à l’internement involontaire de Marthe parce qu’elle décide, après plusieurs mois de pratiques incestueuses et d’abus psychologiques de la part de son père nourricier, de mettre fin à ce genre de relation? Je lis presque sans le croire des poèmes de personnes psychiatrisées, j’entends des cris de douleur qui referont surface lorsque je verrai, dix ans plus tard, une peinture de Mung intitulée «Le Cri». Lorsque je pose des questions aux administrateurs des institutions au sujet de la fréquence et des raisons des électrochocs, je reçois des réponses toutes aussi évasives que lapidaires.

Lors d’un séjour au Nicaragua, à la même époque, je pose des questions similaires à des intervenants communautaires. On m’apprend que les électrochocs et l’internement sont maintenant illégaux et qu’on est à boucler un projet visant à vider à la fois les institutions psychiatriques et les prisons. Comment ? Comme sentence, les criminels condamnés doivent réhabiliter un patient psychiatrique. Une fois cette tâche réussie, leur casier judiciaire est effacé. Résultat de ce grand projet? Lorsque le gouvernement sandiniste est renversé en 1988, il ne restait que 63 personnes en institution psychiatrique. Et les prisons n’avaient pas de murs. Cette capacité d’innovation et de transformation ne faisait pas que vider deux institutions d’oppression; elle redonnait aux gens et aux communautés une responsabilité importante dans la gestion de la folie et de la criminalité. Voici un autre exemple un peu cocasse. À un moment donné, je me trouve dans un village au nord du pays à me laisser guider par une personne qu’on aurait ici qualifiée de folle et probablement de dangereuse. Celle-ci prend le temps de me montrer tout le village, pendant plusieurs heures, alors que je ne parle à peu près pas l’espagnol et qu’elle ne comprend ni le français ni l’anglais. Elle avait tout son temps, paraissait très fière de me servir de guide. Décidément, on peut faire autrement, et on n’est pas obligé de mettre des plâtres aux gens… Je dois alors me rendre à l’évidence que les limites de l’intervention sont souvent dictées davantage par les barrières de notre imagination ou de notre formation… Pratiques intéressantes, pour dire le moins, qui m’ouvriront au monde des approches alternatives, innovatrices et conscientisantes.

Deux autres facteurs viennent renforcer les questions que je pose alors à la profession: un projet de recherche auquel je participe, ayant pour cible des femmes psychiatrisées, révèle que le mariage constitue un des éléments déstabilisateurs de leur histoire. Par contre, les enfants constituent un élément stabilisateur (Breau, St-Amand et Baccouche, 1987). En effet, pour elles, se marier a habituellement comme conséquence un changement de milieu, de travail, d’amies, ce qui crée d’énormes bouleversements dans leur réseau de soutien, de solidarité. Mais, les enfants apportent un élément de stabilité en ouvrant des réseaux d’entraide. Finalement, l’équipe de recherche constate que le mariage constitue un élément stabilisateur pour les hommes…

L’analyse institutionnelle de Georges Lapassade (1964, 1970) et de Jacques Nélisse (1992, 1993), vient expliquer ces contradictions. L’analyse structurelle de Maurice Moreau (1987) aide à comprendre que le service social s’inscrit dans un engrenage qui évacue souvent les contradictions de classe, de sexe et de culture, pour proposer une interprétation psychologique des problèmes humains. On me rappelle alors, pour la première fois d’ailleurs, qu’une des fondatrices du service social, Jane Addams (1912, 1932), a été pratiquement reléguée aux oubliettes, alors que l’autre, Mary Richmond, est montée aux nues… Comment se fait-il, me demandais-je, qu’on a omis dans notre formation cette récipiendaire d’un prix Nobel, celle qui pourrait constituer honneur et fierté pour nous, pour ne retenir que les principes d’une petite bourgeoise qui refusait pratiquement de considérer la dimension politique de nos interventions?

Sur le plan personnel, je gère tant bien que mal les contradictions du système scolaire lorsque mon fils, étudiant à l’élémentaire, est pratiquement un décrocheur en deuxième année… Les analyses de Illich (1971, 1975), la iatrogénèse entre autre, ont plus de sens que les discours culpabilisants et individualisants des professions d’aide. L’empathie est remplacée par la surprise, sinon la révolte, à mesure que je déterre certains des mythes qui m’ont façonné, qui ont dirigé ou, plutôt, borné mes analyses et mes interventions. Ces questions sont douloureuses, comme le rappelle Drover (1998). En effet, pour lui, les changements qui valent la peine sont causes de souffrance parce qu’ils dérangent nos hypothèses confortables sur la manière dont le monde et les organismes fonctionnent.

Que devient l’empathie lorsque les causes des problèmes humains sont politiques ou structurelles? Aidons-nous les gens en leur proposant d’intérioriser et de médicaliser leurs problèmes? Il devient évident que je prends alors mes distances face aux institutions qui enseignent la conformité bien plus que l’éveil des consciences… Je me trouve à apprécier davantage les analyses anti-institutionnelles que celles que propose l’école de la conformité.

Au cours de cette période, je saisis l’occasion de créer une ressource alternative pour ex-psychiatrisés, résultat d’un stage de rue d’une étudiante en service social. Ceci me mettra en contact avec plusieurs personnes ayant connu la psychiatrie et remettant en question, à leur façon et en se basant sur leur vécu, les principes et les pratiques qu’elle propose. Grâce à ce groupe, je réalise ce que la psychiatrie institutionnelle et le service social professionnel ont fait pour eux: dépendance et perte d’estime de soi; ils sont coupables de leurs situations. Avec cette équipe naissante, un journal est créé et il existe encore, quinze ans plus tard (Our Voice — Notre voix). Inspirée par ce groupe initial, la province du Nouveau-Brunswick a consenti, depuis, à subventionner plus de vingt-cinq ressources du genre, partout dans la province. Dans cette foulée, les concepts de victimes et de personnes remplacent ceux de clients et patients. De nombreuses pratiques d’empowerment et de prise en charge émergent de ces expériences et de ces analyses.

Je me suis donc retrouvé, pendant quelques années, dans le courant anti-institutionnel, guidé par des auteurs dénonçant les institutions comme la psychiatrie, les soins de santé, les institutions d’enseignement et le service social. Avec Foucault, Basaglia, Laing, Cooper, j’apprends à voir autrement les institutions qui ont comme mandat avoué de protéger et d’aider les pauvres et les défavorisés. À l’aide d’Illich, je remets en question l’école, l’hôpital, la prison et leurs façons de présenter «LA» solution aux problèmes des gens. C’est d’ailleurs lui qui rappelle que l’on devrait tenter, à tout le moins, de ne pas nuire aux gens.

L’aide, et la notion d’assistance en particulier, est apparue comme une notion idéologique à fonction euphémisante et mystificatrice (Platteau) spécifique à l’humanisme philanthropique et paternaliste propre aux sociétés ou aux secteurs sociaux pré-capitalistes. L’éthique du service et des soins était démasquée et présentée comme une idéologie servant à faire valoir et à occulter la fonction objective des institutions et des pratiques, qui était essentiellement un contrôle plus ou moins répressif des populations déviantes ou marginales, exclues ou laissées pour compte, dangereuses ou plus simplement à risques.

Nélisse 1992: 82

Au cours de cette seconde période, je suis également passé d’une vision où je voulais transformer le monde, celle d’agent de changement, à une approche de transformation personnelle qui affectera ma pratique professionnelle. Cette transformation s’est opérée à plusieurs niveaux: remise en question des institutions, certes, des professions d’aide, évidemment, mais aussi du rôle que je joue dans tout cela. Jacqueline Small, dans son livre Transformers, suggère qu’on peut être des réformateurs (reformers) ou des transformateurs (Small, 1994: 19). À cette même époque, j’ai aussi la chance de rencontrer Jean Vanier, cet amant d’Aristote et éminent professeur de philosophie voué à une brillante carrière. En 1964, tout casse pour lui. Il rencontre une personne que nous nommerions «retardée mentale» qui le touche profondément. À partir de là, il décide que sa vie changera. Il consacrera le reste de ses jours à apprendre, partager, vivre avec des « retardés mentaux ». Il crée l’Arche, qui compte maintenant plus de cent communautés de par le monde.

Grâce à des inspirations comme celles-ci que je viens de mentionner, des portes s’ouvrent, des approches alternatives émergent, qui «s’ancrent dans une conception plus large de l’homme et de sa souffrance psychique […] et dessinent un espace de paroles partagées susceptibles de s’enrichir et de ré-ouvrir l’espace imaginé et concret de la thérapie» (Corin 2000: 11).

Ailleurs et autrement : est-ce possible?

Le jour où nous sortirons du palais de verre de notre soi et où nous quitterons le cocon de notre personne, nous tremblerons de froid et de peur, tels des écureuils qui, habitués à tourner en rond dans des cages, retournent à la nature. Il nous arrivera alors des choses, jusque là inconnues, qui nous feront nous découvrir nous-mêmes. Jaillira la vie, calme et éternelle. Nos corps devenus puissants vibreront de passion. Un pouvoir nouveau nous fera rire et danser. Les conventions s’effondreront et les institutions se replieront sur elles-mêmes comme du papier qui brûle.

Songs of the Earth 1992: 23

Ayant été «ANTI» pour plusieurs années, je réalise qu’il existe d’autres façons de lutter contre un système que de s’acharner à l’attaquer. Je réalise aussi que les institutions de justice, de psychiatrie, de santé et d’éducation sont appelées à être remplacées grâce aux gens qui pensent différemment; et que de toute façon, elles brûleront comme du papier… Mais est-ce que, dans tout ça, le service social survivra? Si oui, à quelles conditions?

C’est le défi dont je traiterai dans cette troisième partie. Je dois cependant avouer que ce travail est toujours en gestation, comme la vie qui nous anime. Je n’ai pas de conclusions définitives, mais quelques pistes qui pourraient alimenter nos réflexions communes… Je les aborderai sous forme de questions, car, comme nous le rappelle Corin, «une position alternative dans le domaine de la thérapie ne se présente pas comme un prêt-à-porter et que l’on se bornerait à appliquer mais comme le résultat et le signe d’un questionnement présenté comme essentiellement dynamique et en mouvement» (Corin 2000: 16).

Peut-on, et doit-on penser globalement et agir localement ?

Les approches de prise de conscience d’enjeux de pouvoir et de savoir sont nécessaires à la transformation des rapports sociaux (Tremblay 2003). La transformation personnelle s’opère grâce à une prise de conscience d’enjeux globaux. Illich rappelle que «les institutions que nous avons créées possèdent une telle force de persuasion que non seulement elles nous imposent nos choix, mais encore limitent le jeu de l’imagination créatrice […] le progrès pour nous les riches, c’est la croissance de ces institutions» (Illich 1971: 155).

À titre d’exemple, le 11 septembre 2001, une tragédie importante est survenue aux États-Unis. Un symbole américain est attaqué. Ground Zero est sur toutes les lèvres. Combien de morts? 3 000? 6 000? 10 000? Ce même 11 septembre, 50 000 personnes dans notre monde sont mortes de faim, de manque d’eau, de manque d’habitation. Le 12 septembre, 50 000 sont aussi mortes pour les mêmes raisons. Au cours de l’année qui a suivi, 18 millions de personnes sont mortes de faim, de soif, de chaleur ou de froid. Par ailleurs, au lendemain du 11 septembre, l’Amérique a trouvé instantanément 40 milliards de dollars pour les projets de reconstruction, 15 milliards pour compenser les pertes des compagnies aériennes, 18 milliards pour les ressources militaires, un nombre indéterminé de milliards pour les frais d’assurance, et j’en passe. Pour des raisons de sécurité, d’anxiété, pour des raisons politiques, économiques et idéologiques, plus de 100 milliards ont été trouvés dans les coffres publics américains, en l’espace d’une journée. Or, pour la guerre contre la pauvreté, pour les enfants du monde, pour les enfants américains qui n’ont pas de logis, pour les mères qui sont coupées d’assistance, pour les itinérants de nos pays, nous réduisons les dépenses. Raison invoquée: nous n’avons pas d’argent… Plus d’un milliard de personnes vivent à moins d’un dollar par jour sur notre planète. Les chiffres sont alarmants. La guerre à la pauvreté recule. Nos gouvernements font de moins en moins pour les pauvres, les femmes, les enfants, les Noirs, les sans logis et les psychiatrisés. Peu de recours semblent possibles. Mais il en existe. Il nous faut revenir à Jane Addams (2003), celle qui a pensé aux grands enjeux et qui a aidé les femmes, les enfants et les pauvres et qui, en même temps, s’est opposée aux politiques de guerre et de conflits et elle a proposé aux gens des avenues autres dans leurs démarches d’autonomie, d’affirmation de soi.

Comment nomme-t-on les gens ?

La façon de nommer les gens reflète la façon dont nous les traitons. Qui plus est, dire, c’est plus que préfigurer l’action ou la rationaliser, c’est déjà agir, opter pour une stratégie, et c’est surtout exclure, suggère Michel Autès (1992). Les mots que les professionnels de l’intervention utilisent pour désigner la clientèle des services sociaux et de la santé sont porteurs de sens: les termes tels cas, patients, malades, clients, famille à problèmes multiples, famille dysfonctionnelle, pour ne mentionner que ceux-là, se trouvent très régulièrement dans l’ensemble de la littérature des professions d’aide. Combien de fois n’avons-nous pas entendu ou utilisé des expressions telles: «c’est un cas intéressant», «ce client est difficile», «cette patiente me draine beaucoup»? Combien de fois n’avons-nous pas apposé un vocable diffamatoire à une famille en difficulté, comme par exemple: «famille désengagée, négligente, résistante, difficilement approchable, non consentante»? Quels critères utilisons-nous pour nommer des personnes ou qualifier des familles qui vivent dans la misère? Dans le champ de l’intervention, la littérature s’est peu penchée sur la question des impacts de l’étiquetage des gens. Influencés d’une part, par le modèle médical qui continue de distribuer les «cas» et de traiter les «patients» et, d’autre part, par les mouvements de revendication qui s’opposent à la clientélisation de la relation, nous faisons face actuellement à une crise dans la façon de nommer.

Becker (1963) propose que le déviant, soit simplement celui à qui on a réussi à apposer un vocable. Il rappelle qu’en identifiant le comportement comme déviant, on passe rapidement à désigner la personne comme déviante. Donc, une opération à deux niveaux: celui du comportement puis celui de la personne. Or, en désignant une personne comme «cliente, patiente ou cas», on impose une distance thérapeutique et un rapport de domination entre le désignant et le désigné, entre la personne experte, celle qui possède certaines connaissances académiques ou professionnelles, et celle qui vit une expérience, qu’on nomme «patiente». Comme me le confiait une personne ayant traversé le système: «Ils nous appellent patients, il faut être patient pour survivre dans un tel système». La question demeure. Comment nommons-nous les gens et pourquoi? Comme me le rappelait une mère pauvre: «Les gens, ce ne sont pas des cas, ce sont des gens» (St-Amand, 2000).

Le vécu, l’expérience, ou la formation?

La majorité des approches classiques suggèrent que les connaissances académiques constituent la clé d’une pratique professionnelle légitime. La porte d’entrée à l’Ordre professionnel est incontestablement une formation académique réussie. Or, il existe d’autres façons de voir et de faire. Les ressources communautaires, les groupes d’entraide, les réseaux alternatifs privilégient non pas la formation académique mais l’expertise d’expérience comme point de départ à l’intervention. Ils misent sur des pouvoirs autres que scientifiques pour en arriver à un autre rapport entre personnes et «une position de sujets face à leur vie» (Corin 2000: 16).

Plusieurs mouvements d’entraide et de solidarité nous interpellent: l’experte, dans leur cas, c’est la personne qui a vécu une situation, qui a été dans la misère, qui a connu l’épreuve. Pour les thérapies basées sur l’expérience, la personne est un sujet, porteuse d’histoire, et non un objet qui invite à la fabulation… Elles reconnaissent qu’à travers l’expérience, on comprend des parcours de vie que l’académique ne peut enseigner. Et les gens que nous rencontrons identifient immédiatement cette corde qui vibre au même diapason, ce cri qui vient du coeur et non ces idées bien campées dans notre mentalité (St-Amand et Clavette 1991). Reconnaître que les gens ayant vécu une situation, devenant sujets plutôt qu’objets, peuvent être en meilleure position que nous pour aider les personnes dans la misère peut nous faire changer nos stratégies d’intervention, et notre rôle d’experts dans les rapports thérapeutiques… Leurs paroles, lorsque partagées, «sont susceptibles de s’enrichir réciproquement et de ré-ouvrir l’espace imaginé et concret de la thérapie» (Corin 2000: 11).

L’histoire sociale peut-elle être un outil politique?

En service social, l’histoire sociale constitue un outil très important. Or, qu’en faisons-nous? Est-elle un document savant, servant, en toute commodité, aux autres professionnels ou a-t-elle une dimension sociale réelle permettant de dénoncer les conditions d’oppression, de pauvreté ou d’abus, qu’ont subies les personnes avec qui nous travaillons? Avons-nous le courage de dénoncer certains abus de la part des systèmes ou de reconnaître «les pratiques silencieuses», seules façons de contester des personnes pauvres (Mispelblom 1981). L’histoire sociale offre-t-elle une capacité de résistance et de transformation du social? Peut-elle servir à interpeller la personne, la faire passer de «client» à sujet social, produit d’une biographie socio-historique, agissant à partir des fonctions sociales qu’elle occupe? Devant la détresse des gens, saurons-nous reformuler le refoulé social grâce à «une analyse de la biographie socio-historique des symptômes qui amènent l’intervention»? (Mispelblom 1981: 97-98).

Peut-on faire autrement ?

Oui, mais d’abord il faut pouvoir voir autrement. Depuis que je m’intéresse à d’autres façons de voir et de faire, je suis de plus en plus convaincu qu’il faut élargir nos champs de pensée, nos visions et nos réflexions. Il faut se permettre de douter, se permettre de pardonner (Jampolsky 1999), se permettre de rêver (Boiron 1993) et de faire confiance aux gens. C’est ce que le gouvernement sandiniste du Nicaragua a fait quand il a institué les prisons libres, quand les prostituées enseignaient la prévention dans les milieux défavorisés. Le modèle était participatif et démocratique. La clientèle participait à la transformation sociale. Les pratiques d’empowerment étaient plus que de beaux mots utilisés par la classe moyenne.

Au cours des dernières années, plusieurs mouvements explorent les pratiques alternatives pour faire face aux contradictions et aux pressions engendrées par les systèmes et les conjonctures sociopolitiques et économiques actuelles. Certaines demeurent relativement classiques, basées sur un modèle qui s’apparente quelque peu au modèle professionnel: co-thérapie, médiation, pratiques de développement économique communautaire et certaines approches féministes et structurelles. Plusieurs s’éloignent des approches professionnelles et proposent des façons de faire qui remettent en question et refusent d’accepter les bases de la relation d’aide que nous connaissons. Les courants anti-professionnels se retrouvent ici. Enfin, d’autres explorent des directions que nous ne sommes pas habitués à reconnaître: dimensions spirituelles, silence, pardon, humour — valeurs d’être plutôt que de possession —, l’intégration des philosophies orientales à l’intervention sociale, tout autant que d’autres approches qui nous remettent en question, comme la zoothérapie ou certaines approches écologiques et les mouvements de prise en charge (St-Amand 2001). Toutes sont porteuses de messages de renouvellement de pratiques d’une part, et de remise en question des approches de type professionnel distant, d’autre part. Le monde de l’alternative foisonne[1] . Une recherche sur le moteur de recherche Google, en mai 2003, révélait quatre millions de sources et, six mois plus tard, plus de 14 millions de sites sont accessibles dans les domaines alternatifs. Ils parlent d’entraide, de solidarité, d’acceptation, d’ouverture, de réciprocité, de spiritualité, de dynamiques inclusives, d’espaces dans le champ social et culturel, de toutes sortes de pratiques qui permettent aux gens de changer leur vie (Rodriguez et al. 2000: 90).

Pour conclure : nous laissons-nous suffisamment rêver?

Cette question, empruntée de Boiron (1993: 39), constitue la base du renouvellement des pratiques d’intervention sociale. Pour construire des pratiques inspirées de l’ailleurs et de l’autrement, il nous faut porter un regard critique sur les bases et les conséquences des interventions actuelles tout en laissant l’imagination créatrice, la passion, les idéologies libératrices inspirées nos quotidiens. C’est dans cette optique que, dans ce texte, nous avons tenté de rendre visibles et de valider des champs de pratique peu explorés et peu reconnus en intervention sociale. Ces «pratiques de vigilance» (Corin 2000: 15), en plus de porter un jugement de valeur sur les réseaux institutionnels et les pratiques professionnelles, sont porteuses de fluidité, de liberté et de créativité. La notion d’«alternatives» implique que nous avons maintenant un choix et plusieurs façons de voir et de faire.

Trois pistes invitent à se positionner face à l’intervention sociale. La méthode moulée d’abord, où l’on assume que les croyances et pratiques proposées par le réseau public aide les gens. Ils aident peut-être, mais au compte-gouttes, alors que les situations de pauvreté, de violence et de misère, s’aggravent. Mais la plupart du temps, elles se résument à dire aux gens: «prends tes pilules et écoute ton psy ou ton t.s.».

La méthode anti-professionelle propose un regard critique sur les institutions et les professions vouées à l’aide. Importante comme cheminement personnel, elle s’avère relativement difficile dans des contextes de pratiques ancrées dans des institutions, lieux où se pratiquent la grande majorité des interventions actuelles.

Enfin, il existe plusieurs méthodes basées sur une conscience engagée. Elles sont possibles mais difficiles, car les contradictions sont multiples, complexes. Le passage doit alors se faire entre une intervention neutre et une intervention engagée, entre des pratiques mystifiantes à des pratiques renouvelées. Les mythes et les contradictions dont nous sommes porteurs doivent être démasqués afin que nous puissions renouveler nos pratiques.

Modernism represents a significant source of alienation for a number of groups. In concrete terms, the modernist vision of social work tries, in a way, to induce marginalized people to conform to social standards — standards that are perceived as progress. This pespective denies the political nature underlying any social action and leaves little room for diversity.

Tremblay 2003: 381-2

Il ne reste qu’à choisir. Est-ce que nous allons être des «moules», des «antis», ou des «personnes engagées»? Lequel de ces modèles proposés par la profession allons-nous privilégier? Avons-nous le courage de suivre les traces de Jane Addams? Sommes-nous des réformateurs ou des transformateurs?

En fin de compte, si nous voulons survivre sur cette planète et, comme planète, nous n’avons pas le choix: «The widening gaps between rich and poor within nations, and the gulf between the affluent and the most impoverished nations, are morally outrageous, economically wasteful, and potentially socially explosive». Or, ce cri d’alarme vient du directeur du Fond monétaire international, Michel Camdessus (2002).