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C’est dans le milieu scolaire ou le milieu des loisirs municipaux que sont offerts la plupart des services et des interventions destinés aux adolescents. Quelques services, tels que les maisons de jeunes, sont offerts par des organismes communautaires de quartier. Leurs intervenants relèvent de nombreux défis, entre autres, trouver des ressources financières, s’implanter dans un milieu souvent hostile aux regroupements de jeunes et s’adapter aux besoins diversifiés et changeants de cette clientèle. Dans les quartiers défavorisés, les organismes qui offrent ces services répondent à de nombreux besoins dont celui d’offrir un espace de socialisation à des jeunes qui ont peu de ressources. Dans cet article, nous analyserons la mise en oeuvre et l’évolution du Centre de jeunes de la Basse-Ville d’Ottawa (CJBV), un organisme communautaire qui a pour but d’offrir un lieu de socialisation pour les jeunes allophones dans un quartier défavorisé de la ville. Nous décrivons les circonstances ayant mené à la formation d’un tel organisme. Nous analyserons de plus la capacité du CJBV à s’adapter aux besoins des jeunes qui habitent aujourd’hui dans ce quartier.

Vivre dans un quartier défavorisé

La montée du prix des loyers au cours des dernières années dans les grandes villes canadiennes a eu pour effet, entre autres, d’enclaver les ménages pauvres dans des zones défavorisées de la ville et de ses banlieues. Depuis les années 1980, les conditions de vie des populations urbaines résidant dans les quartiers populaires se précarisent. On observe d’ailleurs une polarisation des revenus de ménages vivant dans les quartiers riches et les quartiers pauvres (Myles, Picot et Pyper 2000)[1]. Par exemple, dans la région métropolitaine de recensement Ottawa-Hull, le taux de chômage a augmenté dans les quartiers les plus pauvres de 4,7 % ente 1980 et 1995 et il a diminué de 0,6 % dans les quartiers les plus riches[2].

Hormis la précarité socioéconomique qui est le dénominateur commun à la population vivant dans les quartiers populaires, leurs résidents ont peu d’intérêts communs. Depuis les années 1990, ce sont des mères monoparentales, des nouveaux immigrants, des aînés et des personnes souffrant de handicaps ou de maladies mentales qui composent majoritairement la population des quartiers populaires (Favreau et Fréchette 2002). Une telle disparité dans la composition sociale de ces quartiers nuit aux interactions. À cette barrière s’ajoute la diversité des langues d’origine des nouveaux immigrants, source d’une nouvelle entrave à la création de liens sociaux. L’isolement social des résidents limite leurs chances de créer un réseau informel qui leur permettrait d’obtenir du soutien et de l’information sur l’emploi pour les uns et de l’information sur la société d’accueil pour les autres (Rankin et Quane 2000; Bennet et Fraser, 2000; Barnes 2003).

Dans un contexte où les obstacles à la création de liens sociaux se multiplient dans les quartiers défavorisés, l’espace disponible pour socialiser constitue un enjeu important. Dans ces milieux, les installations publiques offrent souvent les seules possibilités de se rencontrer, de s’identifier et de structurer son temps (Peterson, Krivo et Harris 2000). Cet enjeu est particulièrement important dans les quartiers où l’on compte de nombreux logements sociaux. Ces derniers, souvent exigus, ne répondent pas aux besoins des familles immigrantes ayant plusieurs enfants. Les adolescents qui vivent dans ces logements surpeuplés n’ont souvent que les lieux publics pour rencontrer leurs amis et se divertir. Cette situation a souvent un impact négatif sur le taux de délinquance juvénile dans les quartiers défavorisés. Par exemple, les jeunes vivant dans les quartiers populaires où la concentration d’habitation sociale est forte sont plus susceptibles d’être témoins d’homicides, d’agressions sexuelles et d’infractions liées à la consommation ou au trafic de drogues. Ces incidents sont de trois à cinq fois plus fréquents dans ces quartiers que dans ceux de revenus moyens (Oreopoulos 2002).

Dans ce contexte, le rôle que jouent les organismes communautaires et les services de loisirs municipaux en offrant des espaces de socialisation aux jeunes est primordial. Leur défi demeure celui de répondre à une clientèle de plus en plus précaire et diversifiée. Par notre étude de cas, nous avons voulu comprendre comment une collectivité a réussi à mettre sur pied un centre, le CJBV, répondant aux besoins des jeunes d’un quartier défavorisé et ainsi contrer le problème de la criminalité juvénile. La recherche visait également à établir comment, sept ans après sa fondation, le centre s’adaptait aux besoins de sa clientèle.

Pour analyser la mise en oeuvre du CJBV et son maintien dans le quartier, nous avons utilisé la méthodologie de l’étude de cas (Yin 1994). Cette méthode de recherche permet d’analyser un milieu de vie circonscrit géographiquement, socialement et historiquement. La cueillette des informations a eu lieu dans le cadre d’un stage d’intervention du programme de maîtrise en service social de l’Université d’Ottawa (Bouchard 2004). D’une durée de quatre mois, ce stage a facilité la cueillette d’information sous diverses formes. D’abord, la recherche sur documents a permis de dresser le portrait sociohistorique de la ville, du quartier et du centre. Des entrevues semi-dirigées avec des informateurs clés ont permis de recueillir de l’information sur le quartier, le centre de jeunes et les problèmes de la population des jeunes. Ces informateurs clés[3] se retrouvent parmi trois types de partenaires : les individus qui travaillent dans les centres et organismes qui offrent des services de première ligne (au CJBV, au Centre de ressources communautaires de la Basse-Ville, au Patro), les gens qui travaillent pour la ville (élu et policier) et les personnes qui représentent la communauté (directrice d’une école dans le quartier et ancien coordonnateur du centre de jeunes). Un groupe de discussion a permis de rencontrer des utilisateurs du centre pour mieux comprendre leurs besoins et leur réalité. Enfin, la présence pendant les heures d’ouverture du centre et les réunions administratives a permis l’observation participante.

Le quartier de la Basse-Ville d’Ottawa

Représentatif des quartiers populaires des grandes villes canadiennes et jadis habité par des francophones, le quartier de la Basse-Ville compte une majorité d’immigrants allophones ou anglophones. Au dernier recensement effectué en 2001, seulement 38 % de ses résidents avaient le français comme langue maternelle, 41 % l’anglais et 22 % une langue non officielle (Ville d’Ottawa 2004a). Au moment du recensement, 24 % de la population était née à l’extérieur du pays. Les périodes d’immigrations les plus importantes ont été entre 1996 et 2001 (32 % des immigrants sont arrivés dans cette période) et 1981-1990 (26 % d’entre eux ont immigré durant cet intervalle). Parmi les minorités visibles, le groupe le plus important est celui des noirs qui représentent 33 % de cette sous-population. La communauté somalienne est particulièrement importante dans le quartier. Au cours des prochaines années, le visage de l’immigration changera probablement, puisqu’en 2001 les nouveaux immigrants provenaient majoritairement des pays de l’Asie de l’Ouest[4] (24 %), de l’Europe de l’Est[5] (15 %) et de l’Asie de l’Est[6] (13 %).

Les Franco-Ontariens qui habitaient originairement le quartier ont quitté massivement le territoire lors de la rénovation urbaine du début des années 1970. À cette époque, une telle migration des classes moyennes s’observait dans de nombreuses villes nord-américaines et européennes. Les classes moyennes des quartiers populaires ont généralement migré vers les banlieues et ont laissé les villes et les quartiers du centre habités par une population pauvre (Moulin 2001; Bond, Huie et Frisbie 2000). Dans le cas du quartier de la Basse-Ville, la rénovation urbaine a servi de catalyseur à ce mouvement de population, plusieurs habitations ayant été détruites afin de permettre l’élargissement à quatre voies de la rue King Edward. Cette artère a scindé le quartier en deux : la partie ouest autour du marché By et la partie est délimitée par la rivière des Outaouais, la rivière Rideau et la rue Rideau. Notre étude de cas ne porte que sur cette dernière zone.

Ce démantèlement du territoire a miné le tissu social d’un quartier dont la structure s’apparentait au modèle de la communauté fondée sur la solidarité organique. Les anciens quartiers ouvriers, tels que celui de la Basse-Ville, étaient le lieu d’une activité sociale et communautaire forte fondée sur une appartenance commune aux conditions de vie : milieu de travail, religion, organisation familiale, etc. Dans le cas de la Basse-Ville, l’appartenance et la solidarité étaient d’autant plus fortes que les résidents étaient majoritairement des Franco-Ontariens et partageaient une culture commune dans un contexte de minorité linguistique.

La partie est du territoire, où habitaient plusieurs Franco-Ontariens, a particulièrement été touchée par la rénovation urbaine et par la construction de logements sociaux. La Corporation de logement d’Ottawa-Carleton est aujourd’hui responsable de plus de 500 unités de logement social sur ce territoire comprenant trois tours d’habitation (le CJBV est situé au sous-sol de l’une d’elles) et plus d’une centaine de maisons en rangée. La concentration de logements subventionnés explique en partie le pourcentage élevé de ménages à faible revenu qui habitent la zone. En 2001, 40,4 % de la population de la Basse-Ville avait un revenu familial annuel moyen inférieur à 39 999 $ comparativement à 21,8 % des ménages, ailleurs dans la ville. Les informateurs clés rencontrés ont indiqué qu’une grande proportion de cette population était bénéficiaire d’assistance sociale.

Avec sa concentration de logements sociaux et sa proximité des services, la Basse-Ville représente un milieu attrayant pour ces nouveaux immigrants. La proportion des locataires est d’ailleurs beaucoup plus importante dans ce quartier (86 %) comparativement au reste de la ville (39 %). Il est intéressant de noter que le groupe d’âge dominant dans le quartier est celui des individus âgés de 20 à 44 ans, c’est-à-dire les plus susceptibles d’avoir une jeune famille ou d’en fonder une. Ils représentent 52,2 % de sa population comparativement à 39,4 % pour l’ensemble de la ville d’Ottawa. Les familles immigrantes occupant les logements subventionnés bénéficient d’un espace restreint pour vivre avec leurs enfants. Les jeunes vivant dans ces foyers sont donc plus susceptibles de flâner dans les espaces publics, faute d’espace de socialisation à la maison.

Le groupe des enfants (les moins de 19 ans) est toutefois le moins important en nombre dans la Basse-Ville, avec une représentation de seulement 13,7 % de la population comparativement à 25,3 % de la population de la ville (Ville d’Ottawa 2004b). Dans un tel contexte, les besoins des jeunes — en tant que groupe d’âge minoritaire — entrent en compétition pour les ressources avec les autres clientèles du territoire. Cela n’a cependant pas empêché l’ensemble du quartier de se solidariser dans les années 1990 et d’allouer des ressources à ce groupe afin de contrer un problème de délinquance juvénile dont le niveau avait atteint un sommet au début de la décennie. La Basse-Ville avait comme réputation d’être le milieu le plus criminalisé de la ville d’Ottawa. Les informateurs clés que nous avons rencontrés ont expliqué que les résidents, et la population en général, avaient peur de circuler dans les rues en raison de la présence de jeunes. Cette insécurité ne faisait qu’accroître le problème d’isolement social. Afin de réduire ce phénomène, les résidents et les intervenants du quartier ont décidé de mettre sur pied un centre afin d’offrir aux jeunes un lieu de socialisation à l’extérieur de la maison et de l’école.

Une institution du quartier aurait pu répondre à ce besoin des jeunes et de la population : le Patro[7] d’Ottawa. Ce centre abrite des gymnases, une piscine et offre plusieurs activités destinées aux jeunes. Le mandat du Patro, fondé en 1957, consiste à répondre spécifiquement aux besoins des jeunes et des familles francophones du quartier. Or, au cours des années 1990, ce mandat ne correspondait plus aux besoins de la clientèle des jeunes, composée majoritairement d’allophones. Les francophones qui fréquentaient le centre habitaient pour la plupart les quartiers environnants ou les banlieues. Les jeunes allophones ne pouvaient donc pas bénéficier des services de cet organisme situé dans leur propre milieu. Cette situation particulière mettait en compétition pour des ressources deux groupes linguistiques minoritaires en Ontario : les francophones et les allophones.

Répondre au problème de délinquance urbaine : la création du CJBV

Le comité du CJBV a donc été mis sur pied au milieu des années 1990 afin de répondre aux besoins émergents des jeunes de la Basse-Ville. Il visait à offrir un lieu de socialisation qui serait ouvert à tous, peu importe leur milieu d’origine ou leur langue (Brookbank et Roberts 1996). L’objectif du comité était de créer un centre qui offrirait plus particulièrement des programmes pour les jeunes allophones qui n’avaient pas d’autres lieux de socialisation (CJBV 1998). Ce comité a été formé avec le soutien de plusieurs partenaires tels que Logement Ottawa-Carleton, le Patro d’Ottawa, le Centre de Ressources Communautaires de la Basse-Ville, la Maison communautaire du bon voisinage, le conseiller municipal, la conseillère régionale et les résidents (CJBV 1999). L’été de 1997 marque l’ouverture officielle du CJBV, situé à cette époque dans les locaux du Patro.

Avec les années, le Patro s’est dissocié de l’organisation du centre. La majorité des informateurs clés rencontrés ont mentionné la présence d’un différend entre les deux organisations au sujet de l’appartenance à des communautés linguistiques minoritaires différentes. Plusieurs croient que l’administration du Patro s’est sentie en conflit de valeurs en desservant une population allophone, ce qui pourrait expliquer la raison pour laquelle a dû déménager.

Aujourd’hui, le centre a son propre coordonnateur et ses animateurs. Le Patro demeure toutefois un partenaire important du CJBV par le biais d’un soutien logistique (ordinateurs, bureaux, imprimantes, locaux, etc.) et de certains services de loisirs qu’il destine à ses utilisateurs, tels que le basket-ball de nuit.

Le succès du CJBV et la fréquentation du centre

Au cours des années, le CJBV a permis à plusieurs jeunes de trouver un espace de socialisation. Au moment de notre enquête, les animateurs du centre en étaient d’ailleurs d’anciens usagers. Les informateurs clés ont tous confirmé que son ouverture avait permis de diminuer les activités délinquantes dans le quartier. Le CJBV demeure donc une réussite non seulement aux yeux des intervenants, mais aussi aux yeux des jeunes que nous avons rencontrés. Cependant, près de sept ans après son ouverture, il est pertinent de se demander s’il a atteint son objectif, celui d’offrir un « lieu ouvert pour tous les jeunes peu importe leur origine ou leur langue ».

Le succès d’un centre des jeunes comme celui de la Basse-Ville dépend notamment de la confiance qu’ont les résidents envers l’organisme. Les informateurs que nous avons rencontrés expliquent que la population du quartier est généralement méfiante à l’égard des intervenants et des organismes communautaires. Les jeunes interrogés lors du groupe de discussion corroborent en quelque sorte le constat des informateurs. Ils expliquent que certains de leurs amis ne fréquentent pas le centre en raison de la perception négative qu’en ont leurs parents. En effet, plusieurs parmi ces derniers associent le CJBV aux regroupements de jeunes qui flânent dans le quartier devant la tour d’habitation où il est situé. Les participants expliquent également que certains de leurs amis l’évitent en raison de l’image négative du quartier véhiculée par les médias. Les parents qui connaissent les animateurs du centre apprécient toutefois que leurs jeunes puissent le fréquenter. Il semble que pour qu’il soit un « milieu ouvert à tous », le CJBV gagnerait à développer des liens de confiance avec des groupes du quartier plus méfiants à son égard afin qu’un plus grand nombre de jeunes puissent bénéficier de ses services.

Afin de mieux analyser la question de l’accessibilité du CJBV, il est intéressant de comprendre comment les jeunes en ont entendu parler pour la première fois. L’information sur ce service circule-t-elle au sein des réseaux informels de jeunes? Les écoles et les services municipaux informent-ils l’ensemble de la population du quartier sur les services qui y sont offerts? La majorité des participants au groupe de discussion disent avoir appris l’existence du centre par l’entremise d’amis. Ces jeunes auraient donc reçu de manière informelle de l’information à son sujet. Lorsque nous leur avons demandé de nommer d’autres lieux de rencontres, les centres commerciaux, et surtout le Patro, ont été mentionnés. Les jeunes participants au groupe de discussion expliquent toutefois qu’ils ne se sentent pas à l’aise de fréquenter le Patro en raison de la prédominance du français.

Au cours des quatre mois d’observation, nous avons remarqué une faible participation des filles. Il est étonnant qu’aucun intervenant n’ait souligné ce phénomène au cours des entretiens. Serait-ce parce que le besoin dans le quartier était, avant tout, d’encadrer les activités délinquantes des jeunes hommes? Lors du groupe de discussion, deux jeunes filles se sont présentées. Nous avons donc soulevé avec les jeunes la question de la présence des filles au centre. Ces deux participantes au groupe de discussion ont expliqué ne pas se sentir en sécurité lorsqu’elles quittaient le CJBV. De plus, elles se sont dites effrayées par le manque d’éclairage et les regroupements de garçons ou de clochards à proximité. Ces deux filles d’origine sud-américaine fréquentaient le centre, accompagnées par leurs frères. Les jeunes garçons présents ont quant à eux expliqué l’absence des filles par les normes sociales régissant les activités des femmes dans leur culture d’origine. Par exemple, les garçons d’origine somalienne ont raconté que leurs soeurs ne fréquentaient pas le centre, parce que leurs mères le leur interdisaient. Celles-ci sont mal à l’aise avec l’idée que leurs filles puissent passer du temps dans un endroit aussi petit avec autant de garçons (le CJBV est constitué d’un local à aire ouverte comprenant une petite salle vitrée). Les jeunes somaliens expliquent aussi que leurs mères considèrent que les activités du centre (ping-pong, hockey sur table, vidéo, etc.) ne conviennent pas aux filles. Mentionnons également que, selon les jeunes participants du groupe de discussion, les résidents du quartier auraient une mauvaise opinion des filles qui fréquentent le centre.

Les obstacles à l’intégration des jeunes aux activités du CJBV

Pour que le CJBV demeure un acteur clé dans l’organisation sociale du quartier, il est pertinent de se demander, près de sept ans après son ouverture, s’il répond encore aux besoins de sa clientèle. Quels sont les obstacles à l’intégration des jeunes allophones à ses activités? Les résultats de nos entretiens avec les informateurs clés et les jeunes utilisateurs du centre en font ressortir deux : un obstacle sociospatial et un obstacle lié au genre.

L’obstacle sociospatial

Le milieu de vie ou certains espaces géographiques peuvent devenir des lieux de socialisation importants pour les jeunes. Dans une étude sur les jeunes de la rue, Michel Parazelli (2002) montre comment, à Montréal, l’espace occupé par ces derniers en tant que milieu d’appartenance prend une importance symbolique dans leur cheminement et leur processus de socialisation. Dans une perspective différente, les centres et les maisons pour jeunes peuvent aussi jouer ce rôle symbolique en offrant à ces derniers un espace où ils peuvent se rencontrer. À cet effet, la situation géographique et les installations d’un centre sont donc des aspects importants à prendre en compte.

La localisation actuelle du CJBV, et le local lui-même, représentent des obstacles à la participation des jeunes allophones du quartier. Situé au sous-sol d’une tour de H.L.M., le local semble, en effet, importuner les locataires. Plusieurs plaintes ont été formulées par l’association des locataires, ce qui démontre que les jeunes sont peu acceptés dans ce milieu. De plus, l’accès au centre demeure problématique. Aucune affiche n’en indique la présence et la porte d’entrée se situe au bas d’un escalier souterrain peu éclairé la nuit. De plus, pour y accéder, les jeunes doivent attendre que quelqu’un leur ouvre la porte qui n’a pas de poignée extérieure. Ces multiples obstacles ont certainement pour effet de restreindre l’accès au centre. Il est presque impossible de trouver le local sans y être accompagné par un initié. Les jeunes qui ne sont pas en contact avec le réseau des usagers ont donc peu de chances de le découvrir et d’avoir accès à ses services. D’ailleurs, les informateurs clés, tout comme les jeunes participants du groupe de discussion, ont mis en évidence le besoin d’agrandir le centre et, idéalement, d’aménager dans un édifice bien à lui afin d’accueillir un plus grand nombre de jeunes.

L’obstacle lié au genre

L’intervention auprès des jeunes et plus particulièrement auprès des populations immigrantes ne saurait se passer d’une réflexion sur la différence selon les genres. Intervient-on de la même façon auprès des jeunes filles et des jeunes garçons? Il suffit d’observer le faible taux de participation des jeunes filles aux activités du centre pour constater qu’il ne répond pas à leurs besoins. Mais pourquoi en sont-elles absentes?

Premièrement, la description que nous avons faite du centre et de sa localisation explique en partie l’absence des filles. En effet, le local ne répond pas à des règles minimales de sécurité urbaine. La porte d’accès est située dans un lieu sombre et dérobé à la vue des passants et, en cas d’urgence, il n’y a pas d’accès à un téléphone. Puisque les activités ont lieu en soirée, la fréquentation du centre peut devenir dangereuse pour les jeunes filles. Un local mal adapté aux besoins de sécurité urbaine, surtout dans un quartier populaire marqué par la violence, exclut les femmes. Conséquemment, pour contrer l’exclusion de ces dernières, la planification tend à inclure le point de vue des groupes de femmes sur l’organisation spatiale des services urbains (Working Group on Women’s Access to Municipal Services in Ottawa 2001).

Deuxièmement, les normes sociales associées aux activités que devraient pratiquer les hommes et les femmes selon les différentes cultures sont des obstacles importants pour les interventions au CJBV. L’animation qui y est offerte ne semble pas correspondre aux besoins des jeunes filles. Comme nous l’avons mentionné, les mères somaliennes considèrent que les activités proposées ne conviennent pas à leurs filles. Dans un tel contexte, les intervenants devraient-ils favoriser des activités non mixtes pour ainsi s’adapter aux besoins de certaines communautés? De telles questions animent les débats dans plusieurs villes, notamment à Montréal où, pour répondre aux besoins de la communauté musulmane, certains bains publics offrent des heures de baignade réservées aux femmes. Dans le cas du CJBV, les barrières culturelles empêchent certaines filles, dont celles de la communauté somalienne, d’accéder à un lieu de socialisation à l’extérieur de leur domicile.

Conclusion

Notre analyse des services offerts par le CJBV n’a pas l’intention d’amenuiser son importance. Au contraire, tel que l’ont confirmé les informateurs clés et les participants au groupe de discussion, cet organisme répond à un besoin de la population actuelle des jeunes de la Basse-Ville d’Ottawa. L’objectif de notre étude de cas est plutôt de mettre en lumière certaines difficultés vécues par le CJBV, lesquelles pourraient s’appliquer à d’autres organismes communautaires situés dans des quartiers populaires de villes canadiennes. Par exemple, notre analyse de l’obstacle lié au genre dans l’intégration des jeunes allophones pourrait amener certains changements dans l’intervention afin de répondre aux besoins différents des hommes et des femmes dans un quartier pluriethnique. Il serait d’ailleurs intéressant, dans les recherches à venir, d’analyser comment les organismes s’adaptent pour desservir la population des femmes immigrantes de tous âges, souvent confinées à la sphère domestique, afin de leur permettre d’accéder à des ressources publiques et communautaires.