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À la lecture de ce livre, des travailleurs sociaux se lamenteront : « Encore un sociologue pour nous définir! »; d’autres, plus cyniques, jetteront un regard amusé sur un texte qui tour à tour aime et châtie. D’autres encore ne se sentiront nullement concernés par un discours déjà dépassé puisque ceux-là sont ailleurs et portent désormais le titre tout de même plus reluisant de psychothérapeutes à côté de leurs nobles confrères psychologues. Enfin, ceux qui aspirent aux postes de commande dans la fonction publique n’ont que peu d’intérêt à lire Pourquoi le travail social? Peut-être faut-il même leur déconseiller vivement cette lecture où ils risquent de s’y voir représentés comme des déclamateurs d’idéologie. Dans le contexte du déclin des institutions, on peut dire qu’il n’y a pas qu’un travail social, mais bien des travailleurs sociaux de plus en plus enclins à se définir non comme membres d’un ordre professionnel — qui n’a bien souvent qu’une fonction utilitaire de reconnaissance technique fort peu rassembleuse sur le plan symbolique — mais comme entrepreneurs de leur propre cheminement professionnel.

Pourquoi donc revenir à cet ouvrage que nous offrait Saül Karsz en 2004? Certainement parce qu’il se situe plus que jamais au coeur des discussions actuelles autour du renouvellement des pratiques, et ce, malgré son ton condescendant et les nuances qu’il faut relever entre le travail social canadien et le travail social français. L’interrogation sur la pertinence du travail social est en effet inséparable du mouvement de désinstitutionnalisation occidental. Les fonctions et rôles du travail social ont toujours été liés à une certaine conception du social. Ainsi, une des questions qui sous-tendent le titre de l’ouvrage, Pourquoi le travail social?, est bien : de quel social parle-t-on?

L’idée de société ne fait plus l’unanimité. Il y a crise généralisée des croyances modernes selon lesquelles, grâce au progrès humaniste, tout homme de bonne volonté pouvait aspirer en toute égalité et en toute liberté au bien-être. Cette crise qui traverse l’ensemble des sciences sociales n’épargne évidemment pas leur dépositaire pragmatique, le travail social. On peut même penser que la désertion des travailleurs sociaux vers les domaines psychologiques et administratifs est en grande partie redevable à une lucidité lentement mais sûrement acquise en cours de pratique : l’intégration, ça ne marche pas. « Hélas, le travail social échoue à cette tâche démesurée », nous dit l’auteur. Cet échec sera évidemment replacé dans un contexte plus général qui fait de l’intervenant un agent de reproduction idéologique. Pour Karsz, le travail social aura toujours partie liée au pouvoir. Cette articulation demeure structurellement indépassable; il en va même de son existence. Elle constitue l’enjeu de toute intervention individuelle, familiale, communautaire. Que ce soit sous une bannière ou l’autre, en continuité ou en rupture avec le pouvoir, le travail social demeure pour une large part tributaire d’une idéologie qui construit sa pratique. Le problème est que l’idéologie qui a fait naître le travail social n’est plus forcément au centre de l’imaginaire contemporain.

L’auteur fera donc la part belle à la construction sociostructurelle de la pratique, ce qui n’est pas nouveau. Cette dimension du travail social, bras technicien de l’État, a été amplement développée. Ce qui est novateur concerne l’aspect symbolique où « l’idéologie et l’inconscient font noeud ».

C’est en se penchant sur cette dialectique qu’émerge le discours d’une clinique transdisciplinaire qui propose un nouveau souffle au travail social.

Trois figures

L’auteur nous propose trois archétypes du travail social qu’il s’emploie à définir : charité, prise en charge et prise en compte. La charité relève de la compassion et n’a pas encore atteint la dimension professionnelle de la pratique. Trame de fond de l’intervention, c’est le bien, le bon, le désirable qui est visé, et jamais totalement atteint puisqu’il existe toujours et encore des populations aux prises avec la misère morale et matérielle. Il s’agit d’aider autrui à se ressaisir pour aller dans le sens du droit chemin. L’auteur le dit bien : « pas de charité sans croisade et pas de croisade sans colonisation ». Cette posture morale reste à la source de la prise en charge. Celle-ci se différencie cependant de la charité puisqu’elle s’inscrit dans les politiques sociales. Sont désormais convoqués les rapports économiques et les visées administratives qui mettent en branle les critères de normalité et d’ordre social. Ici, les prescriptions des politiques sociales orientent les pratiques. Enfin, la prise en compte relève d’un changement de perspective qui interpelle le théorique aussi bien que la pratique. La prise en compte se fait dans un esprit transdisciplinaire ou psychologie et sociologie tentent une réconciliation. Selon Karsz, l’inconscient doit être pris en compte en tant que déterminant des conduites à côté de l’idéologie. La psychanalyse constitue donc une référence essentielle. Ce positionnement implique que le praticien s’interroge sur sa pratique en re-questionnant ce que certains lieux communs signifient : insertion, éducation, normalité…

Une clinique transdisciplinaire

D’une clinique transdisciplinaire découlent deux principes : « un par un » et « le souci du concret ». L’intervenant a affaire à des « cas », terme pris dans son sens clinique qui définit la spécificité de l’individu. La clinique est ici considérée dans son sens large; il s’agit en fait de cet espace entre le praticien et le sujet, espace de construction théorique qui est aussi espace d’un rapport à l’autre. Le sens de l’intervention s’enracine paradoxalement dans le quotidien le plus concret. Il convient pourtant d’en rendre compte, en abaissant le bouclier de la neutralité. Karsz insiste sur la dimension indépassable de la question théorique. Pas de clinique sans travail théorique. La rupture artificielle entre clinique et théorie introduit à de faux débats. La recherche et la pratique clinique, bien que fortement empreintes d’exigences institutionnelles relèvent d’un imaginaire inconscient d’après lequel s’organisent les rapports. Or, la connaissance de soi en tant qu’acteur est le paradigme d’un savoir sur l’autre. Par ailleurs, cette connaissance ne sera pas ici limitée au vécu de l’intervenant bien qu’il en fasse partie. Elle concerne aussi le registre de l’idéologie. L’acte d’intervention est à réinsérer dans le contexte social de sa production. Ainsi, nous interprétons le comportement humain comme nous le voyons, c’est-à-dire, à l’intérieur d’un langage théorique particulier. Ce langage doit lui-même être replacé dans le contexte de sa production.

Enfin, il y a toujours une part d’inconnaissable : « Le réel ne peut que se mi-dire » nous dit l’auteur, paraphrasant Jacques Lacan. Telle est la limite et aussi la possibilité de la clinique. Limite, parce qu’elle répond mal au principe de transparence régissant les pratiques dominantes et possibilité parce qu’elle ouvre sur d’autres formes de connaissance fondées sur la réciprocité entre l’observateur et le sujet.