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La paternité suscite beaucoup de discussion depuis quelques années. Reflets s’est penché sur la question et notre quête d’articles a bénéficié d’une très bonne réponse de la part d’auteurs, à un point tel que deux numéros porteront sur ce thème. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, la réflexion sur la paternité s’est beaucoup développée. Elle s’est transformée, tant sur le plan de la recherche, des politiques que sur celui des pratiques sociales. En effet, le sujet est devenu non seulement un objet d’étude, mais aussi une préoccupation à inclure dans les objectifs des politiques sociales destinées aux familles. Également, des campagnes de promotion du rôle du père ont été déployées, puis des formations ont été offertes dans les services sociaux et de santé sur la spécificité de l’intervention auprès des hommes, et plus particulièrement auprès des pères. D’ailleurs, ces derniers sont maintenant beaucoup plus présents dans le discours des intervenants. Somme toute, les pères sont-ils vraiment mieux desservis par les services sociaux destinés aux familles? Il est permis d’en douter. En effet, il semble difficile de traduire ces énoncés de principes dans la prestation des services sociaux et de santé (Comité de travail en matière de prévention et d’aide aux hommes, 2004). Cette observation m’a amené à poser la question autrement et tenter d’y répondre : pourquoi est-il difficile de travailler auprès des pères (Deslauriers, 2008)? En effet, quand on pose la question sous l’angle des facteurs susceptibles de nuire à l’établissement de passerelles entre les pères et les services sociaux et de santé, on constate qu’ils sont si nombreux qu’il est prévisible que cette rencontre soit difficile à créer.

Ce constat s’explique par la présence de plusieurs facteurs, notamment la présence d’idées préconçues qui présentent les pères sous un angle souvent défavorable (Dulac, 1999). Ainsi, sous un consensus apparent sur « l’importance du rôle du père », se tapissent des questionnements, des hésitations, voire un choix délibéré de ne pas travailler avec les pères. Être pour la présence des pères va de soi, comment aller contre la vertu?! Toutefois, des réserves parfois aussi sourdes qu’importantes, de même que des contraintes extérieures aux travailleurs sociaux font en sorte que les pères demeurent peu présents dans les services sociaux et de santé. Les services offerts aux pères, comme à l’ensemble de la population masculine, le sont souvent dans des contextes où soit ils sont soupçonnés, soit il a été déterminé qu’ils représentaient un danger pour ses proches. Il en est ainsi de la présence des pères dans les services de protection de l’enfance et de la jeunesse et des services pour hommes ayant des comportements violents. Ainsi, il apparaît nécessaire de créer des occasions pour que soient exprimés des arguments tenus par les sceptiques, ou ceux qui suggèrent d’éviter d’intégrer les pères aux interventions. Pour ouvrir un réel débat, il doit y avoir confrontation d’idées. Ce numéro se veut un pas dans cette direction.

Afin de faire la promotion de l’engagement paternel et de nouvelles stratégies d’interventions communautaires, groupales, familiales ou individuelles, il faut aborder les écueils que présente le travail auprès des pères. Par exemple, il faut l’admettre, il est difficile de travailler avec certains pères, particulièrement ceux en situation de pauvreté et de marginalité. En effet, il est souvent ardu de les rejoindre, de créer un lien de confiance avec eux et de les aider à jouer leur rôle (Ouellet, Milcent et Devault, 2006). Ainsi, être réaliste dans les difficultés à relever est pertinent afin de poursuivre la recherche de nouvelles pratiques auprès des pères.

À ce propos, il faut mentionner que différents courants de pensée ont influencé les études sur les pères. D’abord, le discours féministe teinte de façon significative le débat sur la paternité. Il exprime de la méfiance à l’endroit de la recherche et des services destinés aux pères, car il se fonde sur une critique du patriarcat, sur l’analyse des inégalités entre hommes et femmes qui en découle et sur les situations dans lesquelles des mères vivent certains problèmes sociaux. Dans cette optique, si les hommes, dont les pères, jouissent de droits et de privilèges au sein de notre société, pourquoi devrait-on se préoccuper de leur condition? Deuxièmement, à l’opposé, s’est construit un mouvement de défense de droits des hommes qui fait régulièrement les manchettes, à coup de mises en scène retenant l’attention du grand public. Ce mouvement allègue l’existence d’un « complot juridique » qui ferait en sorte qu’à la suite d’une séparation, ils sont dépouillés de leur droit d’exercer leur paternité. Par ailleurs, ce mouvement s’enferme dans une logique qui fait miroir au féminisme radical : les pères sont victimes des structures sociales et politiques.

Enfin, entre ces deux positions antagonistes pointe un discours étatique de promotion de la paternité, proposant une perspective mettant l’accent sur les avantages de la présence des pères pour les enfants. Ce dernier discours apparaît graduellement dans les médias de masse et demeure très présent dans les services sociaux et de santé. On désire convaincre, non seulement les pères, mais aussi le personnel des organismes et établissements du bien-fondé d’une plus grande présence des pères auprès de leurs enfants et dans les services, notamment ceux destinés aux enfants et aux familles.

Chacun de ces discours présente des limites dans la compréhension des réalités des pères. L’optique féministe semble prisonnière d’une analyse politique dont le socle est la domination des hommes sur les femmes; de ce point de vue, il apparaît difficile de concevoir l’expérience des hommes et des femmes autrement qu’à travers ce prisme. Aussi nécessaire et louable soit-elle pour les femmes, cette tendance se traduit, par exemple, par un effort de dépistage de la violence qui prime parfois sur l’appréciation que les couples font de la situation conjugale et familiale. On se demande peu si un couple s’aime : on vérifie d’abord s’il y a de la violence, étant à l’affût d’attitudes ou de comportements qui pourraient l’indiquer de la part des hommes et des pères.

Le discours de défense des droits des pères se pose en contrepoids à cette analyse et considère plutôt que ce sont les hommes, les pères, qui sont victimes de préjugés entretenus à leur sujet par l’ensemble de la société et qu’ils subissent sous la forme des difficultés d’accès à leur enfant. L’aile radicale de ces organisations en vient à tenir un discours porteur d’un certain niveau de violence qui aide peu à donner de la crédibilité aux témoignages de pères éprouvant des difficultés à voir leur enfant à la suite d’une séparation.

D’autre part, le discours étatique provenant des artisans des politiques gouvernementales sur la famille a pour but de favoriser l’engagement des pères auprès de leurs enfants et de motiver les intervenants à les inclure dans leurs pratiques. Pour que ce marketing social porte fruit, le message doit être simple, clair, sans ambiguïté. On gomme alors parfois les situations où des pères présentent des caractéristiques ou des comportements qui peuvent nuire à la mère et/ou à leur enfant.

On le répète souvent, pendant que ces débats avaient et ont toujours cours, la famille s’est profondément redéfinie et restructurée. Toutefois, on relève peu les nouvelles conditions d’exercice de la paternité dans ce contexte. Surtout, on s’inquiète peu, même si nous le savons depuis plusieurs années, que nombre d’enfants ne revoient pas leur père à la suite d’une séparation. En effet, rappelons que parmi les jeunes Canadiens nés en 1987 qui demeurent chez leur mère cinq ans après la séparation ou le divorce, 32,2 % voient leur père de temps à autre, 24,2 % ne le voient plus (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999). Ainsi, parmi les enfants qui vivent la séparation de leurs parents, 56,4 % auront avec leur père t un lien soit fragile soit rompu. Le phénomène ne semble pas attirer beaucoup l’attention ni des décideurs, ni des milieux de pratique. De par le nombre de personnes touchées et à cause des effets de cette absence de père, pourrait-on affirmer qu’il s’agit d’un problème social? Que dirait-on si autant de mères disparaissaient de la vie de leur enfant? On dénonce la pauvreté vécue par les femmes cheffes de familles monoparentales et, par le fait même, celle des enfants qui y vivent. À ma grande surprise, on se demande rarement : où sont les pères de ces enfants? Pourquoi on se questionne si peu sur la contribution possible des pères pour atténuer les effets de la pauvreté de leur enfant et, par le fait même celle de la mère? Pourquoi tenir la mère comme seule responsable de la situation économique de la famille sans tenir compte du possible soutien du père? On semble également passer sous silence les impacts psychosociaux sur ces fils et ces filles qui restent parfois marqués par cette absence de l’un de leurs parents. Si nous sommes peu intéressés aux situations vécues par les pères, pourrions-nous au moins nous en préoccuper lorsque la réponse des pères aux besoins des enfants est en jeu?

Aucune des trois tendances n’arrive à illustrer tous les points de vue et les situations de différentes réalités de pères. La définition même du rôle des pères varie, pouvant mener à différentes façons de désigner la paternité, d’où la pertinence de parler de « paternités ». Les idéologies, et aussi les contextes dans lesquels oeuvrent les tenants de ces points de vue, discutent peu entre eux. Ces chocs d’idées et de valeurs semblent parfois avoir le même effet que des conflits larvés entre parents, en couple ou séparés : les enfants sont trop souvent oubliés. Alors, comment susciter un certain rapprochement entre ces perspectives? Une des voies possibles pourrait-elle être de réellement placer « le meilleur intérêt de l’enfant » dans ce débat, tout en aidant les pères et les mères?

Cette question me semble cruciale, car, considérant le nombre important d’enfants qui bénéficient peu de l’engagement de leur père ou qui en sont privés, comment se fait-il que cette situation ne soit pas décrite comme étant problématique, voire qualifiée de problème social? Dans quelques années, nous poserons-nous la question concernant notre négligence comme société face à cette situation qui affecte nombre d’enfants?

Il m’apparaît donc prometteur et nécessaire de resituer l’essence d’une réflexion sur la paternité dans son contexte familial, particulièrement en tentant de se placer de la perspective des enfants. Ce point de vue me semble générateur d’idées pour tenter d’aménager des mesures, des arrangements, des services et des stratégies d’intervention. D’ailleurs, comme travailleur social, je me suis souvent perçu comme étant à l’intersection des courants précités. À plusieurs reprises, j’ai eu à déterminer quand tenter d’aider, de quelles façons, comment et parfois, quand lâcher prise face à une situation de désengagement paternel. Dans des contextes familiaux confus, une question phare me fut maintes fois éclairante pour m’orienter : si j’étais cet enfant, qu’est-ce que j’aurais souhaité que cette personne fasse pour aider mon père à mieux prendre soin de moi, à mieux m’aimer? Je crois que la question doit également être posée afin d’y trouver des réponses collectivement. Pour y arriver, davantage des passerelles doivent s’établir entre femmes et hommes, entre tenants d’idéologies, en tentant d’atténuer les effets des débats, au profit du bien-être des enfants.

Le dossier

Aborder la question de la paternité nécessite de la placer dans un contexte plus global : celui de la question des hommes dans son ensemble. Puisque les hommes construisent leur paternité en conformité avec ce qu’ils croient être un bon modèle masculin, il est pertinent de réfléchir à différentes réalités masculines pour ensuite les mettre en lien avec la paternité. Comment les hommes réagissent-ils face à leurs problèmes personnels et familiaux? Quels sont les effets de la socialisation masculine sur ces aspects? Comment demandent-ils de l’aide? Quand ils le font, comment le font-ils? Quelles sont leurs expériences avec les services sociaux lorsqu’ils y ont recours ou que ces derniers viennent à eux? Autant de questions générales sur les hommes qui touchent de façon spécifique la situation des pères. D’où la pertinence d’aborder la question de la paternité en débutant par une entrevue avec Gilles Rondeau, président du Comité de travail en matière de prévention et d’aide aux hommes. Au cours de cet entretien, il partagera avec nous différentes réflexions et constats de ce comité sur les besoins des hommes, de même que des réactions face au rapport qui en a découlé, souvent désigné sous le nom de Rapport Rondeau.

Par la suite, Linda Davies et ses collaborateurs offriront une réflexion touchant les courants de pensée qui influencent les interventions des travailleurs sociaux auprès des pères. On y verra que cette redéfinition de la paternité sur les plans théorique et pratique s’accompagne de tensions entre différentes idéologies. Notamment, selon que l’on adhère à une définition plutôt conservatrice, féministe ou de droit des pères, le père doit jouer des rôles fort différents auprès de la mère et de ses enfants. La façon dont les travailleurs sociaux se situent face à ces tendances induira différentes façons d’accompagner les familles et les pères. Il s’avère donc pertinent de réfléchir à la place qu’occupent les différents courants de pensée pour mieux comprendre les pratiques qui en découlent, notamment dans les contextes de protection de l’enfance et de la jeunesse.

À ce sujet, la redéfinition du rôle de père sera également abordée par Denyse Côté, en mettant en lien paternité et patriarcat. On y voit que le modèle du père, seul responsable de l’autorité, de la discipline et du bien-être matériel de sa famille tend à céder le pas à un rôle de dispensateur de soins. Dans un contexte où les rôles parentaux sont plus souples, où les mères choisissent différents aménagements de vie entre la famille et le marché du travail et où les structures familiales sont variées, qu’en est-il du patriarcat? L’auteure répond à cette question sous la forme d’une analyse sociologique de la paternité et de son évolution récente en regard du concept du patriarcat dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines.

Par la suite, Gilles Forget, illustre ces repères théoriques et débats en relatant des expériences de recherche et de formation à des intervenants oeuvrant auprès de pères. Il retrace le développement et les travaux de l’équipe ProsPère, formée de chercheurs et d’intervenants intéressés à la promotion de l’engagement paternel et à la création de pratiques pour y parvenir. La recherche-action de cette équipe a mené à des résultats de recherche et à la création d’une formation offerte à différents endroits au Québec, au Canada et en France. Une réflexion de l’auteur en tant que chercheur et formateur permet d’illustrer certains principes qui favorisent une meilleure prise en compte des besoins des pères dans les services de même que certaines barrières à ce sujet.

Par ailleurs, bien que ces réflexions théoriques et pratiques sont très présentes dans le monde de la recherche et que des formations destinées aux intervenants en aient découlé, de quelle place la paternité bénéficie-t-elle dans les formations universitaires dans les champs de la santé et de la relation d’aide? Francine deMontigny et ses collaborateurs aborderont l’aspect de l’enseignement d’enjeux liés à la paternité dans les universités canadiennes. On y apprend que l’examen des curriculums d’enseignement universitaire canadiens en soins infirmiers a révélé que très peu de cours portaient spécifiquement ou indirectement sur les pères ou la paternité. Une autre étude auprès de 30 étudiants de premier cycle en sciences infirmières, en pratiques sages-femmes et en travail social a révélé que ces étudiants se sentaient inconfortables à interagir avec les pères, surtout lors de situations plus critiques émotionnellement. Les auteurs présentent la structure d’un cours qui permettrait de pallier ce manque.

Le dossier se termine par l’illustration d’un type de recherche qui met en parallèle les points de vue de mères et de pères. On y traite de deux conditions défavorables à l’exercice de la paternité : la rupture d’union dans un contexte de pauvreté. Gilles Tremblay et Francine Allard abordent le sujet en rappelant que les ruptures d’unions touchent un ménage sur deux et que, par conséquent, de nombreux hommes dans cette situation sont à risque de perdre rapidement tout contact significatif avec leurs enfants. Les auteurs rapportent les résultats de deux études. D’abord, à partir du discours de pères séparés vivant en contexte de pauvreté et qui se considèrent comme engagés envers leur enfant, sont étudiés les éléments ayant favorisé le maintien de leur engagement et les stratégies déployées dans des situations difficiles. La deuxième étude s’est intéressée aux propos de mères séparées vivant dans un contexte économique défavorable et qui considèrent que leur ex-conjoint est impliqué auprès de leurs enfants. L’étude visait à comprendre ce que représentait pour ces mères la notion de père engagé à la suite de la rupture. L’analyse révèle comment se construit leur influence en vue de la continuité de l’engagement du père et comment elle se manifeste au quotidien. Les propos de ces pères et de ces mères sur le maintien de l’engagement paternel après la rupture en contexte de pauvreté illustrent les enjeux présents dans ce contexte et permettent d’identifier des pistes pour l’intervention.

Ce numéro de Reflets se termine avec un article hors thème, écrit par Stéphanie Garneau et Janelle Comtois. Cette dernière fut récipiendaire du concours 2007 de la bourse Roland Lecomte. À partir d’une analyse des politiques de financement de l’enseignement supérieur en Ontario et d’une recherche exploratoire portant sur les stratégies déployées par des étudiants franco-ontariens afin de contourner les obstacles à l’obtention de leur diplôme, les deux auteures discutent des conditions dans lesquelles les jeunes Franco-Ontariens ont aujourd’hui accès aux études supérieures. Elles rapportent que les étudiants de l’Ontario, particulièrement les étudiants franco-ontariens, font actuellement face à une double injonction contradictoire : celle, encouragée par le discours politique, de poursuivre des études supérieures et celle d’assumer les coûts de cette formation alors que la volonté de poursuivre des études en français implique souvent une migration géographique, et donc des frais supplémentaires. On y voit comment ces politiques gouvernementales ontariennes qui touchent l’enseignement supérieur et les aspirations à l’indépendance des étudiants contreviennent au processus d’autonomisation de ces derniers.