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Introduction

En dépit de leurs velléités d’appréhender les mécanismes générateurs d’inégalités sociales et d’infériorisation des groupes dits minoritaires ou minorisés, le travail social et la sociologie n’en ont pas moins contribué à reconduire certains stéréotypes et préjugés, voire certaines oppressions à l’égard des personnes non hétérosexuelles (Chamberland, 1997; Van Soest, 1996). De fait, les démonstrations appuyées d’hétéronormativité n’ont pas épargné ces disciplines. En témoignent la réitération d’un ordre social basé sur une nécessaire complémentarité des sexes[1], l’étude de l’homosexualité masculine sous le spectre limité de la délinquance sexuelle (Reiss, 1961; Leznoff et Westley, 1956) ou les pratiques d’intervention reconductrices de biais homophobes et hétérosexistes chez les travailleurs sociaux (Berkman et Zinberg, 1997; Wisniewski et Toomey, 1987; De Crescenzo, 1984) dont fait état la littérature scientifique.

Cela dit, si ces constats suggèrent à l’oeil contemporain d’importantes entraves à un travail disciplinaire inclusif de la diversité sexuelle, la possibilité même d’établir ces constats en sciences sociales rend compte à la fois d’un certain progrès dans la reconnaissance de ces sujets comme étant des objets d’étude légitimes, mais également d’un important changement paradigmatique dans l’appréhension même de ces phénomènes. Ainsi, alors que l’homosexualité constituait jusqu’à récemment un objet d’étude pour la médecine et la psychiatrie, qui abordaient les manifestations et les motifs de ce « détournement de la finalité de l’acte sexuel, à l’instar de l’onanisme » (Tin, 2003, p. 279), voire qui en traitaient les présumées victimes, ces disciplines se sont peu à peu délestées de cet objet d’étude et sujet de traitement au profit des sciences sociales. La sociologie, le travail social et la sexologie se sont ainsi intéressés aux individus s’identifiant comme non hétérosexuels, à leurs pratiques sexuelles (Hirschfeld, 1920; Bell et Weinberg, 1978; Kinsey, Pomeroy et Martin, 1948), à leurs relations de couple (Hammersmith et Weinberg, 1973), à leur parcours identitaire (Cass, 1979; Lee, 1977; Dank, 1971), à leurs adversités et facteurs de risque (Weinberg et Williams, 1974) ainsi que, plus largement, aux déterminants sociaux de leurs conditions de vie. Il n’est dès lors plus question de conceptualiser l’homosexualité et la bisexualité en soi, mais bien d’analyser les manifestations d’hostilité soulevées par les personnes non hétérosexuelles et les impacts de leur stigmatisation sociale sur leurs conditions de vie.

Les études gaies et lesbiennes émergent dans les années 1970, à la croisée des disciplines, sous l’impulsion des efforts de contestation par les gais et les lesbiennes eux-mêmes des connaissances établies à leur sujet — et souvent à leur détriment —, mais également à partir de leur mobilisation dans la production de connaissances ancrées dans leur vécu et appuyant leurs démarches d’activisme (voir Chamberland, 1997). L’émergence et l’institutionnalisation subséquente des études gaies et lesbiennes ont fait la part belle à un corpus diversifié de connaissances portant autant sur l’histoire de ces communautés que sur les comportements sexuels à risque, dans la lignée de l’épidémie du sida. Dans la mire des études gaies et lesbiennes, le bullying ou l’intimidation homophobe en milieu scolaire, perçu par plusieurs comme l’un des derniers remparts de l’homophobie directe, a fait couler beaucoup d’encre depuis le début des années 2000. Désormais, nous connaissons fort bien l’ampleur et la diversité des manifestations d’homophobie dans la sphère scolaire; ces dernières ont été amplement documentées à l’échelle nationale et à travers le monde (Taylor, et collab., 2011; Kosciw, et collab., 2010; SOS homophobie, 2008; Rivers et Cowie, 2006; Human Rights Watch, 2001) et ont aussi fait l’objet d’une consultation internationale en mai 2012 (UNESCO, 2012). Les conséquences de l’homophobie sur les jeunes victimes, qu’elles s’identifient elles-mêmes comme de minorités sexuelles ou non, sont également de mieux en mieux connues. Il est autant question d’impacts scolaires (absentéisme, aspirations revues à la baisse, décrochage) (Taylor, et collab., 2011; Kosciw, et collab., 2010) que de détresse psychologique (sentiment d’insécurité, faible estime de soi, anxiété et angoisse, idéations suicidaires, tentatives de suicide) (D’Augelli, 2002; Galliher, et collab., 2004). Dans les faits, si les rapprochements entre l’homophobie et d’autres types d’intimidation dans l’enceinte scolaire sont nombreux (Murdock et Bolch, 2005), c’est à l’importante différence près que les jeunes gais, lesbiennes et bisexuels (GLB) victimes d’homophobie ne peuvent pas toujours compter sur un important facteur de résilience, soit le soutien des parents et des amis. En effet, craignant les réactions négatives de parents dont ils sont encore dépendants, il n’est pas rare qu’ils optent pour cacher leur orientation sexuelle ou leur victimisation, fermant ainsi la porte à un éventuel soutien de la part de ces derniers.

La diffusion des connaissances relatives à la fréquente hostilité du climat scolaire envers les jeunes s’identifiant ou étant identifiés par leurs pairs comme GLB, de même que les impacts négatifs de la victimisation sur cette même base, ont fait accroître les appels à la vigilance des écoles relativement aux épisodes de discrimination pouvant prendre forme en leur sein. La participation des enseignantes et enseignants a été particulièrement sollicitée dans cette lutte contre l’homophobie; ils ont fait l’objet d’une pléthore de publications visant à les informer sur les réalités de la diversité sexuelle et à les outiller pour faire face aux épisodes d’homophobie (Wells et FCEE, 2006; FCEE, 2005; ETFO, 2004; FNEEQ, 2003; Demczuk et GRIS-Montréal, 2003; ATA, 2002). Or, que sait-on des interventions mises en branle — ou non — entre les murs de leurs salles de classe? Comment la pratique enseignante fait-elle face à cette sensibilité émergente à la diversité sexuelle? Telles sont les questions de départ de cet article.

Revue de littérature

Au Québec, depuis le début des années 2000, les enseignantes et enseignants ont été clairement identifiés comme des agents de premier plan dans la lutte à l’homophobie, notamment à la suite de la publication de deux rapports successifs de recherche sur les expériences scolaires des élèves GLB (CPJ, 2007; CDPDJ, 2006). Trois types de stratégies visent à les mettre à contribution dans cette lutte : l’inclusion des réalités non hétérosexuelles dans leurs enseignements (Richard, Chamberland et Petit, 2013); la coordination de séances ponctuelles de démystification de la diversité sexuelle en classe (Émond et Bastien Charlebois, 2008); et la tenue d’initiatives ancrées dans le milieu scolaire, qu’il s’agisse d’un groupe de lutte contre l’homophobie ou d’une activité thématique sur la diversité sexuelle. L’évaluation des démarches entreprises jusqu’ici suggère que si les évocations ponctuelles de la diversité sexuelle en classe et les ateliers de démystification de courte durée tendent à avoir un impact positif immédiat sur les perceptions des élèves (Boulden, 2005; Higgins, King et Witthaus, 2001), leurs effets à moyen ou à long terme sont, au mieux, mitigés (Probst, 2003). Les programmes d’éducation s’échelonnant sur plusieurs séances et doublés d’une intervention systématique et concertée sont ceux dont l’efficacité à court comme à long terme est la mieux documentée (Szalacha, 2003; Higgins, King et Witthaus, 2001).

Dans ce contexte, s’interroger sur les effets conjugués des injonctions de lutte à l’homophobie et des dimensions idiosyncratiques du rôle de l’enseignante ou de l’enseignant — et de leurs pratiques pédagogiques — en lien avec l’orientation sexuelle nécessite d’emprunter minimalement à la fois aux études gaies et lesbiennes, au travail social, à la psychologie, à la pédagogie critique et à la sociologie. Notre approche sera donc résolument interdisciplinaire. Deux thématiques seront ici abordées sous cet angle : la portée et les intentions derrière les invectives de nature homophobe et les éclairages respectifs qu’apportent aux interventions liées à la diversité sexuelle les concepts d’homophobie et d’hétérosexisme.

Derrière la banalisation des invectives homophobes

La variété de sens accordés à des qualificatifs comme « fag », « faggot » ou « poofter » en anglais ou « pédé », « enculé », « fifi », « tapiole » ou « tapette » en français occasionne une dissension entre chercheurs, laquelle porte à la fois sur la nature des sujets désignés par ces termes et sur les intentions qui poussent des individus à les utiliser. Ces qualificatifs désignent-ils explicitement l’orientation sexuelle d’un individu, qu’elle soit réelle ou présumée, ou sont-ils utilisés pour d’autres motifs? Si tel est le cas, lesquels? Bref, en quoi ces qualificatifs constituent-ils — ou pas — une expression d’homophobie?

Dans la compréhension populaire comme chez plusieurs chercheurs (voir notamment Bastien Charlebois, 2009; O’Conor, 1995; Thorne, 1993), il est généralement entendu que des mots ou expressions comme « fag », « poofter » ou « no homo », ou encore « tapette » ou « fif », constituent des manifestations d’homophobie, voire de sexisme, puisqu’ils accolent des significations négatives à des termes désignant tantôt l’homosexualité, tantôt l’inversion du genre. Pascoe (2005, 2007) et Plummer (2001) estiment toutefois que qualifier d’homophobe l’utilisation de termes comme « fag » et « poofter » équivaut à en réduire drastiquement la signification pour en nier la nature genrée. Pascoe suggère que les élèves rencontrés dans le cadre de sa recherche ethnographique dans une école secondaire de Californie utilisent inlassablement ce type de termes, mais n’en ont pas moins intériorisé l’idée selon laquelle l’homophobie est une attitude désapprouvée socialement.

The boys in this study know that they are not supposed to call homosexual boys « fags » because that is mean. This then has been the limited success of the mainstream gay rights movement. The message absorbed by some of these teenage boys is that « gay men can be masculine, just like you. » Instead of challenging gender inequality, this particular discourse of gay rights has reinscribed it.

Pascoe, 2005, p. 342

Ainsi, selon Pascoe, ces termes ne constituent pas un rejet de l’homosexualité à proprement parler, mais s’intègrent dans un processus de construction de l’identité masculine par la répudiation d’une identité fag, désignant : « an “abject” position, a position outside of masculinity that actually constitutes masculinity » (2005, p. 342). D’après l’auteure, bien qu’il arrive parfois que ces termes désignent les préférences sexuelles de quelqu’un, ils font toujours référence à des significations genrées.

Plummer avance de son côté que l’évocation de la sexualité de l’interlocuteur est complètement secondaire dans les préoccupations des jeunes garçons. Selon lui, ces termes canalisent des significations éminemment complexes qui ne relèvent pas de l’antihomosexualité, mais bien d’un exercice de dénomination d’un autrui dont les attitudes (immaturité émotive, intérêt ou don pour la chose académique, timidité) s’émancipent des attentes traditionnelles dont font l’objet les garçons. Ces épithètes outrepassent les seules tentatives de désignation d’une infériorité sur la base de l’orientation sexuelle ou du genre pour désigner : « a lack of allegiance to the collective expectations of male peers » (2001, p. 21).

Bastien Charlebois suggère quant à elle que l’usage de ces épithètes par les garçons adolescents évoque tantôt une apparence physique perçue comme féminine ou efféminée, tantôt des traits de caractère perçus comme faibles (soumission à l’autorité ou couardise), et tantôt encore, l’homosexualité. Loin d’être disparates, ces interprétations relèveraient toutes d’un « système normalisant et naturalisant les rapports femmes-hommes » (Bastien Charlebois, 2006, p. 67), alimentant une hiérarchie intramasculine discréditant les masculinités perçues comme inférieures.

Ces querelles théoriques sont d’importance pour notre propos, dans la mesure où s’y greffent les constats des enseignantes et des enseignants. De fait, nous verrons que si tous constatent la large utilisation de ces épithètes par leurs élèves et la banalisation du recours à ces termes, ils n’en reconnaissent pas moins la nécessité d’intervenir pour mettre un frein à ce qu’ils perçoivent presque tous comme une manifestation de violence verbale. Par contre, plusieurs disputent la nécessité, mais également la légitimité, d’une intervention qui serait appuyée sur une prémisse erronée d’homophobie. Nous y reviendrons.

Homophobie et hétérosexisme : éclairages conceptuels et impacts sur l’intervention

Au-delà de la seule révocation d’un vocabulaire utilisant à mauvais escient des termes relatifs à l’homosexualité et à la diversité sexuelle — qu’ils soient ou non perçus comme homophobes dans leur portée —, les travailleurs sociaux, enseignantes, enseignants et psychologues doivent composer avec l’intervention de proximité auprès de personnes non hétérosexuelles. Or, intervenir auprès de populations marginalisées et des groupes dits minoritaires ou minorisés, c’est avant tout agir à partir d’une compréhension empirique, pratique ou conceptuelle des réalités affectant ces dernières. Ainsi, chacune des étapes menant à l’intervention effective, soit l’identification des problématiques, l’adoption d’attitudes ou de comportements, de même que la mobilisation de compétences et de connaissances, prendrait forme depuis les concepts qui les informent (Bastien Charlebois, 2011; Fish, 2006). En d’autres mots, le concept utilisé en prémisse de l’intervention contribuerait singulièrement à déterminer la nature du problème, et donc ultimement à façonner cette dernière. Regardons-y de plus près.

En matière d’études gaies et lesbiennes, au moins trois concepts évoquent les processus individuels ou structuraux contribuant à l’infériorisation des réalités non hétérosexuelles : l’homophobie, l’hétérosexisme et l’hétéronormativité. Aux fins de la démonstration, nous ne rendrons compte que de l’éclairage que les deux premiers apportent à l’intervention[2]. Le concept d’homophobie, d’abord, est devenu un référent d’usage commun, bien que ses limites aient été amplement documentées (Adams, 1998; Plummer, 1981). L’étymologie du mot pose notamment un double problème, dans la mesure où elle appelle à une interprétation erronée (« peur du semblable ») et sous-entend une crainte maladive, puisque phobique, des homosexuels ou de l’homosexualité. Cette évocation constante d’une peur irrationnelle ne permet pas au concept d’homophobie de distinguer d’autres formes de désapprobation de l’homosexualité et tend à en réduire l’expression à ses manifestations les plus directes. De plus, en définissant l’homonégativité comme une caractéristique personnelle, il lui est impossible de rendre compte d’oppressions systémiques ou multidimensionnelles (Plummer, 1981). En termes d’intervention, le concept d’homophobie appert donc peu porteur, dans la mesure où il ne permet véritablement de problématiser que les éclats de violence.

[L’homophobie] scrute les débordements émotifs et les manifestations de rejet de quelques individus alors que le mythe de la destinée hétérosexuelle qui les nourrit est largement répandu au sein de nos sociétés. Une personne qui n’a été en contact qu’avec le concept d’homophobie est susceptible de se défendre d’avoir des préjugés à l’endroit des personnes LGBTQ si elle les infériorise posément.

Bastien Charlebois, 2011, p.133

Le concept d’hétérosexisme quant à lui met en exergue l’aspect systémique des attitudes négatives envers l’homosexualité et permet d’appréhender l’infériorisation des personnes homosexuelles, non comme l’unique fait d’interactions entre individus, mais comme le résultat d’un système idéologique en soi. L’hétérosexisme prend ses assises sur des prémisses idéologiques de complémentarité de l’homme et de la femme et se déploie sur « une double injonction à la conjugalité et à la parentalité » (Tin, 2003, p. 209). En ce qu’elles constituent une véritable police des genres, ces prémisses permettent de justifier idéologiquement l’infériorisation et la discrimination de toutes les personnes qui ne ratifient pas le « contrat social hétérosexuel » (Wittig, 2001, p. 78).

De plus en plus de chercheurs en sciences sociales reconnaissent le concept d’homophobie comme restrictif dans l’appréhension des attitudes et des perceptions négatives à l’égard de l’homosexualité, limitant ces dernières à leurs manifestations directes, voire anachroniques puisque peu adaptées à la subtilité des discriminations dites modernes. Alors qu’une proportion accrue d’individus se distancie de manifestations d’hostilité par trop évidentes, des chercheurs lui substituent les concepts d’« homophobie institutionnalisée » (McKee, Haynes et Axiotis, 1994), d’« hétérosexisme », ou d’« homonégativité moderne » (Morrison et Morrison, 2002), mieux à même de capturer la subtilité des manifestations d’infériorisation et de désapprobation de la diversité sexuelle. C’est notamment le cas de Peel, une chercheuse en psychologie dont les réflexions sur l’« hétérosexisme mondain » (2001) permettent d’affiner notre compréhension des assises normatives de l’hétérosexisme. Peel reconnaît trois manifestations communes d’homonégativité : les préjugés envers les hétérosexuels, la non-hétérosexualité comme déficit et le refus de la diversité[3]. Il s’agit là d’hétérosexismes du quotidien, largement méconnus comme tels, tant par les personnes hétérosexuelles que non-hétérosexuelles.

Brown estime qu’un « biais d’hétérosexisme libéral » (1996) est susceptible de transparaître de la posture même des intervenants oeuvrant auprès de personnes non hétérosexuelles. Ce biais consiste à présumer qu’une attitude de neutralité ou dépourvue de préjugés ouverts face à la diversité sexuelle suffit à assurer une pratique d’intervention non biaisée. Bien qu’elle reconnaisse la nécessité d’évacuer de l’intervention les préjugés et les manifestations ouvertes d’hostilité envers l’homosexualité, l’attitude de neutralité n’est pas pour autant garante d’un contexte d’intervention dépourvu d’hétérosexisme. Brown (1996, p. 50) rappelle que cela est le corollaire évident d’une société hétérosexiste dans sa nature, où « […] members of the dominant group (in this case, the nonsexual minorities) will, even with goodwill, make assumptions and take actions that assert the supremacy of their group over the minority, and that members of the minority group may have learned how to collude in their own oppression through similar sets of actions and attitudes ».

Ainsi, dans les faits, une intervention se contentant de l’unique révocation des préjugés homonégatifs de la sphère du conscient est problématique en au moins deux instances. D’une part, elle est pratiquement aveugle aux préjudices que peuvent causer aux individus non hétérosexuels certains réflexes ou pratiques hétérosexistes. Ainsi, il est probable qu’une démarche d’intervention, toute bien intentionnée soit-elle, fasse montre d’hétérosexisme à un degré ou à un autre, que ce soit en mettant en question le bien-fondé de la divulgation par un individu de son orientation sexuelle, en mésestimant les implications de la présomption d’hétérosexualité, ou encore en assumant qu’une orientation sexuelle minoritaire ne puisse être connue par un individu dès sa jeune adolescence. D’autre part, le biais d’hétérosexisme libéral est particulièrement pernicieux dans ses conséquences, dans la mesure où peuvent en être atteints plusieurs praticiens susceptibles de se voir eux-mêmes comme des alliés aux individus de minorités sexuelles.

Sur le plan de l’intervention, le concept d’hétérosexisme permet de mettre à jour les arguments, les blagues et les allusions qui contribuent à la réitération quotidienne d’une certaine infériorisation des personnes gaies et lesbiennes, de leurs relations amoureuses et de leurs réalités familiales. Une intervention déployée depuis une posture sensible à cet hétérosexisme quotidien permet ainsi d’éviter certains pièges qui ne pourraient même être envisagés par le biais du seul concept d’homophobie. Si elles ne possèdent pas la violence des coups d’éclat homophobes, les « micro inégalités » (Haslett et Lipman, 1997) que sont la présomption d’hétérosexualité, la pression à la divulgation ou l’expression de doutes quant à la véracité d’une identité sexuelle minoritaire sont subtiles dans leurs manifestations et complexes à identifier, même par les individus les plus mobilisés par les enjeux d’équité. Ainsi, analyser les impacts respectifs des concepts d’homophobie et d’hétérosexisme sur l’intervention constitue un exercice probant, mais qui met également en évidence l’importante complexité d’intervenir face à ces « micro inégalités », par définition quotidiennes, subtiles et non reconnues comme telles. Quel regard les enseignantes et enseignants posent-ils sur les interventions qu’il leur est possible, ou non, d’effectuer en lien avec l’orientation sexuelle? Où se situe selon eux cette limite entre l’efficacité de l’intervention et la prise de risque en classe?

Méthodologie

Les constats et les réflexions qui suivent s’appuient sur des entrevues semi-structurées menées entre mai et octobre 2012 auprès de vingt-deux enseignantes et enseignants du secondaire (douze femmes et dix hommes), âgés de 29 à 62 ans (âge moyen : 37 ans). Dans cet échantillon, six enseignantes ou enseignants s’identifient comme non-hétérosexuels, soit trois hommes gais, une femme lesbienne, une femme bisexuelle et un homme bisexuel. Ils cumulent d’une à trente années d’expérience et enseignent onze matières différentes (voir Tableau 1). Les enseignantes et enseignants rencontrés travaillent autant dans de grands centres urbains que dans des banlieues et des municipalités de plus petite taille, à travers la province de Québec. Trois d’entre eux enseignent dans des écoles anglophones.

Tableau 1

Profil sociodémographique des enseignants du secondaire

Profil sociodémographique des enseignants du secondaire

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Les participants devaient avoir enseigné dans une école secondaire depuis au moins un an et avoir vécu une ou des expériences d’enseignement en lien avec la diversité sexuelle. La formulation de ce second critère est, à dessein, imprécise, notre revue de littérature laissant entendre que les enseignements et les interventions scolaires sur la diversité sexuelle peuvent prendre plusieurs visages. Le recrutement des participants s’est fait par l’envoi de courriels au sein de nos réseaux personnel et professionnel élargis, ainsi que par le biais d’associations gaies et lesbiennes régionales oeuvrant en milieu scolaire. Nous avons procédé à la codification et à l’analyse des entrevues par le biais du logiciel QDA Miner, suivant la méthode mixte (L’Écuyer, 1990).

Lors des entrevues d’une durée moyenne de soixante-quinze minutes, les participants ont été interrogés sur leurs pratiques pédagogiques à l’égard de la diversité sexuelle. Deux thématiques ont fait l’objet d’une attention particulière : les sujets relatifs aux orientations sexuelles — si aucun — qu’ils avaient abordés avec leurs élèves, et leur rôle lors d’éventuels épisodes d’homophobie, que ce soit en salle de classe ou ailleurs dans l’école. Le présent article s’inscrit dans ce second axe et aborde les modalités d’intervention privilégiées par ces enseignantes et enseignants, les motifs sous-tendant leurs choix et les impacts qui en ont découlé. Deux types d’interventions feront spécifiquement l’objet de nos réflexions : l’intervention lors d’épisodes perçus comme de l’homophobie — les épisodes évoqués en entrevue consistent presque uniquement à l’utilisation par les élèves d’un langage accolant l’homosexualité à un contexte négatif; et l’intervention de proximité auprès de jeunes lesbiennes, gais, bisexuels ou en questionnement (LGBQ).

Les angles d’intervention des enseignantes et enseignants lors d’épisodes d’homophobie

La presque totalité des participants reconnaît les impacts négatifs que peuvent avoir la violence verbale ou l’intimidation à caractère homophobe et convient de la nécessité d’intervenir lorsqu’ils en sont témoins. Une enseignante et un enseignant, Emy et Thomas, ressortent toutefois du lot. La première remet en question le bien-fondé d’une intervention réprimant des propos accolant l’homosexualité à des contextes négatifs, puisque, selon les dires mêmes des jeunes, ils ne seraient pas utilisés à cet escient. Elle estime qu’une éventuelle intervention contribuerait à donner de l’importance à des propos qui n’en ont pas pour les jeunes.

“Fif” et “tapette”, ce n’est pas compliqué, je les entends tout le temps. Je suis désensibilisée face à ces mots-là. Ça fait tellement partie de leur langage. On perd tellement notre temps à se battre pour [ces mots]. Ils disent : “Je n’ai pas de problème, ce n’est pas ça que je voulais dire”. Ça ne veut même plus dire ça pour eux. Intervenir là-dessus, je perdrais mon temps et j’allumerais des affaires qui ne sont même pas là. Je pense que [ces mots] n’ont même plus d’impact. Ce serait à évaluer, si les jeunes les perçoivent encore comme des termes désobligeants. Même les jeunes qui sont troublés dans leur identité sexuelle […]. On pourrait dire tolérance zéro sur ces termes-là, mais il y a tellement de jeunes qui vont se faire punir, ça va devenir une montagne. Est-ce que ça vaut vraiment le coup ?

Emy, enseignante de mathématiques, lesbienne

Emy n’est pas la seule enseignante à constater la banalisation des épithètes homophobes chez les élèves du secondaire. Cela dit, s’ils conviennent aussi que ces mots sont fréquemment utilisés à tort par les élèves, la majorité des autres participants n’en estiment pas moins qu’il est de leur responsabilité de corriger les élèves concernés, voire parfois d’effectuer un travail d’éducation quant au sens et à la provenance de ces termes.

Thomas, enseignant dans la soixantaine, rapporte intervenir lorsqu’il est témoin de propos homophobes, mais se refuse à aller au-delà d’un simple arrêt d’agir. Il avoue se questionner sur la légitimité des consignes de « promotion de l’homosexualité » qui font selon lui l’objet de documents formels issus des instances scolaires et qu’il qualifie de parti pris :

Ce qui est venu compliquer [le travail], [c’est que] le ministère de l’Éducation et les commissions scolaires se sont mis à faire la promotion de l’homosexualité. Ils sont partis du point de vue qu’il est tout à fait normal d’être homosexuel comme il est normal d’être hétérosexuel. On a reçu des dépliants là-dessus […]. Avant, il y avait une hiérarchie. Maintenant, tout le monde est mis sur le même pied d’égalité. Et [on doit] évidemment lutter contre l’homophobie et sensibiliser : “Vous n’avez pas choisi [votre orientation sexuelle], comme vous n’avez pas choisi la couleur de vos cheveux”. Moi, personnellement, ça me pose problème. Je ne suis pas convaincu de l’inné et de l’acquis là-dedans. Je trouve qu’ils ont vite conclu à un présupposé, qui devrait être débattu un peu plus.

Thomas, enseignant d’anglais, hétérosexuel

Lorsqu’ils entendent des propos homophobes, plusieurs des participants rapportent opter pour une intervention type qui consiste à mettre un terme à l’épisode (un arrêt d’agir) et à clairement prendre position contre l’utilisation de mots relatifs à la diversité sexuelle à titre d’insultes. À cet arrêt d’agir initial peuvent se greffer des explications qui s’insèrent dans l’un des cinq angles d’intervention suivants : correction du vocabulaire; explications d’ordre étymologique; sensibilisation aux impacts de l’homophobie; analogie homophobie-racisme; et intervention par confrontation.

Correction du vocabulaire

Les efforts de correction du vocabulaire sont parmi les méthodes d’intervention les plus communément mises de l’avant par les participants. Cela consiste à clarifier auprès de l’élève ce qu’il a voulu dire, lui expliquer pourquoi les termes choisis sont inadéquats, voire lui suggérer des alternatives en matière de vocabulaire. Ici, l’enseignant ne réprouve pas tant l’homophobie à proprement parler, mais bien l’utilisation erronée de certains termes. L’on peut qualifier ces démarches d’intervention de premier niveau contre l’homophobie.

C’est des mots qu’ils utilisent n’importe comment. Ils ne se rendent pas compte que ça a une connotation négative, que c’est une insulte de dire “fif”, “moumoune”, “machin”... “Fif”, pour eux, ça ne veut même pas dire homosexuel. Ça peut vouloir dire : “T’es con”, “T’es pas drôle”. Ils n’ont pas de vocabulaire, [alors] ils utilisent certains mots pour tout. [Par exemple], “ortho”, c’est une grosse insulte. “Savez-vous ce que ça veut dire, ortho? Ça veut juste dire droit. Orthodontie, c’est pour les dents croches. Orthopédie, c’est pour les pieds croches. Vous les traitez de droits?” Je suis prof de français, alors on va parler de vocabulaire.

Catarina, enseignante de français, hétérosexuelle

La majorité des enseignantes et enseignants rapportent procéder fréquemment avec ce type d’intervention, qu’ils se sont approprié selon la matière qu’ils enseignent et leurs exemples les plus éloquents. Ils semblent ainsi être relativement confortés dans la légitimité de leur intervention par le fait qu’ils interviennent d’emblée sur une erreur de vocabulaire, un territoire intrinsèquement et indiscutablement lié à leur rôle d’enseignante ou d’enseignant, et seulement aléatoirement sur des questions d’homophobie et de diversité sexuelle.

Explications étymologiques

Parmi les participants, certains vont de l’avant avec un travail plus poussé sur le vocabulaire homophobe, travail relevant de véritables efforts de déconstruction étymologique. L’efficacité de cet exercice est tributaire des connaissances de l’enseignante ou de l’enseignant à cet égard, et certains raccourcis sémantiques — connectant des termes comme « pédé » à l’homosexualité, association que l’élève ne faisait pas d’emblée, peuvent être contre-productifs dans leurs effets et contribuer à maintenir un dégoût à l’égard de l’homosexualité.

Sensibilisation aux impacts de l’homophobie

Les autres types d’intervention identifiés mettent plus clairement en lumière la dimension discriminatoire des propos homophobes utilisés. Le discours de sensibilisation aux impacts de l’homophobie consiste à expliquer aux élèves que l’utilisation péjorative de termes liés à l’homosexualité peut contribuer à blesser les jeunes qui s’identifient eux-mêmes comme homosexuels ou comme bisexuels. Une telle pratique d’intervention consiste à reconnaître en l’emploi d’un langage homophobe la présence d’un discours discriminatoire, voire d’intimidation, et à en expliciter les conséquences négatives sur les élèves qui peuvent se sentir ciblés. Cela présente toutefois son lot de limites, dans la mesure où une telle intervention circonscrit les impacts de ces termes injurieux aux seuls jeunes de minorités sexuelles et contribue à alimenter une réflexion de type eux-nous.

Analogie homophobie et racisme

Le mode opératoire de l’intervention basée sur l’analogie entre l’homophobie et le racisme propose quant à lui d’insister sur les rapprochements entre ces deux types de discrimination, de façon à réitérer le bien-fondé de l’intervention et à rejoindre des jeunes d’emblée peu susceptibles d’être mobilisés par la lutte contre l’homophobie. Il n’est pas rare qu’une telle intervention s’accompagne d’une référence explicite aux règlements de l’école, qu’ils interdisent tout type de violence ou qu’ils fassent explicitement mention de la violence sur la base de l’orientation sexuelle. Des enseignantes ou enseignants ont rapporté s’en remettre aux règles de classe dont ils se sont eux-mêmes dotés, ou encore à un contrat de classe, coélaboré avec les élèves et signé par tous en début d’année scolaire. Cela semble également procéder d’une démarche de légitimation de l’intervention contre l’homophobie dans la mesure où plusieurs participants ont déploré en entrevue l’existence d’un double standard dans l’intervention en milieu scolaire, où les incidents à motifs racistes seraient réprimés promptement et sans équivoque, alors que ceux à caractère homophobe auraient souvent tendance à être banalisés.

Intervention par confrontation

Que ce soit par témérité ou par conviction, certains participants choisissent d’intervenir directement contre l’homophobie, et ce, en allant jusqu’à confronter l’élève qui utilise un langage homophobe. Ils espèrent ainsi engendrer une réflexion plus étayée sur les conséquences du recours à un tel langage, remettre en perspective certains stéréotypes, ou ébranler les convictions que certains élèves peuvent entretenir à l’égard de l’homosexualité. L’extrait suivant du témoignage d’Hélène suggère que ces enseignantes et enseignants apprécient l’expression de préjugés qu’ils savent présents chez les élèves, parce qu’ils y prennent appui pour faire un travail d’éducation.

Ce genre de commentaire là, j’aime ça, parce que je m’en sers pour éduquer. Si tout le monde dit : “L’homosexualité, c’est correct”, tant mieux, mais ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de préjugés, c’est juste qu’ils n’osent peut-être pas le dire. J’aime ça quand il y en a qui osent le dire, que ce n’est pas naturel et ci et ça. Je m’en sers. Admettons que c’est Maxime qui dit ça. “Est-ce qu’il y en a d’autres qui pensent comme Maxime?” Ils lèvent leur main. “Pourquoi? Donnez-moi vos arguments”. J’en profite pour les reprendre : “Ça, c’est un argument fondé sur un préjugé, voici le préjugé”. J’en profite pour faire de l’éducation, tout en restant dans le cadre de mon cours.

Hélène, enseignante en` éthique et culture religieuse, hétérosexuelle

Chez les enseignantes et enseignants non hétérosexuels, la confrontation des préjugés des élèves peut passer par la mobilisation de leur propre orientation sexuelle. Ils peuvent alors rappeler à leurs élèves qu’ils s’identifient eux-mêmes comme homosexuels ou bisexuels et que le langage utilisé les blesse ou les a déjà blessés, ou encore divulguer leur orientation sexuelle dans l’immédiat, en réponse à l’incident dont ils sont témoins. Bien évidemment, la divulgation en classe de son homosexualité par une enseignante ou un enseignant soulève son lot d’enjeux et de risques qui ont amplement été documentés par la littérature scientifique (voir Khayatt, 1999; Harbeck, 1992); si bien qu’il s’agit dans l’absolu de cas de figure d’intervention plutôt rares. Les trois participants de notre échantillon qui procèdent ainsi rapportent obtenir des résultats mitigés : les élèves s’excusent auprès de l’enseignante ou de l’enseignant plutôt qu’auprès du pair visé, en niant la véracité de leurs propos sur ce dernier ou encore en ne les interprétant simplement pas comme relevant d’un schème homophobe susceptible de blesser leur enseignante ou enseignant. D’autres participants s’identifiant comme homosexuels ou bisexuels affirment qu’ils se gardent bien de révéler cette vulnérabilité à leurs élèves.

La délicatesse nécessaire à l’intervention auprès d’élèves LGBQ

La plupart des participants se considèrent relativement à l’aise et outillés lorsqu’ils interviennent à la suite d’échanges verbaux à caractère homophobe entre élèves. Il en va tout autrement en ce qui concerne leurs démarches d’intervention de proximité auprès de jeunes s’identifiant comme lesbiennes, gais ou bisexuels, ou encore se questionnant sur leur orientation sexuelle (LGBQ). Parmi les enjeux évoqués en entrevue et ayant posé problème aux participants, l’on retrouve des situations potentiellement prévisibles (par exemple, la divulgation par un élève de son orientation sexuelle en classe, l’intervention auprès d’un élève connaissant un cheminement scolaire ou personnel difficile et dont on soupçonne l’homosexualité) comme exceptionnelles (par exemple, la gestion des cochambreurs d’un élève ouvertement gai à l’occasion d’une sortie scolaire, les tentatives de séduction de son enseignant gai par un élève). Les cas de figure sont nombreux, et s’il est généralement donné qu’il n’existe pas d’intervention s’appliquant à toutes les circonstances, cela appert singulièrement véridique à propos de l’intervention auprès d’élèves LGBQ.

Si la majorité des participants se disent disponibles pour écouter un élève en difficulté, ils n’hésitent pas à référer l’élève à un professionnel, dans la mesure où cette ressource existe dans leur milieu scolaire. En cela, et de par la relation de confiance qu’ils établissent avec leurs élèves, ils jouent en toute connaissance de cause le rôle de ressource de première ligne pour un jeune en difficulté, que ce dernier soit LGBQ ou non. Plusieurs rapportent éviter de prodiguer des conseils ou des recommandations à des jeunes LGBQ, dans la mesure où ils ne se sentent pas nécessairement à l’aise d’intervenir sur des thématiques liées à la diversité sexuelle — c’est particulièrement vrai pour les enseignantes ou enseignants hétérosexuels — ou estiment qu’ils auraient l’impression d’outrepasser leur rôle d’enseignante ou d’enseignant. Dans les cas où ils décident d’aller eux-mêmes de l’avant avec l’intervention, ils rapportent souvent solliciter l’appui de collègues, de la direction, ou encore de ressources spécialisées.

Plusieurs participants nous ont aussi rapporté avoir fait face avec difficulté à la divulgation par un élève de son orientation sexuelle ou de ses questionnements. Intervenir adéquatement dans de telles circonstances présume d’une connaissance minimale des enjeux spécifiques à l’orientation sexuelle, connaissance que la plupart des participants estiment posséder, mais que certains ne semblent pas maîtriser dans les faits. La compréhension limitée de ces enjeux peut dans certains cas donner lieu à des interventions maladroites, voire inadéquates. Deux exemples illustrent cette idée. Thomas avoue remettre en question la normalité de l’homosexualité et avoir des réticences à se conformer aux efforts de lutte contre l’homophobie que l’on attend de lui; il anticipe sa réaction face à un élève qui lui confierait se questionner sur son hétérosexualité présumée. De son côté, Annette explique la manière dont elle a réagi lorsqu’un de ses élèves lui a confié par lettre qu’il était gai.

En toute honnêteté, je serais porté à freiner [un élève en questionnement]. Je lui poserais des questions. “Es-tu sûr de ce que tu veux?” Parce que la pulsion est tournée vers lui. Une sexualité assumée, en principe, doit être tournée vers l’autre, à mon avis. […] Ça demanderait des suivis en psychologie, des suivis en confidence.

Thomas, enseignant en anglais, hétérosexuel

On en avait un, gai, dans notre groupe. [Mon rôle] a été de le faire cheminer pour arriver à s’accepter et à en discuter avec le groupe. […] C’était de l’accompagner à dire : “Je vais m’ouvrir, je vais le dire aux autres”. “Je vais m’assumer”, tu sais. De là les discussions en groupe sur l’homosexualité, sur les orientations. Est-ce que c’est un choix? Est-ce que c’est intrinsèque? On a préparé le terrain. Ça nous permettait de voir où est l’ouverture [dans la classe]. “Ok, cet élève-ci, on va l’avoir à l’oeil. Celui-là, il va pouvoir s’affilier avec. Est-ce que ça va faire une dissension dans le groupe?”. 

Annette, enseignante en adaptation scolaire, hétérosexuelle

Annette et Thomas, tous deux animés par ailleurs d’intentions louables, évoquent des exemples où leur intervention prend appui sur une conception limitée des défis inhérents à la reconnaissance et à la divulgation d’une orientation sexuelle minoritaire, de surcroît dans un environnement scolaire où l’hétérosexualité tend à être la norme constante, validée et réitérée. Ainsi, la démarche d’intervention préconisée par Thomas est de remettre en question la véracité de la confidence faite par l’élève, mais également, de son propre aveu, de tenter de le décourager d’en explorer la voie. Annette, quant à elle, interprète la divulgation confidentielle de l’orientation sexuelle d’un jeune comme un désir de divulgation élargie à la classe. Depuis cette prémisse erronée, elle entreprend de sonder les réactions des autres élèves à l’éventuel coming out de leur camarade en organisant des activités et des débats sur la diversité sexuelle. Ce faisant, elle s’approprie le « projet » de divulgation de son élève, jusqu’à déposséder ce dernier de tout pouvoir sur sa propre divulgation.

L’intervention délicate

Qu’est-ce que la délicatesse de l’intervention des enseignantes et enseignants en matière d’orientation sexuelle? Quelles sont les incarnations de ces interventions dites « délicates » dans les expériences scolaires des participants? Ils sont nombreux à avoir identifié leur intuition, leur bagage d’expériences et leur rôle même d’enseignante ou d’enseignant comme des outils efficaces pour les guider dans des interventions potentiellement sensibles. À titre d’exemple, Marcel estime que son intuition et ses expériences passées le prémunissent contre certaines interventions qui pourraient être dommageables.

Par exemple, les statistiques. “Vous savez, il y a 5 à 10 % de la population [qui est homosexuelle]. Ça veut dire qu’il y a quelques personnes ici qui ne le savent pas encore”. Un prof ne peut pas dire ça. C’est super ciblé, tout le monde se retourne. J’avoue l’avoir déjà fait. Quand je parle de délicatesse dans le propos, c’est comme une forme de nuance, certaines choses que tu n’amènes pas parce qu’ils vont se mettre à se traiter de fif entre eux.

Marcel, enseignant en français, hétérosexuel

D’après Marcel, une intervention délicate sur le plan de l’orientation sexuelle reconnait les spécificités de l’intimidation homophobe et évite les discussions pouvant contribuer à l’étiquetage entre élèves. Le constat est similaire chez Élodie, une enseignante de Français, dont la démarche pédagogique (faire lire un livre sur l’homophobie à ses élèves) est doublée de précautions liées à l’étiquetage homophobe entre élèves et de l’assurance de mettre ses élèves en contact direct avec des ressources sur l’orientation sexuelle.

Le livre, je ne le fais pas acheter par l’école, je le fais acheter par les élèves. Ils sont obligés de l’avoir avec eux. Comme ça, le jeune qui est en questionnement, il n’a pas à se dire : “Je vais noter les ressources sur une feuille, tout le monde va le voir et va penser que je suis gai”. Il a obligatoirement les ressources d’aide avec lui. En plus, le livre sert à faire l’examen final. Il n’a pas le choix de le lire en détail et de le garder pour l’amener chez lui. Dans le fond, c’est les forcer à avoir de l’aide à la maison.

Elodie, enseignante de français, hétérosexuelle

Les extraits tirés des témoignages d’Élodie et de Marcel suggèrent qu’ils sont au fait de certains des mécanismes par lesquels peut opérer l’homophobie, des conséquences désastreuses d’un étiquetage en tant qu’homosexuels par des pairs, mais également qu’ils devinent les appréhensions spécifiques aux jeunes LGBQ à cet égard. Ils saisissent en quoi certaines de leurs interventions peuvent contribuer à alarmer, ou au contraire à rassurer, les jeunes LGBQ de leur milieu. Leurs interventions ne sont pas parfaites, mais leur refus conscient de prêter flanc à des situations potentiellement hasardeuses contribue à créer un climat inclusif et — on le présume — rassurant pour les jeunes de minorités sexuelles.

Sylvain évoque en entrevue une autre illustration particulièrement probante de cette sensibilité à l’hétérosexisme. Il explique qu’un de ses élèves finissants, connu comme hétérosexuel par ses pairs, s’est mis à lui faire des avances sexuelles ouvertes.

J’ai été dragué par un élève : “Monsieur, vous êtes beau, je veux coucher avec vous”. C’était très direct. J’ai dû [impliquer] la direction pour me protéger, moi, en tant qu’enseignant. Ça a été difficile, parce que la direction de l’école voulait intervenir auprès des parents. J’ai dit : “Non, il ne faut pas intervenir auprès des parents, parce que l’élève se dit publiquement hétéro, donc il est peut-être à la recherche de son identité”. J’ai dit : “Écoutez, si ça se limite à ça, je vais mettre les choses au clair avec l’élève et lui expliquer que ça ne se fait pas”. Je ne voulais pas le brimer. Si l’élève est à la recherche de son identité et que je fais une grosse affaire avec ça ou que je le dévoile auprès de ses parents, quelle gaffe! C’était une zone grise, très grise. Je ne voulais pas qu’il se sente mal ou rejeté. J’ai beaucoup réfléchi à la situation, parce que je me disais : “Si c’était moi qui étais dans la peau de l’élève, comment je voudrais que le prof réagisse?” 

Sylvain, enseignant d’éducation physique, gai

En déclinant d’alerter les parents de l’élève, Sylvain refuse d’une part de présumer de la finalité identitaire de l’élève en questionnement et, d’autre part, advenant que son élève s’identifie réellement comme LGBQ, respecte le rythme de ce dernier en matière de dévoilement à sa famille. Interviewé sur les motifs de son intervention, Sylvain rapporte s’en être remis à son intuition, mais également aux expériences scolaires et personnelles qui lui avaient été rapportées par des amis de minorités sexuelles.

L’on ne peut dresser une liste exhaustive des balises pouvant guider les interventions délicates des enseignantes et enseignants à l’égard de l’orientation sexuelle. Cela dit, la notion d’intervention délicate suggère que la neutralité des attitudes n’est pas suffisante et qu’il est impératif pour les enseignantes, enseignants et autres intervenants de reconnaître les mécanismes singuliers d’infériorisation des jeunes de minorités sexuelles et la spécificité de leur vécu en matière d’orientation sexuelle. Les témoignages rapportés ci-dessus évoquent des interventions reconnaissant l’existence de l’étiquetage homophobe et les circonstances pouvant y mener, mais également la diversité des manifestations d’infériorisation de la diversité sexuelle, respectant la complexité des étapes inhérentes au développement identitaire des jeunes LGBQ et leur complète et nécessaire autonomie dans la prise de décisions relative au coming out. On y voit également des enseignantes ou enseignants accordant considération aux réticences qui sont susceptibles d’habiter les jeunes LGBQ eux-mêmes face à certains types d’intervention.

D’emblée, il appert que ces pratiques d’intervention viennent plus aisément aux enseignantes et enseignants s’identifiant eux-mêmes comme LGBQ, bien qu’elles ne leur soient en aucun cas exclusives. Les entrevues menées auprès de plusieurs participants hétérosexuels ont révélé des professionnels ferrés dans l’intervention. Mais même s’ils ne s’avouent aucune réticence à intervenir pour mettre un terme à un épisode de violence homophobe, s’ils témoignent aisément de plusieurs incidents dans le cadre desquels ils ont été appelés à intervenir à ce propos, ces enseignantes et enseignants ne comprennent pas toujours en quoi leur intervention peut s’avérer autrement plus complexe.

Discussion

Les types de réactions préconisés par les enseignantes et les enseignants lors d’épisodes verbaux ayant recours à des termes tels que « gai » ou « tapette » semblent participer d’une démarche de légitimation de leur intervention contre l’homophobie. En effet, si les exercices de correction du vocabulaire et d’exégèses étymologiques visent à corriger la mal-utilisation de ces termes, ils n’en ramènent pas moins la discussion sur le terrain rassurant de la langue et du bon parler, lequel relève sans discussion du rôle de l’enseignante ou de l’enseignant et est partie prenante d’une éducation au sens classique. De même, suggérer que de telles épithètes peuvent être interprétées comme étant homophobes et ainsi blesser des personnes s’identifiant elles-mêmes comme homosexuelles ou bisexuelles n’est pas erroné, mais cette intervention éclipse la possibilité que ces individus puissent faire partie de la classe, ou encore que ces évocations puissent heurter d’autres individus. En misant sur les nombreux rapprochements avec la discrimination raciale, l’analogie entre homophobie et racisme propose d’en calquer l’approche tolérance zéro en milieu scolaire, confirmant que l’homophobie constitue bien là un type d’intolérance à combattre. Il ne s’agit ainsi pas du zèle ou de la vendetta personnelle d’une enseignante ou d’un enseignant qui pourrait avoir des intérêts cachés à privilégier la diversité sexuelle, mais bien d’une intervention comme une autre, prenant appui sur les règlements ou les politiques de l’école en matière de violence.

Des cinq angles d’intervention explicités ci-dessus, seule l’intervention par confrontation investit d’emblée le terrain miné de la discussion et oeuvre à réexaminer les perceptions des élèves afin de mettre en perspective les énoncés de type statu quo qui sont à la racine des processus d’infériorisation et de discrimination comme l’homophobie et l’hétérosexisme. Certes, les autres types d’intervention évoqués ont probablement leurs effets dans l’immédiat, mais sont constamment à recommencer aux dires des participants, dans la mesure où ils n’identifient pas correctement la source du problème, voire ne le résolvent que partiellement. En n’intervenant que pour mettre un terme aux épisodes qu’ils interprètent comme de l’homophobie, les enseignantes et enseignants passent à côté non seulement d’une situation d’infériorisation dont les mécanismes sont autrement plus complexes, mais également de leur propre rôle dans le rétablissement de la justice sociale pour les élèves LGBQ.

La plupart des interventions contre l’homophobie évoquées par les participants présentent l’une de deux failles importantes. Elles peinent d’abord à identifier et à adresser de front les véritables enjeux de la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle. On assiste alors à de simples arrêts d’agir, à des exercices de correction du vocabulaire ou des parallèles avec le racisme qui, bien qu’animées de bonnes intentions, contribuent à taire les spécificités des discriminations homophobes et hétérosexistes, ainsi qu’à les englober par défaut dans les discours inclusifs et nébuleux des types hétérogènes de diversités humaines à respecter. Ensuite, certaines interventions peuvent contribuer malgré elles à alimenter un climat scolaire hétérosexiste. C’est notamment le cas des commentaires de type « ça en prend un [gai] pour en reconnaître un autre » (France, enseignante d’anglais, hétérosexuelle) ou évoquant des statistiques pour suggérer qu’un certain nombre d’élèves de la classe devraient selon toute logique s’identifier comme non-hétérosexuels, des évocations souvent spontanées, mais qui contribuent néanmoins à nourrir une dynamique de chasse aux sorcières et à alimenter l’idée de la diversité sexuelle comme une réalité étrangère et marginale, qui est pourtant à tolérer.

L’intervention de proximité délicate en matière d’orientation sexuelle appert difficile à réconcilier avec une conception de la discrimination homophobe circonscrite à ses manifestations les plus faciles à appréhender, parce qu’évidentes ou faisant directement écho à l’expression d’autres types de violences. La présomption de l’hétérosexualité de ses interlocuteurs, la pression à la divulgation d’une orientation sexuelle minoritaire, la minimisation des risques inhérents à une divulgation non préparée, la restriction d’une identité homosexuelle ou bisexuelle à des expériences sexuelles passagères, ou encore l’expression de doutes quant à la crédibilité d’une divulgation perçue comme prématurée sont autant de faux pas susceptibles de passer entièrement sous le radar des intervenants, et ce, bien qu’ils soient bien intentionnés, s’estiment adéquatement formés sur l’homophobie, voire se considèrent comme des alliés dans sa lutte.

Selon les enseignantes et enseignants, telles que conçues, les pratiques d’intervention en matière d’orientation sexuelle sont le calque de modèles élaborés pour d’autres circonstances ou pour faire face à d’autres problématiques de violence. Elles font — et à juste titre — grand cas des violences et des discriminations ouvertes portant sur l’intégrité physique ou symbolique d’un élève. Le canevas d’intervention est alors clair : identification du comportement problématique, arrêt d’agir et courte explication ou application des conséquences. Dès lors qu’un propos déroge de ces manifestations attendues, on s’éloigne de ce schème bien ficelé. Cela peut ainsi occasionner des interventions qui sont à la traîne de qualificatifs tels que « fif » et « tapette », qui ne sont pas toujours perçus comme des insultes, qui ne sont dans les faits pas toujours utilisés comme telles, et quant à la portée et à l’intention desquels il n’existe pas de consensus. Le canevas d’intervention occulte les évocations hétérosexistes du quotidien, par le biais desquelles l’homosexualité et la bisexualité sont tour à tour ridiculisées, discréditées ou présentées comme anormales.

Conclusion

Nous pouvons nous interroger sur les limites des structures et politiques scolaires existantes à contrer la violence et la discrimination et à appréhender les mécanismes perpétrant l’homophobie et l’hétérosexisme. Certes, les clauses de non-discrimination évoquant nommément ou non l’orientation sexuelle dont se sont dotés plusieurs établissements scolaires constituent de nécessaires initiatives, mais leur efficacité à améliorer les expériences scolaires des jeunes de minorités sexuelles appert limitée dans les faits, si l’on s’en remet aux résultats d’enquêtes préalablement citées, ou encore aux dires des participants à notre étude. Comment expliquer l’incapacité des structures scolaires existantes à mettre fin de façon définitive à l’homophobie et à l’hétérosexisme?

L’adaptation de l’environnement scolaire aux réalités des individus de minorités sexuelles est tributaire d’une certaine visibilité de l’homosexualité et de la bisexualité, laquelle n’existe pas par défaut. Le curriculum scolaire, les regroupements associatifs et la visibilité des gais, lesbiennes et bisexuels sont autant de registres d’emblée non investis par l’orientation sexuelle. Il en va de même pour les élèves et les enseignantes ou enseignants de minorités sexuelles qui ont tout à perdre à investir la sphère publique qu’est l’école — même si certains le font. S’ils optent pour la discrétion ou s’ils n’adhèrent pas aux stéréotypes communs sur l’homosexualité, leur hétérosexualité est présumée. Il est alors aisé de conclure à un milieu scolaire soit exempt de telles problématiques, soit offrant satisfaction aux individus de minorités sexuelles qui y évoluent, dans la mesure où ils ne font pas entendre de récriminations.

En d’autres termes, en raison de la grille de lecture qu’elles imposent aux problématiques affectant les jeunes de minorités sexuelles en milieu scolaire, les interventions de lutte contre l’homophobie limitent leur cible aux actions et aux propos exprimant une homonégativité directe et incontestable. Ce faisant, elles participent d’un cycle d’invisibilité qui non seulement perpétue, mais alimente l’hétérosexisme par le maintien des biais et de la méconnaissance à l’égard des minorités sexuelles. Alors que la vigilance envers les manifestations d’intolérance de l’homosexualité va croissant dans l’environnement scolaire, peut-on blâmer les enseignantes et enseignants de circonscrire leur garde aux seuls enjeux de l’homophobie et d’agir en cohérence avec ces mesures?

Les pratiques d’intervention des enseignantes ou enseignants qui seraient délicates en matière d’orientation sexuelle, ou qui feraient montre de sensibilité à l’hétérosexisme, misent évidemment sur l’intuition de ces derniers, mais ne peuvent faire fi d’une nécessaire connaissance a priori des enjeux spécifiques affectant le vécu des jeunes de minorités sexuelles. Elles ne peuvent limiter leur déploiement au seul calque d’autres types d’intervention; il leur est nécessaire de considérer l’idiosyncrasie, non seulement de la marginalisation homophobe et des processus d’étiquetage qu’elle engendre, mais également de l’invisibilité et des violences symboliques quotidiennes dont les jeunes de minorités sexuelles font souvent les frais à l’école. Si cette sensibilité à l’hétérosexisme semble pouvoir être mobilisée par cette intuition, une éthique de la profession enseignante, une politique antiviolence ou un souci du mieux-être de l’élève, elle est impérativement tributaire de connaissances, d’attitudes et de compétences qui ne peuvent s’acquérir que par la mobilisation spécifique des enjeux liés à la diversité sexuelle. À notre avis, cela passerait idéalement par une formation des maîtres initiale ou complémentaire abordant spécifiquement ces questions, bien que cette sensibilité puisse également, nous l’avons vu, s’acquérir par vécu personnel ou connaissance de proximité d’un ou de plusieurs individus issus des minorités sexuelles. L’adoption d’un langage neutre et inclusif pour sonder la situation conjugale ou familiale d’une personne, la considération pour les termes d’identification préférés par un individu ou encore le respect entier du rythme de dévoilement de l’orientation sexuelle propre à chacun sont autant de précautions susceptibles de guider une pratique de terrain exempte d’hétérosexisme. En matière d’orientation sexuelle, il semble que l’assurance d’un milieu scolaire exempt d’homophobie et d’hétérosexisme passe nécessairement par des efforts concertés de visibilisation de la spécificité de ces enjeux auprès des intervenantes et intervenants de proximité.