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Comment rendre compte de l’état actuel du travail social dans les communautés francophones minoritaires au Canada? Il ne s’agit pas d’une mince tâche… Ou devrions-nous dire plutôt qu’il ne s’agit plus d’une mince tâche? Tant de choses ont évolué dans la recherche et l’enseignement en travail social dans ces communautés depuis 25 ans que nous sommes tentés d’affirmer qu’une période de maturité a été atteinte et que les acteurs dans ce champ sont aujourd’hui plus assurés et plus confiants du bien-fondé de leur position, de leurs intérêts et de leurs expertises en recherche, en enseignement et en intervention. Il ne faut pas oublier qu’au début des années 1990, il n’existait qu’une seule école de travail social francophone au pays; elle se trouvait à l’Université de Moncton et offrait des programmes de baccalauréat (depuis 1968) et de maîtrise (depuis 1985). Il existait aussi à l’Université Laurentienne une école de service social bilingue offrant un programme en français de baccalauréat spécialisé en service social. Depuis, deux écoles francophones s’y sont rajoutées, soit l’une à l’Université d’Ottawa en 1992 et l’autre à l’Université Saint-Boniface en 2007, tandis que d’autres programmes ont vu le jour : une maîtrise à l’Université Laurentienne en 1991, un baccalauréat (2006) et un doctorat (2010) à l’Université d’Ottawa, ainsi que des formations offertes à distance par l’Université Laurentienne. Ces développements ont contribué à une croissance exponentielle du nombre de travailleuses et travailleurs sociaux francophones dans ces milieux et ont permis de combler de nombreuses lacunes au niveau des besoins en matière de travail social et de l’intégration de groupes et d’individus autrefois laissés pour compte dans les communautés francophones minoritaires.

Et pourtant, beaucoup reste à faire, comme en témoignent les enjeux qui se dessinent parfois en pointillé et parfois de manière plus vive, et qui révèlent les tensions et les opportunités, les défis et les espoirs que nous réserve l’avenir. Nous voulions dans le présent numéro faire le point sur la situation — sur ce qui a été fait et ce qu’il reste à faire — et identifier des zones d’ombre sur lesquelles il conviendrait de lever le voile, c’est-à-dire identifier des enjeux qui ont été moins mis en évidence dans les contextes francophones minoritaires et qui mériteraient qu’on s’y attarde un peu plus maintenant et à l’avenir.

Un article paru dans la revue Reflets à l’automne 2015 présentait une analyse descriptive des écrits scientifiques publiés depuis 1990 sur le travail social en contexte francophone minoritaire (Molgat et Trahan-Perreault, 2015). Au terme de cet article, les auteurs invitaient à résister à la tentation de légitimer la construction des connaissances sur ce contexte en se référant uniquement à son étendue et à sa diversité (pourtant réelles), pour plutôt approfondir la réflexion sur la manière dont les « cadres sociaux de la connaissance » (Gurvitch, 1966; Farrugia, 2002) et les préoccupations de recherche et d’enseignement universitaire en travail social dans les communautés francophones minoritaires (CFM) s’influencent mutuellement. En posant un tel regard qui embrasse à la fois les contextes de la construction du travail social et sa manifestation concrète en recherche, en enseignement et en pratique, nous serions en mesure de mieux expliquer l’état de la situation et de mieux cerner les défis et les opportunités de l’avenir. Nous présentons ici quelques réflexions à cet effet; elles nous ont été inspirées bien sûr par la préparation du présent numéro, mais ne se limitent pas aux textes contenus dans ses pages.

Lorsque nous avons lancé l’appel de textes pour le présent numéro, nous cherchions à prolonger la réflexion entamée lors du colloque intitulé « Entre spécificité et diversité : le point sur la recherche et l’intervention en contexte francophone minoritaire », qui a eu lieu à Ottawa en juin 2015 dans le cadre du Congrès des sciences sociales et humaines. L’appel visait non seulement les communications présentées lors de ce colloque mais également des contributions portant sur un certain nombre d’autres enjeux. Ainsi avons-nous explicitement appelé les chercheures et chercheurs à préparer des textes qui dépasseraient les considérations linguistiques pour s’intéresser à leur articulation avec une diversité de populations, de milieux et d’enjeux (par exemple : jeunes, LGBTQ+, personnes âgées, femmes, Autochtones, nouveaux arrivants; milieux urbains, milieux ruraux, provinces diverses; santé, immigration, développement communautaire, pauvreté, violence conjugale, offre active des services en français, formation, etc.).

Bien que les articles publiés dans Le dossier reflètent certaines tendances dominantes des intérêts de recherche en travail social dans les CFM au Canada depuis 25 ans, notamment l’intervention communautaire, la santé, les femmes et l’intervention féministe (Molgat et Trahan-Perreault, 2015), ils expriment aussi une volonté d’explorer l’enchevêtrement des problématiques, des catégories sociales et des identités dans l’analyse de la situation des femmes et des personnes âgées, ou encore des pratiques de développement communautaire en milieu francophone minoritaire. Le premier article (Savoie, Albert et Lanteigne) présente ainsi les résultats d’une recherche qualitative sur la santé des femmes vivant en situation de pauvreté en régions rurales francophones du Nouveau-Brunswick. Il analyse tant les contextes sociaux (pauvreté, alphabétisme, minorité linguistique et ruralité) que les stratégies — principalement individuelles — de ces femmes pour conclure que, malgré leurs efforts, elles n’arrivent pas à rapiécer le filet de sécurité sociale qui a été troué par le désengagement de l’État. Le deuxième article (Savard et Charbonneau) fait appel au concept de capital social pour étudier le développement communautaire en contexte minoritaire (région de Champlain, en Ontario) et montre que si le réseau des organismes communautaires francophones est davantage intégré et de plus en plus lié à d’autres réseaux, il a aussi tendance à s’éloigner des communautés, à se « désincarner ». D’où le rôle essentiel des agentes et agents de développement communautaire qui, par leur proximité avec les communautés, peuvent saisir sur le vif les nouveaux besoins, contraintes et aspirations des francophones. Les deux autres articles mettent bien en évidence, au moyen de recensions d’écrits, les réalités complexes des femmes francophones minoritaires vivant des difficultés, selon deux façons d’aborder la question de la violence. Le premier de ces deux articles (Savard et Marchand) traite des femmes qui avancent en âge, vivent en milieu rural franco-ontarien et sont victimes de violence conjugale. Il montre que ces femmes sont aux prises avec des contextes sociospatiaux, géographiques et économiques spécifiques, lesquels engendrent des barrières particulières à la sortie de la violence, notamment sur les plans de leur minorisation et de l’accès aux services publics et sociaux. Le deuxième article (Diotte et Flynn) explore quant à lui la précarité des femmes francophones en Ontario en croisant les perspectives du féminisme intersectionnel et de la violence structurelle, et conclut que langue, genre, classe sociale et race, entre autres, se croisent et se conjuguent à l’oppression des structures sociales pour maintenir les femmes dans une spirale d’exclusion et de pauvreté.

Outre l’appel de textes, nous avions décidé au préalable qu’il était important, pour éclairer certains enjeux moins étudiés dans nos propres écoles de travail social, de cibler quelques thématiques précises pour les rubriques Entrevue, Des pratiques à notre image et Lu pour vous. En effet, il nous semblait que les cadres sociaux actuels, dont l’intérêt sociopolitique que suscitent certains enjeux surtout à l’extérieur du monde du travail social des CFM, justifiaient, voire rendaient urgente, la mise de l’avant de ces thématiques. C’est ainsi que ce numéro contient une entrevue réalisée avec Bernard Richard – avocat, ancien travailleur social, ex-député provincial au Nouveau-Brunswick et premier Défenseur des enfants et de la jeunesse du Nouveau-Brunswick — dans laquelle la question des rapports troubles et colonialistes du travail social avec les communautés autochtones est abordée de front. C’est dans cette même perspective que nous avons sollicité, pour la section Des pratiques à notre image, un article qui documente une tournée de sensibilisation, en français, au sujet des identités sexuelles et de genre au Nouveau-Brunswick (Jean-Roch Savoie) et, pour la section Lu pour vous, une recension d’un ouvrage de Paul Grell sur le suicide et le mal-être des jeunes en Acadie (Lise Savoie). Ces enjeux ont été rarement — et parfois aucunement — traités dans les écrits scientifiques en travail social en contexte francophone minoritaire depuis le début des années 1990.

Deux autres textes de la section Des pratiques à notre image relatent des démarches de recherche-action. Ils illustrent bien la diversité et le dynamisme de l’intervention en contexte francophone minoritaire, ainsi que l’importance de continuer à travailler en « mode proximité » dans les CFM afin d’assurer la continuité, l’innovation et la pertinence du travail social en contexte francophone minoritaire. L’article de Coderre rend compte d’une recherche-action récente qui a permis de dresser un portrait régional des violences faites aux femmes et des services communautaires disponibles pour les femmes et les familles des comtés de Prescott-Russell en Ontario. L’article de Ba, Giasson, Archambault et Gauvin décrit le Projet transdisciplinaire en santé communautaire, un partenariat d’une durée de trois ans entre l’Université Saint-Boniface et des organismes qui oeuvrent dans la communauté francophone à Winnipeg. L’article montre comment ce projet a permis l’acquisition de compétences professionnelles par les étudiantes et étudiants, l’intégration d’une approche transdisciplinaire de la pratique au sein des organismes, ainsi que le renforcement d’un partenariat entre l’Université et les organismes communautaires.

En plus de la recension de l’ouvrage Adolescence et suicide (Grell, 2015), la section Lu pour vous contient les recensions des ouvrages Fondements sociopolitiques du service social (Tremblay, 2015) et Gouvernance communautaire et innovations au sein de la francophonie néobrunswickoise et ontarienne (Cardinal et Forgues, 2014).

Deux défis pour le travail social francophone en contexte linguistique minoritaire

Le contexte et les événements qui ont accompagné la préparation de cet ouvrage ont inspiré à notre équipe éditoriale un certain nombre de réflexions qui débordent le cadre du présent numéro, mais qui y demeurent néanmoins liées. Ainsi, dans la perspective où s’influencent réciproquement cadres sociaux et développement des connaissances, nous voudrions souligner quelques défis saillants qui, de notre point de vue, se présentent actuellement dans nos milieux d’enseignement et de recherche. Ces défis concernent des discours dominants affectant les CFM elles-mêmes et la construction des connaissances et leur transmission en milieu universitaire.

À notre avis, un des plus grands défis pour la recherche et l’enseignement du travail social en contexte francophone minoritaire demeure la faible prise en compte des réalités des Premières Nations et des Métis. Cette lacune est tributaire non seulement de l’histoire colonialiste du Canada et de la discrimination exercée envers les Autochtones et les Métis (entre autres par les francophones dans les CFM, il ne faut pas s’en cacher), mais aussi d’un discours sur les deux « peuples fondateurs » du Canada, qui est aux fondements de l’existence même de nos communautés. À cela s’ajoute un discours sur le multiculturalisme qui a eu pour effet de diluer, aux yeux de la population en général, la légitimité des demandes de respect des droits des CFM. Le discours multiculturaliste a aussi été un contrepoids aux demandes des Autochtones et des Métis, bien que le contexte actuel soit devenu plus ouvert à leurs revendications. Jusqu’à récemment, ce croisement des discours a eu l’effet, en travail social francophone minoritaire, de justifier la position selon laquelle l’absence d’Autochtones s’exprimant en français à l’extérieur du Québec expliquait le peu de place qui leur était accordée dans l’enseignement et la recherche. Il nous semble qu’aujourd’hui, alors que les Premières Nations et les Métis interpellent la société canadienne dans son ensemble, et plus spécifiquement les milieux de formation, pour exiger leur prise en compte, ce détournement du regard n’est plus acceptable. Toutes les écoles de travail social forment des intervenantes et intervenants qui auront à interagir de manière plus ou moins fréquente, en français ou en anglais, avec des personnes de ces communautés. De notre point de vue, il est grand temps que la recherche et l’enseignement dans les CFM permettent de sensibiliser davantage les étudiantes et étudiants à l’histoire des liens entre le travail social et les Premières Nations et Métis au Canada, aux problématiques actuelles et aux modes d’intervention qui peuvent être adéquats avec ces populations.

Le second défi que nous aimerions mettre de l’avant lie le post-positivisme ambiant — et dominant — aux actions de formatage de l’enseignement entreprises par les administrations universitaires. Le post-positivisme présuppose l’atteinte de la « Vérité » par l’accumulation de connaissances « objectivement » construites par la recherche. Nous entendons par « formatage de l’enseignement » toutes ces actions visant à promouvoir l’idée que la transmission du savoir peut, facilement et à moindre coût, s’opérer au moyen de personnes uniquement chargées d’enseignement. En travail social et dans d’autres disciplines professionnelles comme la médecine, le discours post-positiviste a été renforcé et remis à la mode par la perspective des « pratiques fondées sur les données probantes[1] » (Couturier et Carrier, 2003; Couturier, et collab., 2013), selon laquelle la recherche sur les pratiques d’intervention permet d’identifier celles qui donnent de soi-disant meilleurs résultats. On peut aisément concevoir comment un tel discours sur les rapports entre recherche et pratique pourrait conforter les administrations universitaires et leur servir de justification dans leurs tentatives de formatage de l’enseignement et de réduction des dépenses dans les disciplines professionnelles. Le désir d’offrir des programmes qui satisfont de manière plus directe aux techniques demandées par le marché du travail (dans notre cas, les institutions et organismes du travail social) y trouve aussi une réponse quasi parfaite. Ce discours n’est pas loin du contenu d’un rapport récent sur la création d’une université franco-ontarienne, qui affirme vouloir former « une clientèle prête pour le marché du travail, capable de tirer profit de son bilinguisme » (Comité consultatif d’éducation postsecondaire en langue française dans le Centre et le Sud-Ouest de l’Ontario, 2016, p. 21) et n’est pas loin non plus des répliques des administrations universitaires lorsque confrontées aux problèmes de pénurie de professeurs réguliers pour l’enseignement des cours : des chargés de cours ou des professeurs enseignants feront bien l’affaire…

Ce contexte nous semble poser des problèmes importants pour la recherche et l’enseignement en travail social en contexte francophone minoritaire. D’une part, comme le soulignent Molgat et Trahan-Perreault :

[…] la remontée du (post)positivisme sous les habits séduisants de ce qu’il convient de nommer le « discours des pratiques fondées sur les preuves ou les données probantes » constitue une menace pour [les] approches et objets diversifiés [de la recherche en contexte francophone minoritaire]. En effet, ces derniers ne sauraient contribuer à un cumul de connaissances suffisant pour s’ériger en preuve, selon le discours positiviste remis au goût du jour. Dans cette perspective, l’adoption de ce discours dans la recherche — et dans l’enseignement — risque de délégitimer une grande partie des écrits scientifiques en travail social dans les communautés francophones minoritaires et, partant, d’en diminuer la valeur aux yeux des décideurs gouvernementaux, des organismes et institutions, et des intervenantes ou intervenants sociaux qui, de leur côté, l’ont souvent transformé en un leitmotiv incontesté

2015, p. 60

Que seraient alors à l’avenir les contenus de l’enseignement formaté? Le fruit de recherches perçues comme étant peu légitimes parce que faites dans les CFM? Ou bien le résultat de recherches pertinentes pour la majorité, mais déconnectées des réalités des CFM? D’autre part, un éventuel déclin de ressources professorales régulières ayant comme tâches l’enseignement et la recherche porterait atteinte à la construction des connaissances en travail social dans les CFM, donc à la légitimité même du travail social comme discipline universitaire qui s’enseigne en français en contexte linguistique minoritaire.

Bien sûr, nous pourrions identifier plusieurs autres défis, mais ceux que nous venons de circonscrire nous apparaissent comme des points tournants potentiels dans la construction du travail social à laquelle nous participons. Nous vous invitons toutes et tous, professeures et professeurs, coordonnatrices et coordonnateurs de stage, étudiantes et étudiants, intervenantes et intervenants, à poursuivre la réflexion sur la construction du travail social en contexte francophone minoritaire, à retenir pour l’action certaines des idées et des pratiques contenues dans ce numéro, et surtout à vous engager face aux défis qui vous interpellent.

Bonne lecture!