Article body

Introduction

Nous proposons d’apporter un regard anthropologique sur certains aspects de la recherche de l’équipe SPIPRA (Spiritualités et pratiques) présentée dans ce numéro. Bien que nous n’ayons pas participé à l’enquête SPIPRA, l’équipe nous a permis de prendre connaissance de ses données en ce qui concerne le travail des ISS au Québec[1], seul contexte national de leur projet que nous connaissons en profondeur. Les quelques entrevues formelles et informelles que nous avons menées avec des intervenants en soins spirituels (ISS) de la région montréalaise[2] dans le cadre de nos recherches passées ont éveillé notre curiosité envers la pertinence sociale de cette profession peu connue du grand public. Précisons que nous ne possédons aucune expertise au sujet des aumôniers et intervenants en soins spirituels (voir Cadge et Rambo 2022), et encore moins des soins en fin de vie auxquels les ISS sont associés dans l’esprit populaire au Québec, parfois à tort. Cependant, nos recherches portant sur le religieux au Québec depuis 2000 nous ont permis de prendre connaissance en profondeur du contexte social et politique dans lequel oeuvrent les ISS ainsi que d’explorer la question du savoir et du savoir-faire dans le domaine du religieux.

Avant d’examiner ce contexte, nous présenterons les grandes lignes de la méthodologie de nos recherches. Par la suite, nous arguerons que, du point de vue anthropologique, les ISS développent un savoir particulier en ce qui concerne le spirituel et un savoir-faire dans leurs relations avec les personnes qu’ils accompagnent et dans la création de rituels adaptés à de nouveaux besoins. En conclusion, nous plaidons pour la pertinence des soins offerts par les ISS à des domaines autres que ceux prodigués à certaines personnes âgées et en fin de vie, et pour l’intérêt de leurs habilités au-delà des milieux hospitaliers.

1. Méthodologie

La méthodologie de l’équipe SPIPRA étant déjà exposée dans ce numéro, nous parlons ici de nos propres recherches sur lesquelles s’appuient nos réflexions. Nos connaissances des ISS dans la région métropolitaine de Montréal dérivent d’une entrevue formelle réalisée avec Pierre-Alexandre Richard, président de l’Association des intervenantes et intervenants en soins spirituels du Québec (AIISSQ), de plusieurs échanges informels avec Joëlle St-Arnaud, secrétaire générale de l’AIISSQ[3], ainsi qu’avec des ISS rencontrés dans le cadre de notre enseignement universitaire. Pour le reste, notre analyse repose sur une recherche d’équipe sur les religions et spiritualités contemporaines au Québec (Meintel 2022), qui s’est déroulée entre 2007 et 2018 à Montréal et dans ses environs ainsi que dans les régions entourant plusieurs villes de la province (Sherbrooke, Saint-Jérôme, Rawdon, Saguenay). Cette enquête a touché 232 groupes religieux dont 85 ont été étudiés en profondeur (entrevues formelles et informelles, observation des participants pendant plusieurs mois.) Parmi les résultats les plus pertinents, mentionnons l’omniprésence de la guérison (à savoir du « mieux-être ») dans les discours et pratiques des groupes touchés, l’individualisation du religieux, avec un accent mis sur l’expérience personnelle et souvent incorporée, la circulation des personnes entre traditions et courants religieux, souvent dans une recherche de ressources spirituelles de guérison. La quête personnelle de la guérison est habituellement déclenchée par une crise de vie (rupture, deuil, chômage prolongé) ; elle est parfois motivée par un désir de mieux vivre une maladie chronique ou sa propre mortalité imminente. Ces tendances sont généralisées dans des pays qui, selon Willaime (2008, 4), se caractérisent par leur ultramodernité (c’est-à-dire « une modernité désenchantée et problématisée »). Nous avons également constaté ce qui nous semble assez unique dans le contexte québécois, à savoir un véritable tabou du religieux dans la sphère privée et intime. En fait, très souvent, les personnes en cheminement spirituel actif évitent de parler de leurs fréquentations, pratiques religieuses ou croyances avec leurs proches, leur entourage familial et amical, ce pour éviter des conflits ou de peur du ridicule (Meintel 2021).

Nos recherches individuelles incluent un terrain situé dans une église spiritualiste[4] de Montréal, axé sur la médiumnité et la guérison, ainsi que sur l’expérience religieuse des participants (Meintel 2011, 2020). Cette enquête à temps partiel menée depuis l’année 2000 repose sur des entrevues formelles (35 à ce jour) et de très nombreux échanges informels ainsi que sur de l’observation participante. Ces expériences de recherche nous ont permis de saisir comment la religion et la spiritualité s’articulent au Québec, en lien avec la laïcité. Notre travail sur les phénomènes de guérison spirituelle et de médiumnité nous a amenée à explorer les thèmes du savoir et savoir-faire religieux (Meintel 2011 ; 2013 ; 2020), recherches qui ont été toutes deux influencées par les approches phénoménologiques et expérientielles en anthropologie et en sociologie, par celles de McGuire (2008) et de Goulet (1998), entre autres.

2. Les ISS au Québec

Actuellement il existe quelques centaines d’ISS au Québec, mais étant donné qu’aucune organisation ne les chapeaute tous, ni au Québec ni au Canada, on ne connaît pas précisément leur nombre exact. Le regroupement québécois de l’association canadienne des soins spirituels (ACSS[5]) avec l’Association des intervenantes et intervenants en soins spirituels de Québec (AIISSQ) compte environ 300 membres, mais il ne représente pas l’ensemble des ISS du Québec. Selon Joëlle St-Arnaud, secrétaire de l’AIISSQ, le personnel féminin, soit environ 25% des accompagnateurs spirituels vers le début des années 2000, représente actuellement à peu près 30 à 40 % des ISS au Québec. St-Arnaud (2022, 62) avance que « les femmes ne trouvent pas encore leur place dans le métier d’ISS », fortement marqué par le passé clérical et masculin de l’aumônerie au Québec. Les ISS comptent en effet toujours un certain nombre de prêtres catholiques ainsi que des personnes issues d’autres traditions religieuses. Quelles que soient leurs propres formations religieuses, les ISS sont tenus de ne jamais conseiller une tradition particulière, mais ils doivent aider les personnes à trouver leurs propres forces intérieures et croyances.

3. Religion, spiritualité, sécularisation, laïcité

À première vue, le Québec semble incarner le remplacement graduel de la religion par la spiritualité sous l’effet de la sécularisation, comme Heelas et Woodhead (2005) le proposent dans le cas de la Grande-Bretagne. Cependant, les choses ne sont pas aussi simples, car notre équipe a trouvé des notions de la spiritualité très variables chez les interviewés, puisque certains considèrent la religion comme le dogme et la hiérarchie du catholicisme, tandis que, selon d’autres, la religion équivaut au catholicisme tout court et tout le reste serait de la « spiritualité ». Certains convertis évangéliques voient le christianisme évangélique comme une spiritualité et non comme une religion.

Malgré la rhétorique omniprésente du « spirituel-mais-pas-religieux » au Québec, on trouve de nombreuses façons dont les deux notions se chevauchent. Certains Québécois catholiques se déclarent « non religieux » ou « plus spirituels que religieux », ce qui implique qu’ils n’assistent pas régulièrement à la messe, tout en conservant des croyances catholiques. En fait, la pratique catholique peut revêtir d’autres formes telles que la méditation, la prière seule ou en petit groupe, les lectures inspirantes, comme en témoigne le récit d’une jeune adulte (Collin 2022 ). Nous avons remarqué que certains éléments catholiques s’infiltrent constamment dans des contextes que nos participants à la recherche considèrent comme spirituels et non religieux. Tel est le cas des visions chamaniques de la Vierge Marie, par exemple. Par ailleurs, souvent les personnes qui cheminent dans des courants comme le chamanisme, les spiritualités yogiques (ashtanka, kundalini, vipassana…) ainsi que les spiritualistes s’identifient comme catholiques.

Nancy Ammerman (2013) conteste une vision binaire de la religion et la spiritualité comme étant largement le reflet de la réalité sociale des sociétés occidentales et estime que la frontière entre les deux est très poreuse (voir aussi Steensland et al. 2021). Ces deux termes font en effet référence à une réalité et à des significations qui dépassent les individus et qui les relient aux autres et au monde plus large : « Sometimes people are talking about belief and belonging, sometimes about living a moral life, and sometimes about more expansive experiences of transcendence. » (2013, 53)

Prenons la spiritualité comme le versant le plus subjectif, personnel et individualisé du religieux dans un sens large, ce quelle que soit sa relation (ou absence de relation) avec certaines religions. Tout en gardant à l’esprit que nous parlons du contexte occidental et ultramoderne, nous nous sommes inspirée de Perrault et Laniel, pour lesquels le religieux concerne le croire, donc : « cette pratique de la différence fondée dans la tension entre ce qui échappe à la vérification, entre le vraisemblable et l’institué introduisant la possibilité d’un au-delà de l’immédiat … » (2024, 7). Ammerman, de même que Meredith McGuire, cherche à relativiser les discours binaires entre religion et spiritualité. La sociologue (2013, 52) suggère de prendre le discours des gens qui se prétendent « spirituels mais pas religieux » surtout comme un dispositif de maintien des frontières et une source de légitimité. Pour sa part, McGuire (2021, 218) considère qu’il s’agit là de « valence idéologique » plutôt que de pratiques et expériences spirituelles personnelles. Nous reviendrons sur ces propos ultérieurement.

Soulignons que les groupes ont aussi un rôle à jouer pour initier et soutenir ceux qui pratiquent des spiritualités contemporaines ; par exemple yogiques, néo-chamaniques (Meintel 2014). Notons également que certains courants spirituels se trouvent au sein des grandes traditions religieuses. Au Québec, il existe en effet de nombreuses petites communautés spirituelles catholiques possédant leurs propres pratiques dévotionnelles, une vie communautaire spécifique et proposant une action sociale personnelle qui ont vu le jour après Vatican II, comme la Famille Marie-Jeunesse, le Chemin neuf et la Légion de Marie.

La sécularisation est généralement comprise comme le processus par le biais duquel la religion est cantonnée dans un cadre social restreint et s’est retirée d’autres domaines tels que la santé, l’économie. Historiquement, la sécularisation en Occident est un processus qui a commencé au sein de l’Église (Taylor 2007, McGuire 2008) où les éléments associés à la « superstition » ont été écartés. Au Québec, la sécularisation apparemment rapide associée à l’élection de Jean Lesage en 1960 a été en fait le fruit d’un long processus qui a débuté des décennies plus tôt au sein d’organisations catholiques telles que l’Action catholique (Gauvreau 2005). La pratique religieuse des fidèles catholiques connaissait alors déjà un déclin ; en 1948, seuls 30 à 50 % des Montréalais catholiques se rendaient en effet à la messe du dimanche (Linteau et al. 1989, 336). Depuis les années 1960, la fréquentation religieuse continue à diminuer, et ce, plus qu’ailleurs au Canada, tandis que le nombre des personnes non affiliées à une religion (les « nones ») n’a quant à lui cessé d’augmenter (Thiessen et Wilkins-Laflamme 2020).

La sécularisation ne présuppose ni pluralisme religieux ni laïcité, ou neutralité de l’État et ses institutions et la séparation Église/état (Casanova 2018). Au Québec la pluralité religieuse a été facilitée par la perte du monopole de l’Église catholique, mais fut surtout le fruit de la mobilité humaine ayant tout à la fois résulté du phénomène d’immigration de personnes venues de pays sources de plus en plus hétérogènes à partir des années 1960, ainsi que de celui de la grande mobilité des Québécois, qui ont parfois apporté de nouveaux courants religio-spirituels au Québec. L’arrivée de musulmans de pays francophones depuis les années 1990 a rendu la foi musulmane plus visible dans la province, situation qui constitue un facteur clef dans les débats publics sur les signes religieux qui se poursuivent de nos jours.

La sécularisation n’a pas immédiatement conduit à la laïcisation des hôpitaux et des écoles de l’État, puisque les années ayant suivi la Révolution tranquille étaient encore marquées par « la prégnance du catholicisme culturel » (Perreault et Laniel 2024, 4). Les écoles publiques ont été déconfessionnalisées et organisées sur la base de la langue et non plus de la religion seulement à partir de l’an 2000 ; le retrait des cours de catéchèse a été finalisé en 2008. Dans le domaine de la santé aussi, la laïcisation a été tardive : ce n’est qu’en 2007 que l’exigence d’un mandat pastoral d’une autorité religieuse de la tradition de l’aumônier fut en effet rejetée par le Ministère de la Santé et les services sociaux (Jobin 2024, 174). Notons que les années 2000 ont été marquées par des débats sociaux très vifs sur les signes religieux (le hijab en particulier), surtout autour des consultations publiques de la Commission Bouchard Taylor (2007-2008)[6].

Tandis qu’aux États-Unis, le mouvement Clinical Pastoral Education visant une meilleure formation des aumôniers (généralement protestants) qui serait mieux enracinée dans l’expérience et moins dans des traditions religieuses a pris son essor dès les premières décennies du 20e siècle (St-Arnaud 2022 ; Jernigan 2002,), ce n’est que dans les années 1970-80 que les agents pastoraux, dont des laïcs et des femmes, commencèrent à remplacer les aumôniers et que le mouvement vers la déconfessionnalisation s’est amplifié. L’accompagnement reposant sur les rites religieux a alors commencé à laisser place à une approche de spiritual care reposant sur l’écoute active et une relation d’aide (Jobin 2024, 174). Tout d’abord qualifié d’ « aumônier », puis d’« animateur de pastorale », celui qui exerçait cet emploi est par la suite devenu ce que l’on appelle un « intervenant en soins spirituels » en 2011. Syndiqués depuis quelques années et reconnus comme offrant une forme de soins, les ISS doivent dorénavant travailler en équipe, ce qui rend indispensable le recours à de nouveaux outils et langages pour communiquer avec leurs collègues. Depuis l’émergence des ISS, ont vu le jour des projets de loi visant les signes religieux, dont celui – qui se solda par un échec – de la « Charte de valeurs » en 2013, qui les aurait interdits même chez les personnes travaillant dans les milieux hospitaliers et universitaires. La loi 21, interdisant les signes religieux chez les enseignants et directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques, est passée en 2019, malgré la contestation qu’elle a suscitée.

4. Le travail des ISS dans son contexte social

Les débats publics au sujet de la laïcité ont souvent été l’occasion de paroles et gestes racistes, encouragés par la rhétorique de groupes populistes identitaires dans les médias sociaux, trouvant des échos dans la presse conventionnelle (Potvin et Le Bourdais 2024 ; Rousseau et al. 2019). Des intervenants en santé rencontrés en focus group par notre équipe parlent de certains de leurs collègues qui affichent un « laïcisme » particulièrement rigide reflétant ces discours courants. Ils expliquent que les seuls problèmes liés aux différences religieuses entre clients et intervenants surviennent quand l’intervenant manifeste un certain mépris pour le religieux. Certaines religions se montreraient fondamentalement oppressives envers les femmes, théorie plus courante chez des professionnelles francophones de la majorité sociale de la génération des « baby-boomers » (nés entre 1945 et 1957) que chez leurs collègues plus jeunes et souvent d’autres origines. Une ISS qui a travaillé dans plusieurs hôpitaux montréalais a relevé de fortes différences de cultures d’équipe à cet égard, surtout entre les institutions anglophones et celles francophones. L’intégration des soins spirituels semble plus difficile dans certains milieux francophones du fait du manque de soutien de la part du personnel soignant. Nous avons pris connaissance de cas à Montréal et à Saguenay de patients qui n’osent pas demander à parler avec un ISS, dont une évangélique issue de la majorité sociale qui était intimidée par l’hostilité à l’égard du religieux affichée par une infirmière. Plusieurs patients ont confié à une ISS que nous avons interviewée avoir été mal reçus lorsqu’ils ont évoqué leurs croyances au personnel des hôpitaux. Des psychothérapeutes nous ont parlé d’intervenants aux CLSC[7] qui ne voulaient pas entendre les usagers parler de leur foi en Dieu, comme souhaitent le faire quelques immigrants africains chrétiens.

Le constat que le religieux constitue un vrai tabou au Québec a été l’un des résultats les plus concluants de notre recherche d’équipe. Ce tabou ne concerne pas uniquement les signes dits ostentatoires en public comme le hijab, mais tout autant le religieux dans la sphère privée, notamment au sein de la majorité sociale. À la question « Parlez-vous de votre spiritualité (ou votre religion) avec vos amis, votre famille, vos collègues ? », nous nous sommes rapidement habitués aux réponses négatives et souvent emphatiques. Les personnes qui sont spirituelles ou fréquentent un groupe religieux ou spirituel font preuve d’une grande discrétion dans leur entourage personnel (collègues de travail, famille, amis et connaissances), à moins d’éprouver en leur for intérieur une ouverture particulière. Ils prétendent vouloir éviter d’être ridiculisés ou critiqués. Il s’agit de jeunes adultes sur le terrain qui fréquentent des groupes religieux ou spirituels sans en parler avec leurs parents qui sont, pour reprendre les termes qui reviennent souvent dans nos entrevues, « allergiques » au religieux. Les membres d’un ashram montréalais, issus majoritairement de professions libérales, affirment que leurs proches ne sont « pas prêts » pour entendre parler de leur engagement spirituel. Leurs amis et collègues de travail « vont penser que c’est une secte », comme certains membres l’ont dit. L’on retrouve aussi cette tendance à la discrétion chez les personnes qui se montrent actives comme les médiums ou guérisseurs au sein de l’église spiritualiste de notre étude. Certains catholiques pratiquants que nous avons rencontrés se sentent obligés de faire profil bas (Voir aussi St-Julien 2023). L’ISS Pierre Alexandre Richard (2021, 188) observe que le tabou de la religion combiné au vécu stressant et émotionnellement chargé en milieu hospitalier « met la table à des discussions intenses. » Chez celui qui se dit non croyant, « d’autres mécanismes de création de sens – pas associés à la religion traditionnelle – émergeront dans son récit : hasard, “connexion”, destin, mystère, non-sens, etc. » (Richard 2021, 198).

Le fait que la religion soit passée d’un élément unificateur de la famille à un sujet tabou fait de non-dits influence l’expérience des malades et des mourants ainsi que des soignants et des intervenants en soins spirituels. La convergence de ces deux tabous sociaux que sont la religion et la mort[8] peut en effet affecter les soins de fin de vie. Nous avons appris que certains individus malades qui savaient qu’ils étaient en phase terminale ont consulté des guérisseurs spirituels, non pour être guéris de leur maladie, mais afin que cette guérison spirituelle les aide à mieux vivre ce passage, choix qui a parfois suscité un grand désarroi au sein de leur famille, incapable d’accepter la fin prochaine de leur proche et connaissant peu ou ne connaissant pas ses croyances et pratiques spirituelles. Les besoins et les souhaits spirituels des malades en soins palliatifs ne sont en effet pas toujours connus de leur entourage familial. Le choix de mobiliser ou non des accompagnateurs spirituels revenant le plus souvent au personnel soignant, il arrive que des patients gravement malades ou en fin de vie soient confrontés à une grande solitude spirituelle.

Les non-dits au sujet de la religion peuvent avoir un effet sur l’organisation des rites de commémoration d’un défunt par la famille, activité qui peut impliquer les ISS. Dans le cas où les proches se montrent critiques par rapport au fait religieux, ils peuvent soit s’y montrer réticents et le refuser, soit détachés au moment du rituel, selon un ISS qui en a organisé plusieurs. Lorsque les membres d’une famille se concertent pour planifier des funérailles, il arrive que l’un d’entre eux révèle les pratiques religieuses du défunt alors que les autres les ignoraient. Enfin, la religion ne soude pas forcément les familles et peut constituer, même après la mort, un facteur de division entre proches. Dans ces circonstances, accompagner une personne gravement malade ou mourante devient une tâche complexe.

5. Un savoir et un savoir-faire

À l’image de nombreux chercheurs, les ISS souscrivent largement à la notion de spiritualité comme à une capacité humaine à la portée de tous, athées comme croyants, et qui se vit à travers l’expérience. Une telle conception fait écho aux théories de plusieurs chercheurs, notamment à celles du sociologue Holmes (2016) et du neurologue Graziano (2011). Les ISS nous rappellent le discours d’Ammerman par leur insistance sur le fait que la spiritualité n’est pas simplement intérieure et individuelle, mais aussi enracinée dans la vie. Nous sommes d’accord avec Jobin (2024, 190-191) qui estime que la spiritualité dont il est question ne représente pas « une perte » ni une « irrémédiable réduction du religieux au spirituel sous la force du marché ».

Selon l’un des ISS[9], « la plupart des gens, ils ne savent pas qu’ils ont une vie spirituelle. C’est ça qui est extraordinaire ». Une autre parle « d’entendre le mouvement de l’esprit ». La sensibilité particulière que les ISS ont développée pour cerner la spiritualité de chacun et la faire fructifier, notamment chez les gens qui ne savent même pas qu’ils en ont, représente, à notre avis, une forme de savoir religieux (et spirituel). Ce savoir spirituel, tout comme la spiritualité elle-même, s’exprime difficilement dans le langage linéaire du savoir positiviste et biomédical. À l’image de diverses formes de savoirs religieux (Espiritu Santo 2015 ; Goulet 1998 ; Meintel 2011), il se base davantage sur la réceptivité et l’écoute plutôt que sur la maîtrise ou l’appropriation d’un corpus de connaissances. Tout en valorisant le travail en équipe, plusieurs ISS ont confié qu’ils évitaient de trop planifier leur temps avec leur patient ou client, de trop étudier son dossier à l’avance. L’un d’entre eux, qui travaille à Québec, a ainsi déclaré : « C’est vrai que je ne me fais pas souvent un plan de match quand j’arrive chez quelqu’un. Il ne faut pas que je sois trop dans ma tête, parce que je veux l’écouter. » Un autre résume cette idée ainsi : « Chaque jour est un défi, tout nouveau patient est un défi parce que je ne le connais pas, il ne me connaît pas. Il y a ce que le collègue m’a dit, mais quand j’arrive, je peux découvrir autre chose. »

À la suite des entrevues menées auprès des ISS à Québec dans le cadre du terrain de l’équipe SPIPRA ainsi que des nôtres réalisées dans la région métropolitaine montréalaise, nous constatons une correspondance impressionnante entre les nombreuses formes de spiritualités recensées par Ammerman (2013) et celles repérées par les ISS. Par exemple, il existe une spiritualité et une transcendance « extra théiste », pour reprendre le terme de la sociologue. Un homme athée a déclaré à un ISS que « les croyants, eux autres, ont de quoi pour les aider à mourir… moi je n’ai rien. ». Une infirmière pivot lui a demandé à voir le patient, qui était convaincu que la vie s’achève avec la mort. L’ISS s’est interrogé de la sorte : comment lui faire vivre ce « quelque chose de mieux » qui est quand même la visée de l’ISS ? En fait, dit-il, « c’est moins évident que quand il y a une transcendance nommée qui est plus extérieure à soi ». Dans un cas, il a découvert des problèmes familiaux complexes autour du pardon qui n’avait pas été accordé : « Même si la personne n’a pas une notion de transcendance externe, (on cherche à) lui permettre d’atteindre son plein potentiel humain en termes de dépassement de soi, afin de faire la paix en lui, puis autour de lui. » La distinction entre la religiosité et la spiritualité revient souvent dans les récits des ISS. Le fait qu’une personne assiste à la messe régulièrement ou qu’elle prétende avoir des croyances religieuses ne dit rien sur sa spiritualité, comme l’a déclaré un ISS de Québec[10] :

Ce n’est pas la dimension « je suis chrétienne » qui m’intéresse, mais qu’est-ce que ça lui apporte dans sa vie. En contexte de soins palliatifs, qu’est-ce que la croyance devient, pour lui donner comme outil de cheminement ou de réconfort, ou de bien-être. Ou est-ce que la croyance est-elle un lieu de souffrance ?

Un autre ISS qui a rendu visite à des patients en soins palliatifs à domicile a rapporté : « Moi, je regarde les tableaux avant de regarder le religieux. » Un autre s’interroge également de la sorte : « Qu’est-ce qui le nourrit ? ». Dans les cas où la personne veut voir un prêtre ou un membre du clergé de leur tradition, les ISS facilitent la rencontre et peuvent y participer (pour chanter, par exemple, comme l’un d’entre eux le fait) ; certains sont habilités à apporter la communion à ceux qui le désirent. Plusieurs ont parlé d’un outil « Repères » qui leur rappelle certaines dimensions importantes de la spiritualité telles que les croyances, espoirs, relations, valeurs, et « en filigrane », la transcendance. On postule que la spiritualité est un lieu de l’épanouissement de l’être humain, un lieu de potentiel pour permettre à la personne de vivre des dépassements… Néanmoins, il ne s’agit pas là d’un simple inventaire, car il importe de considérer ces éléments « dans la vie », comme l’affirment ces intervenants, et pas seulement dans le discours – démarche qui exige un certain doigté de la part de l’ISS. La spiritualité de certains sera inspirée par une tradition religieuse tandis que pour d’autres (qu’ils s’identifient à une religion ou non), il s’agira de la musique, la nature, la beauté.

Le savoir-faire des ISS concerne leur capacité à établir un lien avec l’autre qui réveillera ses ressources intérieures tout en lui apportant de la paix, du confort. Il se déploie également dans la créativité rituelle qui est souvent demandée aux ISS. Ces savoirs et savoir-faire sont des émanations de leur formation, ils constituent des outils mis à leur disposition ainsi qu’une réflexion constante que leur métier rend obligatoire, comme nous le verrons plus avant. C’est dans ce sens que l’ISS engagera un dialogue orienté en vue de faire ressortir les ressources intérieures de la personne :

Il y a toute la question des expériences de transcendance, ça c’est plus subtil à aller chercher … Ça reste un peu vaporeux comme notion, en fait … Il y a des gens qui vont te le nommer, qui ont une expérience, une relation à Dieu, qui ont déjà senti sa présence à leurs côtés … (Pour d’autres) c’est quelque chose qui leur est arrivé, le fait d’être bien dans une forêt, où ce n’est pas toi qui as planté les arbres il y a 60 ans …

ISS rencontré dans le cadre de l’étude SPIPRA

Un patient en soins palliatifs à domicile avait indiqué à l’ISS, lors d’un premier contact par téléphone, qu’il n’avait pas grand-chose à lui dire, et que donc s’il était occupé, une rencontre ne serait pas nécessaire.

Je lui ai dit : « C’est pas grave, je viendrai vous voir ». Quand je suis entré, on a parlé pendant une heure … mais à la fin de nos propos, j’ai vu une guitare et j’ai dit : « Vous êtes musicien? », il a dit : « oui ». Je lui ai dit : « moi aussi ». … Justement ça a pris 15 minutes de parler de la musique et je le voyais, il jubilait, rempli d’espoir, de joie, de bonheur, j’avais touché là la réalité la plus importante … La musique lui donne un temps, une prise qui lui permet de se sentir excité … Puis il me raconte comment il a joué là, où il a joué. … Ça participe à la rencontre, ça aide pour ouvrir des portes pour pouvoir entrer en relation.

ISS rencontré dans le cadre de l’étude SPIPRA

Un ISS rencontré à Montréal nous a rapporté :

J’ai rencontré une femme la semaine passée, juste pour dire, elle va bien, elle mange les livres. Alors je lui en ai envoyé beaucoup autour de Frédéric Lenoir. L’âme intérieure, la puissance de la joie, pour aller puiser quelque chose, alors on va en reparler ensemble. Puis, ça m’est arrivé, mais pas si souvent, quand la personne est une artiste, bien de voir un peu, de regarder des tableaux qu’elle a faits.

Les ISS ne sont pas toujours découragés par un discours négatif de la part du patient. Les visites effectuées par des ISS à Québec à des personnes en soins palliatifs à domicile[11] en offrent quelques exemples frappants :

Comme on est à domicile, bien c’est l’environnement de la personne. … Il y a une femme … que je vois encore … elle me disait qu’elle n’était pas croyante, mais elle a un christ en crucifix de 2 pieds sur 3 pieds sur un mur ! À un moment donné, j’ai osé (dire), … « vous êtes toute seule dans la maison, ça occupe une place que vous ne pouvez pas le manquer. » Alors là, ça l’a ouverte sur sa croyance, elle avait juste … de façade … mais en réalité, ce n’était pas ça.

Un autre ISS rencontré à Montréal a expliqué :

Au téléphone, il y en a une qui m’a dit qu’elle ne voulait pas du tout entendre parler de religion et de spiritualité. Parce que pour elle, religion et spiritualité, c’était pareil. Je lui ai dit, « pas de problème ». Je suis allé, figurez-vous, j’ai vu une statue de Bouddha, et j’ai dit : « Wow ! Elle est belle cette statue. » … Elle va me parler de spiritualité, alors qu’elle ne voulait pas qu’on en parle. Elle va me parler de la paix que ça lui procure, de quand elle le regarde, elle aime bien la posture de cette statue.

Ces exemples confirment une impression que nous avons tirée de nos propres recherches et convergent avec les propos d’Ammerman et de McGuire, mentionnés plus haut, selon lesquels ces identifications comme « pas religieux » ou « spirituels » revêtent une dimension performative et sociale, c’est-à-dire qu’elles situent la personne et l’alignent par rapport à des notions fortement véhiculées dans l’espace public, sans pour autant nécessairement dévoiler leur positionnement réel face au religio-spirituel.

6. La créativité rituelle

Souvent les ISS sont appelés à contribuer à l’organisation des rituels qui feront sens pour les patients et leur entourage. Cette dimension de leur travail a été étudiée en profondeur par l’anthropologue Isabelle Kostecki (2024) ; il s’agit là d’un sujet très riche que nous ne ferons ici qu’effleurer. Les rituels impliquent non seulement le malade, mais aussi le personnel soignant et souvent la famille. Dominique Nguyen, ISS à Montréal, a travaillé auprès de parents d’enfants malades à l’hôpital Sainte-Justine. Dans une entrevue publiée (Côté 2022), il indique qu’il est souvent amené à créer des rituels pour les parents d’enfants très malades ou décédés. Guitariste, il joue de son instrument lors de ces rituels à l’intention des parents pour lesquels la musique est importante :

Les rituels, c’est important. C’est une façon de se parler. Nous sommes des êtres de sens et les rituels mobilisent les cinq sens. Une minute de silence, une poignée de main … c’est un rituel. Ce n’est pas gratter dans le bobo, c’est partager le fardeau, reconnaître une existence.

Un ISS qui travaille à domicile en soins spirituels parle de l’organisation de rituels de fin de vie :

On organise des rituels de fin de vie à la demande du patient … Je prends un exemple d’un catholique, il voudrait peut-être l’onction des malades. Alors je vais contacter un collègue prêtre qui est intervenant en soin spirituel de notre siège, et il va faire l’onction des malades. Moi je chante, et je peux organiser le rituel autour de cela. … je ne ferai pas vraiment l’onction des malades, mais connaissant mon patient je vais apporter des choses, je vais valider avec lui, est-ce qu’il veut que la famille soit là ? Si oui, la famille est là. …Y a-t-il des thèmes qu’on va aller prier ? … Je vais faire un chant chrétien, on va avoir des temps de silence, des temps de réflexion, des échanges … On va donner la parole au patient, s’il est conscient, s’il veut dire quelque chose à ses proches qui sont là, mais aussi s’il veut dire quelque chose comme des paroles pour … Pour le dire de manière ultime, c’est que ce qu’on veut, ce qu’on se souhaite. Par la suite on fait une bénédiction finale. Mais quand c’est un rituel … laïc, par exemple, on a des rituels laïcs à notre disposition … Si j’ai affaire à quelqu’un qui a beaucoup aimé la nature, je vais prendre peut-être un symbole de la nature, je vais prendre peut-être le soleil, je vais prendre les étoiles, je vais prendre des fleurs … On fait le rituel autour d’une fleur qui est belle et … même si la fleur est fanée, cette fleur a laissé des traces. Donc je vais passer quelque chose ici pour la mémoire, dans ma méditation … Souvent ça fait vraiment du bien de, pour le rituel, de bien mettre des mots sur les souffrances et les espoirs.

Dans l’un des cas étudiés par l’équipe SPIPRA, un ISS accompagne une femme âgée dans la mort médicalement assistée :

J’arrive; on est à une demi-heure que madame reçoive son injection, parce que moi, je suis arrivé avec le médecin … L’infirmière et toute la famille sont là … Ils m’ont laissé tout seul avec madame … Ils attendaient un prêtre. … Ils nous entendaient rigoler. La madame, elle était magnifique … Ça a été magistral. Elle a dit, « Moi, je suis de foi catholique, je ne suis pas pratiquante, mais j’ai été baptisée. Puis je fais un temps de prière. » J’ai dit : « Okay … Est-ce qu’on invite toute votre tribu ? » Elle dit, « toute la tribu ». Donc, tout le monde [arrive]. Toute la famille, les petits-enfants, la docteure, l’infirmière, la travailleuse sociale. [Je leur dis], « Elle m’a demandé ça, alors moi, je vais animer ça, je vais mettre de l’âme » … On dit une parole, puis on pose un geste. Ça fait que là, on a embarqué là-dedans. Le soin de fin de vie se fait, madame décède, tout le monde : « ouf ». On se retrouve dans la cuisine, juste les soignants, et ils se disent : « C’est la première fois que je voyais un intervenant en soins spirituels en action. » J’ai dit, « Ah oui? Moi, c’était ma première aide médicale à mourir. » … avec le métier qu’on fait, je suis quand même habitué à danser avec la mort.

L’aide médicale à mourir au Québec semble augmenter la demande de créativité rituelle. Dans les cas rencontrés par les interviewés de Jobin, « La demande d’innovation rituelle provient de personnes réfractaires à toute forme d’accompagnement religieux » (2024, 177).

7. Un métier pas comme les autres

Le plus souvent, les ISS sont présentés par un intervenant en santé, la plupart du temps, par les infirmières. Dans le cas des soins à domicile, ils n’entrent pas dans la chambre du patient à moins que celui-ci exprime son accord. À l’hôpital, l’accès semble variable. P.A. Richard (2021), ISS à Montréal, explique qu’il a pu rapidement aller voir les patients directement dans leurs chambres à l’Institut de cardiologie tandis que d’autres ISS montréalais ont constaté que certains soignants peuvent rendre l’accès difficile, ce qui diffère des relations d’équipe assez positives qui émergent du terrain supervisé par SPIPRA à Québec.

L’exemple de la participation de l’intervenant en soins spirituels à la mort assistée illustre plusieurs particularités du travail des ISS, notamment le fait qu’ils soient peu connus, non seulement du public, mais aussi de la part des autres intervenants. Nous constatons également que l’ISS masculin est souvent confondu avec le prêtre. Comme cela a été mentionné précédemment, certains ISS sont des prêtres, mais bon nombre d’entre eux sont des femmes, il s’agit pour la majorité de laïcs et certains sont issus d’autres traditions religieuses. Ils doivent souvent préciser qu’ils ne sont pas des prêtres, ni des religieuses, avant d’entamer un dialogue orienté sur les aspects significatifs de la vie du patient. Une fois la relation établie, les rencontres que font les ISS peuvent durer plus longtemps que celles entre les patients et les médecins, 45 minutes ou davantage, si besoin. Un certain nombre d’ISS sont issus de minorités visibles, ce qui peut constituer un obstacle initial :

Il a dit qu’il n’a jamais parlé aux noirs, il n’a pas besoin de me parler, je peux m’en aller, et puis je disais, « Je comprends, ça peut vous faire peur de parler à quelqu’un qui est différent de vous ». Donc là, c’est parti, notre rencontre. Tranquillement, il a commencé à me parler des auteurs philosophiques, puis de sa croyance … On a parlé de Platon et ces choses-là. Donc comprenez qu’après cela, il voulait me voir continuellement.

Un autre m’a rapporté comment le patient, dont l’état se détériorait, a commencé par le voir comme « l’ange de la mort » : « J’essaie, avec l’équipe, de le ramener sur les valeurs du monsieur, sur des phrases que monsieur m’a dites qui étaient importantes, qui pourraient servir de levier pour aider à avancer quand même là-dedans. » Ici, on voit comment l’ISS peut soutenir le travail du reste de l’équipe ; parfois il, ou elle, est appelé à soutenir l’un ou l’autre de leurs collègues plus directement :

Il arrive que l’on ait des collègues dans l’équipe qui vivent ces difficultés avec des patients qui disent : « j’aimerais prendre un temps avec toi », donc souvent c’est 45 minutes d’accompagnement, ils viennent pour eux aussi, ils ont besoin de retrouver cette paix en eux, par rapport à ce qu’ils vivent dans leurs interventions d’aide pratique parce que ça les déchire.

De plus, les ISS doivent se ressourcer eux-mêmes, ce qui constitue une dimension importante de la réflexion permanente qu’exige leur travail.

… il faut toujours prendre soin de soi, parce que celui que je rencontre, il a besoin d’aide, mais moi aussi je ne suis pas un robot. J’entre en relation, et en sortant d’une rencontre je sors avec un peu de la personne, un peu de cette souffrance, je la porte en moi. … Je dois trouver un mécanisme, moi aussi, de me ressourcer, de prendre soin de moi, pour ne pas vivre l’usure de compassion, voilà. …Je dois être présent à moi, dans chaque rencontre, présent à mes émotions, présent à mes sentiments, qu’est-ce qui se passe en moi, est-ce que j’ai besoin, moi aussi, d’en parler ?

La nécessité de s’interroger constamment sur soi-même n’est pas le seul fait des ISS. Cependant, à la différence d’autres formes d’intervention, celle des ISS repose pour sa part sur une base d’égalité profonde. Comme l’affirme Pierre Alexandre Richard : « Mon training est d’être complètement impuissant. Quelqu’un peut être devant moi en psychose et en souffrance extrême … Je reste présent avec quelqu’un qui vit quelque chose de terrible dans son existence et mon but n’est pas de le traiter. » (Côté 2022)

Comme nous l’avons vu, la relation dépend elle-même de la volonté du patient et les thèmes des échanges sont façonnés par lui, par ce qui est significatif à ses yeux. La hiérarchie, qui imprègne forcément les rapports soignants-soignés au sein desquels c’est le soignant qui propose un programme de soins, n’a pas de place dans les relations de soins spirituels. Cette égalité profonde affecte la qualité même de la réflexivité des ISS : «C’est pour ça que je parle du meilleur métier, parce que ça me remet toujours devant un miroir, et je me regarde en regardant l’autre. L’autre, c’est un autre moi qui me permet d’exister. Et donc je chemine aussi, comme un humain, avec les autres. »

Conclusion

Jobin (2024) exprime ses réserves quant au fait d’envisager l’accompagnement spirituel comme « un objet de traitement ou un adjuvant de soin » dans les milieux hospitaliers. Jobin et ses co-auteurs (Pujol et al. 2016) signalent le danger de considérer l’accompagnement spirituel comme une forme de soin, puisqu’il existe alors le risque de déformer l’intuition originale qui sous-tend ce domaine, selon laquelle la personne soignée est un être humain et pas seulement un patient. Par ailleurs, comme le montre Pannofino dans son étude de récits de patients ayant eu un cancer, la spiritualité n’est pas qu’une « ressource de sens » dans laquelle le malade peut puiser, mais aussi « [a]n emergent phenomenon along the therapeutic pathway and that it is transformed by reflecting the temporality of the biographical experience of illness ». (2023, 12) C’est-à-dire que la rupture biographique de la maladie grave engendre un mouvement spirituel, « a tacit propensity toward the sacred » qui, selon l’auteur, se manifeste même dans le cas de personnes non croyantes et non pratiquantes. En conclusion, c’est donc aux intervenants en soins spirituels qu’il appartient d’assurer une vision de la spiritualité des personnes qu’ils accompagnent qui dépasse la notion de « ressource » et incorpore cette dynamique.

Une étude portant sur les imaginaires spirituels d’un hôpital, de son administration, des infirmières et des patients (Di Placido et al. 2023), montre que celui de l’hôpital est certes le plus puissant, mais qu’il est « déconnecté » des besoins des intervenants et des patients, tandis que celui des infirmières est influencé par leur mandat professionnel et leur positionnement au sein de l’hôpital, celui des patients n’est quant à lui pas pris en compte, hormis dans les cas où il chevauche celui des infirmières. Bref, de toute évidence, il faut souligner la pertinence du travail des ISS et des formations qui les encourage à adopter une certaine position réflexive par rapport au discours biomédical avec lequel ils doivent forcément s’engager. Notons que nombre d’ISS que nous avons cités ici travaillent à l’extérieur des milieux hospitaliers, ce qui leur permet, peut-être, de garder de la distance par rapport au langage biomédical en ce qui concerne l’expérience spirituelle des personnes qu’ils accompagnent et leur propre travail.

Le savoir particulier des intervenants en soins spirituels s’avère tout aussi complexe que la spiritualité elle-même. Nous pensons que les chercheurs en sciences sociales peuvent apprendre du travail des ISS, notamment en ce qui concerne les spiritualités non théistes et les formes de transcendance qu’elles engendrent. Par ailleurs, de nombreux auteurs évoquent des liens entre religion et spiritualité, mais les ISS que nous avons rencontrés montrent que la religiosité d’un individu n’est pas nécessairement la source de sa spiritualité, contradiction apparente qu’il conviendra d’approfondir en sciences sociales. Ajoutons que les habiletés acquises par les ISS méritent d’être mieux connues également des organisations religieuses dont les activités touchent des gens d’autres religions ou sans religion[12]. En général, les ISS demeurent méconnus ; tout au plus, on les associe aux soins de fin de vie et à la mortalité ; ce n’est pas pour rien qu’un patient voyait l’ISS comme « l’ange de la mort ». Cependant, le terrain de SPIPRA au Québec révèle d’autres domaines dans lesquels les soins spirituels se déploient (par exemple, celui de la santé mentale). La souffrance, la détresse et la vulnérabilité marquent bien d’autres expériences de la vie dans lesquelles les ISS auraient leur place, par exemple le deuil d’une relation, la douleur chronique … Il faut espérer que non seulement leur travail soit davantage reconnu par leurs collègues de travail ainsi que par le grand public, mais aussi qu’il s’étende à bien d’autres domaines où leur savoir et leur savoir-faire seront pertinents.