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Introduction

« Hell no ». Ces deux mots illustrent bien l’opposition des représentants de l’Arkansas General Assembly au placement d’une statue de Baphomet en bronze sur la propriété du Capitole d’État, comme l’a rapporté le magazine Kark (Zeringue 2023). Depuis 2015, cette affaire oppose l’État de l’Arkansas à plusieurs groupes sécularistes, comme Freedom From Religion Foundation ou The Arkansas Society of Freethinkers, qui l’accusent d’avoir placé un monument des Dix Commandements de manière anticonstitutionnelle sur les terres du Capitole. L’un de ces groupes, le Temple Satanique, monopolise l’éclairage médiatique depuis maintenant huit ans, à cause de sa volonté d’installer une imposante statue de Baphomet au même endroit au titre du respect des clauses du Premier Amendement de la Constitution. Plus encore, étant donné que cette organisation estime que le Décalogue est installé illégalement depuis 2018, elle considère que son Baphomet devrait quant à lui y être installé pour autant de temps, de façon à garantir l’égalité de traitement entre les religions dans la sphère publique (Zeringue 2023).

Le Temple Satanique, fondé fin 2012 aux États-Unis par Malcolm Jarry et Lucien Greaves, est une organisation sataniste (Colin 2022 ; Dyrendal et al. 2016 ; Introvigne 2016 ; Laycock 2020 ; White et Gregorius 2019) héritière de la branche rationaliste du satanisme telle qu’elle a été codifiée par Anton LaVey lors de la création de l’Église de Satan en 1966. Il s’agit d’une branche athée qui ne croit pas en une entité satanique réelle, mais qui considère Satan comme un symbole de rationalité, de matérialité, de science et de lutte contre l’obscurantisme (Petersen 2009, 7). Ce groupe se dit également religieux et définit la religion comme un ensemble de valeurs débarrassées du surnaturel et partagées par une communauté (The Satanic Temple 2023), et l’est de facto légalement grâce à une reconnaissance institutionnelle et officielle de l’Internal Revenue Service en tant qu’organisation 501(c) (3), et est reconnu comme tel par plusieurs arrêts, comme Satanic Temple v. City of Scottsdale en 2021 (Colin 2022 ; Laycock 2020,). Enfin, le Temple est également une organisation séculariste qui milite en faveur de la séparation entre Églises et État et promeut un cadre culturel ainsi qu’une vision du monde hors des références religieuses chrétiennes (Cragun et Manning 2017, 2), dont la religion civile américaine est jugée imprégnée (Bellah 1970). Le Temple Satanique cherche ainsi à identifier des situations dans lesquelles des groupes fondamentalistes chrétiens profiteraient de certaines failles liées au Premier Amendement pour mettre en place un agenda culturel ou des politiques publiques favorisant une vision chrétienne de la sphère publique américaine, au détriment de minorités qui se sentiraient marginalisées ou discriminées (Colin 2022 ; 2020 ; Wilkins-Laflamme 2022 ; Thiessen et Wilkins-Laflamme 2019).

Cet article a pour objectif d’étudier les conséquences de l’installation d’un monument des Dix Commandements près du capitole d’État de la ville de Little Rock en Arkansas par le sénateur de l’époque, Jason Rapert, en 2015. Le Temple Satanique, jugeant cette statue anticonstitutionnelle au vu du Premier Amendement, avait alors proposé l’érection de sa propre statue à l’effigie de Baphomet afin de s’assurer du respect de la neutralité religieuse de l’État, mise en danger, selon l’organisation, par l’action de Rapert. S’ensuivrait une affaire légale qui n’a pas encore trouvé de résolution au moment où ces lignes sont écrites, en août 2024. Ce cas permet d’observer deux dynamiques à l’oeuvre au sein de la sphère publique américaine concernant la présence du pluralisme religieux.

Premièrement, il nous permet d’analyser les dynamiques institutionnelles et légales autour de la doctrine des forums (Farber et Nowak 1984 ; Jacobs 2002 ; Neveril 1995). Cette doctrine s’avère complexe car le gouvernement peut en effet transformer l’espace public en différents types de forums - ouverts, désignés ou limités, dont certains types d’espaces sont considérés comme non-publics, ce qui rend possible l’expression de groupes privés ou d’idées en leur sein. Un forum ouvert est un espace public dans lequel le gouvernement ne peut interdire le contenu d’un discours, hormis si celui-ci est potentiellement dangereux ou jugé soumis à régulation. Il se distingue de trois autres types de forums. Le forum public limité ou le forum public désigné dans lequel le gouvernement peut permettre ou interdire (si cela est nécessaire ou obligatoire pour lui) certains types de contenus en fonction de la raison d’être du forum, mais il ne lui est pas permis d’exclure les points de vue s’exprimant dans ces contenus. Par exemple, une mairie qui autorise l’ouverture d’un forum public limité dans le temps pour les groupes religieux lors de Noël doit accepter plusieurs types d’expressions religieuses et serait susceptible d’exclure une demande qui ne serait pas d’ordre religieux (contenu), mais ne pourrait exercer une discrimination entre les expressions religieuses (points de vue). Enfin, il existe le forum non-public, dans le cadre duquel l’État se réserve le droit, en dehors du cas de figure d’une interdiction totale de la liberté d’expression en opposition à un individu, par exemple, de gérer l’espace pour ses propres besoins communicatifs et de choisir le discours soutenant ses propres intérêts, comme c’est le cas devant un tribunal ou la Chambre des représentants, par exemple (Hudson Jr 2020 ; Wexler 2019). Selon Wexler, la notion de forum ouvert est un concept juridique compliquant drastiquement tout cas ayant rapport avec le Premier Amendement, avis partagé par David Hudson Jr., selon lequel ce concept s’avère peu clair, voire inintelligible et donnerait ainsi lieu à des situations légales inextricables (Hudson Jr 2020). En ce qui concerne le forum ouvert ou limité, il paraît en effet difficile pour l’État de déterminer ce qu’il est possible de dire ou non dans certains cas. Il lui est en effet impossible de discriminer les différents points de vue (Farber et Nowak 1984) et le fait de restreindre ou d’exclure certains contenus s’avère potentiellement anticonstitutionnel, car suspect : est-on en train d’interdire un contenu ou le point de vue s’exprimant à l’intérieur de ce dernier ? Toute la difficulté réside ainsi dans la distinction entre point de vue et contenu, ce qui est souvent peu clair en termes légaux (Jacobs 2002). Selon Hudson Jr. (2020), certains juges pensent que les décisions ou lois interdisant un contenu sont toutes plus ou moins anticonstitutionnelles, au regard du Premier Amendement. Dans le cas du présent article, le Temple Satanique juge qu’en acceptant qu’une statue du Décalogue provenant de fonds privés soit placée sur les terres du Capitole d’État de l’Arkansas, le gouvernement a désigné un forum public ouvert aux donateurs privés qui se doit donc de respecter tout type d’expression religieuse, dans le cadre du Premier Amendement (Colin 2022 ; Laycock 2020 ; Wexler 2019). Le Temple Satanique cherche ainsi à tester les limites de ces forums ouverts, désignés ou limités en proposant des installations à caractère ostensiblement satanique, reflétant les principes de l’organisation.

Deuxièmement, ce cas nous permet d’analyser la façon dont le modèle de laïcité américain est actuellement en train de changer à mesure que les tribunaux s'orientent vers un préférentialisme chrétien, ainsi que les difficultés auxquelles les gouvernements se retrouvent confrontés dès lors qu’il s'agit de définir les espaces publics. Le cas de l’Arkansas permet également d’analyser le rôle d’acteurs émanant de la Droite chrétienne dans la sphère publique, entendue ici comme l’alliance remontant aux années 1970 entre les acteurs de la Nouvelle Droite et des fondamentalistes, notamment évangéliques (Jacobs 2006 ; Stewart 2020 ; Wilcox 2018), dans le but d’imposer une vision culturelle et politique inspirée du dominionisme, à savoir une idéologie théologico-politique caractérisée par sa visée théocratique et la reconnaissance des États-Unis comme une nation chrétienne (Clarkson 2019), ou en tout cas de préserver une identité nationale fortement façonnée par le christianisme (Straugh et Feld 2010 ; Whitehead et Scheitle 2018). De plus, le Temple Satanique juge que la religion civile américaine, de par ses références chrétiennes (Bellah 1970) a) exclut de fait les minorités religieuses qui ne se reconnaissent pas dans ce paradigme et b) ne correspond plus aux mutations démographico-culturelles de la société américaine ni à la réalité de son pluralisme religieux.

C’est en opposition à ce paradigme identitaire, dans lequel la religion s’est culturalisée pour devenir une référence commune implicite délimitant les paramètres moraux et les normes culturelles d’une société (Beaman 2015), que sont définies les revendications du Temple Satanique. De plus, cette culturalisation de la religion permet, selon le Temple, de faciliter les efforts des fondamentalistes chrétiens qui s’appuient sur cette référence pour mettre en place un agenda inspiré du dominionisme. L’affaire de la statue de Baphomet en Arkansas constitue ainsi une bonne étude de cas, puisqu’elle s’inscrit dans des précédents légaux qui posent la question de l’implication du gouvernement dans la défense d’une religion spécifique, tout en permettant de réfléchir à propos de la présence de la Droite chrétienne dans les institutions publiques des États-Unis, ainsi que de son pouvoir. Qu’est-ce que la réponse du Temple Satanique à l’érection d’un monument des Dix Commandement à Little Rock nous permet de comprendre par rapport au traitement du pluralisme religieux dans l’espace public américain ?

Dans la première partie, où est retracée l’évolution de l’affaire du Baphomet en Arkansas pour comprendre les arguments légaux des deux partis impliqués, seront analysées les controverses autour des conceptions de la laïcité et du pluralisme religieux qui en découlent aux États-Unis. Puis en examinant des enjeux légaux spécifiques à la question des monuments religieux dans la sphère publique, nous analyserons la doctrine des forums et la façon dont elle reflète parfois des dynamiques de pouvoir asymétriques ou problématiques concernant le pluralisme religieux américain. Enfin, la dernière partie fera office d’illustration de la question de l’intégration des personnes sans-religion dans la sphère publique américaine par le biais de l’action du Temple Satanique, et de leur place au sein du pluralisme religieux américain.

1. L’affaire de la statue de Baphomet en Arkansas

Le cas légal en Arkansas a succédé à un autre similaire en Oklahoma, impliquant également le Temple Satanique. En 2009, le républicain et membre de la chambre des représentants d’Oklahoma Mike Ritze a fait voter une loi lui permettant d’installer devant le capitole d’État une statue du Décalogue, financée à hauteur de 10 000 dollars par des fonds privés, ceux de sa famille. Cette statue fut installée en 2012. Selon le contenu de cette loi, dite « HB1330 », votée par Ritze, les Dix Commandements constituent la base des lois modernes (Laycock 2020). Elle fait ainsi implicitement du christianisme la référence légale reconnue par les habitants d’Oklahoma et les États-Unis. De plus, le fait que cette statue ait été disposée devant le capitole d’État, semble constituer un soutien explicite du gouvernement à cette religion (Laycock 2020, 3-4).

Ainsi que le rappellent le sociologue Joseph Laycock et le juriste Jay Wexler, une controverse entourant un monument d’essence religieuse comme le sont les Dix Commandements et semblant constituer un soutien direct de l’État à une religion n’est pas chose nouvelle (Laycock 2020 ; Wexler 2019). En 2005, la Cour Suprême des États-Unis avait en effet examiné deux cas, McCreary County v. ACLU of Kentucky, à propos de l’exposition de cadres du Décalogue dans les tribunaux et les écoles publiques et Van Orden v. Perry, concernant un monument des Dix Commandements exposé devant le capitole de l’État du Texas. Dans le premier cas, la Cour Suprême avait jugé qu’il était anticonstitutionnel d’exposer les cadres en question, mais dans le second, elle a en revanche considéré que ce monument était constitutionnel en raison de son ancienneté (40 ans sans qu’aucune plainte n’ait été enregistrée) et de son emplacement à côté d’autres monuments, qui l’insérait donc dans un cadre politique et historique. D’après Erwin Chemerinsky, cette décision de la Cour Suprême s’avérait incompréhensible au vu de la nature explicitement religieuse du monument en question (Chemerinsky 2005, 7).

Afin de faire pression sur les membres de la Chambre des représentants de l’État, le Temple Satanique décida alors de proposer à la commission gérant les demandes de monuments, sa propre statue de Baphomet en bronze, inspirée du Baphomet d’Eliphas Lévi et du torse d’Iggy Pop (Colin 2022 ; Laycock 2020) dès fin 2013, en émettant la volonté de la placer à côté du Décalogue érigé par Ritze. Après des mois de protestations et de conflits légaux entre 2014 et 2015, la statue des Dix Commandements serait finalement jugée anticonstitutionnelle par la Cour Suprême d’Oklahoma, et retirée, ce qui offrait ainsi au Temple Satanique sa première victoire indirecte (car cette organisation n’avait pas participé au procès intenté par d’autres organisations sécularistes) (Colin 2022 ; Laycock 2020). Toutefois, les discussions ultérieures des représentants de l’Oklahoma à propos d’une réforme de la Constitution de l’État mentionneraient la possibilité d’érection d’une statue satanique, preuve de l’impact de l’action du Temple Satanique dans cette affaire (Laycock 2020).

Alors que l’affaire de la statue du Décalogue en Oklahoma touchait progressivement à sa fin, un autre cas attira en parallèle l’attention du Temple Satanique, celui de la ville de Little Rock en Arkansas. Le 22 avril 2015, Lucien Greaves exprima, dans le journal Orlando Weekly, l’intention du Temple Satanique de proposer sa statue de Baphomet à la commission chargée d’examiner les placements de statues à l’extérieur du Capitole de Little Rock, en Arkansas, étant donné qu’une loi de Jason Rapert, sénateur de l’État, l’avait autorisé à installer une statue du Décalogue (Greaves 2015). Le cas de l’Arkansas semblait ressembler en tous points à celui encore en cours, à cette époque, en Oklahoma (c’est en juillet 2015 que la Cour Suprême de cet État jugerait que le Décalogue était anticonstitutionnel et devait être retiré) et paraissait constituer une potentielle continuation qui permettrait au Temple Satanique de faire valoir sa propre statue. La rhétorique utilisée dans le projet de loi 939 émis par Rapert semblait emprunter les mêmes éléments de langage que celle de Mike Ritze :

  1. The Ten Commandments represent a philosophy of government held by many of the founders of this nation and by many Arkansans and other Americans today, that God has ordained civil government and has delegated limited authority to civil government, that God has limited the authority of civil government, and that God has endowed people with certain unalienable rights, including life, liberty, and the pursuit of happiness ;

  2. In order that they may understand and appreciate the basic principles of the American system of government, the people of the United States of America and of the State of Arkansas need to identify the Ten Commandments, one of many sources, as influencing the development of what has become modern law; and

  3. The placing of a monument to the Ten Commandments on the grounds of the Arkansas State Capitol would help the people of the United States and of the State of Arkansas to know the Ten Commandments as the moral foundation of the law (Arkansas State Legislature 2015).

Ce projet de loi mentionnait également que l’érection de cette statue ne signifiait pas pour autant que l’État d’Arkansas favorisait une religion plutôt qu’une autre. Le Temple Satanique décida ainsi, après la décision de la Cour suprême d’Oklahoma selon laquelle l’installation des Dix Commandements était un acte anticonstitutionnel, de tenter sa chance en Arkansas.

Il est nécessaire de comprendre que Jason Rapert peut être considéré comme un membre prééminent de la Droite Chrétienne. En 2013, Rapert proposa la loi intitulée « Heartbeat Bill », qui interdisait toute procédure d’avortement à partir du moment où le battement du coeur du foetus était perceptible, aux alentours de six semaines, alors que la majorité des femmes ignorent à ce moment-là qu’elles sont enceintes, et condamnait les médecins pratiquant tout de même cet acte après cette date à payer une pénalité de 10 000 dollars, voire même à six ans de prison (Fang 2013). Cette proposition de loi se heurterait finalement au veto du gouverneur démocrate, puis serait déclarée anticonstitutionnelle, avant que la Cour Suprême se refuse à réexaminer ce cas. Rapert, proche du Tea Party, est aussi un fervent opposant au mariage entre personnes du même sexe et a défendu la décision de certains clercs de démissionner à cause de leur opposition morale à la délivrance de certificats de mariage à des couples homosexuels juste après la décision de la Cour Suprême dans Obergefell v. Hodges (2015) (Arkansas Democrat Gazette 2015). Rapert a également cosigné une lettre d’opinion publiée dans le New York Times en 2016, la « Declaration of Dependence Upon God and His Holy Bible », soutenue par d’autres personnalités de la Droite chrétienne comme James Dobson ou encore David Barton, dans laquelle les formes « non-traditionnelles » de sexualité sont vivement condamnées (Brantley 2016). Jason Rapert a aussi formé, en 2019, un cabinet de législateurs chrétiens, la National Association of Christian Lawmakers (NACL), réunissant plusieurs figures de la Droite chrétienne au sein de son comité exécutif (National Association of Christian Lawmakers 2021). Le but de cette association est de combattre ce que Rapert qualifie de « déclin moral » des États-Unis et de protéger les valeurs chrétiennes au niveau étatique et fédéral. Enfin, Rapert est aussi le directeur de l’American History & Heritage Foundation, une organisation privée et le sponsor officiel du monument des Dix Commandements, qui aide également plusieurs organisations à installer la devise « In God We Trust » au sein de plusieurs classes d’écoles et de bâtiments publics d’Arkansas (American History & Heritage Foundation 2021).

Le 11 août 2015, le Temple Satanique présenta sa propre demande, dans laquelle il évoquait l’essence explicitement religieuse du monument des Dix Commandements qui brisait de facto la clause d’établissement, en soulignant que si ce monument finissait par être installé, le Baphomet permettrait d’offrir une vision plus juste du pluralisme religieux américain (The Satanic Temple 2016). Dans cette demande, il était également spécifié que la statue de Baphomet devrait être placée en face, ou juste à côté, des Dix Commandements. Toutefois, le 6 février 2017, le représentant républicain Kim Hammer, qui avait soutenu le projet de loi 939 de Rapert, fit passer une loi à l’unanimité (loi dite « HB 1273 », adoptée à 91-0), qui stipulait que les monuments devaient être approuvés par la législation avant de pouvoir l’être par la Capitol Arts and Grounds Commission et de commencer le processus d’examen officiel (Ramsey 2017). Ainsi que l’a fait remarquer le journaliste David Ramsey, ce soudain changement de procédure, qui interdisait donc au Temple Satanique de procéder à une audience publique, à moins de trouver au préalable un accord des décideurs légaux de l’Arkansas, semblait avoir été calculé pour nuire directement au groupe après les auditions de fin janvier 2017. Le Temple Satanique a également fait remarquer dans une lettre que ce changement de procédure ne pouvait s’appliquer aux examens déjà en cours, sous peine d’être jugé illégal (Ramsey 2017). En mai 2017, la législation de l’Arkansas donna son accord final à l’installation des Dix Commandements, qui furent alors mis en place devant le Capitole de Little Rock le 27 juin 2017.

La décision de Rapert de procéder à l’installation du Décalogue s’inscrivait dans une logique stratégique issue de la Droite chrétienne (Stewart 2020 ; Wilcox 2018) mais était aussi dans la droite lignée de précédents légaux qui illustraient, au niveau de la Cour Suprême des États-Unis, un changement d’interprétation de la clause d’établissement du Premier Amendement. Celui-ci est présenté comme tel dans la Constitution : « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof » (US Constitution Amendement I.) et sa lecture génère deux clauses : la clause d’établissement, et celle de libre exercice.

Selon Ted G. Jelen, spécialiste en droit constitutionnel, la clause d’établissement peut être lue selon deux perspectives : séparationniste, c’est-à-dire le confinement de la religion à la sphère privée pour éviter toute politisation et donc tout risque de divisions et de conflits ; ou accommodationniste, à savoir le fait que le gouvernement doit respecter une neutralité entre les religions, qu’il peut soutenir de manière égale, mais que la religion joue un rôle social d’importance : « Government, from an accommodationist standpoint, is not required to be neutral between religion and irreligion » (Jelen 2010, 11). La clause de libre exercice peut, elle aussi, être lue selon deux positions. D’après la position communaliste, les groupes religieux ont la possibilité de tenter de faire changer les lois en fonction de leurs convictions religieuses mais, comme cela est indiqué dans la loi, certaines pratiques peuvent être limitées par le gouvernement si elles entrent en conflit avec la sensibilité morale ou religieuse d’une majorité. En revanche, les tenants de la position libertarienne considèrent que le gouvernement ne peut limiter les pratiques religieuses, hormis si elles engendrent des conséquences illégales ou graves (Jelen 2010, 15-16).

Ainsi que le fait remarquer Jelen, la clause d’établissement est passée d’une lecture séparationniste à une autre accommodationniste, tandis que la clause de libre exercice serait, pour sa part, passée d’une lecture libertarienne à un préférentialisme chrétien, au début des années 2000 (Jelen 2010, 132-134). Cette lecture est susceptible de devenir de plus en plus controversée au fil des changements démographiques et religieux opérés aux États-Unis. La décision de la Cour Suprême dans Van Orden v. Perry en 2005, ainsi que la justification d’Antonin Scalia dans McCreary County v. ACLU of Kentucky (2005), qui ont été prises pour exemples par Rapert pour son propre monument, illustrent ce que les spécialistes du Premier Amendement Frederick Mark Gedicks et Roger Hendrix qualifient de « sectarisation du judéo-christianisme » (Gedicks et Hendrix 2007). Le haut juge Antonin Scalia avait justifié sa décision de défendre la constitutionnalité des monuments dans McCreary en insistant sur le caractère tout à la fois historique et séculier du monument des Dix Commandements. De plus, il a fait remarquer que, du fait que 97% des Américains étaient monothéistes, le gouvernement n’avait pas enfreint la clause d’établissement par cette décision, puisque ce monument était avant tout un symbole de la religion civile des États-Unis, en donnant ainsi le droit de ne pas tenir compte des polythéistes ou des non-croyants en raison de leur position de minorité (Gedick et Hendrix 2007, 276).

Or, comme le font remarquer Gedicks et Hendrix, la notion de « judéo-christianisme », qui émergea dans les années 1950 pour constituer une religion civile opposée à la montée du communisme, aurait, d’une part, été progressivement récupérée ou « sectarisée » (sectarized) par les fondamentalistes chrétiens au profit d’un préférentialisme religieux qui décrit les États-Unis comme une nation chrétienne, et dont la Droite chrétienne est une émanation. D’autre part, elle a cessé de fonctionner en tant que religion civile consensuelle en raison des dynamiques religieuses et démographiques, notamment de la montée des personnes sans-religion (Gedicks et Hendrix 2007, 278). Dans des cas comme Van Orden, la reconnaissance des symboles religieux serait alors prétextée par les conservateurs et les fondamentalistes comme un hommage passif à ce concept de judéo-christianisme, occultant un nationalisme chrétien diffusé par l’influence de la Droite chrétienne sur les institutions gouvernementales (Gedicks et Hendrix 2007, 293). En faisant remarquer que le monument des Dix Commandements au coeur de Van Orden était bel et bien de nature chrétienne (Chemerinsky 2005) et que, de plus, il excluait les catholiques et les orthodoxes puisqu’il s’agissait là d’une reprise de la version protestante du roi Jacques, Gendicks et Hendrix ont indiqué que la sectarisation opérée par les conservateurs n’avait plus rien à voir avec une religion civile et que son introduction dans des cas légaux constituait même un signal dangereux pour le pluralisme ainsi que les minorités ne se reconnaissant pas dans ce monument (Gedicks et Hendrix 2007, 305).

La nature de ce débat, illustrée par l’opposition entre le Temple Satanique et certains représentants de la Droite chrétienne, se cristallisait en fait autour des divergences de conceptions du modèle de laïcité qui devrait prévaloir dans la sphère publique américaine. Comme le fait remarquer Taylor (2007), la modernité se caractérise par la fin de la prétention à l’universalité, ou à l’hégémonie religieuse, en raison de la multiplicité des options religieuses et non-religieuses disponibles. Alors que la Droite chrétienne tend vers une conception hégémonique, voire théocratique, de la référence chrétienne au sein de la sphère publique en sectarisant la religion civile (Gedicks et Hendrix 2007), le Temple Satanique propose pour sa part une vision davantage inspirée du « deep pluralism » de Conolly (2011). Ce modèle post-séculier a plutôt tendance à reconnaître les changements de paradigmes culturels et démographiques au sein de la sphère publique et à intégrer ceux-ci par le biais d’une politique de reconnaissance menant in fine à un sécularisme respectueux du pluralisme, et donc de l’existence sociale des nouvelles identités politiques et religieuses (Kaltsas 2019, 11 ; Conolly 2011). Ce que le Temple Satanique dénonce en particulier, c’est le caractère ambigu de la laïcité américaine, qui, comme l’a fait remarquer Orange, fait alterner une laïcité de séparation et une autre de collaboration de par la religion civile (2017, 37 ; Bellah 1967). Dans ce cadre, la référence chrétienne est non seulement institutionnalisée mais aussi culturalisée (Beaman 2015), c’est-à-dire qu’elle devient une donnée implicite en termes de référence morale, communautaire et sociale, dont le risque est l’exclusion des populations ne partageant pas cette même référence culturelle, entre autres, des individus sans-religion (Baubérot et Milot 2011). Comme nous le verrons dans la dernière partie, le changement d’interprétation du Premier Amendement par une Cour Suprême majoritairement républicaine, entérinant potentiellement un préférentialisme chrétien, serait donc en défaveur d’une laïcité de collaboration incluant l’ensemble des nouveaux acteurs du pluralisme religieux américain. Toutefois, ainsi que le rappelle Kaltsas (2019), au-delà de la question du modèle de laïcité, c’est aussi la légitimité même de l’appareil d’État appliquant ce cadre qui est remise en question par les acteurs dans cette discussion. Les sociétés postmodernes et ultramodernes (Willaime 1995), au sein desquelles les idéaux séculiers se sont eux-mêmes sécularisés, se caractérisent par l’impuissance des institutions traditionnelles face aux revendications identitaires de multiples sous-cultures en compétition dans la sphère publique, ce qui pose ainsi la question de l’autorité et de la légitimité du modèle de laïcité mis en place dans sa capacité à reconnaître et satisfaire ces identités. Une telle situation pose la question de l’établissement d’un projet politique commun au coeur du modèle de laïcité proposé par les différentes parties, qui dépasse les clivages idéologiques au nom d’un idéal démocratique commun (Habermas 2003). Dans le cas de l’affaire du Baphomet en Arkansas, une telle discussion allait notamment se cristalliser autour de la question des forums et de la représentation religieuse des minorités au sein de la sphère publique.

2. Monuments religieux, forums et sphère publique

Le Temple Satanique cherche ainsi à tester la limite des forums ouverts, semi-limités ou désignés, et qui seraient investis par des fondamentalistes chrétiens, comme dans le cas de l’Oklahoma, puis, à partir de 2015 en Arkansas. Les années suivantes furent marquées par plusieurs affaires légales, notamment le placement d’une installation satanique au Capitole d’État d’Iowa lors de l’ouverture d’un forum ouvert durant la période précédant Noël en décembre 2023, qui serait vandalisée par un ancien candidat républicain au nom d’une « Christian civil disobedience » (Helsel 2024). Comme l’a rappelé Wexler, en citant le juge Brennan : « If there is a bedrock principle underlying the First Amendment, it is that the Government may not prohibit the expression of an idea simply because society finds the idea offensive or disagreeable » (Brennan cité dans Wexler 2019, 41). Un cas légal, cité par Wexler, Capitol Square Review and Advisory Board v. Pinette (1995), illustre bien la façon dont la doctrine des forums donne lieu à des situations légales parfois problématiques. En effet, après avoir accepté un menorah, puisqu’il avait ouvert un « forum public désigné » (designated public forum) temporaire, le Capitole de l’Ohio n’a pas pu empêcher le Ku Klux Klan d’installer une croix devant le bâtiment après une demande de ce dernier. La Cour Suprême a en effet jugé que, quelles que soient l’entité ou la personne à l’origine de la proposition, l’expression religieuse était privée et ne contrevenait donc pas à la clause d’établissement, puisque l’espace public ouvert par le gouvernement devait garantir un accès à d’autres types d’expressions religieuses (Wexler 2019, 44-45). Dans Capitol Square Review, les juges Ginsburg et Stevens se sont tous deux opposés au placement de la croix et à l’ouverture de cet espace public qui, à leur sens, contrevenait à la clause d’établissement du Premier Amendement puisque, pour un observateur extérieur remarquant les symboles religieux en face du Capitole, il était facile de conclure à un soutien du gouvernement à un certain type d’expression religieuse :

The battle over the Klan cross underscores the power of such symbolism. The menorah prompted the Klan to seek permission to erect an anti-semitic symbol, which in turn not only prompted vandalism but also motivated other sects to seek permission to place their own symbols in the Square. These facts illustrate the potential for insidious entanglement that flows from state endorsed proselytizing. There is no reason to believe that a menorah placed in front of a synagogue would have motivated any reaction from the Klan, or that a Klan cross placed on a Klansman's front lawn would have produced the same reaction as one that enjoyed the apparent imprimatur of the State of Ohio. Nor is there any reason to believe the placement of the displays in Capitol Square had any purpose other than to connect the State--though perhaps against its will--to the religious or anti-religious beliefs of those who placed them there. The cause of the conflict is the State's apparent approval of a religious or anti-religious message. [n.19] Our Constitution wisely seeks to minimize such strife by forbidding state endorsed religious activity

Stevens 1995

En d’autres termes, deux points centraux émergent de cet argument. Le premier consiste à dire que si le menorah n’avait pas été installé, il est peu probable que le Ku Klux Klan ait lui-même proposé sa propre symbolique et donc que l’affaire aurait pu être évitée. Le second point souligne le fait que le placement de monuments religieux devant le Capitole d’État interroge inévitablement sur son soutien potentiel aux traditions religieuses dont le ou les symbole.s est/sont exposé.s sur sa propriété. Il s’avère intéressant de noter ici que le Temple Satanique s’est en fait servi de ces deux arguments dans le cas de l’Arkansas. En tant que religion (Colin 2022 ; Laycock 2020), le Temple Satanique estimait que, étant donné que le gouvernement n’avait pas le droit de discriminer son expression religieuse même si elle était jugée insupportable ou contraire aux valeurs américaines, l’égalité de traitement qui lui était dû permettrait ainsi de faire respecter le pluralisme religieux, tout en empêchant que le discours émanant du nationalisme chrétien devienne hégémonique. Toutefois, du fait que ce groupe est aussi séculariste (Colin 2022 ; Laycock 2020), le raisonnement inverse, consistant à décréter que l’expression religieuse permise par le gouvernement contrevient à la clause d’établissement, permet au Temple Satanique de jouer sur toutes les stratégies et de déstabiliser ses adversaires en cherchant non pas une, mais deux issues possibles, qui seraient considérées comme des victoires de l’organisation, en revêtant soit la forme de l’autorisation d’installer Baphomet, soit du retrait de tout monument.

Dans un cas comme celui de Rapert, le placement de la statue de Baphomet à côté de celle du Décalogue permettrait a) de montrer que les minorités religieuses ont le droit de bénéficier de la même expression publique que la tradition religieuse majoritaire, et b) de défier symboliquement et concrètement les tentatives de cooptation de la Droite chrétienne des « open forums » gouvernementaux grâce à une esthétique contraire, en prouvant que les failles que les fondamentalistes exploitent peuvent être retournées contre eux.

La seconde issue, qui illustre plutôt l’avis de Ginsburg et Stevens dans Capitol Square Review, consisterait à retirer le monument du Décalogue ou de tout autre monument religieux, du fait que planerait la menace de l’installation d’un monument sataniste. Ce retrait permettrait de démontrer a) que le gouvernement ne devrait pas faire la promotion d’un type d’expression religieuse dans l’espace public, encore moins sur son propre espace, et b) qu’il existe un réel problème de respect du pluralisme, en exposant les fondamentalistes qui refusent de retirer leur monument ou leur expression religieuse de deux manières. On leur reprocherait ainsi soit de discriminer ouvertement le projet d’une religion minoritaire, soit, dans le cas où ils préfèreraient d’emblée retirer le monument, de ne le faire que pour empêcher l’expression d’un groupe minoritaire.

La position de Rapert, proche de ce dernier point b), va notamment être exposée lors d’un développement plus tardif de l’affaire en Arkansas. Le 16 août 2018, le Temple Satanique organisa l’un des plus importants événements symboliques depuis sa création (Laycock 2020). Étant donné qu’une loi (HB 1237) a bloqué, depuis février 2017, la suite du processus d’installation de la statue de Baphomet, le Temple décida alors de faire venir lui-même la statue en question de Salem à Little Rock, afin de l’exposer ne serait-ce que temporairement (quelques heures) devant le Capitole, en finançant les 20 000 dollars de transport par le biais d’une campagne de financement collectif (Colin 2022). À cette occasion, Lucien Greaves, mais aussi les chrétiens libéraux Tonya Hartwick et Chad Jones, ainsi que Lee Wood Thomas, le fondateur de l’Arkansas Society of Freethinkers et de la Saline Atheist & Skeptic Society, ont pris la parole pour dénoncer l’initiative de Rapert et défendre le pluralisme (Brantley 2018). Ce dernier est apparu dans l’émission du 16 août du pasteur Happy Caldwell, Arkansas Alive, pour annoncer la défaite de Satan, ainsi que rappeler les fondations chrétiennes et bibliques des États-Unis et sa position de ministre religieux (Selk 2018). Rapert écrivit également un communiqué dans lequel il s’insurgeait contre la manifestation du Temple Satanique, qu’il qualifiait de « groupe extrémiste » :

No matter what these extremists may claim, it will be a very cold day in hell before an offensive statue will be forced upon us to be permanently erected on the grounds of the Arkansas State Capitol. Our Supreme Court ruled in the 2009 U.S. Supreme Court decision Pleasant Grove v. Summum that no group can force a government body to do such a thing

Rapert, cité dans Brantley 2018

Pleasant Grove v. Summum (2009) illustre la façon dont la doctrine des forums peut être instrumentalisée par des administrations à des fins idéologiques. Dans cet arrêt, la Cour Suprême avait décidé qu’un petit groupe religieux de type New Age, Summum, ne pouvait installer son propre monument à côté d’une statue des Dix Commandements, puisque cette dernière était permanente et considérée comme « government speech » par la Cour, doctrine constitutionnelle affirmant que le gouvernement n’a pas à être nécessairement neutre lorsqu’il parle pour lui-même, différant donc d’un forum ouvert. La clause d’établissement n’était pas en jeu dans le cas présent, selon le juge Alito, puisque le gouvernement n’avait pas ouvert de forum (Wexler 2019, 33). Enfin, d’après le haut juge Scalia, la décision de Van Orden suffisait également pour juger de ce cas. D’ailleurs, le Décalogue de Pleasant Grove, offert par la même organisation que celui du Capitole du Texas, avait été érigé en 1971 et n’avait jamais été contesté. Cette décision illustre, selon Harris, que l’argumentaire de la Droite chrétienne prévaut dans les débats de la Cour Suprême sur certains cas relevant du Premier Amendement :

So when Justice Scalia declares it virtually self-evident that Van Orden resolves the Establishment Clause question in Summum, his argument should be understood as the aggressive doctrinal push it really is. What Justice Scalia is saying is that the added element in Summum – the express denial of "equal time" for a different sect's religious views – makes no difference to the Establishment Clause equation

Harris 2010, 685

Comme l’explique Jay Wexler, la décision majoritaire signée par le juge Breyer dans Van Orden, qui défend la constitutionnalité du monument texan en invoquant son ancienneté et le fait qu’il ait été installé à côté d’autres monuments séculiers, alors que les statues avaient été jugées anticonstitutionnelles dans McCreary, s’avère toutefois peu satisfaisante et aurait engendré des difficultés dans les examens de cas postérieurs, comme l’illustre le cas de Summum, et d’autres dans lesquels le monument du Décalogue a été jugé constitutionnel en raison de son placement (en 2009 à Plattsmouth dans le Nebraska, un Décalogue a été jugé constitutionnel par le huitième circuit d’appel car il était isolé et que personne n’avait attaqué sa constitutionnalité en l’espace de quarante ans ; un autre à Everett dans l’État de Washington par le neuvième circuit d’appel en 2008, du fait qu’il était caché par des buissons et des feuillages, etc.) (Wexler 2019, 28-29). En outre, comme le note Pruitt (2023), cette suite de décisions illustre non seulement le tournant accommodationniste de la Cour Suprême en matière de lecture de la clause d’établissement, mais également la légitimation d’une idéologie dominioniste qui peut être observée dans d’autres arrêts, tels que le récent Dobbs v. Jackson (2023) concernant l’avortement. Or, comme le fait également observer Pruitt, ce faisant, la Cour Suprême a aussi déstabilisé l’équilibre entre la clause d’établissement et la clause de libre exercice, en affaiblissant la première et en renforçant la seconde, préparant ainsi le terrain à des groupes comme le Temple Satanique, qui utilisent les mêmes stratégies accommodationnistes que les groupes chrétiens tout en invoquant leur droit au libre exercice de leur religion (2023, 307). Le cas de l’Arkansas montre bien, notamment avec la référence à Summum, que la clause d’établissement n’est pas prise en compte par Rapert et que le monument des Dix Commandements représente le discours officiel de l’État, qui peut se passer de l’exigence de neutralité.

Or, ainsi que le souligne le professeur de sciences politiques Peter Irons, le principe de neutralité, évoqué par le juge de la Cour suprême Hugo Black dans Everson v. Board of Education (1947), et l’incorporation de la clause d’établissement dans le Quatorzième Amendement, qui est donc appliqué aux États et pas uniquement au niveau fédéral, impliquent soit de retirer les monuments des Dix Commandements des lieux publics, soit d’autoriser que d’autres groupes, même athées, puissent disposer de leurs propres monuments, afin que soit respecté un « point de vue neutre » du gouvernement en matière de religion (Irons 2010, 5). Irons indique aussi qu’affirmer que les Dix Commandements constituent une base légale pour le droit américain est faux, qu’en défendant ce monument dans Van Orden alors que McCreary l’avait jugé anticonstitutionnel, le juge Breyer a, à l’inverse, apporté des arguments aux fondamentalistes menaçant le respect du pluralisme religieux, en plus de compliquer l’examen de cas similaires (Chemerinsky 2005 ; Irons 2010, 25 et 44). Selon Irons, l’anticonstitutionnalité d’un monument du Décalogue s’avère indubitable et s’appuie sur trois arguments. Premièrement, il s’agit d’un texte religieux reconnu par un grand nombre de groupes se qualifiant de chrétiens ; les trois premiers commandements sont purement religieux par nature et les autres ne pourraient faire force de loi sans porter atteinte à la clause d’établissement[1]. Deuxièmement, l’interdiction de meurtre ou de vol n’a aucune base exclusivement chrétienne, puisque l’on retrouve ces prohibitions dans la plupart des textes de lois sur toute la surface du globe, et notamment au sein de sociétés plus anciennes parfois polythéistes, en plus d’être des valeurs partagées par les athées. L’argument selon lequel cette interdiction est typiquement chrétienne et donc purement américaine si le Décalogue est à la base des lois du pays, est caduque. Enfin, les Dix Commandements n’ont jamais servi de base au droit américain, argument soutenu par la très grande majorité des universitaires spécialistes de ce sujet et leur affichage dans l’espace public a systématiquement lieu à l’initiative de groupes chrétiens (Chemerinsky 2005 ; Irons 2010, 44). La portée séculière d’un tel monument est donc inexistante et cela concerne également la statue proposée par Jason Rapert. La présence hégémonique d’une manifestation religieuse dans la sphère publique pose ainsi la question du respect du pluralisme religieux, notamment des minorités et des personnes sans-religion.

3. Pluralisme religieux et religion civile

Le 28 juin 2017, soit moins de 24 heures après l’installation du Décalogue à Little Rock, ce dernier fut détruit par Michael Tate Reed, un homme qui avait déjà démoli le monument des Dix Commandements avec sa voiture en Oklahoma en 2014 (Barnes 2017). Psychologiquement inapte à un procès (il souffre de troubles schizophréniques), il serait acquitté l’année suivante. En avril 2018, Jason Rapert, en réitérant l’argument selon lequel le monument représente l’héritage historique et moral du droit, en fit installer une nouvelle version devant le Capitole de Little Rock, financée par des donations estimées à 55 000 dollars, dont 25 000 émanaient des producteurs évangéliques des films God’s Not Dead, la société de production chrétienne Pure Flix (Herzog 2018). Lucien Greaves, qui avait assisté à l’installation de ce monument, indiqua la volonté du Temple Satanique de se joindre à l’action légale à l’initiative d’ACLU Arkansas contre Rapert, pour prouver, d’une part, que ce monument devrait être retiré puisqu’il contrevenait à la clause d’établissement en raison de sa nature religieuse, et que de l’autre le Baphomet devrait pouvoir être installé si le Décalogue restait : « “No religion gets preference over the other,” Greaves said. “They should all have access to whatever forums are available” » (Greaves, cité dans Shimron 2018).

Les réactions de l’administration conservatrice de l’Arkansas face à l’action du Temple Satanique exemplifient un défi intrinsèque au pluralisme religieux américain, dont les transformations démographiques des années récentes mettent en tension les relations entre groupes majoritaires et groupes minoritaires en expansion dans la sphère publique. R. Khari Brown et Ronald E. Brown (2011) suggèrent, dans leur étude portant sur la conception du pluralisme religieux, que cette notion est soumise à des rapports hiérarchiques entre le groupe majoritaire et les contacts qu’il entretient avec les autres minorités religieuses. Selon ces auteurs, certaines de ces minorités sont considérées comme pouvant être admises au sein de la sphère publique, en raison de leur proximité doctrinale ou de leur système de valeurs (par exemple, les minorités juives sont plus acceptées par la majorité chrétienne au nom du concept de « judéo-christianité »), tandis que d’autres sont perçues comme potentiellement dangereuses, à l’instar de l’islam dans le cas d’une majorité chrétienne (2011, 336-337). En d’autres termes, le pluralisme religieux n’implique pas nécessairement d’égalité entre les différents groupes religieux présents, puisqu’un critère d’acceptabilité persiste, déterminé par la présence d’une majorité, ce tout particulièrement dans le cadre d’une laïcité de collaboration comme les États-Unis, et d’un accommodationnisme chrétien, comme on l’a vu. En effet, comme le rappellent Baubérot et Milot (2011), la laïcité de collaboration engendre certes la reconnaissance ou la collaboration de l’État avec des groupes religieux, mais peut également entraîner des dérives inégalitaires en termes de respect du pluralisme religieux. Aux États-Unis, ce problème est triple : d’une part, comme on l’a vu, la Cour Suprême penche vers un préférentialisme chrétien, parfois inspiré des idéologies dominionistes ; d’autre part, la religion civile est fortement teintée de christianisme et la référence chrétienne s’est culturalisée en devenant un repère social incontournable (Bullivant 2015). Enfin, la présence de nombreux législateurs provenant de la Droite chrétienne au sein des institutions législatives et légales, présence d’ailleurs renforcée sous la présidence de Donald Trump (Ruotsila 2020), peut également menacer la représentation de groupes religieux minoritaires au sein du pluralisme religieux. Ainsi, les évangéliques blancs et les chrétiens blancs sont, selon Brown et Brown, en raison de leur domination culturelle, les moins susceptibles de s’accommoder de groupes religieux trop différents d’eux pour protéger leur hégémonie culturelle (2011, 337).

Ces auteurs rappellent le concept du sociologue Ronald Massanari (1998), à savoir que le pluralisme occidental dualiste et hiérarchisé, sépare la société entre un groupe majoritaire (in-group), qui accepte les croyances de groupes minoritaires (out-groups) proches des siennes ; et d’autres groupes minoritaires dont les croyances sont irréconciliables avec celles du groupe majoritaire, fortement opposé à eux (Brown et Brown 2011, 337). Ce dualisme exclusiviste est exploité par la Droite chrétienne, pour laquelle certaines minorités représentent un danger en ce qui concerne la sauvegarde d’une composante chrétienne au sein même de la définition de l’identité nationale américaine (Colin 2022). Enfin, l’augmentation démographique des personnes « sans religion », consistant maintenant en plus de 29% de la population américaine (Pew Research Center 2021), remet directement en question la visibilité de ces groupes, dont les croyances sont jugées « irréconciliables » avec le groupe majoritaire au sein de la sphère publique.

Le Temple Satanique, par le biais du cas de l’Arkansas, cherche ainsi à mettre au défi une identité nationale fortement marquée par la religion civile américaine dont la référence chrétienne a été culturalisée (Beaman 2015 ; Bellah 1970). L’organisation cherche par là à prouver qu’il existe bel et bien un problème de respect du pluralisme religieux, et que la doctrine des forums ainsi que le préférentialisme chrétien résultant de la position ambiguë de la laïcité américaine discriminent en particulier les groupes religieux minoritaires, notamment s’il s’agit d’individus sans religion, quand bien même ceux-ci représenteraient dorénavant le tiers de la population. Deux conséquences en découlent pour les « nones[2] » : premièrement, un sentiment accru de discrimination, particulièrement chez les athées, en raison de leur statut d’out-group (Cragun et al. 2011), en second lieu, un manque de confiance marqué envers les sans-religion, et là encore, tout particulièrement à l’égard des athées, de la part de la population générale s’identifiant comme religieuse, du fait qu’une plus grande visibilité des groupes minoritaires n’entraîne pas nécessairement une meilleure acceptation (Edgell et al. 2016). Le Temple Satanique pose ainsi tout à la fois la question de l’hégémonie d’une religion sur une autre et de la possibilité donnée aux religions minoritaires de défier ces manifestations et de s’exprimer au sein du pluralisme religieux américain. Le Temple Satanique s’intègre ainsi au sein de ce régime dualiste en cherchant la neutralisation ou la pluralisation de la sphère publique en jouant sur le caractère inacceptable, ou tout du moins provocateur, de ses croyances, et en cherchant une issue double : la protection du sécularisme en empêchant des situations d’hégémonie religieuse ou culturelle par le retrait de monuments tels que les Dix Commandements ; ou l’élargissement du pluralisme religieux au moyen de l’intégration de croyances fortement marginalisées et provocatrices, étendant ainsi le domaine de l’acceptabilité au profit d’autres groupes minoritaires ou discriminés. Enfin, l’organisation remet en question la nature même de l’identité nationale américaine, pour laquelle le « langage de la croyance » (Jacoby 2005, 363) demeure un marqueur de définition sociale capital, ainsi que la référence chrétienne immanente à cette identité, dans laquelle ne se reconnaît plus une partie non-négligeable de la population.

En décembre 2018, le Temple Satanique fut autorisé à se joindre à la plainte d’ACLU à l’encontre du Décalogue et à l’action en justice qui en découlait, pour en plaider l’anticonstitutionnalité. La juge fédérale Kristine Baker a reconnu le bien-fondé de la volonté de l’organisation de s’en remettre aux procédures de février 2017 concernant son Baphomet :

The Court concludes that the Satanic Temple has suffered an injury-in-fact to that interest due to: (1) the enactment of the Ten Commandments Monument Display Act, which exempted the Ten Commandments Monuments from the Commission approval process, and (2) the enactment of Act 274 of 2017, which forced the Satanic Temple to first seek legislative approval for its Baphomet Monument, a change from the prior process for approval in which the Satanic Temple had been engaged

Baker, citée dans Brantley 2018

Les suites de cette affaire demeurent encore inconnues en septembre 2024, alors que le jugement de la juge Baker est en attente depuis le 7 juillet 2023, jugement qui pourrait en fait être rendu par la Cour Suprême de l’Arkansas.

Conclusion

La culturalisation du christianisme et sa fusion avec l’idée de morale, ainsi que l’accent mis sur l’immanence de la religion chrétienne au sein de l’identité nationale par certains groupes comme la Droite chrétienne relevés par le Temple Satanique, illustrent les tensions entre neutralisation ou pluralisation de la sphère publique, ainsi que la manière dont se pense une société dont la religion civile ne semble plus adaptée aux mutations culturelles et religieuses qui l’ont parcourue durant ces dernières décennies. L’action qu’elle a menée en Arkansas, au-delà d’une volonté de protéger le pluralisme religieux américain, servait notamment à exposer la manière dont le Premier Amendement était instrumentalisé par certains législateurs au nom d’un préférentialisme chrétien. Cette affaire permet également de mesurer comment la clause d’établissement s’efface, ou perd de son importance, au profit de la clause de libre-exercice. La doctrine des forums devient alors le cheval de Troie idéal des fondamentalistes pour marquer l’espace public de leur esthétique, en sectarisant la religion civile. Comme on l’a vu, la création de cadres comme le « judéo-christianisme », ou l’insistance sur l’héritage chrétien des États-Unis et la présence importante de membres de la Droite chrétienne ou de fondamentalistes au sein du parti républicain ainsi que des institutions publiques, comme à la Cour Suprême, placent les mouvements fondamentalistes dans une certaine position de contrôle culturel, en faisant de la religion civile américaine un exclusivisme qui refuse toute expression, dans la sphère publique, d’un pluralisme religieux qui remettrait en cause ces cadres communs. Pour un certain nombre de ces fondamentalistes et d’évangéliques, les États-Unis sont un champ de bataille cosmique entre le Bien et le Mal, entre les forces de Dieu et celles de Satan. La rhétorique de Paula White, la conseillère néo-charismatique de Donald Trump, a par exemple dépeint les adversaires du président américain comme des esprits démoniaques tentant d’empêcher l’oeuvre divine et la parole de Jésus-Christ portées par Trump :

Whether it's the spirit of Leviathan, a spirit of Jezebel, Abaddon, whether it's the spirit of Belial, we come against the strongmen, especially Jezebel, that which would operate in sorcery and witchcraft, that which would operate in hidden things, veiled things, that which would operate in deception.

White, citée dans Lemon 2019

En ayant recours aux mêmes stratégies accommodationnistes que la Droite chrétienne pour viser soit la neutralisation, soit la pluralisation de l’espace public, l’action du Temple Satanique dans la sphère publique pose la question du renforcement potentiel de la guerre culturelle mise en exergue par les fondamentalistes, à savoir celle d’une bataille cosmique entre partisans de Dieu et partisans de Satan pour l’âme des États-Unis. La stratégie et l’esthétique de transgression du Temple Satanique pourrait-elle renforcer ce discours ?

Une autre question qui se pose est celle du potentiel d’efficacité de l’organisation : bien que le cadre culturel américain et sa religion civile, ainsi que la prééminence du christianisme, ne puissent considérablement s’affaiblir à court terme, Satan demeure toutefois un puissant symbole de contestation et de provocation, mais l’aspect routinier du Temple Satanique et sa reconnaissance officielle par différentes institutions publiques pourraient progressivement réduire l’effet de surprise ainsi que son pouvoir. En perpétuant un équilibre précaire entre la volonté de faire reconnaître les satanistes comme des citoyens respectables et parfaitement intégrés et une esthétique opposée au cadre culturel dominant, le Temple Satanique cherche à préserver son pouvoir d’évocation. Il a compris que l’esthétique du satanisme, ainsi que celle de la figure de Satan, constituent un modèle de repoussoir suffisamment puissant pour susciter une réaction au sein de la société américaine en défiant le cadre culturel global avec l’esthétique qui lui est antithétique. Or, un tel phénomène n’est pas sans risques pour la stabilité et la stratégie du groupe, divisée entre acceptabilité et transgression. De futures recherches devraient observer comment l’organisation a pu s’inscrire dans le paysage américain et s’insérer dans le pluralisme religieux, en conservant sa dynamique et son pouvoir de provocation, qui est une composante non négligeable de son activisme politique, ainsi que de la manière dont les institutions publiques interagissent avec elle.