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Diplômé d’Harvard et spécialiste des religions japonaises, Adam J. Lyons est aujourd’hui professeur à l’Institut d’études religieuses (IER) de l’Université de Montréal. Il est donc rattaché à la même unité académique que moi, ce qui établit un lien de proximité qui devrait – en toute rigueur – m’interdire l’exercice d’une recension de son livre. Pourtant, il m’a semblé important d’en parler ici, dans la revue qui émane du département auquel nous appartenons tous les deux. En toute transparence, il me faut être clair quant à ce que j’offre au lecteur dans les prochaines lignes. De toute évidence, ce ne peut être une véritable recension critique, ce que mon lien direct avec l’auteur priverait de toute crédibilité. Ce dont il s’agira ici sera plutôt une présentation de cette très belle monographie, qui a gagné – cela mérite d’être mentionné – le prix du « Best First Book in the History of Religions », décerné par la American Academy of Religion en 2022.

La monographie d’Adam Lyons s’intéresse à l’institution de l’aumônerie dans les prisons du Japon, un sujet très spécifique dont les enjeux sont multiples et importants. Le livre se divise en neuf sections, soit une introduction, sept chapitres et une conclusion ; à celles-ci s’ajoutent deux annexes, qui ont pour but de documenter le travail de terrain. L’introduction explique au lecteur les circonstances de la genèse de l’étude en revenant sur la méthode appliquée, les données analysées, l’état de la question et les hypothèses générales formulées. C’est ici que l’on trouve les références théoriques fondamentales pour la compréhension de l’analyse proposée par l’auteur. En premier lieu, nous notons bien sûr Michel Foucault, pour ce qui a trait à la prison comme lieu de définition et d’imposition d’une normativité qui pathologise les détenus. Ensuite, les travaux de deux anthropologues, Talal Asad et Michael Jackson, sont mobilisés. Alors que l’oeuvre du premier permet d’étayer une approche généalogique de l’objet d’étude – qui en déconstruit l’essence en dévoilant les circonstances historiques de son émergence et de son développement –, l’apport de la méthode de Jackson est sans doute la plus importante pour l’articulation générale de la monographie. En effet, celle-ci préconise de comparer le discours public –les documents officiels – et le discours privé – les propos individuels recueillis sur le terrain – afin d’avoir une vue en perspective de l’objet de recherche. Cela permet à l’auteur non seulement de mettre en exergue le problème récurrent d’une interprétation cohérente des différents types de sources (ce qui est certes intéressant mais convenu, en histoire), mais aussi le problème plus particulier de la tension exceptionnelle qui existe entre l’institution de l’aumônerie en prison et les individus qui en constituent les acteurs.

Le livre est structuré essentiellement sur les deux axes, méthodologique et temporel, que sont l’histoire des XIXe et XXe siècles et l’anthropologie de l’époque contemporaine. Les six premiers chapitres proposent en effet un examen attentif de la documentation officielle qui émane de l’institution religieuse et qui est analysée à la lumière des circonstances historiques qui ont influencé son développement. Dans le premier chapitre, Lyons étudie les origines de l’aumônerie carcérale à l’époque de la restauration de Meiji (1868). Au moment où l’État japonais se déclare shinto et rejette les autres traditions religieuses comme étant étrangères, les sectes bouddhistes déploient leurs efforts pour démontrer leur utilité publique et maintenir ainsi une portion de la reconnaissance et du statut dont elles ont bénéficié pendant les siècles précédents. C’est dans ce contexte que la rééducation des chrétiens persécutés et emprisonnés par l’État devient le lieu d’affirmation de cette contribution à la société par le bouddhisme et donc de la légitimation de son existence.

Le deuxième et le troisième chapitres se concentrent sur la période de la Proclamation Taikyo (1870-1884) et sur la constitution progressive du monopole de l’aumônerie carcérale par le bouddhisme Shin, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. C’est à ce moment que le service offert par les aumôniers est proposé à l’ensemble de la population carcérale sous la forme d’une rééducation des détenus, dont le comportement criminel est alors jugé comme relevant de la pathologie spirituelle. Le quatrième chapitre présente les transformations de l’aumônerie carcérale en réaction à la diffusion au Japon du marxisme, après la révolution d’Octobre : les bénéficiaires de l’instruction des religieux ne sont plus seulement les criminels ordinaires mais les idéologues communistes issus des classes plus élevées de la société. La deuxième guerre mondiale et l’occupation japonaise par les forces alliées (1945-1952) sont l’objet du cinquième chapitre. C’est à ce moment que sur les principes de l’aumônerie carcérale traditionnelle se greffe la doctrine occidentale des droits humains et du pluralisme religieux : le monopole du bouddhisme Shin prend fin et les aumôniers chrétiens entrent eux-aussi dans les prisons. Pourtant, la documentation montre que tous les aumôniers, quelle que soit leur affiliation religieuse, agissent encore selon le même protocole d’intervention défini par le bouddhisme Shin. Le sixième chapitre couvre la période des années 1960 aux années 2000 : la tension monte entre les obligations contradictoires venant, d’une part, de l’engagement à la protection des droits religieux des individus – affirmée au lendemain de la guerre – et, d’autre part, de l’engagement à un service public rendu à un état dont la principale préoccupation est le maintien de l’ordre social.

Le septième chapitre propose une perspective complètement différente, puisque Lyons met de côté l’analyse systématique des archives et la méthode historique pour se tourner vers l’observation de terrain et le témoignage direct des acteurs vivants sur lesquels se fonde la méthode anthropologique. Émerge alors un discours jusque-là absent de la documentation, ce qui permet de relever la position intenable des aumôniers, pris en tenaille entre le statut officiel de collaborateurs à la répression d’État et les relations humaines développées avec les détenus, lesquelles remettent inévitablement en question la pratique institutionnelle de l’aumônerie.

À la fin de ce parcours, il ressort que l’aumônerie carcérale japonaise n’entretient aucune relation avec les soins spirituels, qui constituent pourtant (en théorie) le principe fondateur de l’aumônerie générale dans la tradition chrétienne occidentale. Les racines de cet institut au Japon remontent plutôt à la pratique bouddhiste de l’instruction doctrinale (kyokai). Au-delà des circonstances historiques contingentes, il s’agit là d’un paradigme persistant, axé sur la rééducation du condamné plutôt que sur le soulagement de ses souffrances. Ce modèle – qui considère systématiquement le détenu comme un délinquant qui a fait des mauvais choix, mais jamais comme une victime de mécanismes sociaux-économiques indépendants de sa volonté – est demeuré solidement ancré dans la pratique des aumôniers tout le long de leur histoire. Afin de saisir les implications de cette ascendance, Lyons s’appuie sur le concept de théodicée tel que reformulé par le sociologue Peter Berger : en d’autres mots, sur un discours qui vise à extraire de l’expérience du mal un sens qu’il faut préserver à tout prix, sans jamais remettre en question les fondations du monde tel qu’il existe. Ainsi, le mal ne remet pas en question l’ordre établi – naturel ou social – mais se trouve résorbé dans la mauvaise volonté de l’individu. Le principe de l’aumônerie carcérale japonaise est donc la pédagogie spirituelle du coeur du détenu, lieu où le mal qui l’a conduit jusqu’à la prison prend son origine. Les facteurs structuraux (c’est-à-dire sociaux-économiques) qui dépassent l’individu et qui risqueraient de remettre en cause les politiques de l’État ne sont nullement pris en compte.

Si cette vision n’a pas changé en près de deux siècles de pratique, c’est que l’institut de l’aumônerie carcérale se situe au centre de la relation entre la religion et l’État au Japon. Le service qui est offert par les aumôniers est certes d’ordre spirituel, mais il se décline néanmoins en une action dont les bénéfices doivent se mesurer au niveau du bien public. Le problème est que, à chaque étape de l’histoire, du XIXe au XXIe siècle, ce bien public se trouve à être défini par l’État selon les intérêts du moment, et ce, de manière autoritaire et sans consultation démocratique : la rééducation peut, selon les époques, s’adresser aux chrétiens persécutés, aux criminels ordinaires, aux dissidents communistes, mais le principe est toujours le même, à savoir que la dysfonction sociale est toujours située dans le coeur du détenu. Ce principe réduit systématiquement à la sphère privée toute intervention de l’aumônier, ce qui désamorce de fait toute potentielle dénonciation des injustices sociales figurant parmi les causes de la criminalité.

Les dernières pages du livres – émouvantes, il faut le dire – décrivent le drame vécu par les religieux qui, sur le terrain, désavouent de fait le discours officiel de leur propre institution. C’est d’ailleurs cette contradiction qui justifie la structure originale de l’étude d’Adam Lyons. L’analyse de la documentation historique officielle de l’institution trace en six chapitres un portrait de la dimension visible de l’aumônerie, définie depuis sa naissance par sa fonction de lieu névralgique où s’articule la relation entre l’État et la religion. Le dernier chapitre et les annexes permettent quant à eux d’accéder à une dimension cachée dont il est difficile de déterminer le moment d’émergence, mais qui est aujourd’hui bien réelle : c’est le travail humanitaire, infatigable et secret, de ces religieux qui, sur le terrain, perçoivent l’intenable discordance entre l’enseignement spirituel de leur tradition et la politique institutionnelle de leur congrégation.