Abstracts
Résumé
Au Québec, l’intégration des femmes aux métiers traditionnellement masculins est une préoccupation, constante depuis plusieurs décennies, qui se traduit notamment par la mise en place de différentes politiques d’égalité. Toutefois, malgré les discours officiels exprimant l’accès égal pour tous à tous les domaines professionnels, la division sexuelle du monde du travail est toujours bien présente. Cette segmentation s’observe aussi dans le monde scolaire, à tous les niveaux de formation, mais il semble qu’elle soit particulièrement marquée à la formation professionnelle au secondaire, reléguant les femmes à des domaines professionnels où les emplois sont souvent sous-valorisés. Devant ce constat, c’est dans une approche qualitative/interprétative et dans une perspective féministe que l’expérience scolaire de sept femmes inscrites à un programme de formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin est examinée. S’appuyant sur une analyse thématique d’entretiens individuels semi-dirigés, les données présentées suggèrent, malgré une appréciation généralement positive de leur expérience, que les obstacles rencontrés par ces femmes dans les dernières décennies s’aplanissent bien lentement. En effet, leurs discours révèlent la présence de nombreuses inégalités basées sur le sexe et montrent que leur intégration aux groupes scolaires majoritairement masculins constitue encore un défi pour elles.
Mots-clés :
- métiers traditionnellement masculins,
- formation professionnelle au secondaire,
- expérience scolaire,
- perspective féministe
Article body
Introduction
Marie-Claude[1] étudie pour devenir monteuse de lignes électriques. Mère de famille monoparentale, elle recherchait une formation permettant de se placer facilement et d’obtenir de bonnes conditions de travail. Mais, surtout, Marie-Claude aime les défis et l’idée de travailler en hauteur lui plaisait. Or, après plus d’un an de formation, elle remet son choix en question. Devant son enseignante, elle pleure. Elle se demande si elle ne devrait tout simplement pas tout abandonner, puisqu’elle ne se sent plus la force de supporter les commentaires de ses collègues masculins et l’exclusion qu’elle subit. Camille, pour sa part, rêve de travailler en aéronautique. Elle a choisi le métier de mécanicienne d’aéronef, mais, elle aussi, perd peu à peu de son assurance. Cherchant conseil auprès de son enseignant, elle lui demande ce qu’elle peut faire pour que prennent fin les commentaires incessants sur ses bonnes notes, qu’elle obtiendrait « en faisant du charme aux profs ». Pourtant, elle travaille fort et met tout le sérieux nécessaire dans ses études afin de réussir. Elle aime ce qu’elle fait, mais l’atmosphère devient peu à peu trop lourde.
Malgré les discours officiels prônant l’égalité entre les sexes, les femmes et les hommes ont encore aujourd’hui des destins sociaux différents. Et malgré les évolutions sociales des dernières décennies, en ce qui a trait à la place des femmes dans la sphère publique notamment, ces destins demeurent inégalitaires et asymétriques. Cet article propose de porter encore une fois un regard sur la division sexuelle du monde du travail en accordant une attention particulière à l’expérience singulière des femmes qui, comme Marie-Claude et Camille[2], tentent un parcours considéré comme inhabituel, soit celui de s’intégrer à des professions masculines. Il y est question de femmes qui doivent jongler avec une culture institutionnelle fortement stéréotypée et qui en interrogent, par leur présence et leur passion, le caractère sexué.
Dans cette perspective, un bref exposé de la division sexuelle du monde du travail et des domaines de formation, au Québec, sert à présenter la problématique étudiée. Il est suivi d’une recension des écrits concernant les expériences d’intégration de femmes dans des formations menant à l’exercice de métiers traditionnellement masculins[3]. Les aspects méthodologiques relatifs à la collecte et à l’analyse des données sont ensuite présentés. Enfin, dans un objectif essentiellement descriptif, nous rapportons les résultats d’analyse d’entrevues effectuées auprès de sept femmes en formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin. Dans le cadre de cet article, l’accent est mis sur les parcours de ces femmes, leurs questionnements identitaires, les différentes pressions qu’elles subissent et le sens qu’elles accordent à leur expérience. Tout au long du texte, au moyen d’une perspective féministe, certaines nuances concernant leurs expériences scolaires et la persistance de certaines inégalités sont mises au jour.
Problématique
Un clivage qui persiste
Au Québec, malgré le discours officiel prônant la liberté de choisir pour tous, une division sexuelle du monde du travail est toujours bien présente, de même que, par ricochet, une division dans les domaines de formation (Legault, 2011 ; McMullen, Gilmore et LePetit, 2010 ; Lindsay et Almey, 2006 ; Beeman, 2011). Cette division se définit d’abord, selon la pensée de Kergoat (2010 ; Guichard-Claudic, Kergoat et Vilbrod, 2008), par une distribution du travail professionnel entre deux catégories sociales, les hommes et les femmes, mais elle tient également compte des compétences (ou qualités) culturellement attribuées à l’un ou l’autre sexe. Ainsi, bien que les femmes et les hommes aient théoriquement accès à l’ensemble des professions, la réalité montre que cet ensemble se retrouve encore aujourd’hui scindé en catégories professionnelles plus ou moins sexuellement stéréotypées.
À ce premier principe de séparation s’ajoute celui de hiérarchisation. En effet, une sous-valorisation des domaines traditionnellement féminins et des compétences des femmes subsiste en raison de certains stéréotypes sexuels (Cacouault-Bitaud, 2001 ; Kergoat, 2010). Notamment, dans un marché du travail qui se précarise de plus en plus, ce sont effectivement les femmes qui sont les plus touchées, tous âges confondus (Tremblay, 2012 ; Noiseux, 2011 ; Beeman, 2011 ; Chevrier et Tremblay, 2003). Bien que leurs réalités professionnelles soient complexes et hétérogènes, il demeure que les femmes sont plus touchées par les emplois atypiques que ne le sont les hommes[4]. Les femmes continuent aussi, de manière générale, de gagner un salaire moyen moindre que celui des hommes, une situation qui perdure, peu importe la façon de comparer les rémunérations (Cool, 2010). En outre, selon Legault (2011), la typologie de qualité de l’emploi établie par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) permet de souligner qu’il existe un écart défavorable aux femmes dans les emplois de bonne qualité (voir aussi Cloutier et Lamarre, 2008).
Une situation analogue est décelable dans le monde scolaire, même si, à une époque où les femmes sont plus nombreuses sur les bancs d’école que les hommes et où elles y restent plus longtemps, la tendance est telle qu’en Occident ce sont désormais la réussite et la persévérance des jeunes hommes qui suscitent des inquiétudes (Bouchard, Boily et Proulx, 2003 ; Bouchard, 2004 ; CSF, 2010). Néanmoins, comme le signalaient il y a vingt ans Baudelot et Establet (1992), il appert que les femmes se confinent dans des secteurs d’études bien précis, qui, en général, présentent de moins bonnes perspectives d’emploi que les secteurs dits masculins (MELS, 2010d ; Yergeau, 2007 ; Gaudet, Mujawamariya et Lapointe, 2010 ; Legault, 2011). De plus, selon Bourdon et Cleaver (2000), le seul choix d’orientation a des répercussions réelles sur la primo-insertion au travail, puisqu’ils constatent que le type de diplôme (masculin ou féminin) influence plus l’insertion professionnelle que ne le fait la caractéristique individuelle « sexe ». Les diplômes « masculins » offrent, en général, des perspectives d’emploi et salariales plus intéressantes, accessibles plus rapidement, et ce, même pour les filles qui s’y investissent.
Si cette ségrégation des programmes selon le sexe est présente à tous les niveaux de formation, il semble qu’elle soit plus importante au niveau de la formation professionnelle au secondaire (Doray, 2010 ; MELS, 2010d ; Yergeau, 2007). Plus précisément, en 2010, près de 85 % des femmes étudiant en formation professionnelle au secondaire au Québec étaient inscrites dans quatre domaines de formation : administration, commerce et informatique (35 %), santé (31 %), soins esthétiques (11 %) ou alimentation et tourisme (7 %) (MELS, 2010d). Si le nombre de femmes s’inscrivant à un programme de formation professionnelle au secondaire a augmenté au cours des dernières années, les femmes tendent néanmoins à se concentrer dans quelques domaines bien précis. À cette scission des programmes d’études professionnelles se conjugue la présence d’une importante sous-valorisation des domaines traditionnellement féminins. Plus précisément, pour la même année, 21 des 25 programmes de formation professionnelle au secondaire[5] offrant les meilleures perspectives d’emploi sont considérés comme des domaines traditionnellement masculins par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS, 2010c). De plus, quatre des cinq secteurs de formation présentant les meilleurs taux d’insertion sur le marché du travail sont reconnus comme des secteurs d’emploi et de formation traditionnellement masculins, l’exception étant le secteur de la santé (MELS 2010d). À cet effet, le tableau 1 illustre l’importance de cette distinction de valorisation entre secteurs féminins et masculins, puisqu’y sont comparées les rémunérations annuelles des diplômés des cinq formations professionnelles traditionnellement masculines et féminines offrant les meilleures perspectives d’emploi, au Québec, en 2010.
Être femme et se former à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin : recension des écrits
Les données exposées précédemment suggèrent que l’intégration des femmes aux domaines professionnels traditionnellement masculins, notamment ceux qui exigent une formation professionnelle au secondaire, constitue toujours un sujet d’actualité. Néanmoins, malgré la division sexuelle du monde du travail exposée, les courts témoignages présentés en introduction illustrent le fait que des femmes désirent intégrer des filières traditionnellement masculines. Ces témoignages font toutefois aussi écho à de nombreuses études concernant le parcours professionnel de ces femmes au Québec (Mazalon et Beaucher, 2002, 2003 ; Veer, 2004 ; Dugas, 2005 ; Gagnon, 2007 ; Beeman, 2011 ; Chatigny, Nadon-Vézina, Riel, Couture et Hastey, 2012).
S’intéressant généralement à leur intégration professionnelle, ces études démontrent qu’une fois les portes franchies les femmes ne se retrouvent pas toujours au bout de leurs peines et que leur insertion professionnelle ne se fait pas sans heurts : blagues sexistes, harcèlement, obligation constante de faire leurs preuves, isolement, etc. Plus précisément, les femmes tentent de s’intégrer à une culture institutionnelle particulière qui s’est développée autour d’une identité masculine, au sein de laquelle elles tentent de revendiquer une identité propre, différente. Néanmoins, il semble qu’elles expérimentent des parcours hétérogènes. En effet, comme le soulignent Guichard-Claudic, Kergoat et Vilbrod (2008 : 15), « des variations peuvent se faire jour en fonction du niveau hiérarchique, du secteur d’activité, du parcours antérieur, mais aussi des ressources et de l’histoire de chacune, en particulier de la socialisation familiale ». Il importe cependant de noter que plusieurs auteures rapportent que les difficultés vécues par ces femmes sont habituellement passées sous silence (Dallera et Ducret, 2004 ; Chatigny et coll., 2012). Différents facteurs entrent en jeu, dont celui de la volonté de s’intégrer au groupe et la crainte que la plainte soit perçue comme un constat d’échec.
Différentes auteures se sont intéressées à l’expérience scolaire (Mazalon et Beaucher 2002, 2003 ; Veer, 2004 ; Dugas, 2005 ; Chatigny et coll., 2012 ; Beeman, 2011) ou aux intervenants scolaires qui gravitent autour de ces femmes durant leur formation (Pratte, 2009 ; Gosselin, 2007 ; Gaudet, Mujawamariya et Lapointe, 2010). Elles relèvent la présence de nombreux préjugés persistants : les femmes doivent faire elles-mêmes leur place... Les difficultés rencontrées sont généralement les mêmes que pour les femmes ayant intégré un métier traditionnellement masculin et dont il a été question précédemment. Néanmoins, à certains égards, l’expérience tend à être différente pour les femmes en formation par rapport à celles qui connaissent déjà l’expérience professionnelle : à la suite d’un accueil souvent rapporté en des termes positifs, les femmes doivent parfois faire face à des obstacles propres à cette étape de leur intégration professionnelle (mise à l’épreuve, jalousie par rapport à la réussite scolaire, etc.). Finalement, les enseignants de la formation professionnelle au secondaire sont nombreux à affirmer manquer d’informations et d’outils pour assurer une relation d’aide adéquate à leurs élèves (Mazalon, Botondo, Giguère et Bélanger, 2009 ; Chatigny et coll., 2012).
Comme le signalent Janosz et Leblanc (1996), la réussite scolaire et la persévérance ne relèvent pas seulement des habitudes individuelles, puisque l’environnement scolaire a aussi un impact. En ce sens, l’école, « comme milieu de vie, est un des déterminants de la persévérance scolaire » (Janosz et Leblanc, 1996 : 68). Pour cette raison, il semble pertinent d’y jeter un éclairage supplémentaire, ne serait-ce que parce que les difficultés d’intégration à un environnement masculin débutent habituellement au moment de la formation, étape essentielle au processus d’insertion professionnelle (Laflamme, 1993). Voici donc l’objectif poursuivi par cet article : mieux connaître l’expérience scolaire de femmes en formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin. Les objectifs spécifiques ainsi que la méthodologie utilisée pour la collecte et l’analyse des données de recherche sont exposés dans la prochaine section.
Objectifs, méthodologie et perspective d’analyse
Objectifs de recherche et méthodologie adoptée
Devant ces constats, le projet de recherche[6] duquel est issu cet article visait à décrire certaines expériences scolaires de femmes ayant opté pour ces parcours scolaires menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin. En s’intéressant plus particulièrement aux élèves de formation professionnelle au secondaire au Québec, la recherche avait pour objectif général de comprendre comment ces parcours scolaires sont vécus et perçus par les femmes qui les suivent, en 2013. Un questionnement pertinent, d’autant plus que le discours gouvernemental semble parfois indiquer que, puisque les femmes ont accès à ces programmes, il ne tient plus qu’à elles de s’y inscrire. Comme certains en font la critique, il semble que ce soit plus particulièrement l’étape du choix de carrière qui ait occupé la place dans le discours officiel (Gemme, 2002), comme si les préjugés étaient dès lors dépassés et que les expériences scolaires de ces femmes ne présentaient pas de difficultés particulières.
C’est dans une approche qualitative/interprétative et dans une visée descriptive (Erickson, 1986 ; Savoie-Zajc, 2004), que s’est effectuée cette recherche. L’expérience scolaire est considérée comme subjective (Dubet, 1994) et comme le fruit de choix individuels, tout en portant une attention particulière aux forces sociales en présence (catégories sociales, par exemple). Ainsi, la question de la perception des sujets par rapport à leur expérience constitue le matériel privilégié pour mieux comprendre la façon dont est vécu de l’intérieur un parcours scolaire en milieu professionnel masculin, pour les femmes qui le choisissent.
Les données présentées dans cet article proviennent de sept entretiens semi-dirigés réalisés en avril 2013 avec des femmes inscrites à un programme de formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin. C’est au moyen d’un échantillonnage intentionnel et balisé théoriquement qu’a été constitué l’échantillon (Pirès, 1997 ; Savoie-Zajc, 2007). À la suite d’une première approche, par l’utilisation d’un feuillet informatif, une rencontre de groupe a été organisée, avec l’accord et le soutien des enseignants responsables des programmes de formation ciblés. Sur l’ensemble des femmes présentes à cette rencontre, une seule s’est désistée pour des raisons de manque de disponibilité. Le caractère non obligatoire et confidentiel de la participation à la recherche a maintes fois été souligné par la chercheuse, et les participantes ont été assurées que leur anonymat serait préservé.
Au moment de l’entretien, l’ensemble des femmes sélectionnées avaient terminé près d’une année de scolarité à l’intérieur de leur formation. Il s’agissait d’un critère de sélection, établi dans le but de collecter des témoignages permettant un recul sur l’expérience passée par rapport au présent. De plus, la durée d’une formation professionnelle au secondaire variant généralement d’un an et demi à deux ans, ce critère permettait à la chercheuse de recruter des femmes n’hésitant plus devant leur choix de carrière et se retrouvant devant la perspective rapprochée d’une présence sur le marché du travail. Enfin, une diversité interne de l’échantillon était recherchée au regard de certaines caractéristiques, présentées dans le tableau 2 : le domaine d’études, le taux de féminité du programme de formation, le nombre de femmes dans le groupe scolaire, l’expérience antérieure (professionnelle ou scolaire) dans un domaine traditionnellement masculin, l’âge, le niveau de scolarité et les responsabilités familiales.
Effectués à l’aide d’un canevas d’entretien élaboré selon la méthode décrite par Paillé (1991) et rédigé sous forme d’énoncés neutres, les entretiens de recherche duraient en moyenne une heure et demie. Ils avaient pour objectifs généraux de documenter les parcours scolaire et professionnel de ces femmes, les motivations personnelles, le quotidien en cours de formation, les stratégies pour réussir et, enfin, les perceptions de ces conditions d’intégration dans des formations à prédominance masculine. Ces entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés selon les principes de l’analyse thématique en continu (Paillé et Mucchielli, 2012 ; Savoie-Zajc, 2004), effectuée à l’aide du logiciel informatisé QSR NVivo 10. Le recours à ce logiciel a facilité l’étape de décontextualisation-recontextualisation du corpus et l’identification de thèmes et sous-thèmes (Deschenaux, 2007). Néanmoins, comme nous l’avons précisé auparavant, les résultats de recherche exposés dans le cadre de cet article se concentrent sur certains thèmes relatifs aux questions identitaires des femmes, au caractère sexué de leur domaine, aux différentes pressions qu’elles subissent, en matière de rapports sociaux de sexe notamment, et aux représentations qu’elles se construisent de leur expérience.
Les apports d’une perspective féministe
En s’intéressant à une problématique relevant des rôles traditionnels de sexe, la perspective féministe s’est imposée à la chercheuse. Elle se définit par deux grandes dimensions : un projet à valeur scientifique d’abord, visant la compréhension d’un phénomène social, mais aussi un projet à valeur sociopolitique, cherchant à critiquer un état des choses et à le modifier (Dagenais, 1987 ; Acker, 1994 ; Lagrave, 1990 ; Tremblay et Ollivier, 2000). L’approche féministe en recherche vise le changement social et la transformation des inégalités.
Ainsi, les rapports sociaux de sexe constituent un concept central dans la compréhension du phénomène à l’étude. En référence à son équivalent anglais gender, le concept de « sexe », aussi nommé « genre[7] », est abordé dans cet article comme « sexe social ». Ne se rapportant pas simplement aux dimensions physiologiques, le sexe impose certaines attitudes, certains rôles et certains statuts sociaux et culturellement déterminés (Oakley, 1972 ; Delphy, 2002 ; Mathieu, 1991). À cet égard, certains ont démontré que le sexe non seulement constitue un élément qui influence la position de l’individu à la fois quant à son intégration et à son cheminement scolaire et professionnel, mais qu’il est aussi un déterminant structurel (Bourdon et Cleaver, 2000 ; Eckert, 2010 ; Baudoux et Noircent 1998). De plus, l’aspect politique de ce concept est important, puisque ce dernier se définit notamment par les rapports de pouvoir qui sous-tendent les rôles respectifs des hommes et des femmes. Sans négliger les problématiques particulières vécues par les hommes, comme le souligne Ollagnier (2010 : 43), « se consacrer aux questions du genre en éducation, c’est aussi reconnaître que les femmes sont encore discriminées dans leurs parcours [...] ». C’est précisément cette position qu’a permise la mise au jour de l’« état des lieux » proposé en introduction et duquel émane cette recherche.
De ce point de vue, la présente recherche proposait d’aborder le thème de l’expérience scolaire des élèves féminines en formation professionnelle au secondaire à prédominance masculine dans une approche féministe, selon la définition qu’en a fait Dagenais (1987) en se référant aux écrits de M. Grawitz : « une façon d’être en même temps qu’une façon d’observer, caractérisée par un état d’esprit plus que par des étapes rigoureuses » (Grawitz, 1974 dans Dagenais, 1987 : 21). Plus précisément, dans le cadre de cette recherche, la perspective féministe, plutôt qu’une méthodologie, a permis de porter une attention particulière et rigoureuse aux « forces » en présence dans les discours des femmes interrogées, notamment celles qui se rattachent aux catégories sociales de sexe.
Des expériences scolaires hétérogènes marquées par les rapports sociaux de sexe : présentation et analyse des résultats
Des parcours atypiques, des hésitations et un choix de carrière peu appuyé
Les parcours ayant mené les femmes rencontrées vers une carrière considérée non traditionnelle présentent une double logique, et ils s’expriment parfois de façon contradictoire. D’abord, par leur choix de carrière, les femmes montrent une volonté personnelle d’aller au-delà des normes socialement établies et même parfois de les confronter consciemment, particulièrement en ce qui concerne leur caractère « genré ». Toutefois, leurs discours ne sont pas pour autant dépourvus de certains déterminismes et les choix qu’elles font semblent s’effectuer sous le poids de différentes pressions sociales, notamment au regard des stéréotypes sexuels.
Même s’il ne s’agit pas d’une particularité exclusive aux femmes investissant un domaine professionnel non traditionnel, une caractéristique rassemble plusieurs femmes interrogées : l’expérience d’un parcours atypique, c’est-à-dire non linéaire, caractérisé par des sorties, des retours, des « bifurcations » et des « reconversions professionnelles » (Charbonneau, 2006 ; Doray, Picard, Trottier et Groleau, 2009). En effet, deux parcours types sont illustrés dans les discours des femmes interrogées. Certaines ont un parcours relativement linéaire et expriment avoir rapidement fait le choix de suivre une formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier masculin. Les autres, plus nombreuses dans l’échantillon de recherche, ont connu des hésitations, effectué maintes bifurcations et expérimenté souvent la précarité professionnelle avant de s’inscrire officiellement à un programme de formation professionnelle, et ce, même si elles connaissent depuis longtemps leur intérêt pour un domaine traditionnellement masculin. Les parcours, tels que ces dernières les racontent, mettent en lumière différentes pressions qu’elles expérimentent et renvoient à un processus de choix vocationnel plus ou moins complexe.
De plus, les femmes interrogées mentionnent d’emblée la passion qui a alimenté leur choix actuel, comme l’ont souligné différentes auteures qui se sont intéressées au processus de choix de carrière (Dugas, 2005 ; Capdevielle-Mougnibas, 2010 ; Mazalon et Beaucher 2002, 2003 ; Veer, 2004). Comme une « vocation », les femmes disent « le sentir au fond d’elles-mêmes » : « Moi, honnêtement, je l’aurais regretté toute ma vie si j’étais restée [dans mon ancien domaine]. Je m’en serais voulu. Je suis pas mal sûre que je serais comme le monde qui arrivent tout le temps de leur job, puis qui chialent parce qu’ils aiment pas leur job » (Sophie, carrosserie). Néanmoins, les discours de celles qui ont hésité, parfois plus de dix ans, révèlent qu’elles font face à des pressions sociales importantes les incitant à ne pas s’engager dans la voie souhaitée. En effet, si elles ont bon espoir de réussir, elles cherchent néanmoins à éviter les jugements : « Fait que c’est un retour, mais tu sais, ça faisait longtemps que je voulais être là-dedans. Mais, tu sais, je me disais tout le temps : “Ah ! Les gars, les jugements...” Fait que, là, ça m’a poussée. Il faut que j’y aille. Il ne faut pas que je le manque. » (Marie, mécanique automobile). Ainsi, selon certaines, c’est dès le choix de carrière qu’il est difficile pour elles s’assumer leur passion.
Mentionnant certains membres de leur famille ayant agi comme des modèles conscients ou non, elles sont plusieurs à rencontrer des réactions mitigées de la part de leur entourage, dont l’opinion défavorable s’est néanmoins habituellement modifiée une fois qu’elles ont démontré avoir les capacités de réussir. Néanmoins, les modèles significatifs, appartenant souvent à l’entourage familial, n’offrent pas toujours le soutien attendu par les femmes elles-mêmes :
[...] Mon père, il m’a pété une coche ! Tu sais, mon père, il est carrossier. Fait que, je me disais : « Il va être content, puis il va m’encourager, il va être fier que je fasse la même chose que lui. » Pas du tout ! [...] J’ai eu droit à pas mal tous les surnoms ou tout ce que tu voudras ! [...] Il disait : « Tu vas voir, tu vas brailler. » C’est ça qu’il me disait
Sophie, carrosserie
Ce témoignage s’accompagne d’autres faisant référence aux commentaires récurrents lorsqu’elles expriment leur projet professionnel : « [...] Il y en a qui m’ont dit : “C’est juste des lesbiennes qui vont là-dedans !”, “Une fille, ça n’a pas rapport là-dedans !”, “C’est stupide que tu ailles là-dedans !” » (Marie, mécanique automobile). Les femmes interrogées doivent donc faire face à différentes pressions sociales, particulièrement au regard des stéréotypes sexuels, mais elles expérimentent aussi le processus de leur choix de carrière seules, sans véritable appui.
Ainsi, plusieurs d’entre elles commencent leur formation avec une forte pression sur les épaules : elles ont l’obligation de prouver qu’elles ont eu raison de faire ce choix de carrière. En plus d’affronter l’étonnement que leur présence crée en classe, elles ont la tâche de démontrer à leur entourage qu’elles ont les capacités pour réussir et qu’elles sont là « pour les bonnes raisons ». D’ailleurs, il importe d’insister sur le fait qu’en aucun cas les femmes n’ont exprimé de craintes liées à l’organisation scolaire ou à leurs capacités physiques et intellectuelles. Les hésitations soulevées relèvent de circonstances structurelles (responsabilités familiales) ou de stéréotypes sociaux (peur du jugement).
Assumer un choix et relever un double défi : acquérir des compétences techniques et relationnelles
Les femmes interrogées font part des différents obstacles à leur persévérance scolaire, une fois en cours de formation. En effet, l’expérience scolaire ne se réduit pas à la formation scolaire, mais touche tous les aspects qui régissent la vie des personnes en formation (Dubet et Martucelli, 1996 ; Doray et coll., 2009). Les résultats de la recherche suggèrent que les répondantes se soucient plus de leurs capacités financières que d’autres responsabilités ou de possibles contraintes qu’elles pourraient avoir. Toutefois, ce résultat est peu surprenant, puisque l’échantillon de recherche comporte très peu de femmes ayant des responsabilités familiales. En ce qui a trait au travail, les femmes interrogées occupent rarement un emploi rémunéré, mais profitent plus souvent du soutien de leurs parents. Seules les plus âgées, c’est-à-dire celles qui sont indépendantes financièrement, doivent concilier les études et le travail pour subvenir à leurs besoins :
C’est un sacrifice, c’est dur... Tu sais, des fois quand t’as cinq jours d’école, plus deux jours de travail, des congés, tu n’en as pas. [...] C’est un petit peu plus serré dans mes finances, mais je prends mes économies [...]. Je me dis [que] c’est le prix à payer »
Josée, conduite de véhicules lourds
Toutefois, ces derniers obstacles ne sont pas liés au fait d’étudier dans un domaine traditionnellement masculin ; la plupart des élèves de la formation professionnelle au secondaire les rencontrent (Beauchemin, 2003). Ce qui caractérise plus particulièrement les femmes dans une formation menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin concerne les relations interpersonnelles qu’elles entretiennent avec leurs collègues de classe masculins. À cet égard, elles sont nombreuses à appréhender des difficultés d’insertion en début de formation. Néanmoins, à cette crainte est parfois liée la surprise qu’engendre, chez leurs collègues masculins, leur présence en classe, ce qui illustre bien l’ancrage profond de la division sexuelle du monde du travail :
Ils ont été sous le choc, ils ne s’attendaient pas du tout à ce qu’il y ait des filles. [...] Eux autres s’attendaient à ce que ce soit rien que des gars. Fait que, eux autres, ça a été un choc. Ils nous l’ont dit »
Sophie, carrosserie
Concernant leur quotidien, même si les femmes font mention d’une expérience somme toute agréable et harmonieuse, elles mentionnent aussi les très fréquentes « blagues » sexistes, les commentaires négatifs associés au fait qu’elles sont des femmes, la jalousie qu’elles rencontrent par rapport à leur réussite scolaire, le fait qu’elles se sentent constamment sous surveillance, etc. Il s’agit de difficultés aussi discutées par les recherches (Chatigny et coll., 2012). Notamment, certaines femmes interrogées rapportent des commentaires fréquemment entendus sur leur capacité à réussir leur formation : « C’est sûr, des fois, que les garçons ont tendance à se surestimer. Ils disent : “Ah ! Tu vas nous ralentir.” Ils ont tendance à dire des affaires de même » (Lucie, soutien informatique). De plus, leur réussite scolaire engendre parfois un climat de méfiance, puisqu’elle bouleverse directement le caractère masculin de leur domaine :
[...] Il y en a qui pensent tout savoir dans le groupe, mais en fin de compte, quand tu passes à côté d’eux, t’es une fille, puis tu fais mieux qu’eux autres, bien là, ça les blesse un petit peu. (Rires) [...] Il ne faut pas que tu sois supérieure à eux. Parce que leur orgueil en prend un coup
Marie, mécanique automobile
Néanmoins, ce que la perspective adoptée dans le cadre de cette recherche permet de constater, c’est que les principales stratégies adoptées par les femmes pour y faire face sont teintées d’une résignation et même d’une incorporation des stéréotypes sexuels eux-mêmes, sans compter que leur portée est incertaine. D’abord, les difficultés vécues par ces femmes sont rarement divulguées (Dallera et Ducret, 2004 ; Chatigny et coll., 2012), un fait confirmé par les femmes interrogées. Comme une forme de résignation ou de déni, il s’agirait d’une façon pour elles d’assumer leur choix :
Les caractéristiques nécessaires... Je dirais être capable d’en prendre, puis d’en laisser, selon les jugements. C’est sûr que [si la fille] se décourage juste après un jugement, je dirais : « Regarde, ce n’est pas sa place. » Parce qu’il va toujours y en avoir. Elle va vivre à longueur d’année avec ça. La longueur d’une vie qu’elle va travailler
Marie, mécanique automobile
De plus, parce qu’elles considèrent qu’il s’agit d’une réalité normale pour une femme se retrouvant dans un groupe d’hommes, elles acceptent les commentaires dont elles sont l’objet : « Ils sont “innocents”. C’est tout. Tu passes par-dessus. Ce n’est pas juste parce que je suis dans un domaine de gars... Dans un groupe d’amis, ça aurait fait le même genre de blagues » (Julie, ébénisterie). Selon Veer (2004), ces femmes souhaitent intégrer une culture professionnelle particulière et, pour ce faire, elles doivent en accepter les règles et les pratiques formelles et informelles. Si elles veulent s’y faire accepter, elles jugent important d’« en prendre et en laisser », puisque leur différence fait en sorte qu’elles constituent souvent l’objet central des railleries.
Finalement, les discours recueillis proposent que différentes pressions supplémentaires soient vécues par ces femmes, notamment celle de devoir faire leurs preuves en ce qui a trait à leurs compétences. Elles n’ont pas droit à l’erreur, ce qui n’est pas sans produire un stress supplémentaire pour ces femmes ayant déjà à relever différents défis : « [...] si je ne redouble pas d’efforts, le monde va peut-être dire “tu vois bien, c’est parce que c’est une fille qu’elle est poche !” » (Sophie, carrosserie). Ce témoignage révèle qu’elles sont conscientes des stéréotypes sociaux et que certaines se retrouvent devant une « double contrainte », comme l’a souligné Dugas (2005) il y a quelques années : qu’elles réussissent ou non, elles risquent d’être dénigrées par certains de leurs collègues masculins.
L’énumération des différents obstacles vécus et des stratégies adoptées par les femmes montre bien qu’elles se retrouvent devant un défi plus grand que celui des hommes qui les accompagnent en classe : elles doivent développer des compétences techniques et intellectuelles, mais aussi réussir à s’adapter, au moyen de compétences relationnelles, à un climat de groupe qui leur offre rarement le droit à l’erreur.
La féminité : entre avantages et défis supplémentaires
Un autre aspect particulier que les discours des sept femmes ayant participé à ce projet de recherche ont permis de mettre au jour se retrouve dans leurs nombreuses références aux conceptions sociales sexuées. Relativement au caractère masculin de leur domaine d’études, elles considèrent d’une certaine façon que leur passion le « désexualise ». Une caractéristique n’excluant pas l’autre, même si elles ont des champs d’intérêt socialement reconnus comme étant plus masculins et qu’elles affirment avoir davantage d’affinités avec les hommes, quelques-unes n’en revendiquent pas moins leur féminité et leurs qualités professionnelles plus « féminines ». Il s’agirait peut-être, comme l’a proposé Dugas (2005), d’une stratégie visant à développer leur propre façon de faire et d’être, et de démontrer qu’elles ont le « droit » d’être là :
[...] T’as pas besoin d’être tom boy pour faire un métier de même, c’est ça que je veux dire dans le fond. Parce qu’il y en a beaucoup qui disent que toutes les filles qui sont en carrosserie, c’est toutes des tom boys... Sont habillées comme des gars, puis elles crachent par terre ! Non. Pas vraiment. Regarde, je suis super féminine. Je me maquille, je peux mettre des robes, des jupes, ce que tu veux. Pas de trouble avec ça
Sophie, carrosserie
Au cours des entretiens, les femmes ont notamment été encouragées à énumérer les principales qualités nécessaires pour pratiquer leur futur métier, et ce qu’elles ont déclaré montre qu’elles considèrent que les femmes sont « aptes » à le pratiquer. Leurs réponses renvoient à des caractéristiques qui sont socialement et culturellement associées aux femmes ou indifféremment aux deux sexes : patience, minutie, imagination, aptitudes relationnelles, etc. Selon elles, ce sont des qualités qui les définissent, comme femmes et comme personnes, et qui constituent une de leurs principales forces pour réussir dans leur domaine. Pour cette raison, certaines s’interrogent même sur le fait que peu de femmes travaillent dans ces domaines :
[...] C’est beaucoup de la finition, c’est de la minutie [et] ça reste que, d’un point de vue stéréotype [...], c’est plus les filles qui ont ça. Dans [le sens commun], quand tu veux faire quelque chose de beau, tu donnes ça à une fille... Tu ne donnes pas ça à un gars. Fait que moi, personnellement, je trouve ça étrange qu’il y ait juste 10 % de femmes sur le marché du travail [...]
Julie, ébénisterie
Il est intéressant de noter qu’en aucun cas la force physique n’a été mentionnée comme une qualité essentielle par ces dernières, puisqu’elle peut notamment être contournée par l’utilisation d’outils spécialisés : « [...] C’est artistique, c’est valorisant. Ça ne te prend pas tant de force que ça. Regarde, j’ai pas des gros bras, puis je suis petite, puis je suis capable de le faire pareil » (Sophie, carrosserie). Néanmoins, en relevant ainsi ce qui les distingue et les avantage comme femmes, elles ne font pas abstraction des stéréotypes sexuels qui ont cours dans la société et qui se répercutent dans la division sexuelle du travail, telle que définie auparavant (Kergoat, 2010 ; Biron, 1994). En effet, elles s’expriment en termes de complémentarité et jugent qu’elles réussiront dans le cadre de leur future profession là où des hommes échouent, et ce, grâce à leurs qualités « féminines ».
Les femmes étaient aussi invitées à se prononcer sur la présence des femmes dans les domaines masculins en général. Leurs réponses sont parfois contradictoires : si elles souhaitent et préfèrent la compagnie des hommes, elles craignent d’être la seule femme. La présence de collègues féminines n’est certes pas une réalité vécue par toutes, mais elle constitue, selon celles qui l’ont expérimentée, une possibilité de partager entre elles et de se soutenir mutuellement :
C’est d’affronter tous les gars toute seule, c’est ça qui est dur. Tandis que là, quand tu as une autre fille avec toi, bien, c’est plus motivant. Tu te dis, on est deux à affronter tout ça. [...] S’ils sont sur le dos [de ma collègue], j’embarque puis je la défends. S’ils sont sur mon dos, [elle] fait pareil pour moi
Sophie, carrosserie
Par ce discours, elles soulignent qu’elles ne déprécient pas la présence des femmes. Néanmoins, même si quelques-unes expriment une certaine surprise quant au petit nombre de femmes présentes en formation et dans leur domaine professionnel en général, elles réaffirment du même coup le caractère « exceptionnel » de leur choix et de leur intérêt personnel, ce qui n’est pas sans accentuer les stéréotypes sexuels eux-mêmes. Elles soulignent de plus l’importance d’une certaine force de caractère, de la confiance et la détermination, des qualités essentielles selon elles pour réussir à s’y intégrer : « Peut-être que c’est ça qui a fait en sorte... Se faire une carapace et être capable de remettre les pendules à l’heure [...]. C’est peut-être ça qui a fait en sorte que je me suis adaptée pas mal mieux que certaines personnes peuvent s’adapter » (Marie, mécanique automobile). Ainsi, passant d’une forme d’incompréhension devant la faible présence des femmes, leurs propos confirment que tous et toutes ne peuvent pas « faire comme elles ».
Finalement, au cours des entretiens de recherche, si les femmes affirment croire à un certain avantage des femmes, elles montrent aussi qu’elles demeurent lucides quant à leur avenir professionnel, puisqu’elles affirment savoir qu’elles devront faire leur preuve, plus que les hommes : « Ça va être de faire ma place, ça va être ça le challenge le plus gros. Ça va être de me démarquer face aux autres, puis de faire la job le mieux possible, le plus rapidement possible [...] » (Marie, mécanique automobile). Il s’agit d’une pression supplémentaire nécessaire pour prouver qu’elles ont eu raison de faire ce choix, pression qu’elles expérimentent tout au long de leur processus d’insertion professionnelle, du choix de carrière à l’intégration au marché du travail : « [...] J’aimerais ça prendre mon expérience, montrer aux autres qu’en tant que fille je suis bonne [...] » (Sophie, carrosserie).
Finalement, comme le mentionnait Dugas (2005), affirmer leur féminité consiste, pour ces femmes, à revendiquer leur place, telle qu’elles la conçoivent. Du reste, les femmes interrogées n’expriment jamais vouloir se dérober à leur identité féminine ; elles souhaitent plutôt bien intégrer leur métier et être reconnues comme femmes. Néanmoins, en mettant l’accent sur les pressions supplémentaires qu’elles subissent tout au long de leurs expériences scolaires, leurs témoignages contredisent le constat théorique voulant que l’insertion professionnelle soit désormais une réalité identique et égale pour tous, hommes ou femmes. Les femmes rencontrées sont plutôt en attente de cette égalité, même si elles sont conscientes que, tant qu’elles ne seront pas plus nombreuses, elles ne pourront pas espérer que leur présence sera considérée comme tout simplement « normale ».
Conclusion
Cet article avait pour objectif de décrire sommairement les parcours singuliers de femmes inscrites à une formation professionnelle au secondaire menant à l’exercice d’un métier traditionnellement masculin, ainsi que d’en exposer leurs perceptions. Les témoignages recueillis viennent confirmer les conclusions des nombreuses études effectuées au Québec à ce sujet (Mazalon et Beaucher, 2002, 2003 ; Veer, 2004 ; Dugas, 2005 ; Gagnon, 2007 ; Beeman, 2011 ; Chatigny et coll., 2012). Néanmoins, le regard particulier adopté tout au long de l’analyse des données, soit la perspective féministe, a permis de détailler certains aspects des discours de ces femmes. De plus, si les expériences vécues sont hétérogènes, la réalité de ces femmes se définit autour d’une caractéristique générale : une inégalité persistante, selon le sexe, au regard du défi que représente la formation pour tous les élèves.
Les résultats de recherche ont mis en lumière une certaine inertie quant aux expériences vécues par les femmes tentant une intégration professionnelle dans un domaine traditionnellement masculin. Devant les données recensées, la principale conclusion qui s’impose est celle de la persistance du double défi que rencontrent les femmes qui tentent de s’intégrer à des domaines traditionnellement masculins, ainsi que l’avancent Mazalon et Beaucher (2002, 2003) : le défi d’apprendre un métier, certes, mais aussi de changer les mentalités. Cette réalité révèle que, parce qu’elles sont des femmes, elles se retrouvent encore aujourd’hui dans une position qui les désavantage. Ce défi s’est notamment précisé dans l’analyse des données de recherche par la mise au jour d’un apprentissage informel particulier à ces femmes, soit celui de devoir développer certaines compétences relationnelles. En résumé, elles doivent apprendre à assumer leur choix et leur passion : du choix de carrière à l’expérimentation d’une pression supplémentaire, soit celle de prouver qu’elles ont eu raison, en passant par l’obligation de faire face à la surprise et à l’incompréhension que leur présence engendre dans le milieu masculin choisi et par celle de s’adapter à un milieu qui s’avère plus ou moins accueillant, selon le cas. Il semble que l’ouverture théorique des domaines de formation à la mixité ne se concrétise pas en une réelle égalité entre les hommes et les femmes, comme le propose Fortino (2002), puisque ces dernières se retrouvent encore devant un défi plus grand.
Toutefois, en raison de la petite taille de l’échantillon, la principale limite de la recherche, même si les témoignages recueillis ont permis d’illustrer une réalité, il n’est pas possible de prétendre en établir les contours précis et immuables. Plus précisément, un échantillon plus grand permettrait de détailler certaines situations particulières (conciliation famille-études-travail, comparaisons selon l’âge, le programme, etc.). De plus, pour une description plus complète, il s’avérerait intéressant de connaître les perceptions de celles qui ont abandonné leurs études au cours de la première année afin de connaître la nature des obstacles rencontrés, les motivations de ces femmes et leurs sources de soutien. Enfin, la perception des collègues de classe masculins demeure peu abordée dans les études recensées.
Malgré ces lacunes, des nuances ont été apportées aux interprétations antérieures, notamment en ce qui a trait à la présence d’une certaine résignation en termes de rapports sociaux de sexe qui s’avèrent encore inégaux dans ce contexte : l’accès théorique aux formations est possible pour tous, mais les femmes doivent toujours combler un écart les désavantageant. Même s’il est possible de le résorber, cet écart apparaît à toutes les étapes de leur insertion professionnelle : présent dès le processus de choix de carrière, elles considèrent qu’il l’est toujours une fois sur le marché du travail. Ainsi, en dépit de la sensibilisation des instances publiques à leur égard (MELS, 2014), le fait subsiste qu’elles font figure de pionnières dans leur milieu respectif. En effet, bien qu’il convienne d’affirmer l’égalité formelle entre les hommes et les femmes, ces femmes sont encore considérées comme défiant les normes sociales. Ainsi les discours et les réactions diffèrent-ils, à petite échelle, des discours officiels.
Appendices
Notes
-
[1]
Les témoignages rapportés dans cet article sont réels, mais les noms utilisés sont fictifs.
-
[2]
Ces deux témoignages, inspirés de faits vécus, ne sont présentés qu’à titre introductif et ne font pas partie de l’échantillon de recherche.
-
[3]
Ces domaines professionnels sont définis selon un seuil, variable d’un contexte national à l’autre, au-dessous duquel la présence de femmes est reconnue comme étant minoritaire. Ainsi, au Québec, les secteurs d’emploi ou de formation qui comprennent moins d’un tiers de femmes ou d’hommes sont considérés, selon le cas, comme « traditionnellement masculins » ou « traditionnellement féminins » (MELS, 2010a).
-
[4]
Il est fait mention ici d’emploi à temps partiel (moins de 30 heures de travail rémunéré par semaine), d’emploi à durée déterminée (travail temporaire), du travail autonome et du cumul d’emploi (occuper plus d’un emploi simultanément). Les emplois atypiques ont des répercussions socioéconomiques importantes pour les travailleurs : rémunération à la baisse, faible sécurité d’emploi, non-accès aux avantages sociaux, faible taux de syndicalisation, etc. (Tremblay, 2012 ; Noiseux, 2011).
-
[5]
Il s’agit des programmes de formation professionnelle au secondaire menant à l’obtention d’un diplôme d’études professionnelles (DEP) et d’une attestation d’études professionnelles (ASP) confondus.
-
[6]
Les analyses présentées dans cet article sont issues d’un mémoire de maîtrise en éducation, effectué à l’Université du Québec à Rimouski, où il est possible d’en consulter le contenu exhaustif. L’auteure tient à remercier les responsables du programme de bourses Laure-Gaudreault, administré par le CRIRES (Université Laval), pour leur soutien financier dans la réalisation cette recherche.
-
[7]
Selon l’Office québécois de la langue française, l’utilisation du terme « genre » en français constitue un anglicisme. Dans cet article, le terme « sexe » est donc préféré.
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